La Fortune mobilière dans l’histoire/02

La Fortune mobilière dans l’histoire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 111 (p. 782-817).
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LA
FORTUNE MOBILIERE
DANS L'HISTOIRE

II.
LES MONNAIES ET LE TAUX DE L’INTÉRÊT.

Ces métaux précieux dont nous avons esquissé, dans un précédent travail[1], l’histoire marchande sous la forme abstraite de lingots, nous apparaissent ici sous leur aspect usuel, fractionnés en moyennes et petites parcelles que l’on nomme des pièces de monnaie ; soit que ces monnaies existent réellement, comme notre franc d’aujourd’hui, comme le teston d’argent ou le louis d’or d’autrefois, soit que, sans exister métalliquement, elles signifient seulement un certain poids de métal, comme le talent des Grecs, le sesterce des Romains, ou la livre tournois d’avant 1789. De là deux sortes de monnaies : l’une réelle, l’autre de compte.

Bien que notre unité monétaire soit depuis un siècle le franc, l’usage de l’ancienne « monnaie de compte » n’est pas tellement tombé en désuétude, qu’on ne dise encore communément, pour évaluer la fortune d’un particulier, qu’il a tant de mille livres de rente ; et que d’anciennes monnaies réelles, qui ont autrefois circulé en France, ne subsistent dans le langage courant des campagnes, quoique, depuis cent ans et plus, on n’en ait pas vu une seule. La pistole, monnaie d’Espagne, de Flandre et d’Italie, — jamais il n’en a été frappé par nos rois, — fut proscrite sous Louis XIV ; et, pourtant, en 1892, les paysans bas-normands, sur un champ de foire, ne formulent le prix de leurs bestiaux qu’en pistoles et demi-pistoles ; les paysans bretons le formulent en réaux, dernier vestige des rapports commerciaux avec l’Espagne. Les ruraux de bien des provinces continuent à chiffrer les sommes en écus, et les Parisiens, hommes de sport et de cercles, continuent à les chiffrer en louis, quoiqu’il n’y ait plus ni louis, ni écus, ni réaux, ni pistoles.


I

La livre tournois, que nous trouvons dans la première moitié du XIIIe siècle à l’état de monnaie de compte, avait-elle été sous Charlemagne une monnaie réelle, en or, à peu près semblable comme poids à ces pièces de 100 francs, les reines de notre système monétaire, dont on ne voit guère de spécimens que sur le tapis vert de Monaco ? C’est une question qui, jusqu’ici, n’a pas été résolue, et dont la discussion m’entraînerait hors du cadre de cette étude. Toujours est-il qu’au milieu du règne de Philippe-Auguste, en 1200, le mot « livre tournois » ne désignait pas une pièce de monnaie, mais une quantité d’argent supposée égale à 98 grammes d’argent, puisqu’on disait que le « marc, — 245 grammes, — valait deux livres dix sols. »

La livre tournois n’existant que dans le langage, ne servant qu’à compter, de quelle monnaie se servait-on pour payer ? D’un nombre infini de morceaux d’or, d’argent, de billon, frappés par toutes sortes de gens dans toutes espèces de pays, et que le public se chargeait d’apprécier en livres, sous et deniers, à leur juste valeur de poids et de titre. Les barons et les prélats qui battaient monnaie régulièrement, au XIIIe siècle, étaient au nombre de quatre-vingts. Il y avait donc, en théorie, quatre-vingts étalons monnayés. En pratique il y en avait davantage. Avant de devenir sous la féodalité un droit seigneurial, puis un droit régalien, la monnaie était apparue aux peuples des temps mérovingiens sous un aspect commercial, bien plus que sous l’aspect administratif.

On se faisait de la monnaie, sous Dagobert, une idée plus juste, plus conforme aux principes de l’économie politique, et plus semblable à celle que nous en avons aujourd’hui, qu’on ne faisait sous Philippe le Bel ou sous Louis XIV. Sous les Mérovingiens, une foule d’abbayes et de particuliers, — dans un travail récent, M. A. de Barthélémy en a relevé plus de mille, — jouissent du privilège d’émettre de la monnaie à leur nom (celui des princes n’y figurait pas), et au titre légal ; ils la vendent comme toute autre marchandise. L’autorité de l’État sur ces monetarii paraît vaine depuis le VIe siècle.

Rien ne prouve que, de ces pièces en quelque sorte privées, il ne subsistât quelques types encore au XIIIe siècle. La longévité des monnaies, jamais décriées ni refondues et qui ne mouraient que de vieillesse, était inouïe en ces époques reculées. En 1420, à Limoges, les pièces frappées en 817, c’est-à-dire six siècles auparavant, à l’effigie de Louis le Débonnaire, sont très communes. On en voit d’autres à la même époque au nom de Charlemagne, de Pépin d’Aquitaine et d’Eudes, datant par conséquent de 752 à 890. Quoiqu’on sache que la fabrication d’espèces à l’effigie de ces rois a continué longtemps après leur mort, le fait ne laisse pas d’être curieux.

Aux XIIIe et XIVe siècles, le droit d’émettre de la monnaie n’emportait pas pour un seigneur, ni même pour un souverain, le droit d’en imposer l’usage, surtout l’usage unique et exclusif, dans ses propres États. Grenoble refuse nettement, en 1366, de se soumettre à une ordonnance du Dauphin, qui proscrivait toute autre monnaie que la monnaie delphinale, ordonnance que la ville déclare « attentatoire à ses libertés. » Ce libre cours des espèces, qui lut le droit commun du moyen âge, permit à la monnaie royale de se répandre sur les terres des grands vassaux.

Il ne faudrait pas croire pourtant que la livre tournois eût universellement pénétré, même dans le langage ou dans les écritures des caissiers, sur le territoire de la France moderne. On relève, de Dunkerque à Marseille et du Rhin aux Pyrénées, une vingtaine de livres de compte, toutes de valeurs différentes, toutes cependant divisées en 20 sous et en 240 deniers. Le roi lui-même ne se sert pas de la livre tournois ; jusqu’au milieu du XVe siècle, les dépenses et les recettes de sa maison sont établies en livres parisis, plus fortes d’un quart que le tournois. Plus faible au contraire est la livre de Provins, que la Champagne abandonne au XIVe siècle. La livre angevine égale le tournois, celle du Mans au contraire vaut le double ; celle de Bretagne, en usage dans cette province jusqu’à sa réunion à la France au XVIe siècle, égale la monnaie parisis.

Il est probable que les Anglais ont tenté, durant leur longue possession de la Normandie, d’y introduire la livre sterling, ou d’estrelin comme on disait ; mais les pièces françaises n’ont pas cessé d’y jouir de la faveur publique. Le sterling était plus solide pourtant, il s’est mieux tenu que le tournois à travers les siècles. Son histoire ne comporte pas une dépréciation aussi folle. Dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, la livre sterling, au lieu de valoir 25 francs, comme de nos jours, en valait à peu près 75. Elle était le quadruple de la livre tournois. Elle diminua graduellement jusqu’en 1561, où Elisabeth la fixa sous les espèces du « souverain » d’or, qui a subsisté depuis, immuable comme poids et comme titre, et toujours divisé, comme au temps de Richard Cœur-de-Lion, en 20 sous que l’on nomme shillings, et en 240 deniers que l’on nomme pence.

La livre sterling valait, à cette date (1561), huit livres tournois environ ; deux siècles plus tard elle en vaudra plus de 27. Et cette seule évolution de la monnaie des deux peuples causa de singulières différences dans la fortune mobilière, en France et en Angleterre.

Les livres tournois et sterling, si leur valeur, à une époque très ancienne, a été la même, ce qui est possible, puisque le sou de Charlemagne valait 4 fr. et que le sou de saint Louis ne valait qu’un franc, semblent n’avoir eu, depuis la conquête normande, aucune espèce de rapports, n’avoir jamais influé l’une sur l’autre ; on peut s’en convaincre en comparant les dates de leurs variations respectives. Au contraire, les « livres de compte » des peuples de Lorraine, Bourgogne, Dauphiné, Provence, Languedoc, Roussillon, etc., ont suivi, dans leur avilissement progressif, la marche décroissante du tournois, jusqu’à ce que l’absorption des fiefs par la famille royale fit disparaître peu à peu leur usage, leur nom et, dans les temps modernes, jusqu’à leur souvenir.

Le Languedoc, au temps des Albigeois, se servait de la livre raimondine ou arnaudine : et non-seulement les gouverneurs royaux respectaient, cent ans après, ces monnaies locales, mais ils continuaient de faire fondre, pour la province, des types très différens de ceux dont on usait à Paris et dans le Nord. Dans tout le Sud-Ouest, les monnaies de Roussillon s’étaient aussi largement répandues, par le commerce dont ce petit coin de terre avait été longtemps, sur la Méditerranée, l’un des centres favorisés. On comptait ici en livres perpignanaise, melgorienne et barcelonaise de tern, cette dernière créée par les rois de Majorque, comtes de Barcelone et de Roussillon.

Tous ces systèmes évoluaient un peu dans l’orbite du nôtre, mais sans que l’on puisse établir entre eux aucune proportion constante. Je n’infligerai pas du reste au lecteur le détail, passablement embrouillé, des luttes de ces multiples monnaies de compte les unes avec les autres, car elles en eurent de terribles ; les souverains des petits fiefs, comme ceux des grands, prétendant toujours intervenir, et toujours obligés de battre en retraite devant la souveraineté de l’opinion.

Au sud-est, la Provence, le Comtat-Venaissin et le Dauphiné avaient aussi leur étalon particulier. Dans les deux premiers, c’est généralement le florin, composé de 12 sous. Durant les XVIe et XVIIe siècles, le vice-légat d’Avignon, pour le compte du pape, et le propriétaire de la principauté d’Orange, fabriquèrent en billon, sous et doubles deniers ou patacs, une quantité de fausse monnaie si grande, et si disproportionnée avec les faibles besoins de ces territoires, le marché y était tellement encombré de ce numéraire de mauvais aloi, que le prix des marchandises, exprimé en cette monnaie à demi fictive, avait haussé de toute la prime obtenue par la a monnaie forte » dans toute la région.

Le Dauphiné ne suivit pas l’exemple de la Provence, qui, depuis sa réunion à la couronne (1481), ne compta guère qu’en monnaie tournois. Possédé par le roi de France, plutôt que vraiment uni et incorporé au royaume, — situation bizarre à nos yeux contemporains, bien qu’elle soit pourtant celle de la Hongrie vis-à-vis de l’Autriche, et qu’elle ait été longtemps celle du pays de Galles vis-à-vis de l’Angleterre, — l’héritage des Dauphins de Viennois conserva, jusqu’au commencement du XVIIe siècle, son autonomie monétaire de jadis. Cette autonomie, comme tout ce qu’ont enfanté les temps féodaux, était elle-même très fractionnée. On avait, dans ce territoire borné, deux systèmes de compte : l’un, la livre viennoise, qui disparut au XVIe siècle ; l’autre, beaucoup plus tenace et qui persista jusqu’à Louis XV, le florin, divisé en douze gros de chacun vingt-quatre deniers.

La Bourgogne paraît avoir adopté de bonne heure l’usage de la monnaie tournois. Les ducs eux-mêmes l’employaient au XIVe siècle, pour l’évaluation de leurs dépenses, quand ils résidaient dans leur fief ; à Paris et aux environs, ils se servaient de la livre parisis. Cependant ils ne se faisaient pas faute de frapper des espèces divisionnaires d’un aloi de fantaisie, selon la coutume du temps, pour les besoins de leurs peuples. La monnaie du cru, livre dijonnaise, avait aussi à subir, au sud, la concurrence de la livre viennoise, assez répandue en Savoie et en Piémont, à l’est celle de la livre estevenante qui dominait en Franche-Comté.

Cette dernière, ainsi nommée de l’archevêque de Besançon Étienne, son fondateur, était plus faible aussi que le tournois. Une autre monnaie était en usage à côté d’elle, dans la comté de Bourgogne : le franc, ou livre comtoise, qui n’a rien de commun avec les pièces d’or frappées en France, sous le même nom, au XIVe siècle, ni avec les francs d’argent du XVIe siècle qui circulèrent jusqu’à Louis XIV. Le franc des bords de la Saône, comme son voisin celui de Lorraine, était une monnaie de compte, qui valait assez exactement, sous l’ancien régime, les deux tiers de la livre française et qui se subdivisait en 144 engrognes.

Au nord-est, l’Alsace se servait à la fois de deux ou trois types, très anciens, comme tous ceux qui précèdent, et comme eux ayant subi un avilissement extrême, au point de vue des quantités de métaux précieux qu’ils désignaient : c’étaient les livres et pfenning strasbourgeois, bâlois, colmariens, toutes espèces qui se mêlent dans les mêmes bourses, sans se confondre, gardant chacune leur titre et leur aspect. Il en est de même en Flandre, où l’on compte simultanément au XVIe siècle en carolus, ou florins de Brabant, valant 25 sous tournois, en livres de 240 gros, en livres d’Artois, etc. Le mot « livre » s’applique ici à tant de valeurs diverses, que l’audacieux traducteur des monnaies antiques de notre département du Nord a toutes les peines du monde à éviter de faire naufrage, dans un océan d’incertitudes.


II

Toutes ces monnaies, jusqu’ici passées en revue, ne sont, on ne doit pas l’oublier, que des évaluations de langage, des « monnaies parlées ». Avec elles on compte, mais on ne paie pas. Avant de jeter un coup d’œil sur les « bonnes espèces sonnantes, trébuchantes et ayant cours, » selon la formule de nos pères, qui ont été monnayées de 1200 à 1800, occupons-nous de la livre française par excellence, notre vieille livre tournois.

La valeur intrinsèque de la livre tournois en francs actuels nous est révélée par le prix du marc d’argent fin (245 grammes), unité de poids des métaux précieux, aux diverses périodes de notre histoire. Quand on dit que le marc, ou les 245 grammes d’argent, valent 3 livres 8 sols, c’est comme si l’on disait que la livre correspond à un poids d’argent de 72 grammes (245 gr/3 l. 8 s.), et qu’elle vaut par conséquent 16 francs ; puisque le franc, pesant 4 gr. 50 c, est à la livre comme 4 gr. 50 c. sont à 72 grammes.

Cette opération d’école primaire ne souffre aucune difficulté, lorsqu’on sait les prix réels du marc d’argent fin. C’est ce prix du marc que l’on a quelque peine à dégager des tables spéciales, dressées à cet effet par plusieurs savans, souvent avec un luxe de décimales qui entretiennent seulement l’illusion de l’exactitude.

Le titre des métaux précieux, que nous mesurons aujourd’hui au millième, se comptait jadis en « deniers » pour l’argent, en « karats » pour l’or. L’argent pur était à 12 deniers, l’or pur à 24 karats. Les bonnes monnaies d’or étaient à 22 et 23 karats, les bonnes monnaies d’argent variaient entre 11 deniers et 11 deniers et demi ; c’est-à-dire qu’elles contenaient une proportion d’un douzième ou un vingt-quatrième seulement d’alliage, tandis que les nôtres en contiennent un dixième. Mais la tolérance légale de poids et de titre, concédée autrefois beaucoup plus largement qu’aujourd’hui, la façon surtout dont on vérifiait les espèces, longtemps après leur mise en circulation, et la négligence voulue, encouragée au besoin par le gouvernement, des directeurs d’ateliers monétaires à se conformer aux règlemens, permettent d’affirmer que la quantité de métal fin, réellement contenue dans les monnaies anciennes, ne dépasse pas celle des pièces contemporaines sous le rapport du titre, et, sous le rapport du poids, il est certain que ces dernières en contiennent beaucoup plus.

De nos jours les États d’Europe démonétisent les pièces, diminuées par le frai de 1/2 pour 100 de leur poids, si elles sont en or, et de 1 pour 100 si elles sont en argent. Jadis le descri effectif des monnaies était très rare ; et les pièces n’avaient pas à redouter seulement l’affaiblissement naturel, provenant d’un long usage. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle (1645), où l’emploi du balancier et la fabrication « au moulin », inventée depuis cent ans, mais non encore adoptée, l’emportèrent définitivement sur l’antique fabrication au marteau, le rognage des espèces d’or et d’argent, d’une rotondité toujours douteuse et d’une tranche mal définie, se pratiqua sur la plus vaste échelle, par des moyens mécaniques ou chimiques. Ce fut au moyen âge, et jusque sous Louis XIII, une industrie fort répandue, dont la potence, prodiguée à ceux qui l’exerçaient, ne parvint pas à arrêter l’essor.

En restreignant aux pièces neuves, sortant pour la première fois d’un hôtel des monnaies, ou aux lingots qui y entrent afin d’y être transformés en espèces, les recherches sur la valeur du marc d’argent, on trouve deux sortes de prix : celui qui est payé par l’État aux particuliers, pour les 245 grammes de métal fin qu’il achète ; celui que l’État revend au public ces 245 grammes monnayés. Il est un troisième prix du marc d’argent, aussi important que les deux autres, et moins facile à connaître exactement, parce qu’il n’en a pas été dressé de statistique : c’est le prix commercial et libre, que l’on paie entre personnes privées.

Ces prix ne se ressemblent jamais complètement, obéissent à des lois qui leur sont propres, et cependant influent toujours les uns sur les autres. Même aux périodes où le gouvernement s’abstient de toute ingérence dans le numéraire, il y a toujours entre le cours commercial et le cours légal du marc d’argent, exprimé en livres, un écart qui représente le droit de « seigneuriage, » — impôt et frais de fabrication. — Aux époques d’altérations officielles des monnaies par le roi, cet écart devient énorme.

Les altérations revêtaient deux formes bien distinctes : l’une portait sur la nature du métal, l’autre sur sa valeur en livres. Par la première, l’Etat donnait du cuivre, plus ou moins mélangé d’or et d’argent, pour de l’or et de l’argent pur. C’est la fausse monnaie classique que nos tribunaux punissent mensuellement des travaux forcés ou de la réclusion. Par la seconde, l’État attribuait à un métal ou à l’autre, mais le plus souvent à l’argent, une valeur arbitraire.

Aux yeux de nos ancêtres, ces deux opérations n’étaient pas blâmables au même degré. Pour eux, il y avait une nuance considérable entre le fait de changer le titre d’une monnaie, sans crier gare, d’émettre frauduleusement des « doubles » ou des « liards » qui ne contenaient que la moitié, ou le tiers, de leur poids en métal fin, et le fait de déclarer qu’une certaine espèce en circulation, qui valait dix sous la veille, en vaudrait quinze le lendemain. Ces deux procédés étaient fort désagréables aux peuples ; les contribuables faisaient leur possible pour s’en garantir, et nous allons voir qu’ils y ont réussi. Mais le premier leur semblait un pur vol ; à ceux qui l’emploient trop souvent, et sans vergogne, comme Philippe le Bel, ils décernent l’épithète de « faux monnayeurs. » Le second leur apparaissait comme un impôt, odieux mais non illégitime, qui n’outrepassait pas absolument les droits de la puissance publique.

Il ne faut pas oublier que, jusqu’aux temps modernes, la doctrine gouvernementale était « que le prince a le droit de hausser et de baisser de prix la monnaie, quand ses affaires le désireront. » C’est un conseiller d’État, Le Bret, qui tient ce langage en plein XVIIe siècle, et voici ce qu’au XVIIIe on imprimait : « L’argent a, comme monnaie, une valeur que le prince peut fixer ; il établit une proportion entre une quantité d’argent, comme métal, et la même quantité, comme monnaie ; il fixe celle qui est entre les divers métaux employés à la monnaie… ; enfin il donne à chaque pièce une valeur idéale ! » Ces lignes sont signées Montesquieu, et l’auteur d’un Dictionnaire des monnaies, ouvrage estimable publié il y a cent ans, trouve la théorie si juste qu’il la donne à ses lecteurs comme de lui.

Au fond, les princes du moyen âge, gros et petits, clercs ou laïques, s’estimant maîtres du numéraire comme d’une portion de leur domaine, se livraient sans scrupule à la pratique des deux sortes de fausse monnaie que je viens de dire ; ce qui ne les empêchait pas de réserver ingénument la corde ou l’eau bouillante, — « le faux monnayeur est accoutumé à être bouilli, » — à ceux de leurs sujets qui s’avisaient de les imiter.

Le duc de Bourgogne accorde à l’évêque de Langres (1190), qu’il n’altérera ni le titre ni le poids de la monnaie de Dijon pendant sa vie, sans le consentement dudit évêque, mais réserve, sur cette prérogative d’altération, les droits de son fils et successeur. L’évêque d’Agen fait aux bourgeois de sa ville épiscopale et aux barons de l’Agenais la faveur de leur promettre (1233) qu’il maintiendra sa monnaie dans les conditions d’aloi précédemment réglées. Ce n’est pas chose rare qu’une députation venant de province présenter requête au souverain, « pour obtenir qu’il ne soit émis que de bonnes monnaies ; » avantage signalé et qui se paie.

Peu à peu les grands États renoncèrent à ces pratiques ou n’y eurent recours que lorsqu’ils étaient à bout de ressources. Quelque discrétion qu’ils y aient apporté dans les siècles qui nous avoisinent, ces atteintes à la valeur des espèces avaient cessé d’être tolérées par l’opinion. Un duc de Bretagne, en 1472, pouvait impunément faire monnayer un certain nombre de marcs d’argent « à six deniers de loi, » c’est-à-dire moitié argent moitié cuivre ; mais un roi de France ne le pouvait déjà plus. Quand Louis XIV ordonna les refontes, et prit avec le numéraire les libertés que l’on sait, à la fin de son règne, il lit scandale et souleva des tempêtes. Au contraire, on constate sans trop d’étonnement, au xiv° siècle, que telle monnaie ne contient qu’un quart de son poids en métal précieux. C’est une particularité qui ne tire pas à conséquence.

Ces deux modes d’altération gênent beaucoup ceux qui recherchent aujourd’hui le prix réel du kilogramme d’argent ; et, par prix réel, j’entends celui pour lequel il a été accepté par le public, et non celui que le roi lui a attribué dans un édit. Si, le marc d’argent valant cinq livres, on abaisse le titre de la monnaie de moitié, le même poids d’argent vaudra nominalement dix livres ; de même, si l’on déclare que la somme du numéraire représentant 245 grammes d’argent, et que l’on appelait « cinq livres, » sera désormais appelée « dix livres, » dans l’un comme dans l’autre cas, le mot « livre » ne correspond plus qu’à un chiffre de grammes moitié moindre de celui auquel il correspondait précédemment.

Voilà ce qu’on en devrait conclure, si l’on prenait au pied de la lettre les tables de prix de M. Natalis de Wailly. Mathématiquement, et sur le papier, ce serait exact ; pratiquement, et dans le commerce, ce serait faux. Les altérations monétaires n’ont pas eu le moins du monde les conséquences que l’on pourrait se figurer à première vue, et que l’histoire leur attribue. C’est un fait bizarre ; mais l’étude du prix des marchandises le prouve surabondamment. Le cours des monnaies n’obéissait pas aux ordonnances royales.

J’ai été fort étonné, je l’avoue, de ne presque pas trouver trace des troubles que l’on suppose avoir été causés par cette manière d’agir des princes vis-à-vis de la monnaie. Les transactions ne paraissent pas en souffrir sérieusement entre particuliers. On stipule que l’on paiera en telles ou telles espèces non altérées, ou en monnaie forte ; mais le prix de toutes choses, exprime en livres et en sous, reste le même dans les années où le marc d’argent subit, par la volonté royale, une hausse artificielle, que dans les années qui précèdent ou suivent. C’est le cas en 1305, en 1355 et 1360, en 1420, etc.

Sous Philippe le Bel, la plupart des ventes de rentes et d’immeubles sont, par contrat, stipulées payables « en bonne et forte monnaie du temps, poids et valeur de saint Louis. » L’opinion persiste à traiter la monnaie comme une marchandise ; et, si le gouvernement a émis des espèces affaiblies, on ne les reçoit que pour leur valeur intrinsèque, à laquelle on les ramène aussi bien dans le langage que dans les écritures. Les sujets de Jean le Bon ou de Charles VI agissaient, à l’égard des fausses monnaies de ces princes, comme nous aujourd’hui envers les pièces de 5 francs de l’Amérique du Sud, que nous ne recevons que pour 3 fr. 50. En 1359, année de grande secousse dans les prix du marc d’argent, le public adopte comme unité l’écu d’or qui n’a pas varié ; à Tours, le receveur municipal compte en sous de mauvais aloi, et les traduit en écus sérieux avant de porter les totaux sur ses registres. A Paris, on distingue la forte, la moyenne et la faible monnaie ; on en fait trois totaux séparés, et il est à noter que c’est toujours la forte qui domine : les recettes de l’hôpital Saint-Jacques (1360) sont, en forte monnaie de 443 livres, en moyenne de 55 livres, en faible de 28 livres seulement.

Je suis loin de prétendre que cette règle de ne compter qu’en forte monnaie n’ait souffert aucune exception. Évidemment il y en a eu, et j’en pourrais citer : les maçons sont payés à Rouen, en 1420 (année de cours factice du marc d’argent), 4 sous, puis 5 sous, 6 sous 8 deniers et enfin 15 sous. Voilà un exemple de prix marqués en « faible monnaie » ; mais je le répète, ils sont extrêmement rares, et la comparaison de ces chiffres avec leurs voisins suffit, en pareil cas, à prévenir toute erreur.

Bien que les gouvernemens d’alors cherchassent à tromper le public, au contraire des gouvernemens actuels qui s’efforcent de le mettre en garde, par des avis multipliés, contre les fraudes dont il pourrait être victime à ce sujet, la sagacité populaire ne se laissait pas mettre en défaut. Même dans les époques à peu près régulières, le droit du vendeur de peser les espèces, avant de les recevoir, était tellement admis, que les ordonnances prétendant y porter atteinte demeuraient vaines, et provoquaient seulement « des querelles et des batteries. »


III

Comment la valeur de la livre parvenait-elle à se soustraire ainsi aux manœuvres fiscales des souverains de jadis, que l’on se figure armés de pouvoirs presque absolus ? C’est ce qu’il est aisé de concevoir, en descendant dans le détail des transactions privées. La livre tournois n’étant que monnaie de compte, les paiemens se faisaient en espèces d’or, d’argent ou de billon, françaises ou étrangères. Quand le roi altérait une de ces espèces, quelque monnaie d’argent en général, le commerce se rejetait sur les autres, auxquelles on n’avait pas touché. Il se fixait sur la monnaie d’or : l’agnel, la chaière, le florin, le franc, l’écu, le salut, le mouton, le royal, toutes pièces de 14 à 8 francs actuels, qui furent frappées depuis Philippe-Auguste jusqu’à Henri IV.

On sait combien de temps il faut aux ministres des finances du XIXe siècle, disposant de moyens d’action très divers, très étendus, pour retirer de la circulation les espèces qu’ils veulent démonétiser, quel concours doivent leur prêter pour cela les caisses privées ; le tout sans admettre aucune mauvaise volonté de la part de la population. Il serait fou de croire que des administrations du moyen âge, qui ressemblent aux nôtres comme une carriole ressemble à un chemin de fer, qui n’avaient pour ainsi dire pas de budget, pas de fonctionnaires, aient pu faire passer aisément, et surtout promptement, de leurs hôtels des monnaies dans les escarcelles des particuliers de Paris et de province, avec lesquels elles communiquaient à peine, des espèces que tout le monde voyait d’un mauvais œil ; ni qu’elles aient pu davantage faire rentrer un autre numéraire auquel la foule était attachée !

La proportion infime, que j’ai citée plus haut, de la faible monnaie à la forte (6 pour 100) dans les coffres d’un hospice, c’est-à-dire d’un établissement qui reçoit les espèces sans les choisir, puisqu’elles lui arrivent en grande partie par la voie de l’aumône, et d’un hospice situé dans la capitale, par conséquent tout à fait à proximité de la source des espèces altérées, cette proportion, constatée au bout des douze mois de la plus grande falsification nominale qu’il y ait eu dans notre histoire (1360), montre suffisamment que ces falsifications avaient de minces résultats.

De plus, il fallait compter avec les monnaies étrangères : l’Europe des temps féodaux, si particulariste à tous égards, si hérissée de douanes, de péages et de barrières, politiques ou économiques, vouée par sa constitution au morcellement et, par l’absence de moyens de transport, à l’isolement, était, sous le rapport monétaire, bien plus cosmopolite que l’Europe actuelle. Il y avait une beaucoup plus grande masse d’États qu’aujourd’hui à battre monnaie ; mais toutes ces monnaies circulaient sans obstacle dans tous ces États. Nul n’avait le pouvoir, ni peut-être même l’idée, de proscrire celles de ses voisins. Cette situation, qu’aucune convention n’avait créée, résultait d’une sorte d’accord tacite. Elle se prolongea jusqu’à Louis XIV qui, le premier, décria, avec un succès relatif, certaines des pièces qui avaient vu le jour au-delà de nos frontières. Encore lui fallut-il, pour réussir, les accaparer et les refondre lui-même à son effigie.

Sous le règne de son prédécesseur, en 1636, un édit royal énumérait, en établissant le rapport officiel qu’il s’efforçait de leur attribuer avec la livre tournois, jusqu’à trente-huit monnaies étrangères ayant cours dans le royaume de droit ou de fait, et il y en avait bien d’autres. A côté de la pistole d’Espagne circulaient à cette époque, en France, d’autres pistoles frappées par les princes d’Italie, à Parme, à Milan, Florence, Gênes, Venise et Lucques, celles de Liège, celles du duc de Savoie et du duc de Lorraine. On se servait aussi des doubles ducats de Portugal, des albertus de Flandre, des riddes des Provinces-Unies. L’Angleterre nous envoyait ses angelots, ses jacobus et ses nobles à la rose. Il n’était pas jusqu’aux ducats de Bohême, de Hongrie ou de Pologne qui n’entrassent dans un paiement de quelque importance.

Aux siècles antérieurs, la diversité était bien plus grande, et elle augmente à mesure que l’on remonte dans le moyen âge, où les fabricans de monnaie étaient légion. Le plus singulier, c’est la grande distance d’où ces pièces de tout calibre et de toute valeur étaient venues, d’étape en étape, prendre place sur notre marché. A côté des monnaies royales et seigneuriales se voyaient, aux XIIIe et XIVe siècles, sur le territoire actuel de notre patrie, les morabotins des Arabes, les oboles, besans et constations de l’empire d’Orient, les augustes de Frédéric d’Allemagne, les ducats de Sicile et le florin de Florence, supérieur à toutes les autres monnaies d’or, imité et contrefait dans toute l’Europe. A Bordeaux, pour payer 17 livres tournois, on donne 3 écus d’or, 3 meariques neuves, 4 florins du Saint-Empire, 3 florins de Castille, 3 « au Chat, » etc. (1471). Un petit bourgeois de Brives fait l’inventaire de ses richesses métalliques (1512) qui comprennent des nobles « à l’écu, » à « la nef, » au « petit E, » des aigles d’Allemagne, des philippes, des francs à cheval et à pied, des réaux d’Espagne, des folles, des guillermus, des écus, des ducats et des gros de toute provenance. Et ces mêmes espèces se rencontrent un peu partout, mélangées à d’autres, aux toisons d’or, aux carolus d’Autriche, en Artois, dans la Bourgogne aux écus Wilhem, aux testons de Milan, aux reichsthalers, chacun de ces types ayant une valeur variable selon l’année de sa fabrication, son titre et son degré de conservation.

Je demande pardon au lecteur de cette énumération fastidieuse ; mais elle n’est pas inutile pour se faire idée de la confusion internationale des espèces, dans laquelle nos pères paraissent se mouvoir sans trop d’efforts, mais qui devait paralyser absolument, par la concurrence illimitée qu’elle comporte entre une si grande quantité de pièces, le succès d’une émission frauduleuse d’un des monnayeurs, ce monnayeur fût-il le roi de France.

Il faut bien admettre cependant, puisque plusieurs de nos rois ont eu recours à cet expédient impopulaire de jongler avec les métaux précieux, qu’ils y trouvaient quelque bénéfice. Ce bénéfice était mince. L’opération qui consistait, ou à diminuer le titre d’une pièce, ou à en surhausser la valeur nominale, ne pouvait réussir qu’avec les créanciers du Trésor. C’était donc une banqueroute, vulgaire dans le fond, quoique compliquée dans la forme. Quant à l’opération inverse qui consistait à abaisser subitement le prix du marc d’argent, à exiger, pour la valeur d’une livre, une plus grande quantité de grammes d’argent, c’était un impôt déguisé destiné à grossir les recettes. Dans le premier cas, l’État coupait en deux ou en trois une pièce de 5 francs, et déclarait, en vertu de son droit régalien, que chacun des morceaux valait toujours 5 francs ; dans le second, il annonçait que la pièce de 5 francs n’aurait plus cours que pour 2 fr. 50. Dans la première hypothèse il volait ses créanciers, dans la seconde il volait ses débiteurs.

Débiteurs et créanciers de l’État étant peu nombreux à ces époques reculées, ce vol déguisé, cette confiscation, ou cet impôt, comme on voudra l’appeler, n’a jamais procuré à la fiscalité capétienne des ressources bien considérables.

Les altérations monétaires et les variations artificielles des prix du marc d’argent ayant été, comme je viens de le dire, sans influence sur le prix des marchandises exprimé en livres et en sous, il s’ensuit que, si l’on adopte les prix de la livre donnés par M. de Wailly ou ses prédécesseurs, méthodiquement et annuellement déduits des cours, fictifs ou réels, du marc d’argent, on commet de grossières erreurs. Si, parce que le marc d’argent est coté dans les tables de prix 20 livres en 1420, au lieu de 7 livres en 1418, on se figure que la livre, qui valait peut être 6 fr. 50 actuels l’année d’avant, est descendue à 2 francs, on obtient l’absurde résultat que voici : les prix anciens, exprimés en livres, n’ayant pas varié dans le commerce, l’objet qui valait 10 sous en 1418 vaut toujours 10 sous en 1420 ; mais, comme on traduit les 10 sous de 1418 par 3 fr. 25, et les 10 sous de 1420 par 1 franc, on amène le lecteur, qui ne connaîtrait que la colonne des prix traduits en francs, à conclure que les altérations des monnaies par les rois avaient pour conséquence de faire beaucoup baisser le prix des choses ; tandis qu’au contraire, lorsqu’elles avaient une influence sur eux, c’était bien entendu dans le sens d’une hausse, d’une hausse nominale du moins.

Je crois plus sage de prendre, pour établir le prix de la livre tournois en France, la moyenne du prix du kilogramme d’argent fin, à chaque époque, en ne tenant compte que dans une très faible mesure des valeurs extravagantes attribuées à ce métal par les décisions éphémères du gouvernement. On obtient ainsi, de 1200 à 1600, dix-huit prix successifs de la livre tournois en francs, déduits du prix moyen de l’argent, pendant un nombre égal de périodes, dont on peut se servir pour calculer la valeur intrinsèque des objets de toute nature, et pour apprécier en bloc les vicissitudes de la fortune mobilière française.

Partie de 22 francs dans le premier quart du XIIIe siècle, la livre tournois était déjà descendue à 12 francs en 1320. Elle tombe d’une façon définitive, après quelques oscillations, à 7 fr. 50 en 1390. Elle avait donc baissé, en cent soixante ans, de près des deux tiers. Si elle avait continué dans la même proportion jusqu’en 1789, elle se serait réduite à quelques centimes. Mais, de 7 fr. 50 à la fin du XIVe siècle, elle mit près de cent ans avant de tomber au-dessous de 5 francs en 1488 ; et elle valait encore plus de 2 fr. 50 à l’avènement d’Henri IV. Il est remarquable, comme je l’ai dit dans un travail précédent, que les diminutions ou augmentations du pouvoir commercial de l’argent soient demeurées absolument indépendantes de la dépréciation de la monnaie de compte, que même la pléthore de métaux précieux, au XVIe siècle, n’ait eu sur le prix du kilogramme d’argent, exprimé en livres, aucune influence sérieuse.

Les 245 grammes d’argent valent 2 livres 10 sous en 1200, 4 livres en 1301, 7 livres 4 sous en 1411, 13 livres 12 sous en 1512, et 22 livres 16 sous en 1602[2]. Ils ont donc haussé d’une façon presque régulière, ou, si l’on veut, la livre a diminué effectivement de 80 pour 100 par chaque siècle, mais, dans le XVIe siècle, plutôt moins que dans les autres.


IV

Quelle a donc été la cause de l’affaiblissement progressif de la livre tournois ? Et comment ce mot, qui signifiait, en 1220, 98 grammes d’argent fin, est-il venu à n’en plus signifier que 11 en 1600, et 4 en 1789 ?

Évidemment l’ingérence de l’État a joué un rôle dans cette dépréciation, quand elle s’attaquait soit aux espèces, soit au prix du kilogramme de métal, d’une manière lente et soutenue. Le public n’était pas la dupe du gouvernement, dans ce dernier cas plus que dans l’autre ; il ne cédait qu’en apparence. Il consentait à appeler « livre » une quantité de métal fin moins grande qu’auparavant, et à prendre pour une livre une monnaie qui, par son titre ou son poids, ne valait précédemment par exemple que 18 sous. Mais il rehaussait nominalement, dans la même proportion du dixième, toutes les espèces d’argent, nationales ou étrangères, en circulation dans le moment ; et celles qui valaient jusque-là une livre se trouvaient dès lors valoir dans le commerce 22 sous. Il agissait de même envers toutes les espèces d’or. Nombreuses sont les ordonnances royales qui menacent, aux XIVe et XVe siècles, de peines sévères, voire de la confiscation des espèces, ceux qui prennent les monnaies d’or pour un prix supérieur au cours légal. Inutile d’ajouter que ces ordonnances n’étaient suivies d’aucune exécution.

Le même phénomène se produisait sur l’argent et les espèces d’argent, quand le roi s’en prenait à une espèce d’or ou au prix du kilogramme d’or : c’était l’argent qui montait, et il en résultait de même que la livre ne correspondait plus qu’à un peu moins d’or et à un peu moins d’argent.

Souvent aussi, sans aucune intervention du souverain, le rapport des deux métaux se dérangeait, comme il s’est dérangé dans notre siècle. Les ouvrages des financiers les plus sérieux, parus entre 1840 et 1850, témoignent la plus grande inquiétude sur la baisse probable de l’or, qui menaçait d’être terrible. On était à ce moment sous le coup des premières exploitations de la Californie, et déjà l’argent faisait une forte prime. Le contraire s’est produit, ainsi qu’on sait, depuis vingt ans ; et le kilogramme d’or, au lieu de valoir seulement 15 kilogrammes et demi d’argent, comme la i loi française lui en fait un devoir, se permet d’en valoir plus de 18. Il en fut souvent ainsi de l’an 1200 à l’an 1600. Le rapport entre les deux métaux descendit jusqu’à 10 et s’éleva jusqu’à 13. J’entends le rapport réel et commercial, non pas un rapport imaginaire comme celui qui est donné dans quelques tableaux, d’après ces prix fantaisistes du métal dont j’ai parlé plus haut, qui n’ont jamais été effectivement acceptés, et qui font varier la proportion de 17 en 1310 à 2 et demi en 1355.

Chaque fois que l’un des deux métaux montait, par rapport à l’autre, on évaluait celui qui faisait prime en un plus grand nombre de livres : si, le marc d’argent valant 5 livres et le marc d’or 60, au rapport de 1 à 12, l’argent devenait tout à coup plus abondant, son prix moindre par conséquent, et que l’opinion voulût établir le rapport de 1 à 13, on cotait le marc d’or 65 livres au lieu de 60. Si, quelque temps après, c’était l’or qui baissait à son tour, et ne valait plus que 11 fois l’argent au lieu de 13, pour obtenir cette proportion nouvelle, on cotait l’argent à 6 livres au lieu de 5. Mais toujours c’était par une élévation nominale en livres-monnaie que se manifestait le changement de rapport des deux métaux. On ne réduisait jamais le prix, exprimé en livres, du métal qui baissait, on augmentait le prix de l’autre. Aujourd’hui où l’argent vaut légalement 222 francs le kilogramme et l’or 3,441 fr., nous disons, pour évaluer une baisse de 20 pour 100 de l’argent, qu’il ne vaut plus que 178 francs ; tandis que nos pères auraient dit que l’or vaut 4,130 francs. L’élasticité d’une monnaie de compte, qui n’était ni en or, ni en argent, facilitait singulièrement cette manière d’agir.

On devine que, maintes et maintes fois répétées, dans le cours de six siècles, ces hausses et ces baisses des deux métaux, qui dépréciaient inévitablement la livre, aient fini par la réduire à peu de chose. D’autant plus que, lorsque le fait se produisait, les gouvernemens ne manquaient pas d’intervenir, et accentuaient encore la baisse de ladite livre, sans le vouloir. Les gouvernemens d’autrefois croyaient « dur comme fer, » selon la locution populaire, qu’il existait entre l’or et l’argent un « juste rapport ; » — on n’ose trop leur jeter la pierre à cet égard, les gouvernemens modernes l’ont cru très longtemps, et il existe peut-être des hommes d’État qui le croient encore. — Partant, les plus honnêtes estimaient avoir le droit, et même le devoir de maintenir ce rapport, puisqu’il était « juste. » Quand l’un des deux métaux renchérissait, bien vite des édits, ordonnances ou déclarations solennelles commençaient par lui enjoindre de reprendre son ancien prix ; à quoi naturellement il n’avait garde d’obtempérer. Désespérant de vaincre cette résistance et de faire rentrer dans l’ordre cette marchandise rebelle, impuissant contre ce « cours abusif, » comme il le nommait, l’État essayait souvent de rétablir le rapport auquel il tenait, en élevant le prix du métal qui restait stationnaire.

Mais l’élévation légale de ce dernier était immédiatement suivie d’une augmentation commerciale correspondante de l’autre. La lutte s’engageait entre le pouvoir qui courait après son « juste rapport, » avec une persévérance tout à fait bouffonne, et le public qui voulait précisément changer ce rapport. Les prix du marc d’or et du marc d’argent montaient alternativement, jusqu’à ce que le souverain et ses ministres, vaincus par la force des choses, battissent en retraite. Un exemple mémorable des conflits de ce genre, où naturellement le commerce eut le dernier mot, nous est fourni par l’histoire monétaire du règne de Louis XIII, durant lequel le rapport entre l’or et l’argent, qui était en 1602 de 11.87, s’éleva à 14.76 en 1640.

Pour la réduction de l’ancienne livre tournois en francs, il est préférable de se fonder exclusivement sur le prix comparé de l’argent autrefois et aujourd’hui, plutôt que de prendre, comme point de départ, le prix de l’or, ou un prix combiné de la valeur de l’or et de l’argent de jadis avec celui de l’or et de l’argent d’à présent. La livre, bien qu’elle ne fût ni en or ni en argent, signifiait implicitement de l’argent, parce qu’elle ne s’échangeait au pair que contre de l’argent. Pour avoir des espèces d’or en échange d’espèces d’argent, on payait constamment un change très élevé, qui augmente d’autant, par la plus-value donnée à l’or, la distance marchande des deux métaux monnayés.

Quand même d’ailleurs il serait vrai que l’on ait eu jadis un gramme d’or pour 12 grammes d’argent, au lieu de 15 et demi que l’on en doit donner aujourd’hui, la substitution incessante d’un métal à l’autre, dans la même bourse, fait que, le rapport inverse étant également vrai, le gramme d’argent d’autrefois ne vaut intrinsèquement ni plus ni moins que le gramme d’argent d’aujourd’hui, puisque nos lois définissent le franc : « quatre grammes et demi d’argent fin. »

D’ailleurs, les prix respectifs de l’or et de l’argent, comme ceux de toute autre marchandise, ne dépendent pas seulement de leur abondance plus ou moins grande, mais de l’usage plus ou moins grand qui en est fait. Croire que l’or était moins cher autrefois, parce qu’il était moins rare, serait une erreur. En voici la preuve : on évalue le stock de métaux précieux en Europe, au commencement du XVIe siècle, à 87,000 kilogrammes d’or et 3,150,000 kilogrammes d’argent. Il y aurait donc eu, en l’an 1500, 36 fois plus d’argent que d’or. Il y a une vingtaine d’années on calculait qu’il avait été extrait, depuis trois siècles et demi, tant dans l’ancien continent que dans le nouveau, 132,500,000 kilogrammes d’argent contre 4,100,000 kilogrammes d’or. Il n’y aurait donc actuellement, sur le globe, que 32 fois plus d’argent que d’or ; et cependant l’or ne valait en 1500 que 11 fois et demi l’argent, tandis qu’il vaut en 1892 15 lois et demi plus, légalement, et 18 lois plus commercialement. Il est à la fois plus abondant et plus cher.

Et ce phénomène serait rendu plus sensible encore si l’on pouvait savoir combien, sur ces masses métalliques de 1500 et de 1892, il y a de kilogrammes employés aux usages domestiques, et combien il y en a de monnayés. L’on verrait que, par suite de l’accroissement du bien-être des classes moyennes, une bonne quantité d’argent a passé en cuillers et en fourchettes, en montres, en anneaux, etc., et que les proportions respectives de l’or à l’argent : 1 à 36 en 1500, 1 à 32 en 1892, sont plus favorables même à l’argent qu’elles ne le paraissent. Il n’y a peut-être pas, en effet, le tiers de l’argent, extrait des mines, à exister sous forme de numéraire ; par suite, la proportion de la monnaie d’argent, par rapport à la monnaie d’or, est beaucoup moindre qu’au moyen âge.

Le simple bon sens, au surplus, ne suffit-il pas à le faire concevoir, et est-il besoin d’une statistique ? La diminution seule du pouvoir de l’argent l’a rendu incommode, et impropre à une foule d’usages auxquels il suffisait jadis. Le même objet que l’on avait en 1400, en 1500, pour 1,000 grammes d’argent équivaut aujourd’hui à 5,000 ou 6,000. On pouvait porter 1 kilogramme dans sa poche, et 5 ou 6 kilogrammes dans sa valise ; on répugne à porter 5 ou 6 kilogrammes d’argent dans sa poche et 25 ou 30 dans sa valise. Et je crois que l’argent aurait baissé bien davantage encore en notre siècle, par rapport à l’or, si l’on n’avait pas inventé le billet de banque, qui, s’appliquant aux deux métaux, atténue les défauts encombrans de l’un d’eux. Cet encombrement n’existait pas jadis ; il fallait si peu de métal pour tant de choses ! La comparaison seule du grand nombre des paiemens qui devaient se faire en argent, avec le petit nombre des paiemens qui pouvaient se faire en or, suffit à faire prendre le premier, plutôt que le second métal, pour base des prix de la livre-monnaie.

Il nous reste à examiner les conséquences de la dépréciation de la livre pour la fortune mobilière. Elles ont été immenses. La fortune mobilière est la grande victime du passé. J’ignore quel sort lui est réservé dans l’avenir ; il ne pourra vraisemblablement être pire. C’est un fait, à la vérité, que nul n’ignore, mais le résultat de cette étude est de le mettre plus complètement en lumière. Ce genre de fortune a été atteint en France de trois façons : par la diminution du pouvoir de l’argent, par l’avilissement de la livre-monnaie, par la baisse du taux de l’intérêt. Et ces trois fléaux des capitalistes du moyen âge ont réduit leur bien à peu près à rien. Nous avons vu deux de ces causes, nous allons voir la troisième.

La conclusion qui en découle, c’est qu’il n’y a pas dans notre pays, — la perte a été moins rude dans certains autres, puisque la livre anglaise valait encore 25 francs en 1789, tandis que la nôtre était tombée à 0 fr. 90, — un seul rentier qui date de plusieurs siècles. Les rentiers du temps de saint Louis, ceux du temps des guerres anglaises, ceux du temps de François Ier, sont tous plus ou moins réduits à la misère. Par la force seule des choses, ils ont été lentement et irrémissiblement dépouillés. Toutes les fortunes mobilières sont récentes, et ont pour origine le travail et l’industrie de leurs propriétaires actuels, ou des pères, grands-pères et tout au plus des arrière-grands-pères de leurs propriétaires actuels.


V

Un capital de 1,000 livres qui valait 22,000 francs en 1200, n’en valait plus intrinsèquement que 16,000 en 1300, 7,530 en 1400, 4,640 en 1500, et était tombé en 1600 à 2,570 francs. Il allait encore être réduit dans les temps modernes. Ces 1,000 livres qui valaient, en 1600, 2,570 francs baissèrent en 1650 à 1,820 francs ; en 1700, elles ne faisaient plus que 1,480 francs, en 1717 que 1,220 francs et en 1789 que 900 francs.

On ne peut s’empêcher de sourire quand on voit les colongers de Marmoutiers payer, au XVIIIe siècle, un denier de fermage par acre de terre, absolument le même prix qu’au temps de Charlemagne, où la livre valait intrinsèquement 81 francs de notre monnaie, et avait un pouvoir d’achat neuf fois plus grand ; ce qui donne pour ce denier, représentant humblement sous Louis XVI les trois quarts d’un de nos centimes, une valeur relative de 3 fr. en l’an 800.

Plusieurs ordonnances avaient stipulé que, lorsqu’il y aurait un changement dans les monnaies, le débiteur devait payer le poids d’argent qu’il s’était engagé à compter le jour du contrat, sans avoir égard à la quantité de pièces. Jamais ces ordonnances ne furent observées, ni pour les cens, ni pour les rentes foncières, ni pour aucun autre revenu ; la diminution se faisant graduellement, d’une manière presque insensible, sou à sou, les générations se succédaient sans pouvoir, sans songer peut-être, à protester contre une décroissance qui s’imposait à eux, sous l’aspect d’une inéluctable fatalité. Le seigneur d’Allan (Dauphiné) percevait en 1443, sur chaque possesseur de troupeaux, la redevance d’un fromage, estimé en argent 6 deniers la livre. En 1626, le parlement décida que chacun de ces deniers du XVe siècle en représentait 4 du moment présent. Les tenanciers trouvaient encore leur compte à se libérer en numéraire, plutôt qu’en nature, puisque le fromage dont ils étaient redevables valait en 1626 six sous et non pas deux. Mais de semblables décisions judiciaires sont tellement rares, — je n’en ai pour ma part rencontré aucune autre, — que la dépossession, résultant pour les capitalistes de l’avilissement de la livre de compte, peut être considérée comme générale et absolue.

Ces droits féodaux, que des précautions minutieuses semblaient devoir maintenir, furent anéantis par ces précautions mêmes. On avait établi, pour le cas où le censitaire ne pourrait accomplir tel ou tel travail en personne, un rachat en argent qui, au début, a dû être égal, voire supérieur, à la valeur du travail. On dit, par exemple, qu’il devra « faire une journée de fauche de son corps, ou payer 12 deniers, » parce qu’alors la journée du faucheur valait 12 deniers au plus. Quand elle valut douze ou quinze sous, tout le monde se racheta, et le seigneur fut, qu’on me passe l’expression, floué sans aucun remède. Les mêmes causes qui, jusqu’à Henri IV, avaient amené cet avilissement de la livre, à savoir le changement de valeur des deux métaux par rapport l’un à l’autre, et l’intervention de l’État dans les monnaies, continuèrent d’agir de 1600 à 1800.

En recherchant, d’après les rares documens dont on dispose, la proportion respective des deux métaux dans la circulation, on voit qu’en 1640, à l’époque où furent refondus les anciens écus et fabriqués les premiers louis, il pouvait y avoir en France 300 millions de francs d’or et 750 millions de francs d’argent. Cette masse métallique dut aller en augmentant durant tout le XVIIe siècle, puisque le pouvoir des métaux précieux alla sans cesse en diminuant. Au XVIIIe siècle, de 1726, où fut ordonnée une refonte générale des espèces, jusqu’à 1789, il fut frappé pour 967 millions d’or et pour 1,956 millions d’argent. Il y avait seulement, à cette dernière date, deux fois plus d’argent que d’or, et non deux fois et demie plus, comme à l’avènement de Louis XIV. En 1640, l’argent équivaut à environ 72 pour 100 de la masse des monnaies, l’or à 28 pour 100. En 1789, l’argent ne correspond plus qu’à 66 pour 100 et l’or à 33 pour 100. Quoique plus abondant, l’or est cependant plus cher, puisqu’il vaut 15 fois 1/2 l’argent, au lieu de 14.75, comme en 1640.

Le mouvement s’est bien plus fortement accentué en notre siècle : dans l’union latine, dont la France fait partie, l’argent représente seulement 44 et l’or 56 pour 100 du numéraire. Il est une période de l’histoire pratique des monnaies, sur laquelle le lecteur serait en droit d’attendre de nous des renseignemens nouveaux, c’est celle qu’embrasse le système de Law. Tout le monde a entendu dire qu’à cette époque les prix furent bouleversés, que ceux des immeubles montèrent au quintuple, que le numéraire avait perdu non-seulement son pouvoir d’achat, mais aussi sa valeur nominale. En effet, les tables de M. de Wailly et de Leber nous apprennent que, par suite du « système, » la livre-monnaie, convertie en francs de 4 grammes 1/2 d’argent fin, d’après les cours officiels du marc, aurait valu, de 1718 à 1724, 0 fr. 70 à 0 fr. 32 seulement.

Or cela n’est vrai que dans une imperceptible mesure, en dehors de la rue Quincampoix, du Palais-Royal, des boutiques et des salons de quelques spéculateurs, qui édifiaient ce veau d’or en papier, le dépeçaient ou dansaient autour. Cette colossale mystification du « système, » le plus fameux de tous les krachs de bourse, dont les auteurs étaient à moitié dupes, comme toujours, n’a pas eu les conséquences économiques que l’on serait porté à s’imaginer. Aventure sans lendemain, elle ne produisit pas, même aux heures de son court triomphe, tous les résultats que l’histoire nous décrit. Les prix, exprimés en livres, sous et deniers, n’ont pas varié dans les provinces, ni même pour ainsi dire dans la capitale.

On a la preuve que les plus minces bourgs connaissaient, aux extrémités du royaume, ne fût-ce que par les édits et les arrêts du conseil d’État, la situation monétaire, le cours des billets de la Banque générale, la dépréciation des espèces d’or et d’argent ; mais, comme faisait le peuple du moyen âge, durant les altérations de Philippe le Bel et de Jean le Bon, les sujets de Louis XV laissaient aux agioteurs parisiens et aux fonctionnaires les cours officiels du marc d’or et d’argent. Ils continuaient à donner à la livre de compte la même valeur, ou à peu près, de 1718 à 1722, que dans les dernières années du règne précédent.

De telle sorte que, si l’on adoptait les cours officiels, si l’on donnait à la livre de ce temps une valeur moyenne entre 0 fr. 82 et 0 fr. 70, bien loin de constater la hausse des prix que plusieurs historiens de Law nous assurent avoir eu lieu, on se trouverait en présence d’une baisse énorme et tout à fait inexplicable. Dire que l’on ne trouverait pas des prix exprimés en livres d’agio, en « livres de bourse » (pour les appeler d’un nom qui leur convienne), livres dont la valeur n’était que de moitié ou du tiers des livres usuelles et commerciales, ce serait absurde ; la différence seule des prix ainsi établis, avec ceux qui les environnent, montre qu’ils ne sont pas formés de la même monnaie. Ils sont toutefois trop peu nombreux pour détruire la règle que je viens d’exposer, et qui a présidé, de 1718 à 1725, aux marchés conclus par les Français entre eux. La baisse effective de la monnaie n’eut lieu qu’en 1726, lors de la refonte des espèces ; la diminution de ces espèces décriées infligea alors aux particuliers et aux établissemens publics une perte réelle, mais très amoindrie par l’état d’éparpillement où elles se trouvaient, dans tant de poches et de coffres-forts[3].


VI

Ainsi que nous l’avons déjà constaté, le pouvoir de l’argent sur lui-même, dont le taux de l’intérêt, c’est-à-dire le loyer de l’argent, est le critérium, n’a pas subi jadis les fluctuations du pouvoir général de l’argent sur les marchandises. Le taux de l’intérêt est demeuré stationnaire, depuis le commencement du XIIIe siècle jusqu’à la fin du XIVe, tandis que le pouvoir de l’argent diminuait. Il n’a pas bougé davantage lorsque ce pouvoir s’est mis à hausser au XVe siècle ; au contraire, le loyer de l’argent a fortement baissé vers 1480, à une époque où l’argent, évalué en marchandises, était plus cher qu’il n’avait jamais été depuis quatre cents ans.

Un second fait, non moins frappant, c’est la très grande différence qui existe au moyen âge entre le taux d’intérêt des valeurs mobilières et celui des biens-immeubles ou assimilés. L’un dépasse 20 pour 100, l’autre atteint à peine 10 pour 100 dans les campagnes et moins encore dans les villes. Je parle ici de la période antérieure à 1475 ; car, à partir de cette date, le taux de l’intérêt des prêts mobiliers dégringola de 20 pour 100 à 15,12, 10 et 8 pour 100, où il avait même de la peine à se maintenir au début du XVIIe siècle ; tandis que le revenu des terres s’abaissait seulement, durant le même temps, à 7 et 6 pour 100. Après avoir été beaucoup plus éloignés l’un de l’autre qu’ils ne le sont de nos jours, ces deux revenus en vinrent à se rapprocher aussi beaucoup plus qu’ils ne font dans l’époque moderne, qu’ils ne faisaient surtout il y a une quinzaine d’années.

Les causes de ces phénomènes économiques sont aisées à saisir. Il est bien vrai que le loyer de l’argent dépend de l’offre et de la demande, comme le prix de toute chose au monde ; mais l’offre et la demande « d’argent à louer, » — autrement dit le taux de l’intérêt, — n’obéissent pas aux mêmes lois que l’offre et la demande « d’argent à acheter, » que le prix de la vie (puisque vendre des marchandises, c’est acheter de l’argent).

Si le rapport entre « l’argent à louer » et « l’argent à vendre » était constant et absolu, le taux de l’intérêt serait toujours bas quand les marchandises sont chères, dans le cas, bien entendu, où la cherté des marchandises ne proviendrait pas de leur rareté, mais de l’abondance de l’argent. Or s’il en a souvent été ainsi, on a parfois aussi vu le contraire ; d’où l’on peut conclure qu’il n’y a aucune connexité entre ces deux faits. C’est que l’argent à vendre et l’argent à louer ne répondent pas aux mêmes usages, aux mêmes besoins. Nous avons recherché, dans un précédent travail, ce qui faisait augmenter ou diminuer la puissance d’achat de l’argent, venant sur le marché pour y être vendu, par conséquent, échangé définitivement contre un autre produit.

L’argent que l’on veut seulement prêter, pour en retirer un loyer annuel, ne subit pas les mêmes influences. L’offre d’argent à prêter vient de l’épargne accumulée, des capitaux disponibles ; la demande d’argent à emprunter vient du commerce, des entreprises industrielles. Il semble à première vue qu’en comparant, aux temps féodaux et de nos jours, d’une part la masse d’argent à placer, le métal errant, en quête d’emploi, d’autre part, les besoins du commerce et de l’industrie, le taux de l’intérêt aurait dû être autrefois beaucoup plus bas qu’il n’était : en admettant que la somme des capitaux ait été beaucoup moindre, au XIVe siècle, qu’elle ne l’est de nos jours, le besoin de ces capitaux a dû être encore moins grand que la masse n’en était petite.

Seulement l’intérêt des prêts purement mobiliers n’était pas alors à un taux normal ; il ne résultait pas de la libre concurrence des prêteurs et des emprunteurs. La législation, les mœurs surtout, ont joué dans le prix du loyer de l’argent un rôle dont il faut tenir compte. Si les mœurs et les lois ont eu et auront toujours une action réciproque les unes sur les autres, les premières sont incontestablement beaucoup plus puissantes que les secondes ; nous venons d’en avoir une nouvelle preuve à propos des altérations de monnaies. Mais, en fait de prêt à intérêt, d’usure, — les deux mots alors étaient synonymes, — les mœurs étaient d’accord avec les lois pour le réprouver. La faute en est-elle à l’Église catholique, dont les docteurs et les papes portent généralement, devant l’histoire, la responsabilité du discrédit où demeurait le commerce de l’argent ? — L’Evangile pourtant, dans sa parabole des cinq talens qui en ont rapporté cinq autres, recommande comme un modèle l’exemple de deux trésoriers qui plaçaient l’argent de leur maître à 100 pour 100. — Ces papes et ces docteurs n’auraient-ils fait eux-mêmes que partager l’erreur commune de leur temps, l’idée fausse que l’on avait, bien avant l’institution du christianisme, sur « l’argent issu de l’argent » qu’Aristote estimait un profit contre nature ? Chacune de ces hypothèses est sans doute partiellement vraie. Toujours est-il que, par une aberration singulière, les mêmes gens qui trouvaient très naturel de louer leurs terres ou leurs maisons, trouvaient dégradant de louer leur argent ; qu’à cette époque de servage, où la personne humaine, susceptible de vente et d’achat, était considérée comme une marchandise, dont le possesseur, clerc ou laïque, surveillait très strictement et s’appropriait, en toute sûreté de conscience, l’accroissement par reproduction, l’or et l’argent, — ou même le blé, car le prêt des denrées était aussi mal vu que le prêt des métaux, — n’étaient pas regardés comme pouvant à bon droit se reproduire par la location.

On n’oserait se montrer trop sévère pour ces excentricités de la raison des aïeux, parce que nos descendans trouveront encore matière à rire dans beaucoup de nos idées actuelles qui nous paraissent les plus respectables, que beaucoup de professions sont décriées ou vénérées qui, dans deux ou trois siècles sans doute, ne le seront plus. N’oublions pas qu’il y a fort peu de temps qu’un chirurgien est l’égal d’un médecin, fort peu de temps aussi que les artistes dramatiques jouissent du droit commun des chrétiens et des citoyens, et que les marchands d’esclaves n’en jouissent plus, qu’un agent de la police criminelle, qui maintient l’ordre social en pourchassant, au péril de sa vie, ceux qui tendent à le troubler, est infiniment plus bas placé dans l’estime publique qu’un huissier ou un avoué qui rendent de moindres services. La carrière industrielle, même depuis 1789 où elle ne fait plus déroger personne, continue à être en France, dans certaines classes éclairées, moins prisée que le métier militaire, quoique ce dernier offre beaucoup moins de danger, dans les longues périodes de paix qui ont été l’honneur de notre siècle, que vingt professions très périlleuses et plus utiles à l’humanité.

Ces opinions et bien d’autres, vestiges du moyen âge, nous aident à comprendre comment le rôle de prêteur d’argent a pu être regardé, durant de longs siècles, comme une occupation avilissante pour ceux qui l’exerçaient habituellement, ou qui, indirectement, par l’octroi de leurs capitaux, y participaient.

De là l’extrême rareté des prêteurs, la mauvaise organisation du prêt et le taux inouï de l’intérêt, conséquences naturelles de l’absence de concurrence et du défaut de sécurité. On connaît la législation spéciale et incohérente appliquée, pendant quatre cents ans, par les divers princes de l’Europe, aux tristes banquiers de leurs États, juifs et Lombards, traités tantôt comme des vaches à lait, qu’on nourrit à discrétion pour qu’elles rendent davantage, tantôt comme des ennemis de l’ordre public, que l’on rançonne et que l’on détruit.

Tolérés, expulsés, rappelés, ces instrumens odieux et nécessaires du crédit demeurent dans le monde civilisé, du XIIe au XVIe siècle, comme des oiseaux à demi sauvages sur des branches à moitié pourries, vont, viennent, dressent ou replient leurs bancs ou leurs tables sur les places des villes, ouvrent ou ferment leurs échoppes, selon les besoins ou les caprices des potentats ou des foules. Philippe-Auguste leur permet le prêt à raison de 10 pour 100 l’an ; Philippe le Bel (1312) fixe le taux de l’intérêt à 15 pour 100, pour les affaires traitées en foire, et à 20 pour 100 pour les opérations ordinaires. Louis le Hutin l’autorise, quelques années plus tard, jusqu’à 260 pour 100 (un sou pour livre par semaine), mais pas davantage ; « car, disait-il dans son ordonnance, notre volonté n’est mie qu’ils puissent prêter à usure. »

Ce monarque était trop bon ; il laissait à l’intérêt légal une marge dont celui-ci n’avait pas besoin. Il n’existe pas d’emprunts faits à 260 pour 100, même parmi les emprunts « à la petite semaine. » Une pauvre serve de Troyes, débitrice, en 1388, d’une somme de 25 sous, pour laquelle elle a mis en gage sa meilleure « cotte, » paie 2 deniers pour livre par semaine, soit sur le pied de 47 pour 100 par an pendant les quatre mois que dure sa dette. C’est là du moins le taux le plus élevé que j’aie remarqué ; bien que plus tard, à Grenoble, le conseil communal demande que l’on exerce des poursuites contre les usuriers « qui exigent un intérêt de 100 pour 100. » Mais il peut y avoir là une de ces exagérations de langage comme les assemblées délibérantes d’autrefois ne craignaient pas d’en commettre.

L’intérêt mobilier a varié en France, au moyen âge, autant qu’on en peut juger par un très grand nombre d’exemples choisis dans beaucoup de provinces, de 45 à 10 pour 100. En moyenne, il oscille entre 20 et 25 pour 100, mais plus près de 20 que de 25. Il y a pourtant d’assez grandes différences entre les divers pays, selon le degré de civilisation où ils sont parvenus, et la prospérité relative dont ils jouissent.

L’empereur Louis de Bavière accorde, en 1338, aux bourgeois de Francfort, « par privilège spécial, » que les emprunts faits par eux ne pourront plus être qu’à 32 pour 100 ; tandis que les juifs, traitant avec les étrangers, pourront prendre 43 pour 100. Les juifs réclament à Francfort 22 pour 100 en 1491, et jusqu’au xviii6 siècle, dans le Brandebourg, on leur permit de prendre 24 pour 100. À Strasbourg, au contraire, centre riche et populeux, sous une administration intelligente, le taux de l’intérêt avait prodigieusement diminué dès le XVe siècle, alors que dans la France, ruinée et défigurée par la guerre, il conservait ses hauts cours.

En Italie, où Vérone fixait le taux légal à 12 1/2 (1228), et Modène à 20 pour 100 (1270), ces règles n’avaient été que médiocrement observées ; puisque les Florentins, pour réduire l’usure, appelaient, en 1430, dans leur ville les juifs, qui s’engageaient à n’exiger que 20 pour 100. L’établissement, dans la péninsule, des monti, ou banques communales, contribua à la baisse du taux. C’est à ces monti italiens, au principe qu’ils posaient, et aux imitations dont ils furent l’objet, c’est-à-dire, en résumé, à l’acclimatation, à la légitimation du prêt à intérêt, qu’est dû le développement du crédit au XVIe siècle. Certes, l’affluence des métaux précieux favorisa cette amélioration ; mais on en constate les premiers symptômes avant que l’or et l’argent d’Amérique n’aient fait leur apparition dans le vieux monde, et on les constate dans le Midi plutôt que dans le Nord.

Dès 1505 il se fait dans le Comtat-Venaissin des constitutions de rentes à 7 pour 100, tandis que dans les Flandres une ordonnance du gouverneur prenait encore la peine, en 1544, de réduire le taux officiel à 12 pour 100, et n’était pas observée. A Paris, sous Louis XII, quand le roi voulait amortir les rentes dues par lui à des particuliers, il les capitalisait « au denier 12 » — 8.33 pour 100. — C’est au même taux de 8 pour 100 que fut émis, en 1522, un emprunt d’État qui est regardé comme l’origine de la dette publique. Il est vrai que cet emprunt fut un peu forcé, et qu’il fallut « user de contrainte envers les principaux bourgeois et notables. » Mais la banque de Lyon, établie en 1543 par François Ier, ne payait à ses déposans que 8 pour 100 d’intérêt ; le taux des créances chirographaires privées, constaté sur tout le territoire dans les registres des tabellions, n’excède pas cette proportion ; et les villes, pour leurs emprunts municipaux à la fin du XVIe siècle, obtenaient le même taux et même des taux inférieurs.

La législation civile se modifiait alors insensiblement, et les foudres religieuses contre le prêt à intérêt perdaient de leur rigueur. Officiellement, la doctrine de l’Église romaine demeura immobile ; Innocent XI et Benoît XIV se crurent obligés de faire, aux XVIIe et XVIIIe siècles, de nouvelles et solennelles professions des théories de la scolastique ; mais les théologiens y introduisirent tant de distinctions, y ménagèrent de si larges brèches, que toutes les formes de prêts furent dès lors autorisées en pratique. Le jour où l’on reconnut qu’il y avait matière à intérêt légitime, si le prêt comportait pour le prêteur un a gain cessant, » un « dommage naissant, » un « péril du capital, » selon les expressions des casuistes, comme tous les prêts imaginables rentrent nécessairement dans un de ces trois cas, la prohibition n’exista plus que sur le papier.

La tolérance de l’intérêt eut pour premier résultat celui de faire cesser l’usure, ou l’intérêt excessif, selon le sens dans lequel nous prenons aujourd’hui ce mot. Il est probable, bien que ce ne soit là qu’une hypothèse, que la facilité nouvelle de consentir des emprunts aurait occasionné une baisse du taux de l’intérêt, aux XVIe et XVIIe siècles, plus grande encore que celle qui se produisit, si la situation matérielle de l’Europe n’avait pas changé depuis les âges antérieurs, c’est-à-dire si le besoin de capitaux disponibles ne s’était pas extrêmement développé par l’extension de l’industrie et du commerce.

Les tribunaux, surtout dans le Midi, se montraient aussi beaucoup plus favorables au droit des créanciers qu’ils n’avaient fait jusqu’alors. Dans le ressort du parlement de Bordeaux, on ne pouvait exiger d’intérêts pour argent prêté, quand bien même on les eût stipulés dans le contrat ; mais le débiteur pouvait les payer, si bon lui semblait, et, une fois payés, ils ne pouvaient plus être « répétés. » Au nord de la France, à Paris notamment, où la prohibition de l’intérêt subsistait presque entière dans les textes, la jurisprudence donnait au capitaliste, par des combinaisons de procédure, le moyen de sauvegarder ses titres et améliorait, en diminuant les risques du prêteur, les conditions faites à l’emprunteur.


VII

Si la location de l’argent, l’intérêt mobilier, était, au moyen âge, un délit aux yeux de la loi, un péché aux yeux de l’Église, il en allait tout autrement de l’intérêt immobilier, de la location des terres ou des maisons. Celle-ci était parfaitement admise et respectable.

Aussi se fait-elle à un taux beaucoup plus bas. D’après les documens contenus dans le cartulaire de Notre-Dame de Paris, M. Guérard l’a évalué à 7 1/2 pour 100 au XIIIe siècle. Ce chiffre ne concorde pas avec la moyenne que l’on peut tirer des archives de l’Hôtel-Dieu et autres hôpitaux de Paris, grands propriétaires dans la capitale et aux environs. Le taux indiqué par M. Guérard peut être admis pour les immeubles urbains, non pour les revenus ruraux. Si l’on sépare les premiers des seconds, on remarque que le quantum de la rente est plus élevé à la campagne que dans les villes. Je l’évalue, en ce qui me concerne, à 8 pour 100 pour les maisons et à 10 pour 100 pour les terres.

Cette proportion, si contraire à ce qui existe de nos jours, où les maisons de Paris rapportent toujours plus que les fermes et les domaines des champs, a sans doute sa raison d’être dans ce fait que la sécurité était beaucoup plus grande, du XIIIe au XVIe siècle, dans les villes fermées que dans les campagnes. Celles-ci, ouvertes à toutes les invasions, et affectées par tant de troubles qui n’atteignent pas les biens abrités derrière des remparts, ont dû éprouver de ce chef la moins-value que j’ai constatée.

Urbains ou ruraux, les revenus des immeubles de jadis étaient en partie mobilisés par l’institution des rentes foncières. La création de ces sortes de rentes, devenues avec le temps de véritables valeurs mobilières, avait été dans l’origine une simple vente. C’est donc à tort qu’on l’a parfois comparée à l’hypothèque moderne, avec laquelle elle n’a rien de commun. Le propriétaire actuel, qui hypothèque son bien, contracte un emprunt dont ce bien sera le gage. Il garde ce bien, et possède en outre un capital dont il sert la rente. C’était le contraire autrefois. Le propriétaire qui constituait une rente foncière sur sa terre ou sa maison ne recevait aucun capital ; de plus, il abandonnait sa maison ou sa terre, il en transférait la possession et la jouissance à un tiers, qui s’obligeait à lui payer en retour un revenu annuel immuable. Hypothéquer, c’est emprunter, tandis que constituer une rente, c’était prêter. Et le prêt étant le plus souvent irrévocable, puisque le prêteur ne pouvait pas plus se faire rendre son immeuble que l’emprunteur ne pouvait l’obliger à le reprendre, la constitution d’une rente foncière a tous les caractères d’une aliénation complète, faite moyennant un intérêt perpétuel, au lieu de l’être moyennant une somme une fois payée. Quelquefois le prêteur, ou vendeur, comme on voudra l’appeler, se réservait le droit de réméré. La rente, en ce cas, était dite rachetable.

Cette clause ne paraît pas influer sur le taux d’intérêt des unes et des autres. Les immeubles se capitalisent, du XIIIe au XVe siècle, jusqu’à Louis XI, sur le pied du « denier 10 » — 10 pour 100, — à la campagne, et en ville, du a denier 12, » — 8.33 pour 100 ; — car le marché des rentes foncières servait de régulateur aux fermages et aux loyers. D’ailleurs, il existait alors très peu de « loyers » et de « fermages, » si l’on prend ces mots dans leur acception moderne ; le locataire ou le fermier trouvant un avantage inestimable à devenir lui-même possesseur de la maison qu’il habitait, ou de la terre qu’il cultivait, sans débourser aucun capital et en s’engageant seulement à payer la rente de leur valeur. Les chiffres de 8 et 10 pour 100 n’étant que des moyennes, il serait aisé de citer des taux très supérieurs ou très inférieurs, des rentes vendues sur le pied de 5, de 4, de 3 1/2 pour 100, tandis qu’on rencontre des cens négociés à 12, 15, 20 pour 100, selon le crédit de l’emprunteur et la solidité du gage. De pareils écarts se retrouvent sur toute la surface de la France.

Si le taux des rentes foncières peut être évalué chez nous, entre les années 1200 et 1475, à 10 et 8 pour 100, selon que l’immeuble sur lequel elles reposent est situé en plein champ ou dans une enceinte fortifiée, on remarque que ce taux a une tendance marquée à s’élever au XVe siècle. Sans prétendre donner un chiffre positif, j’estime que ces moyennes sont à peine atteintes de 1300 à 1380, tandis qu’elles sont plutôt dépassées de 1380 à 1450. A cela rien d’extraordinaire : tant de maisons, dans cette dernière période, étaient inhabitées et tombaient en ruines, tant de labours étaient incultes, que bien des rentes furent alors mal ou point payées, et, la valeur vénale des immeubles ayant subi une dépréciation correspondante à celle du revenu, le créancier de la rente n’avait aucun avantage à évincer le débiteur, pour rentrer en possession d’un immeuble qui n’aurait peut-être trouvé ni acheteur ni fermier. Il patientait donc ; mais les revenus de ce genre eurent le sort de toute valeur qui devient moins sûre, elle fut capitalisée moins haut.

En Alsace, où régnaient la paix et l’abondance, le taux de l’intérêt foncier tomba, de 1360 à 1380, à 8 ou 8 1/2 pour 100, de 1380 à 1400, il s’abaissa jusqu’à 6 1/2 ; et, dès les premières années du XVe siècle, le taux de 5 pour 100 y domine. En France, cette heureuse révolution ne se fit que cent ans plus tard. Je ne m’occupe pas ici du taux légal ; il ne faut jamais, en semblable matière, se fier aux règlemens des pouvoirs publics, qui sont généralement en deçà ou au-delà de la vérité. Ainsi l’intérêt des rentes constituées ne fut abaissé officiellement à 8.33 pour 100 qu’en 1567 ; mais ce taux, auquel effectivement le clergé empruntait, était déjà en usage depuis les premières années du XVIe siècle, et il descendit sous le règne d’Henri III, pour les placemens solides, jusqu’à 7 et 6 1/2. Le commerce des rentes foncières constitua, au moyen âge, une vaste et perpétuelle spéculation, tout à fait indépendante des transactions dont les immeubles eux-mêmes étaient l’objet. Ce propriétaire, que nous avons vu vendre sa terre pour un revenu, pouvait transférer ce revenu, à titre gratuit ou onéreux, le morceler même à l’infini. Cette rente, passant de main en main, devint ainsi une valeur très mobile, autant et plus que peuvent l’être les obligations d’une compagnie de chemin de fer de nos jours. C’est par milliers, par dizaines de milliers, que chaque année l’on vendait et l’on achetait, en France, des parcelles de rente dont le prix n’était souvent que de quelques sous.

Au début, la rente foncière représentait assez exactement le revenu du sol, ou le loyer de la maison, sur qui elle reposait. Elle ne pouvait valoir plus, puisque personne ne l’aurait achetée, ni valoir moins, puisque personne ne l’aurait constituée à perte. Mais par le seul mouvement de la fortune publique, par la hausse des terres, par la dépréciation de la livre-monnaie, la rente en vint au XVIe siècle, et surtout au XVIIe, à ne plus représenter que le quart, le dixième, le cinquantième parfois du revenu.

Quand aucune clause de réméré n’avait été introduite dans le pacte primitif, — et c’était le cas des 99 centièmes des rentes créées, — la plus-value profitait exclusivement aux détenteurs du fonds, qui n’étaient tenus à autre chose qu’au paiement d’une rente annuelle, devenue, avec le temps, dérisoire. Dans les cas où le droit de rachat avait été stipulé, ce droit de rachat devint, à son tour, une valeur mobilière. Le propriétaire, qui n’en profitait pas lui-même, le négociait à un tiers, qui le transférait à un autre ; ce titre se cotant plus cher à mesure que le bénéfice à réaliser par le rachat devenait plus important. Ainsi le droit de rachat d’une rente de 10 livres, créée en 1300 sur un immeuble estimé alors 100 livres et qui, en 1580, se serait vendu peut-être 5,000 livres, pouvait valoir 4,900 livres ; c’est-à-dire toute la différence de la valeur nouvelle de la terre avec l’ancienne ; sans même tenir compte de ce fait que 100 livres de 1300 représentaient 1,600 francs intrinsèques, tandis que 100 livres de 1580 ne représentaient que 257 francs.

La richesse mobilière de ce temps consistait aussi en rentes de grains, ou autres produits agricoles, payables en nature, en sommes dues par contrats, ou « rentes constituées, » en prêts sur billets, en rentes viagères émises par les villes ou les hospices, et, à partir du XVIe siècle, en titres de Monts, ou banques locales. Les rentes en blé étaient les fonds publics des XIIIe et XIVe siècles ; elles ont un cours dépendant des prix du blé, très variable par conséquent, donnant lieu à des ruines, à des fortunes subites. Chaque année, un nombre énorme de rentes de blé sont vendues, non pas selon le cours moyen des blés pendant les années précédentes, mais sur la base du cours des blés au jour de la vente ; et Dieu sait à quelles oscillations ce cours était soumis ! Comme les rentes foncières, les rentes de blé se capitalisent « au denier 10 ; » si tel seigneur vend 60 sous tournois une rente de quatre boisseaux de froment, c’est que, cette année-là, on estime à 6 sous la valeur des quatre boisseaux. À cette époque où le lien national était si lâche, l’État, chargé d’un très petit nombre de fonctions, ayant par suite peu de ressources et peu de besoins, n’avait guère de finances. Les emprunts d’Etat affectaient plutôt la forme de subventions extraordinaires, tirées, moitié de gré, moitié de force, des principaux sujets. Chevaliers, abbés, chapitres, communautés bourgeoises, versaient des sommes qui variaient de 1,000 et 1,500 livres jusqu’à cent sous. Ils recevaient en échange des « reconnaissances » sur parchemin, qui n’avaient que la valeur du parchemin, puisqu’on ne leur payait le plus souvent ni intérêt ni capital ; mais ils s’y attendaient. Comme le fait remarquer le rédacteur des rôles, pour une avance de ce genre faite, au XIIIe siècle, par la sénéchaussée de Saintonge : « Sachez, sire, qu’il y a plus de don que de prêt. » Et, sur cette considération judicieuse, on ne remboursa personne.

Il est d’autres créances, d’autres biens, d’autres titres, dont les usages d’autrefois avaient fait des espèces de valeurs mobilières, et qui n’ont pas d’analogues dans notre civilisation : les droits à indemnité pour meurtres, « excès, » ravissemens de virginité, et autres crimes ou délits pouvant donner lieu à réparations pécuniaires. Ces droits se vendent, se transmettent fréquemment de l’un à l’autre. Un père peut ainsi tirer quelque parti du viol de sa fille, en négociant son titre à dommages-intérêts, et celui qui achète ce titre y peut gagner à son tour.

Les prisonniers de guerre sont aussi, par les rançons qu’ils représentent, de précieux billets au porteur. Il se traite à leur sujet beaucoup d’affaires à la « bourse » féodale des châteaux-forts. Un habile homme, le soir et le lendemain de la bataille, tâche d’apprendre les noms et la fortune des prisonniers qui ont été faits par son parti. Il les achète à son voisin, à son ami, qui n’en connaissait pas comme lui la valeur ; et il réalise, en les revendant, des bénéfices considérables ; ainsi qu’un collectionneur actuel, sur des objets rares qu’il a obtenus pour un morceau de pain.

Marchandise sur laquelle on spécule, ces prisonniers sont tantôt une monnaie qui sert à payer d’anciennes dettes, tantôt un fonds qu’on pouvait hypothéquer et sur lequel les créanciers ouvraient un ordre, tantôt une lettre de change qui servait à établir le solde d’un compte, et qu’on expédiait à distance. Les changemens de mains que subissent les prisonniers de marque, les discussions auxquelles leur dépense donne lieu, enfin le grand nombre d’intéressés qui ont des reprises à exercer sur leurs rançons, tout cela nous lait comprendre que leur garde et leur entretien n’étaient pas sans inconvéniens pour ceux qui les avaient pris, et que souvent ce qu’ils avaient de mieux à faire était de les vendre à de riches spéculateurs. Le prix que les seigneurs devaient mettre pour recouvrer leur liberté était élevé toujours et parfois énorme. Je ne parle pas ici des rançons historiques de rois ou de princes ; parmi les simples gentilshommes, le mieux traité de ceux qui me sont passés sous les yeux est un noble Breton, J. de Sesmaisons, pour lequel on se contente au XVe siècle de 48,000 francs de nos jours ; cent ans avant, trois chevaliers gascons, les sires de La Roche, de Beaufort et de Lignac, avaient dû financer ensemble plus d’un million avant d’être relâchés.

Certains hommages féodaux, dont une question d’argent est l’origine et le but unique, doivent eux-mêmes être classés parmi les biens-meubles. Tout salaire, toute obligation, prenant la forme d’un fief, on affieffait de l’argent, et l’on devenait vassal d’un billet de mille francs ou d’un sac de pièces d’or. Il y avait une féodalité mobilière ou métallique, à côté de la féodalité foncière ou terrienne. Les vassaux étant la richesse du suzerain, il est naturel qu’il en achète avec de l’argent, aussi bien qu’avec de la terre. Imbert de Tréfort, écuyer, se déclare vassal de Jean de Chalon, en reconnaissance d’un don de 20 livres viennoises (1279) ; un chevalier fait hommage au seigneur de Chatelbelin (1392) pour prix d’un cadeau de 100 florins d’or, etc. De pareils exemples ne sont pas rares, et nous montrent le rôle de l’argent à cette époque, beaucoup plus étendu qu’on ne se le figure ; puisqu’il servait à représenter en les monnayant, à transformer en valeurs vénales, transmissibles par conséquent et mobiles, — ce qui proprement est le fait du bien-meuble, — une foule de propriétés qui semblent, au premier abord, ne pas se prêter aux transactions marchandes.


VIII

A partir du XVIIe siècle le prêt à intérêt marcha sans lisières dans le monde. « Il y a depuis longtemps, disait La Bruyère, une manière de faire valoir son bien, qui continue toujours d’être pratiquée par d’honnêtes gens, et condamnée par d’habiles docteurs. »

Les docteurs s’étaient fort adoucis. Les rentes foncières, créées d’ancienne date, continuent d’être touchées et vendues ; mais on en crée beaucoup moins de nouvelles, — la forme de location des terres change, — et on rachète les anciennes quand on le peut. Elles ne sont plus, depuis Henri IV, la principale valeur mobilière ; et leur importance dans la fortune publique ira sans cesse en décroissant, jusqu’au jour de la Révolution.

En revanche, les « rentes constituées, » que dans le midi l’on nomme des « pensions, » reposant, non sur un immeuble, mais sur la personne et l’ensemble des biens du débiteur, augmentent singulièrement en nombre. « A prendre votre costume depuis les pieds jusqu’à la tête, dit l’Avare de Molière à son fils, il y aurait là de quoi faire une bonne constitution. » Ces constitutions ou pensions, que l’on se transmet et dont on hérite, ne sont autre chose que l’intérêt d’un prêt, le plus souvent non remboursable, fait par un particulier à un autre. Les valeurs de ce genre sont très inégalement réparties entre les diverses classes sociales ; presque toutes sont aux mains de la bourgeoisie urbaine, de grand et de petit plumage. Les gentilshommes sont emprunteurs plutôt que créanciers. A Amiens, un président à la chambre des comptes jouit de 4,500 livres de rente sur le duc de Chaulnes, un conseiller à la cour des aides en a 1,000 sur le maréchal de Schomberg ; l’assesseur en la prévôté de Montdidier en possède 300 sur le marquis de Feuquières, et un chanoine de Péronne 200 sur le comte de Créqui.

Les emprunts publics municipaux, qui se fractionnent en parts très minimes, des exploitations privées, mises en actions, des sociétés commerciales de diverse nature, attirent, dès le règne de Louis XIII, une bonne partie de l’épargne. On négocie, en 1643, des rentes sur les coches et carrosses de Rouen ; ce sont les « parts de fondateur du canal de Suez » d’alors.

Une nouvelle sorte de biens-meubles, que les XIVe et XVe siècles avaient ignorée, que nos contemporains ne connaissent plus guère, mais qui occupe une place importante dans le portefeuille des gens aisés aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce furent les charges vénales, financières ou judiciaires, charges de robe et d’épée, roturières et nobles, modestes ou grandioses, depuis cent livres jusqu’à cinq cent mille. Ainsi que dans la mythologie grecque ou romaine, on supposait l’existence d’un génie protecteur de chaque ville, de chaque maison, et l’on s’arrangeait de façon qu’il y eût des dieux pour toutes les circonstances de la vie et pour toutes les positions sociales ; de même, de 1600 à 1790, n’est-il rien ni personne qui n’ait fourni matière à la création de quelques « officiers, » — ainsi nommait-on les fonctionnaires-propriétaires d’alors. — Traverser un pont, couper un arbre, vendre une botte de foin, monter en coche, quoi que l’on puisse faire, la loi l’a prévu, réglé, fixé, tarifé.

Le plus grand nombre de ces offices étant inutile, leur création doit être assimilée à un pur emprunt d’État, à une dette consolidée, assez semblable à celle qui se paie, sous le contrôle du prévôt des marchands, aux guichets de l’Hôtel de Ville de Paris. La rente, nominalement émise à 6.25 pour 100, durant la minorité de Louis XIV, ne l’était réellement qu’à 8.33. Il était naturel que les offices vénaux se capitalisassent un peu plus bas, parce que les titulaires, si peu accablés de besogne qu’on les suppose, n’en étaient pas moins obligés de se donner quelque peine, pour percevoir cet intérêt de leur argent que l’on appelait leurs « gages. » Un magistrat devait siéger, au moins de temps à autre, un jurémouleur de bois ou contrôleur de beurre salé devait faire acte de présence sur les quais ou à la halle. Ce ne fut que dans les momens de pénurie extrême du trésor, que l’on autorisa à toucher les appointemens d’une fonction nouvelle le premier venu, muni de la quittance constatant qu’il en avait payé le capital. Ces quittances représentaient alors de véritables titres de rente émis par des banquiers aux taux de 9 et 10 pour 100, les offices eux-mêmes n’étaient plus que des valeurs au porteur, car les récépissés circulaient les noms en blanc. L’un a 150 présidences dans le ressort de Paris, l’autre 900 charges de « prud’hommes visiteurs des cuirs. »

Ces valeurs subissent de grosses fluctuations. L’État, dont le crédit est très mince, est traité comme un emprunteur peu solvable par des créanciers peu délicats. Ceux-ci cherchent des gains usuraires, et celui-là se laisse voler parce qu’il ne peut faire autrement ; mais il se croit en droit de rançonner à son tour ceux qui lui ont fait signer des traités trop onéreux.

Ce n’est donc pas parmi les placemens sur l’État, quelque forme qu’ils revêtent, que nous pouvons chercher le taux sincère de l’intérêt, dans la première moitié du XVIIe siècle ; l’État n’inspire pas alors le même degré de confiance que les particuliers, que les assemblées provinciales qui empruntent à 4 pour 100, en Bourgogne, que les a bonnes villes » qui n’ont jamais manqué à leur parole. On ne peut cependant pas négliger les appels faits par le trésor public aux capitaux privés. Ces appels ont évidemment dû rendre les capitaux plus exigeans, influer sur le loyer de l’argent. Les rentes sur l’État, qui ne s’élevaient, en 1600, qu’à douze millions de francs de notre monnaie, étaient montées à plus de 150 millions, à l’époque de la Fronde. Le capital de 1,900 millions ou 2 milliards de francs (intrinsèquement 400 millions de livres) d’épargnes, que représentent ces 150 millions de revenu, avait trouvé ainsi un emprunteur nouveau, inconnu au siècle précédent ; l’intervention de cet emprunteur ne pouvait manquer, en diminuant l’offre d’argent disponible, d’obliger la demande à hausser ses prix.

Le commerce général du pays prenait au même temps un certain essor, et il avait besoin de fonds. « La plupart des personnes de qualité, de robe et autres, dit Savary, donnent leur argent aux négocians en gros pour le faire valoir. Ceux-ci vendent leur marchandise à crédit d’un an ou quinze mois aux détaillans, et en tirent par ce moyen 10 pour 100 d’intérêt. » Ils servaient à leurs commanditaires ou prêteurs un revenu de 6 à 7 pour 100. Ce genre de placement cessa vers le milieu du règne de Louis XIV ; sans doute lorsque les marchands grossiers se trouvèrent assez riches pour se passer de l’argent des tiers. Toutefois ces divers emplois du numéraire expliquent que la baisse du taux de l’intérêt, qui se précipite si rapidement au XVIe siècle, se soit arrêtée sous Henri IV.

Les constitutions de rentes mobilières, de 1600 à 1625, se font à 6 1/2 et 7 pour 100, bien plus fréquemment qu’à 6 ou à 5 ; sous le ministère de Mazarin, le taux de 6 pour 100 est normal. Durant les heures difficiles de la guerre de Trente ans, des administrateurs de Gascogne font faire « des criées en ville pour offrir de l’argent à la rente » à 6.66 pour 100, et sont parfois forcés d’aller jusqu’à 8.33, — le denier 12, — quoiqu’ils le déclarent « de pernicieuse conséquence pour les pauvres. »

Au début du XVIIIe siècle, les conditions du prêt avaient bien changé. Le taux de 7 pour 100, jadis atteint pour des rentes perpétuelles, n’était pas dédaigné par les prêteurs pour des rentes viagères, dans les années, si dures pourtant, de la guerre de la succession d’Espagne. Les hospices de Paris et des grandes villes remplissaient pour cette opération le rôle de nos compagnies d’assurances sur la vie. La solidité de leur fortune, la confiance qu’elle inspirait, leur permettaient de s’y livrer avec succès ; et le gouvernement trouvait leur concurrence si redoutable pour la rente 5 pour 100 dont il devait imposer l’achat (1708), qu’il défendait la constitution de rentes viagères à un taux plus élevé que le taux légal, « parce qu’une bonne partie des biens du royaume tomberait ainsi, par la suite du temps, en la propriété des gens de mainmorte. »

Des efforts tout contraires étaient faits à la même date sur les bords du Rhin pour d’autres motifs. A Bâle, les établissemens religieux et de bienfaisance se voyaient menacés de la ruine par la baisse du taux de l’intérêt, et les pouvoirs locaux voulaient maintenir en leur faveur, coûte que coûte, à 5 pour 100, l’intérêt qui tombait à 4. Ainsi, après avoir tenté d’abaisser le taux au moyen âge, des administrations publiques croyaient devoir, et surtout croyaient pouvoir, l’élever. Inutile de dire qu’elles ne réussirent pas plus dans la seconde tentative que dans la première, que le seul résultat de leur action fut toujours nuisible à ceux qu’elle entendait servir. Sous Louis XV, quand on prétendit, par ordonnance royale, réduire le taux de l’intérêt de 5 à 4 pour 100 (1766), on le fit immédiatement monter de 5 à 6. C’est, en effet, au taux de 5 que demeura en France, durant tout le XVIIIe siècle, le revenu des biens meubles, si l’on excepte la courte période du système de Law, où ce taux descendit, de la manière factice que l’on sait, jusqu’à 3 et 2 pour 100. Le règne du papier-monnaie, qui n’exerça, comme nous l’avons vu, aucune action sérieuse sur les prix des marchandises, exprimés en livres, imprima, pendant une durée de dix-huit mois à deux ans, un violent mouvement de baisse au pouvoir de l’argent sur lui-même. Les réductions et les conversions à 4, 3 et 2 pour 100, d’emprunts particuliers dont l’intérêt était primitivement plus élevé, abondent de 1720 à 1722. Mais, comme le contraire se produisit dans les années suivantes, pour toutes les sommes que les prêteurs se trouvèrent en droit de réclamer, que les anciennes rentes revinrent à leur ancien taux, il n’y a pas lieu de s’arrêter à cet avilissement momentané de la puissance du capital.

L’intérêt des immeubles se trouvait, avons-nous dit, très peu inférieur dans les dernières années du XVIe siècle à celui des valeurs mobilières. Toutes les rentes foncières créées avant 1630 sont rachetables sur le pied de 6 pour 100 du revenu. Pour les maisons de Paris, la prétention des vendeurs était de les capitaliser à raison de 4 1/2 ou 4 pour 100 ; mais les acquéreurs n’entendaient pas descendre si bas (1633). De même pour les biens ruraux ; on en offre seulement 5 pour 100, une terre de 7,000 livres de rente ne trouve pas amateur à plus de 150,000 livres.

Ce ne fut que plus tard que la baisse de l’intérêt foncier s’accentua ; une terre de 11,000 livres de revenu, comme Maintenon, iut payée 250,000 livres, soit 4.40 pour 100. On remarque, du reste, que la baisse du revenu immobilier, de 1600 à 1790, correspondit à une hausse très considérable de la valeur vénale des domaines ruraux et des maisons urbaines, qui laissa, en somme, aux détenteurs du sol d’enviables compensations.

Si, dans les dernières années du XVIIe siècle, l’intérêt des terres parut remonter quelque peu, cela tint à ce que leur valeur diminuait alors dans une proportion sensible. De 1701 à 1725 le taux de 4 pour 100 était redevenu usuel ; et lorsque la hausse foncière recommença, vers 1745, elle rétablit, et au-delà, la distance qui séparait sous Colbert le capital immobilier de son revenu. Au commencement de la Révolution, comme au début de notre siècle, le taux de l’intérêt foncier n’était plus en général que de 3 1/2 pour 100 dans l’ensemble de la France.


Ve G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 15 avril.
  2. La livre tournois valut en moyenne :
    De 1200 à 1225 21 fr. 77 De 1361 à 1389 8 fr. 90 De 1488 à 1511 4 fr. 64
    De 1226 à 1290 20 fr. 1390 à 1410 7 fr. 53 1512 à 1540 3 fr. 92
    1291 à 1300 16 fr. 1411 à 1425 6 fr. 85 1541 à 1500 3 fr. 34
    1301 à 1320 13 fr.40 1426 à 1445 6 fr. 53 1561 à 1579 3 fr. 11
    1321 à 1350 12 fr. 25 1446 à 1455 5 fr. 60 1573 à 1579 2 fr. 88
    1351 à 1360 7 fr. 26 1456 à 1487 5 fr. 29 1580 à 1601 2 fr. 57
  3. La livre tournois valut en moyenne :
    De 1602 à 1614 2 fr. 39 De 1643 à 1650 1 fr. 82 De 1701 à 1725 1 fr. 22
    1615 à 1635 2 fr. 08 1651 à 1675 1 fr. 63 1726 à 1758 0 fr. 95
    1636 à 1642 1 fr. 84 1676 à 1700 1 fr. 48 1759 à 1790 0 fr. 90