La Fortune mobilière dans l’histoire/01

La Fortune mobilière dans l’histoire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 110 (p. 820-847).
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LA
FORTUNE MOBILIERE
DANS L'HISTOIRE

I.
LE POUVOIR DE L’ARGENT.

Quels sont les résultats matériels de ce qu’on nomme la civilisation, pour les différentes classes sociales : celle des propriétaires mobiliers et fonciers, celle en particulier, la plus nombreuse, des travailleurs manuels : ouvriers et paysans ? C’est pour répondre à cette question, aujourd’hui d’une actualité très vive, mais que depuis longues années déjà il s’était posée, que l’auteur de cette étude a entrepris les travaux dont il présente l’un des résultats aux lecteurs de la Revue.

Le sort du Français de 1892, qui vit du produit de ses revenus ou de son labeur, est-il le même que celui de son aïeul, en 1789, au jour de la révolution, en 1700 durant la vieillesse de Louis XIV, en 1600, sous le sceptre d’Henri IV, en 1500 à l’avènement de Louis XII ? Le même que celui de ces populations, séparées de lui par vingt-cinq ou trente cercueils d’ancêtres, qui jouirent et peinèrent comme lui, il y a cinq et six siècles, sous Charles le Sage ou sous saint Louis ? Si ce sort a changé, est-ce toujours en bien, ou au contraire, comme on l’a dit souvent, en mal ? Quelles ont été par exemple les intimes et poignantes péripéties dont la bourse des humbles fut le modeste théâtre, cette bourse qui vit au jour le jour et n’a eu, depuis sept cents ans, d’autre ambition chaque année que d’en joindre les deux bouts ?

Ce sort, après tant de vicissitudes, a-t-il en définitive empiré aujourd’hui, ou s’est-il amélioré ? Et dans quelles limites, sous l’action de quelles causes ? La masse de notre temps est-elle plus heureuse que la plèbe des temps qui l’ont précédé ? Plus heureuse économiquement, bien entendu, puisqu’il y a plusieurs sortes de bonheurs : le bonheur prêché par les religions, qui consiste à se résigner à la volonté de Dieu, à regarder la vie présente comme une épreuve, pour obtenir après la mort une félicité parfaite ; le bonheur philosophique, qui réside dans le contentement de ce qu’on a, même quand on n’a rien ou très peu de chose, dans la restriction de ses désirs à la faculté que l’on a de les satisfaire. Il y a aussi le bonheur moral, celui qui résulte des affections partagées, des succès obtenus, de tout ce qui flatte et réjouit l’esprit ou le cœur.

A celui-là se rattache, pour le plus grand nombre des citoyens, la possession de la dignité civique, de droits publics étendus, de la plus grande somme possible de liberté et d’égalité, acquise en commun à tous les membres de la nation indistinctement. Il est clair que, politiquement et socialement, la situation du Français actuel n’est pas à comparer avec celle de ses pères. On en suit, à travers les âges, les progrès lents ou rapides, selon les époques, mais presque incessans, pour admirer, à la fin de notre siècle, le degré d’élévation où elle est enfin venue, qui semble son maximum. Là-dessus tout le monde est d’accord.

Mais ce n’est pas aux jouissances de cet ordre que notre étude est consacrée. Elle ne s’occupe que du bonheur économique, de celui qui, contrairement au proverbe inventé par des millionnaires que « la richesse ne fait pas le bonheur, » naît de la richesse, ou tout au moins de l’aisance, qui consiste dans l’accroissement des besoins, créés par la possibilité de les satisfaire, du bonheur matériel enfin, de la douceur de vivre, du bien-être.

Quel est à cet égard le bilan des découvertes modernes ? Avançons-nous ou croyons-nous seulement avancer ? Sommes-nous le jouet d’illusions vaines ou avons-nous conquis quelque chose… et quoi ? La question m’a paru d’importance, et de nature à en faire surgir beaucoup d’autres. L’histoire politique et militaire de la France est faite, refaite même, et par des maîtres ; on est en train d’en mettre à nu les détails. Les négociations diplomatiques, les intrigues, les pensées les plus secrètes du passé, sont étalées devant nos yeux, percées à jour, parfois honteuses du plein air. L’histoire économique et financière de notre pays est encore à faire. Non pas que de grandes et belles œuvres ne jalonnent déjà la route que devra parcourir celui qui, un jour, l’écrira ; que la lumière n’ait été promenée autour de quelques gros événemens, le long de quelques institutions capitales ; mais, dans son ensemble, cette portion de nos origines reste obscure. Les documens sont épars encore avec lesquels nos descendans composeront des histoires complètes de l’agriculture, du commerce, des salaires, de l’argent, sous ses multiples aspects et dans ses diverses manifestations. Plus tard, peut-être, on connaîtra l’état des moyens de transport au moyen âge, ou le nombre des hectares cultivés sous François 1er, avec autant de précision, que l’on connaît le nom et la durée des maîtresses successives de Louis XIV.

Jusqu’à présent, sauf un Fustel de Coulanges, un Léopold Delisle, un Levasseur, et quelques autres en très petit nombre, les historiens laissent de côté l’économie politique, les économistes s’abstiennent d’aborder l’histoire. Il est cependant une certaine école très savante, qui extrait des trésors du sein des bibliothèques, mais elle répugne généralement à en tirer parti. Elle livre au public des blocs de marbre, qu’il ne lui plaît ni de tailler ni de voir tailler. Y porter une main profane, interpréter, dévêtir, débarbouiller seulement ces documens, vierges de toute explication, inféconds par là même, c’est, aux yeux de ces maîtres trop scrupuleux, commettre une sorte de viol historique, réduire un texte inattaquable en une vile pâte à discussion. De peur de faire mentir ce texte en le faisant parler, ceux-là préfèrent le voir se taire. Cependant, s’il se tait, nous ne saurons rien.

Pour étudier avec fruit la situation pécuniaire des différentes classes, et les transformations respectives qu’elles ont subies aux siècles passés, il fallait naturellement passer en revue les sources de leurs recettes et les chapitres de leurs dépenses. Comme de nos jours, ces recettes proviennent du capital, — valeurs mobilières ou propriété foncière, — et du travail.

L’histoire des salaires, c’est l’histoire des pauvres ; l’histoire de la terre et de l’argent, c’est celle des riches, des gens qui peuvent vivre sans travailler. C’est par eux que nous commencerons.


I

Une conclusion de ces recherches, qu’il importe de signaler tout d’abord, c’est que les faits politiques ou sociaux et les phénomènes économiques sont indépendans les uns des autres : un pays de serfs ou de demi-serfs peut être heureux, une nation de citoyens libres peut être malheureuse. Ce que de mauvais gouvernemens ont possédé sans le chercher, par suite d’évolutions physiques qui s’accomplissaient de leur temps, en dehors d’eux, à savoir le bien-être de la masse de leurs sujets, de bons gouvernemens le chercheront avec zèle et bonne foi, sans l’obtenir, parce qu’ils auront à lutter avec des forces naturelles contre lesquelles ils sont et seront toujours impuissans. Il est un enseignement donné par l’expérience des siècles qui viennent de s’écouler, c’est que, lors même que rien ne serait libre en un État, le prix des choses le demeurerait néanmoins, et ne se laisserait asservir par quiconque.

Ce que les despotes, régnant sur des populations ignorantes, n’ont pu faire dans des époques presque barbares, des parlemens, légiférant au nom d’électeurs souverains, ne l’imposeront pas à leurs commettans. Les ordonnances royales d’hier n’ont pu faire baisser, parle maximum qu’elles édictaient, le salaire des ouvriers ; les lois démocratiques de demain ne pourraient pas davantage faire hausser ces mêmes salaires, par le minimum qu’elles se flattent d’imposer. Quoiqu’il soit, en théorie, du devoir de la politique de chercher à augmenter, par des mesures législatives, le bien-être du plus grand nombre, il n’est pas pratiquement en son pouvoir de réaliser cette augmentation, non pas même d’y influer sérieusement. Et la seule chose qu’elle puisse faire, c’est de ne pas entraver, par des tentatives incohérentes, l’accroissement spontané du bien-être, que le libre jeu des forces économiques procure de nos jours à l’ouvrier.

Voilà ce que nous apprend l’histoire, qui offre, pour les faits de ce genre, un large champ d’observation. Qu’on laisse agir la civilisation moderne ! Les résultats qu’elle a jusqu’ici obtenus, — et ce sera une seconde conclusion de ces articles, — sont en vérité extraordinaires. Le progrès contemporain agit exclusivement dans l’intérêt du travailleur : le capital mobilier, puis le capital immobilier, ont été atteints l’un après l’autre, par la baisse du pouvoir de l’argent, de la livre tournois et du taux de l’intérêt, par la concurrence étrangère. Le travail gagne tout ce qu’ils ont perdu, tout ce qu’ils perdront encore. Les prodigieuses découvertes auxquelles nous assistons depuis cent ans auront pour effet fatal l’abaissement des capitalistes qui ne sont pas autre chose que des capitalistes, c’est-à-dire de la propriété léguée et oisive, en même temps que la glorification du travail, et de la propriété personnelle et récente.

Les observations qui précèdent, aussi bien que celles qui vont suivre, ont pour fondement solide les prix anciens des terres, des denrées, des salaires, et de toutes les marchandises imaginables, réunis par moi au nombre d’environ quarante mille, et classés en un certain nombre de groupes ou tableaux distincts, après avoir été convertis en francs et ramenés aux mesures actuelles du système métrique. Le lecteur entend bien que, sans ces chiffres, qui seront publiés quelque jour, cette étude ne serait qu’une dissertation plus ou moins ingénieuse, aisément réfutable. Par eux, elle acquiert un degré de certitude dont la science peut tirer profit.

Tous, nous sommes à la fois producteurs et consommateurs ; les productions des uns sont les consommations des autres, et réciproquement. Tous par conséquent, depuis le banquier milliardaire jusqu’au journalier rural qui vit de ses deux bras, nous sommes d’autant plus riches, ou d’autant plus aisés, que nous vendons plus cher nos marchandises : loyer de l’argent, de la terre, de l’intelligence ou du simple travail manuel ; et que nous achetons meilleur marché les marchandises d’autrui. Pour dresser le budget de chacun d’entre nous, depuis ceux qui dépensent par jour 25,000 francs, jusqu’à ceux qui dépensent 2 fr. 50, et apprécier les variations que ce budget a dû subir à travers les siècles, il convenait de savoir, à toutes les époques, le prix de tout ce que les hommes entre eux ont pu vendre et acheter.


II

Cela n’était pas moins nécessaire pour déterminer d’une façon positive, dans ses grandes lignes du moins, les oscillations du « pouvoir de l’argent, » depuis le commencement du XIIIe siècle, par exemple, jusqu’à nos jours. Or, la connaissance du pouvoir de l’argent est la base d’un travail historique sur la fortune mobilière.

Nul n’ignore que l’on entend par « pouvoir de l’argent, » — et par là, l’on désigne indistinctement les deux métaux monnayés, — le rapport de la valeur de l’or ou de l’argent fin d’une époque, à la valeur de l’or ou de l’argent fin d’une autre époque, prise pour terme de comparaison. Quelle somme de richesses représentait le kilogramme d’argent de 1300, de 1500, de 1700 ? Quelle est celle que procure aujourd’hui le même kilogramme d’argent ? « Ce parallèle, dit Jean-Baptiste Say, est la quadrature du cercle de l’économie politique, parce qu’il n’y a pas de mesure commune pour l’établir. » S’en tiendra-t-on en effet aux objets de première nécessité ? Fera-t-on entrer en ligne de compte toutes espèces de marchandises, et notamment les objets de luxe ? On devine les incertitudes et les difficultés que présentent ces comparaisons ; la plupart des historiens y ont renoncé, par lassitude : « les différences de valeur d’une même somme suivant les temps et les lieux, a-t-on souvent dit, ne pouvant être connues d’une manière fixe, rendent impossible la comparaison, quelquefois tentée, des richesses de deux époques ou de deux nations voisines. »

Il est, en effet, aisé d’observer que, selon le choix des élémens employés dans ces calculs de la puissance d’achat des métaux précieux, on arrive trop souvent à des résultats contradictoires ou absurdes. Tel a été malheureusement le cas de plusieurs savans, qui se sont obstinés à prendre, pour criterium du pouvoir de l’argent, une seule espèce de valeur qu’ils supposaient être, par sa nature, plus à l’abri qu’aucune autre des variations commerciales. Que cette valeur, soi-disant stable depuis l’antiquité, fut la journée du manœuvre, ou la paie du soldat, suivant la croyance assez naïve du comte Garnier, ou même le blé, suivant l’opinion qui compte les plus nombreux adeptes, aucune de ces bases isolées ne pouvait être admise. Demander au cours du blé de nous faire connaître le prix relatif de l’argent, c’est se condamner d’avance aux plus grossières erreurs ; parce que l’homme ne vit pas seulement de pain, et que la hausse ou la baisse des céréales, obéissant dans la suite des âges à des causes qui leur sont propres, ne joue qu’un rôle secondaire dans l’existence des sociétés civilisées.

C’est l’honneur de Leber, dans son Appréciation de la fortune privée au moyen âge, d’avoir bien compris et mis en relief cette vérité, que la connaissance exacte du pouvoir de l’argent ne pouvait être acquise qu’au moyen de l’accumulation d’une masse de prix, de toutes les choses nécessaires ou simplement utiles à la vie. Seulement il n’a pas réalisé le programme qu’il avait si sagement tracé. Leber a tiré des conclusions trop absolues d’un petit nombre de faits particuliers, de sorte que l’application des lois qu’il a formulées mène souvent à l’impossible. Cependant les coefficiens donnés par lui, bien qu’ils exagèrent considérablement le pouvoir de l’argent aux XIIIe et XIVe siècles, et qu’ils ne tiennent aucun compte des fluctuations singulières de ce pouvoir pendant le XVe siècle, sont demeurés classiques. Ses indications, quoique fausses, continuent à être généralement suivies, faute de guides meilleurs, par les écrivains qui veulent traduire en francs une somme exprimée en livres tournois.

Il faut d’ailleurs ajouter, à la décharge de Leber, que, son ouvrage datant d’un demi-siècle, le mouvement continuel dans lequel sont forcément les prix (aujourd’hui plus encore qu’autrefois) a dérangé, depuis cinquante ans, quelques rapports qui ont pu être justes en 1840. On doit aussi lui savoir gré d’avoir, avec les faibles ressources dont disposait alors cette branche d’érudition, — ses chiffres, pour les denrées, sont presque exclusivement tirés de l’Essai sur les monnaies de Dupré de Saint-Maur, — ouvert une voie qui peut seule conduire à la vérité. Ce mérite n’est pas mince, et l’erreur que combattait mon honorable devancier avait de dures racines.

Parallèlement aux recherches de Leber, pour la France, paraissaient au-delà des Alpes les travaux de Cibrario. Ce dernier, après avoir donné la valeur du froment au moyen âge, dans l’Italie du Nord, exprimée en monnaies piémontaises, dauphinoises, suisses ou autres, converties par lui, selon leur poids et leur titre, en francs de quatre grammes et demi d’argent fin, croit bien faire, pour nous donner le pouvoir d’achat de ces quatre grammes et demi d’argent fin, au XIVe siècle, comparé à leur pouvoir actuel, de les augmenter de toute la différence qu’il vient de constater entre les prix du froment à cette époque et à la nôtre. De ce que l’hectolitre de blé valait par exemple 8 francs en 1350, tandis qu’il valait 16 francs en 1839, Cibrario en conclut que le franc jouissait alors d’un pouvoir double de celui qu’il a aujourd’hui, que 1 franc de 1350 égale 2 francs de 1839 ; et c’est en cette monnaie idéale, en ces francs imaginaires, ainsi déduits des prix comparés du froment, qu’il évalue toutes les autres marchandises.

Par suite de ce procédé, plus le blé est bon marché dans la période dont il s’occupe, plus le coefficient décennal qu’il trouve pour le pouvoir de l’argent est élevé ; et, lorsqu’il applique ce coefficient au prix d’un bœuf, qu’il multiplie, non plus par deux, mais par trois ou par quatre, il en arrive à ce résultat bizarre que ce bœuf paraît d’autant plus cher, que le froment, à la même époque, coûtait moins. Le prix de toutes choses semble, avec ce système, monter ou descendre en raison inverse du prix du froment ; tandis que le contraire serait plus près de la vérité. Ce que Cibrario prend ainsi pour le pouvoir de l’argent n’est réellement que le pouvoir du blé, c’est-à-dire le rapport de ce grain avec les autres objets. Le célèbre économiste italien s’imagine que ce pouvoir étroit et spécial du blé est la même chose que la puissance générale des métaux précieux sur l’ensemble des marchandises, ce qui est absolument faux.

Par exemple, d’après mes évaluations personnelles, le blé vaut à peine aujourd’hui plus du double de ce qu’il coûtait en France, dans la période 1351-1375 (9 francs l’hectolitre). Mais le lard vaut maintenant quatre fois et la viande de bœuf six fois plus. En revanche, le poisson se vendait alors moitié plus cher. Le salaire des manœuvres s’élevait à 90 centimes par jour, c’est-à-dire à plus du tiers de ce qu’il est en 1892, où on l’estime communément à 2 fr. 50 ; mais le revenu de la terre était six fois moindre, et sa valeur dix-neuf fois plus basse qu’aujourd’hui. Durant ces mêmes vingt-cinq années, le kilogramme de chandelle se vendait le double de ce qu’il se vend chez nos épiciers actuels ; mais le cent de fagots valait neuf fois moins que de nos jours. On voit dans quelle mesure très diverse les anciens prix différaient des nôtres, et combien peu ils se proportionnaient au prix du blé.

Quant à Cibrario, ses calculs vicieux le conduisent dans son livre, justement estimable à d’autres égards, de l’Economie politique au moyen âge, à des affirmations extraordinaires : « On peut, dit-il, conclure qu’en général il n’existe pas une grande différence entre le prix des choses aux XIIIe et XIVe siècles et le prix actuel… L’augmentation incontestable de la richesse publique s’est équilibrée avec l’augmentation, qui en est la conséquence, de la population parmi laquelle cette richesse publique est répartie. La population s’équilibre elle-même constamment avec la quantité des subsistances. Et je pense que les recherches ultérieures, qui pourraient être faites sur une plus grande échelle, pour d’autres siècles, ne conduiraient pas à des résultats beaucoup différens. » Les phénomènes contemporains ont déjà donné à ces lignes d’éclatans démentis. De l’étude de ces phénomènes, M. Paul Leroy-Beaulieu, dans sa Répartition des richesses, a tiré de lumineux enseignemens, que le témoignage du passé, loin de les ébranler, vient ici fortifier encore.

Le prix du blé a servi de base, dans ces dernières années, à des calculs plus inexacts, s’il est possible, que ceux de Cibrario. Dans un volume, fertile en détails excellons, sur la commune de Brétigny (Seine-et-Oise), M. Bertrandy-Lacabane prétend déterminer le pouvoir de l’argent par la différence, non pas même décennale comme Cibrario, mais annuelle, entre le prix de l’hectolitre de froment exprimé en livres tournois, durant les derniers siècles, et le prix qu’il vaut de nos jours et qu’il fixe à 20 francs. Il obtient ainsi un pouvoir de l’argent annuel, basé exclusivement sur le cours du blé et sur ce cours dans une seule commune rurale. En évaluant ainsi en blé le salaire d’un domestique, on constate qu’il était payé très bon marché dans les années où le blé était cher, et très cher dans les années où le blé était bon marché. Poussée à ce degré d’asservissement du pouvoir de l’argent aux caprices d’une céréale, l’évaluation de M. Bertrandy-Lacabane viole, par son exagération même, les simples lois du bon sens.

Mais tous les autres calculs, — et il en a été fait grand nombre, — reposant uniquement sur le blé, ne sont pas, quoique d’aspect moins surprenant, plus dignes de foi que celui-ci.

Le pouvoir particulier de l’argent sur le blé n’est pas le même que le pouvoir particulier de l’argent sur telle ou telle autre marchandise, ni que le pouvoir général de l’argent sur l’ensemble des marchandises. Ce pouvoir général n’est autre chose qu’une moyenne de tous les pouvoirs particuliers ; chacun d’eux n’étant admis, bien entendu, à influer sur la moyenne qu’à raison de son importance, que dans la proportion même de son rôle dans l’existence du commun des hommes. Il est clair, comme on le faisait remarquer dans une étude sur le changement des prix depuis une douzaine d’années, qu’une baisse de moitié sur l’indigo ne compense pas une hausse d’un dixième sur le charbon de terre.

C’est la différence entre le pouvoir particulier de l’argent sur une certaine marchandise, et son pouvoir général sur l’ensemble des choses nécessaires, utiles ou simplement agréables à l’humanité, qui constitue ce qu’on appelle la hausse ou la baisse de chaque nature d’objets. Si, par exemple, le pouvoir général de l’argent a baissé de trois à un, depuis le règne d’Henri II et le commencement de celui de Charles IX (1551-1575) jusqu’à nos jours, tandis que son pouvoir sur le blé n’a baissé que d’un et demi à un, on peut dire que le blé a diminué de moitié, puisqu’il n’augmentait que de 50 pour 100 tandis que le prix de la vie triplait.

Cette expression même : « prix de la vie » n’est pas complètement exacte ; elle rend mal l’idée, beaucoup plus vaste, qui s’attache à ce mot : « pouvoir général de l’argent. » Elle tend à particulariser cette idée, à limiter un champ d’études qui doit embrasser le rapport entre les métaux précieux d’une part, et de l’autre la totalité des valeurs, à l’examen de certaines catégories de valeurs, celles par exemple des objets d’alimentation, d’habillement, d’ameublement, etc. De même que, si l’on a mis plusieurs liquides dans une cuve, pour en opérer la fusion intime, chaque portion de la mixture, si petite soit-elle, chaque goutte doit posséder, à dose égale, les mêmes élémens que l’ensemble du mélange ; ainsi, pour comparer deux kilogrammes d’argent que nous prenons à même la circulation monétaire, l’un en 1500, l’autre en 1892, et dont nous voulons savoir la puissance d’achat, il nous faut connaître non-seulement ce que l’un et l’autre nous donneront de pain, de viande, de culottes et de stères de bois, mais aussi ce qu’ils représentent de salaires ouvriers, d’appointemens et d’honoraires libéraux, de services rétribués, de propriété acquise ou louée, de chemin parcouru, suivant les systèmes de locomotion en usage, de « valeurs » en un mot, de « marchandises » ou de « richesses, » selon le terme générique que l’on préférera employer, pour désigner l’universalité des choses susceptibles d’être échangées et d’avoir un prix.

Car ces deux kilogrammes d’argent, que nous tenons en main, correspondent à toutes ces choses, à toutes ces recettes, à toutes ces dépenses ; et pour savoir ce qu’ils valent par rapport l’un à l’autre, nous ne pouvons négliger aucune des marchandises qu’ils sont susceptibles de procurer, dans une mesure plus ou moins forte. Maintenant, dans quelle mesure ces marchandises si diverses : denrées, terre, travail, influent-elles sur le pouvoir de mes kilogrammes d’argent ? Évidemment, dans la mesure où elles existent elles-mêmes sur le marché du monde, sur le marché français tout au moins. Mes deux lingots monnayés d’un kilogramme, qui renferment un peu de blé, un peu de salaires, un peu de terres, et un peu d’intérêt d’argent aussi, si on loue ces lingots au lieu de les vendre, qui renferment un peu de tout enfin, puisqu’ils procurent tout, doivent à coup sûr contenir proportionnellement autant de grammes de métal, ou mieux autant de francs, de chaque marchandise, qu’il existe de milliers, de millions, ou de milliards de francs de chacune de ces marchandises sur le sol de notre pays.

Et combien en existe-t-il ? Voilà qui n’est pas aisé à savoir. Constatons tout d’abord que cette proportion des marchandises entre elles n’est pas la même, en 1500 par exemple, et en 1892. Elle n’est la même presque à aucune époque de l’histoire, parce que toutes ces marchandises ont, dans le cours des siècles, augmenté ou diminué en quantité, et qu’elles ont haussé ou baissé en prix, par des motifs qui leur sont propres, sans qu’il y ait, comme on pourrait le croire, aucune proportion entre leur changement en quantité et leur changement en prix.

Il en est, comme la terre cultivée et le travail, qui ont augmenté à la fois en quantité et en prix, mais beaucoup plus en prix qu’en quantité ; d’autres qui ont diminué à la fois en prix et en quantité, comme certaines denrées, certaines matières premières abandonnées pour d’autres : les poissons d’eau douce, le pastel. D’autres ont été découvertes ou apportées du dehors, que l’on ne connaissait pas ou dont on ne pouvait user : la pomme de terre, les bois exotiques. D’autres ont augmenté en prix moins qu’en nombre : les chevaux, par exemple ; d’autres enfin ont augmenté en nombre et diminué en prix : tels les tissus. L’or et l’argent eux-mêmes ont augmenté en quantité, beaucoup plus qu’ils n’ont baissé de prix ; puisqu’il y a peut-être sur la surface de l’Europe quarante fois plus de métaux précieux, en 1892, qu’il n’y en avait en 1520, tandis que leur prix de vente, — autrement dit leur puissance d’achat, — n’a baissé depuis lors que de cinq à un, et que leur prix de loyer, — autrement dit le taux de l’intérêt, — n’a baissé que de trois à un, tout au plus.

Il résulte de ce qui précède que, si l’on connaissait la valeur de tous les salaires, de toute la terre, de toutes les marchandises consommées annuellement sur le territoire actuel de la France, en 1520 d’une part, et d’autre part en 1892, comme on sait, semaine par semaine, la quantité de tonnes de sucre produites et absorbées dans le monde entier, on s’apercevrait que la proportion de toutes ces richesses, les unes vis-à-vis des autres, est tort peu semblable aux deux dates ; et que par conséquent chacune d’elles représenterait une parcelle très différente d’une somme d’argent qui s’applique indifféremment à toutes. Par suite, le pouvoir de l’argent, dans sa hausse ou sa baisse sur chacune, les a affectées beaucoup plus ou beaucoup moins, selon qu’il en existe plus ou moins autrefois et aujourd’hui.

Ce gigantesque inventaire des valeurs ne peut être tenté sérieusement, dans l’état de la science, — pourra-t-il l’être jamais ? — pour aucun des siècles qui ont précédé le nôtre. Pour notre siècle, même avec les renseignemens dont on dispose sur l’agriculture, le commerce, l’industrie, il ne peut l’être mathématiquement. La plupart des valeurs rentrant les unes dans les autres, on se trouverait additionner plusieurs fois, sous des formes multiples, la marchandise la plus simple. Une paire de bas de laine figurerait, comme « bas, » parmi les objets d’habillement, comme laine brute à l’article « matières premières, » et à l’article « moutons sur pied. » Implicitement ces bas figureraient à l’article « salaires, » puisqu’ils ont exigé une certaine quantité de main-d’œuvre, depuis le berger qui faisait paître les moutons jusqu’au marchand en détail qui vend, sous forme de bas, la laine de ces moutons, lavée, filée, teinte et façonnée suivant sa destination définitive. Les bénéfices professionnels de tous les intermédiaires, fabricans ou négocians, sont aussi compris dans la valeur de cette paire de bas ; et aussi leurs frais généraux : commis, loyer, etc. Et dans leur loyer entre, pour une part, le prix des matériaux de construction de leur maison, et celui de la terre sur laquelle cette maison est assise. Le revenu de la terre entre, pour une autre part, dans le prix du bas de laine, puisque c’est la terre qui a nourri le mouton ; et ainsi de suite, à l’infini…

J’ai cru plus sage et plus pratique, pour calculer le pouvoir général de l’argent, de le rechercher par un procédé rationnel, dont je dois au lecteur l’exposé sommaire : il est possible, lorsqu’on possède un assez grand nombre de chiffres, de comparer le prix de la vie actuelle avec le prix de la vie d’une époque déterminée. Ce calcul repose sur des bases absolument positives pour la masse populaire, dont la consommation est bornée à un petit nombre d’objets de première nécessité. Il repose encore sur des données solides, lorsqu’on s’élève aux classes aisées ou riches, parce qu’on introduit dans leurs dépenses une part de plus en plus grande d’objets de simple agrément, ou de luxe. Dans tous ces cas on prend pour point de départ, à deux dates diverses, un chiffre fixe qui représente les recettes, et additionnant la somme de besoins ou de jouissances auxquels ce chiffre correspond, on conclut, s’il en représente deux, trois ou quatre fois plus, que le prix de la vie était deux, trois ou quatre fois moins élevé à une époque qu’à l’autre.

On trouve ainsi pour la classe riche, pour la classe moyenne, pour la classe- ouvrière, trois pouvoirs de l’argent, spéciaux et différens, dont chacun a dû être recherché à part, et qui servent de types. On sait approximativement par les statistiques officielles, surtout depuis les travaux récens qui ont été faits à ce sujet[1], comment la richesse est répartie dans la France de 1892. On peut diviser les revenus en trois catégories : ceux qui sont inférieurs à 2,400 francs par famille ou par individu isolé, et qui forment environ 60 pour 100 de la masse totale ; 30 pour 100 de cette masse sont ensuite représentés par les revenus de 2,400 à 7,500 francs. Enfin 10 pour 100 seulement des recettes françaises privées se composent de revenus supérieurs à 7,500 francs.

Les individus se trouvent de leur côté répartis, au point de vue pécuniaire, en trois fractions : la première, presque exclusivement recrutée parmi les cultivateurs et les artisans, qui possède 60 pour 100 de la richesse nationale, tonne à peu près 80 pour 100 de la population. La seconde, à qui échoient 30 pour 100 environ du total des revenus, correspond à 18 pour 100 de la population ; la troisième, qui prélève 10 pour 100 dans la fortune générale, ne comprend que 2 pour 100 de la population, une famille ou un individu sur 50. Les 2 pour 100 des familles ou des individus isolés, — soit à peu près 200,000 feux, en comptant quatre personnes par feu, — ayant en France plus de 7,500 francs à dépenser par an, peuvent être divisés en 40,000 propriétaires fonciers, 40,000 propriétaires de valeurs mobilières, et 120,000 personnes qui obtiennent ce revenu par les bénéfices du commerce et de l’industrie, les professions libérales et le service de l’État ou des grandes administrations, en y joignant des biens personnels, de nature et d’importance variable.

S’il s’agissait de mesurer le degré d’aisance ou de fortune des Français contemporains, par rapport aux Français d’il y a cent, deux cents, cinq cents ans, on devrait multiplier les subdivisions dans le sein de chacune de ces trois catégories. Il est naturellement une foule d’espèces particulières dans chaque classe, selon que leurs membres sont célibataires ou mariés, selon que les familles sont plus ou moins nombreuses, et, dans la classe ouvrière, selon que les membres de la famille sont plus ou moins en état de travailler. Ici nous ne prétendons obtenir que des moyennes, donnant un degré suffisant d’exactitude.

Les pouvoirs particuliers de l’argent, qui s’appliquent à chacune de ces classes, et qui formeront ensemble le pouvoir général ou commun des métaux précieux, dans la proportion de 60, 30 et 10 pour 100, ne seront eux-mêmes que les moyennes de la puissance d’achat des sommes qui composent le budget de chaque catégorie. Ce budget se divise en deux parts, les recettes et les dépenses, que l’on peut supposer égales, bien qu’il y ait entre elles un écart représenté par l’épargne. Les salaires ouvriers, les gages des domestiques, le prix de loyer d’à peu près la moitié du sol cultivé, — cette moitié que possèdent aujourd’hui, et qu’ont aussi possédée autrefois nos millions de petits propriétaires, — les appointemens des petits emplois, telles sont les sources fort simples des recettes de la masse populaire. Ses dépenses ne sont pas moins rudimentaires : nourriture, logement, vêtement, éclairage et chauffage. Les dépenses de première nécessité s’amplifient dans la classe moyenne, et se compliquent d’un certain nombre d’autres frais, auxquels l’aisance relative de 2,400 à 7,500 francs permet de faire face. L’origine des recettes consiste alors soit dans la rente de la terre, dont cette classe possède aujourd’hui les trente-cinq centièmes environ, soit dans les honoraires des professions libérales, dans la rémunération attachée aux diverses fonctions publiques ou privées, et dans le revenu des valeurs mobilières, que les fluctuations du taux de l’intérêt permettent d’apprécier.

Enfin, dans la classe riche, qui commence aux rentiers simplement aisés de 7,500 francs, pour s’élever jusqu’aux archimillionnaires du XIXe siècle, successeurs de ces mihoudiers du XVIe, ainsi nommés parce qu’ils pouvaient dépenser mille sous ou cinquante livres par jour, les élémens des recettes sont les mêmes que dans la tranche sociale précédente, mais doublés, décuplés, centuplés ; et parmi les dépenses, où les objets de première nécessité ne tiennent qu’une place amoindrie, figurent les denrées recherchées, les meubles et vêtemens de luxe, chevaux, voitures, chasses, bijoux, tableaux, voyages, et ce que comporte un train de maison. Tout cela n’est d’ailleurs l’apanage que d’un très petit nombre de privilégiés, un sur quinze ou vingt peut-être, parmi ces détenteurs de plus de 7,500 francs de rente, qui ne représentent eux-mêmes qu’un cinquantième de la nation.


III

Que ce procédé soit sujet à critiques, qu’il y ait place à quelque arbitraire dans le quantum que l’on attribue aux recettes et aux dépenses de diverse nature de chacun de ces budgets, je n’en disconviens pas : par exemple, des marchandises d’autrefois ont cessé d’être en usage ; eût-on 500,000 francs de rente, on ne s’habille plus aujourd’hui, pour aller dans le monde, avec ces étoffes d’or ou d’argent si estimées de nos pères. Il y a des marchandises nouvelles : le café, le tabac. Il en est, parmi les anciennes, qui ont passé de la catégorie superflue à la catégorie nécessaire, comme le sucre ; ou de la catégorie nécessaire à la catégorie superflue : quand les garçons meuniers de Basse-Bretagne stipulaient jadis, dans leur contrat de louage, « qu’ils ne mangeraient pas de saumon plus de trois fois par semaine, » ce poisson n’était pas, en ces contrées du moins, un aliment fort coûteux. Force est bien pourtant de classer chaque marchandise dans la catégorie à laquelle elle appartient de nos jours.

Tel qu’il est, ce mode de recherche du pouvoir de l’argent a, sur tous ceux que l’on a employés jusqu’à ce jour, l’avantage de comprendre presque toutes les valeurs et de leur attribuer une importance proportionnée à leur nombre et à leur prix.

Une erreur assez accréditée, dont il est bon de faire justice, c’est l’axiome de la décroissance prétendue « fatale » du pouvoir de l’argent. Cette décroissance est si peu fatale qu’elle a subi, dans l’antiquité, autant qu’on en peut juger par les quelques chiffres qui sont parvenus jusqu’à nous, de longs temps d’arrêt et de brusques retours en arrière. Elle en a subi dans notre XIXe siècle, la plupart des économistes l’ont remarqué. Le pouvoir de l’argent ou, si l’on veut, le coût de la vie, n’est pas le même à l’heure actuelle dans les diverses parties du globe. Les premiers voyageurs qui pénétrèrent au Thibet, il y a une quarantaine d’années, furent surpris du taux exorbitant auquel s’y maintenaient les denrées les plus vulgaires, taux qui tenait à la fois à la pauvreté du pays en produits manufacturés et agricoles et à une richesse en métaux précieux qui dépassait, non pas peut-être comme le dit le P. Huc : « tout ce qu’on peut imaginer, » mais très certainement les besoins restreints d’une population pastorale et clairsemée.

Au temps de Socrate, cinq siècles avant notre ère, l’hectolitre de blé ne coûtait pas moins cher qu’au temps de Philippe-Auguste, c’est-à-dire environ 4 francs, et un mouton valait le même prix sous Solon que sous Charles VIII, c’est-à-dire à peu près 1 franc. La vie était très certainement meilleur marché au IIe siècle après Jésus-Christ, dans la Gaule cisalpine, où la nourriture d’un homme ne revenait, si l’on en croit Polybe, qu’à 0 fr. 02 par jour, qu’elle ne l’était en Égypte deux cent cinquante ans auparavant. La Rome impériale payait son vin ordinaire plus cher qu’il ne valait, il y a quinze ans, dans le département de l’Hérault, avant les ravages du phylloxéra. Il ne paraît pas que le pouvoir de l’argent fût plus bas, dans son ensemble, à l’avènement de saint Louis, qu’il l’était à l’avènement de l’empereur Auguste ; et la terre se louait bien plus cher en Italie, sous les Césars, — près de 100 francs l’hectare, dit M. Fustel de Coulanges, — qu’en France sous les Valois.

Pour m’en tenir aux six siècles qui ont fait l’objet de mes travaux personnels, le pouvoir de l’argent n’a nullement suivi la marche constamment descendante que Leber, et après lui la plupart des écrivains ont admise. Quatre fois et demie plus fort que de nos jours, dans le premier quart du XIIIe siècle (1201-1225), il diminue graduellement à quatre jusqu’à Philippe le Bel, puis à trois et demi sous les derniers Capétiens, et en 1351-1375 à trois fois seulement ce qu’il est aujourd’hui. La vie était chère en France sous Charles le Sage, et les contemporains s’en inquiétaient. Un mémoire de 1367 s’occupe de l’abaissement de la valeur de l’argent et de l’élévation du prix des denrées. Cette hausse s’arrête subitement avant le début du XVe siècle, et l’affaissement des prix commence vers 1390, plus ou moins rapide selon les provinces et selon la nature des marchandises, pour aller toujours s’accentuant jusque vers 1475, où il atteint son maximum. Ce fut là l’époque du plus grand pouvoir commercial des métaux précieux. Avec 1 fr., on obtenait, de 1451 à 1500, deux fois plus de marchandises qu’on ne s’en fût procuré, avec la même somme, cent ans auparavant. Le pouvoir de l’argent avait monté, autrement dit, la vie avait baissé du tiers au quart de ce qu’elle coûte aujourd’hui, de 1375 à 1400 ; elle était devenue, en 1401-1450, quatre lois et demie, et en 1451-1500 six fois moins chère qu’à l’heure actuelle.

Jamais, depuis 1200, l’or et l’argent n’avaient été si recherchés, jamais les marchandises n’avaient été à si vil prix ; on était alors presque aussi riche avec 0 fr. 50 par jour qu’on l’est maintenant avec 3 francs. Le journalier l’était même davantage, puisque son salaire quotidien n’était descendu que de 0 fr. 90 à 0 fr. 60, tandis que l’hectolitre de froment tombait de 9 francs à 3 fr. 25 de 1375 à 1475. Cet état de choses dura peu ; dès le commencement du règne de Louis XII, en 1500, la hausse recommence sous l’influence de causes intérieures ; à partir de 1525, on s’aperçoit de la découverte de l’Amérique. Naturellement, l’Espagne et les possessions espagnoles en sont les premières affectées : les fonctionnaires des Pays-Bas reçoivent, dès 1527, des supplémens de traitemens « à cause de la cherté des vivres qui est à présent ; » les Francs-Comtois déplorent, en 1546, cette cherté « qui règne partout et principalement dans le comté de Bourgogne. »

Quand on lit les lettres de Pizarre et de ses compagnons au Pérou (1533), on voit que l’Europe fit un rêve des mille et une nuits. Ces explorateurs, de l’autre côté de l’Atlantique, disant « qu’on leur offre tant d’or qu’ils en seraient saouls, » ont l’ivresse, la folie, le détraquement du métal vénéré. Ce fut la grande révolution économique des temps modernes, comme la disparition du servage avait été, trois siècles auparavant, celle des temps féodaux, comme l’usage de la vapeur et de l’électricité sont celle de l’époque contemporaine. La première avait transformé la terre et le travail ; la seconde transforme le numéraire, la marchandise-type, signe des échanges ; quant à la troisième, on ne sait encore ce qu’elle ne transformera pas.

De 1492 à 1544, on avait importé d’Amérique 279 millions de métaux précieux, c’est-à-dire une quantité égale à celle que toutes les mines, alors exploitées en Europe, qui rendaient en moyenne, d’après les estimations les plus favorables, 5 à 6 millions par an, avaient pu produire ensemble pendant la même période. Le rendement annuel était ainsi doublé. Dans la seule année 1545, les importations s’élevèrent subitement à 492 millions. La fameuse mine du Potosi commençait à être exploitée ; douze ans après, on inventait le procédé de l’amalgamation à froid, qui réduisait sensiblement les frais d’affinage du minerai, et, en 1559, la paix de Cateau-Cambrésis, rétablissant les relations entre l’Espagne et la France, ouvrait un libre accès à l’inondation métallique dont notre pays se ressentait déjà si fortement.

Le pouvoir de l’argent, après avoir baissé d’un quart de 1520 à 1540, baissa encore de moitié jusqu’au début du XVIIe siècle. Cette hausse des marchandises, qui avaient par suite triplé en soixante-quinze ans, était, vers la fin du XVIe siècle, le sujet des préoccupations de ceux qu’on appellerait aujourd’hui les économistes. Chacun en donnait une explication plus ou moins plausible, édifiait sa théorie particulière sur des raisonnemens plus ou moins sensés. Si l’on ne voyait pas de nos jours des hommes d’État recommandables partager, assez naïvement parfois, les aberrations économiques de la foule, on aurait peine à se figurer comment, au temps d’Henri III, des financiers et des penseurs de mérite ont cherché si loin la cause d’un phénomène qui leur crevait les yeux. Bodin est le seul qui ait attribué la crise à l’abondance nouvelle et inouïe des métaux précieux ; mais Garrault, général des monnaies, soutint qu’elle venait de « la pénurie et nécessité de l’argent, engendrée par la guerre civile ; » et Malestroit, maître des comptes, affirmait qu’on était dupe d’un trompe-l’œil, que rien n’avait haussé depuis trois cents ans, autrement dit que la hausse n’était qu’apparente et venait de la dépréciation de la monnaie. Entre ces diverses opinions le public d’alors demeurait perplexe. Or cette dépréciation de la livre tournois n’a pas été plus sensible de 1500 à 1600, qu’elle ne l’avait été de 1400 à 1500, ou de 1300 à 1400 ; et nous pouvons constater combien Malestroit se trompait quand nous voyons le kilogramme d’or ou d’argent de 1595 ne valoir plus en terres, en salaires, en blé, en viande, en étoffes, que les deux tiers, la moitié, le quart ou le cinquième, selon les objets, et, en moyenne, que le tiers de ce que valait le kilogramme de 1495.

Cependant la masse d’or ou d’argent, épandue sur la surface de l’Europe en 1595, était de beaucoup supérieure au triple de celle qui existait cent ans auparavant ; elle était peut-être cinq ou six fois plus grande. En admettant, avec M. Michel Chevalier, que le stock de métaux précieux du monde civilisé fût de 1 milliard de francs, dans le premier quart du XVIe siècle, il n’est pas exagéré de le chiffrer à 5 ou 6 milliards dans les premières années du XVIIe. Comment donc l’augmentation des métaux disponibles n’a-t-elle fait baisser leur puissance d’achat que dans une proportion très inférieure à cette augmentation ? Nous touchons ici au point le plus obscur, le plus difficile à pénétrer, mais aussi le plus intéressant de l’histoire des variations du pouvoir de l’argent : je veux dire les causes de ces variations et leurs conséquences, leurs rapports avec la prospérité publique.

Les marchandises augmentent de prix pour deux motifs : ou parce qu’elles deviennent plus rares, ou parce que l’argent devient plus abondant. De même, les marchandises diminuent de prix, ou parce qu’elles deviennent plus abondantes, ou parce que l’argent devient plus rare. Certes, quand une seule marchandise (terre, travail, matériaux, tissus) augmente ou diminue de prix par rapport aux autres, c’est évidemment une cause spéciale à cette marchandise qui agit, ce n’est pas l’augmentation ou la diminution de l’argent qui produit le fait. Mais quand il voit l’ensemble des marchandises augmenter ou baisser de prix, l’historien peut demeurer indécis.

Il y a des momens en effet où les métaux précieux deviennent plus abondans, comme au XVIe siècle, et où l’augmentation des prix est fictive ; cependant l’ancien rapport entre l’argent et les marchandises ne s’est pas déplacé de toute l’augmentation du métal ; ce qui laisse supposer que la demande d’argent a été plus forte que précédemment, soit par l’accroissement de la population, soit par une plus grande activité du commerce, dont les transactions devenaient plus nombreuses et plus importantes, soit par l’extension des contrées nouvellement policées. Une semblable diminution du pouvoir de l’argent peut coïncider avec une période de bien-être. Un autre cas de diminution du pouvoir de l’argent, de hausse des prix, c’est celui des époques de guerre, de bouleversemens, où toutes choses deviennent moins abondantes (la terre et les produits de la terre, parce qu’ils sont moins aisés à exploiter, le travail, parce que la population diminue), et où ces marchandises coûtent plus cher, parce que l’argent cesse encore moins de circuler que les marchandises ne cessent d’être produites. Il peut arriver aussi que les marchandises et l’argent restent, les unes vis-à-vis de l’autre, dans un rapport stationnaire, que les prix dans leur ensemble varient peu, et que tantôt cet état cache une crise, si les marchandises et le métal précieux diminuent tous deux à peu près également, tantôt qu’il corresponde à une ère de progrès s’ils augmentent tous deux dans une proportion à peu près semblable.

On ne peut donc rien conclure, relativement à la prospérité publique, ni de la diminution du pouvoir de l’argent, ni de l’immobilité de ce pouvoir ; .puisqu’il se trouve diminuer ou demeurer immobile, aussi bien dans des momens de crise que dans des momens de progrès. On ne peut conclure davantage de l’augmentation du pouvoir de l’argent, puisqu’elle peut provenir de la très grande abondance des marchandises, aussi bien que de la très grande rareté du métal et que, dans la première hypothèse, elle est un indice de prospérité, et dans la seconde un indice de malaise.

Si l’augmentation ou la diminution du pouvoir de l’argent ne prouve rien, à première vue, dans l’histoire économique, elle révélerait d’une façon infaillible l’état matériel d’un pays, lorsqu’on en découvrirait les motifs : ainsi l’augmentation du pouvoir de l’argent indique un état de gêne lorsqu’elle tient à une moindre abondance de métal ; parce que le métal ne diminue pas effectivement, mais il rentre dans les poches, dans les coffres ou dans les bas. Et cette disparition factice de l’or et de l’argent, qui en cause le renchérissement, n’est autre que le resserrement du crédit. Quant à la diminution du pouvoir de l’argent, elle est signe de crise si elle provient de la rareté des marchandises, et elle ne signifie rien si elle provient de l’abondance des métaux précieux.


IV

En voyant les prix insensés qu’atteignent les marchandises à la fin du XVIe siècle, on est assez étonné de ne pas trouver grandes plaintes à ce sujet dans les chroniques, journaux de famille, livres de raison, où la classe bourgeoise consigne volontiers, à huis-clos, ses impressions de toutes sortes. La misère, qui est grande pourtant sous la Ligue, n’atteint donc pas cette classe-là. C’est plutôt la classe ouvrière qui souffre alors, la classe des vendeurs de travail, aux champs et à la ville, parce que le prix du travail était bien loin d’avoir haussé dans la même mesure que les autres prix. Depuis 1500, la journée du manœuvre avait augmenté de 30 pour 100, et les céréales de 400 pour 100. A l’avènement de Louis XII, le blé se payait 4 francs l’hectolitre, et l’ouvrier agricole gagnait 60 centimes par jour ; à l’avènement d’Henri IV (1590), le blé se vendait 20 francs l’hectolitre, et le salaire du même ouvrier agricole n’était que de 78 centimes par jour. Cela tenait-il à la multiplication excessive de la population ? Le ventre des femmes d’Europe était-il plus fécond que le sein de la terre d’Europe ? La seconde produisait-elle moins de blé que les premières ne procréaient d’enfans ? Sans doute ; et cependant le trop-plein d’habitans mourait de faim devant les monceaux de blé et de denrées innombrables, qui ne demandaient qu’à sortir de la terre vierge ; car la moitié au moins de ce vieux continent était inculte. Ce changement de rapport de la valeur des marchandises, entre elles, a eu des conséquences sociales incalculables.

Étudions seulement ici les rapports de l’argent avec l’ensemble des marchandises, et avouons que, si le mouvement ascensionnel des prix au XVIe siècle, souvent raconté, nous est bien connu, si nous suivons aisément de, 1500 à 1600 les effets prodigieux de chacun de ces arrivages de lingots sur le marché monétaire de l’ancien monde, comme dans une bataille un spectateur découvre, d’un poste d’observation élevé, la trajectoire des obus, et calcule leurs ravages probables dans les rangs où ils tomberont, les fluctuations des trois siècles précédens (de 1200 à 1520), qui n’ont pas été moins extraordinaires, nous sont beaucoup moins explicables.

Nous voyons que le pouvoir de l’argent diminue de 1200 à 1390, augmente de 1390 à 1460, et demeure à peu près stationnaire de 1460 à 1500, avec une légère baisse de 1500 à 1520. Mais nous n’avons aucune statistique de la production des métaux précieux, de 1200 à 1520 ; nous ne possédons de renseignemens que sur l’autre terme du problème, — la production plus ou moins active des marchandises, — par l’histoire de l’agriculture, du commerce, et des événemens politiques généraux qui ont influé sur l’état physique de la nation.

On sait, à n’en pouvoir douter, que le règne de saint Louis et les années qui le suivirent, jusqu’à la fin du XIIIe siècle, furent en France une époque heureuse. Un grand nombre de terres ont été défrichées en ce temps-là ; la suppression graduelle du servage créait la petite propriété, et modifiait de la manière la plus favorable l’exploitation du sol. L’organisation corporative du travail bien différente de ce qu’elle deviendra plus tard, améliorait la condition des ouvriers et poussait par suite à l’extension de la population ; bref, l’état matériel, comparé à ce qu’il avait été au siècle précédent, favorisait bien davantage l’accroissement des marchandises de toute nature. Cependant ces marchandises, qui ont dû augmenter en quantité, augmentent aussi de prix ; le pouvoir de l’argent baisse. Il faut donc admettre que la production des métaux précieux a dû croître plus encore que la production des marchandises. Le fait, bien que nous n’en ayons aucune preuve positive, paraît certain.

Cet état de choses ne se modifia pas durant les trois premiers quarts du XIVe siècle, ou, pour mieux dire, il s’accentua. Et pourtant ce XIVe siècle fut, politiquement, aussi fou que son prédécesseur avait été sage. Le gouvernement des princes eut beau être mauvais, il ne parvint pas à contre-balancer les conditions économiques de la circulation, de la répartition des richesses. Les tripotages monétaires de Philippe le Bel (1306) n’eurent pas d’influence appréciable sur la fortune publique, ni sur le prix des choses ; la réaction féodale, que l’histoire nous dit avoir eu lieu sous ses fils (1328), n’eut aucun contre-coup dans les masses populaires. Ce fut une querelle de grands, dont les petits ne se ressentirent pas. Il en sera de même plus tard, en Angleterre, durant la guerre des Deux-Roses. Bien mieux, pendant que Philippe VI et Jean le Bon essuyaient les terribles défaites de Crécy et de Poitiers (1346-1356), que le dernier mourait prisonnier à Londres, le trésor royal étant à sec, la révolution dans Paris, la jacquerie dans les campagnes, les Anglais maîtres de la moitié de la France, et les « grandes compagnies » de brigands, semi-Cartouches et semi-chevaliers, se gobergeant dans l’autre moitié, le loyer des maisons, le prix de toutes les denrées, de tous les services, tous les prix en un mot, sauf ceux des terres qui baissaient de 50 pour 100, s’élevaient sans interruption.

Doit-on croire que la force d’impulsion, l’élan donné au XIIIe siècle, suffisait pour maintenir cette prospérité matérielle ? que la France a vécu de 1320 à 1390 sur les réserves qu’elle avait faites de 1250 à 1320 ? La chose serait possible, pour quelques années du moins. Nous en voyons des exemples dans les temps modernes. Même dans l’époque contemporaine, la gêne ne se manifeste pas le jour où naissent les causes qui vont la provoquer, ni l’aisance ne commence jamais à renaître aussitôt que la marche en avant redevient possible. Mais, pour une durée de plus d’un demi-siècle, on ne peut admettre cette hypothèse. L’histoire aurait-elle exagéré ? Ferait-elle dater à tort du milieu du XIVe siècle l’ère désastreuse qui ne devrait commencer qu’avec le XVe ? Je ne le crois pas. La machine féodale, qui avait été fortement montée aux âges antérieurs, continua-t-elle de fonctionner par ses petits rouages, alors que les grands ressorts étaient arrêtés ? Le morcellement de la domination et de l’administration amortissait-il, dans l’intérieur de chaque fief, le choc des coups que donnait ou recevait le suzerain du royaume ? Si M. Carnot était obligé d’aller tous les ans à Constantinople prêter foi et hommage au sultan, pour la République française, cela n’empêcherait pas les fermiers de payer leurs propriétaires comme devant. Quand les Anglais dominaient en Guyenne et en Normandie, l’économie intérieure des paroisses gasconnes ou normandes n’était pas modifiée pour cela.

Tout en admettant que l’état politique demeurât distinct de l’état matériel, il faut bien reconnaître que l’avilissement progressif de l’argent, le renchérissement de la vie dût avoir ses causes spéciales, les mêmes peut-être qu’au siècle précédent, dont nous apercevons quelques-unes, dont d’autres nous échappent.

Elles cessèrent assez brusquement d’agir, non-seulement en France, mais dans les pays voisins, en Angleterre, en Italie, en Allemagne, vers 1390, précisément après le règne de Charles le Sage, qui fut pour nous, au milieu de la guerre de cent ans, une oasis réparatrice. Dès lors, le pouvoir de l’argent augmente, la vie diminue de prix, les terres continuent de baisser d’une façon effrayante ; les salaires seuls résistent à cet effondrement, peut-être parce que la population décroît plus encore que la quantité de métaux précieux. Et ce mouvement ne subira presque aucun temps d’arrêt jusqu’en 1500. Il se poursuivra, aussi bien pendant la démence de Charles VI que durant le relèvement du royaume avec Charles VII, et il atteindra son apogée sous Louis XI et Charles VIII, dans les années les plus prospères que la nation ait jamais connues avant notre siècle.

A quoi donc attribuer cette hausse de l’argent sur les marchandises, indépendante de tout événement politique, indépendante du pouvoir de l’argent sur lui-même, dont le crédit, partant létaux de l’intérêt, est le criterium ? (Le taux de l’intérêt est plus bas sous Louis XII que sous Charles le Sage ; l’argent procure plus de marchandises, mais il procure moins d’argent.) A quoi l’attribuer, sinon au changement, d’une date à l’autre, du rapport de la masse des métaux précieux avec la masse des marchandises ? Qui a motivé ce changement ?

Un fait singulier, mais appuyé de nombreux témoignages, c’est que la quantité d’argent et d’or consacrée aux bijoux, aux meubles, aux usages domestiques, par conséquent retirée de la circulation monétaire, est beaucoup plus grande au XVe siècle, où l’argent est cher, qu’au XIVe où l’argent est bon marché. Les particuliers et les princes du XIVe siècle avaient bien moins d’argenterie que ceux du XVe. On sait quel était en ce genre le luxe d’un Charles le Téméraire, tandis que son aïeul Jean sans Peur ne dédaignait pas, dans sa jeunesse, de se servir de plats d’étain pendant que l’on réparait sa vaisselle d’argent, assez mesquine. L’inventaire du comte d’Angoulême accuse, en 1497, pour plus de cent kilogrammes d’écuelles, bassins, aiguières, tasses et coupes d’argent. Ce chiffre paraît lui-même modeste, auprès du faste que de simples citoyens allemands déployaient alors sur leur table. « J’ai été traité à Cologne, raconte un témoin cité par Janssen, avec onze autres invités, dans de la vaisselle d’argent ; des marchands font venir pour leur ameublement personnel des objets d’or et d’argent pesant trente, quarante et jusqu’à cent livres. » (1495.)

Au XVIe siècle, de nouveau, le luxe de l’argenterie paraît diminuer pour reprendre au XVIIe ; en 1615, le parlement demandait au roi « d’interdire la vaisselle d’or, et la profanation de celle d’argent jusques aux moindres ustensiles de feu et de cuisine. » Et cependant il y a pléthore de 1525 à 1600, tandis que le pouvoir de l’argent se relève à partir du règne d’Henri IV.

Une semblable anomalie ne s’explique que d’une seule façon : c’est que l’abondance relative d’or et d’argent, pendant tout le cours du XIVe siècle, a dû introduire peu à peu dans les mœurs l’emploi de l’orfèvrerie et des bijoux ; que ce genre de luxe une fois généralisé, dans les classes aisées s’entend, a subsisté durant le XVe siècle, même après être devenu très onéreux, par cette force de l’habitude, si puissante sur chacun d’entre nous, qui fait que les ouvriers enrichis continuent souvent à se nourrir, à se vêtir, à se loger, comme avant d’être parvenus à la fortune, et que les bourgeois, même tombés dans la pauvreté, ne parviennent pas à renoncer à certaines dépenses somptuaires, qui demeurent pour eux de première nécessité. Le besoin d’ustensiles d’argent était donc devenu assez vif en 1400, au moment où il allait être de plus en plus difficile à satisfaire ; et, après avoir lutté cent ans contre la force des choses, il s’était affaibli en 1520. Lorsque la découverte de l’Amérique lui permit de reparaître, il mit cinquante ou soixante-quinze ans à reprendre, sur les classes moyennes, l’empire qu’il avait perdu.

Ce n’est pas, d’ailleurs, la mainmise de l’orfèvrerie, au XVe siècle, sur un stock plus important de métaux précieux, qui a pu déterminer la hausse de ces métaux. Quoique plus répandu que dans la période précédente, ce genre de luxe l’était encore trop peu pour influer, d’une manière aussi sensible et aussi continue, sur le pouvoir de la monnaie. Je ne crois pas que le passage de l’or et de l’argent, d’Europe dans l’extrême Orient, par le fait du commerce des soieries, des tapis, des épices et des autres produits, que nous payions alors en monnaie, non en nature, ait pu davantage en être cause ; ce commerce était en somme tout aussi actif, sinon davantage, au XIVe, siècle où l’argent perdait de sa puissance, qu’au XVe, où cette puissance ne cessait de grandir. Par la même raison on ne peut attacher d’importance à la diminution de la masse monnayée, sous l’action du frai, ni à son retrait du marché public par l’effet de la thésaurisation stérile de quelques chrétiens, observateurs trop scrupuleux des prohibitions ecclésiastiques sur le prêt à intérêt condamné comme usuraire. L’une et l’autre de ces causes agissaient au XIVe siècle comme au XVe et la seconde n’a jamais été bien efficace.

On n’en saurait dire autant de la perte de métaux précieux qui a dû résulter entre 1360 et 1450 de leur enfouissement, par le désir de sauver, durant cette période déplorable, une partie de sa fortune, en la mettant à l’abri des pillages. Il est vraisemblable que des individus possédant une certaine masse de monnaie l’aient cachée, et que, n’ayant révélé à personne le secret de leur cachette, ils aient souvent emporté ce secret dans la tombe. Lorsque cette cachette était en quelque endroit écarté, dans une cave ou dans les champs, l’or et l’argent ainsi entassés ont pu être perdus pour toujours. De semblables dépôts étaient-ils confiés à l’épaisseur d’une muraille, à quelque meuble compliqué, leur trouvaille, certaine tôt ou tard, n’en demeurait pas moins indéfiniment retardée.

Une autre sorte d’enfouissement, bien plus grave que le précédent, qui à coup sûr se produisit en France à la fin du XIVe siècle, de la façon la plus générale, et contribua par conséquent à augmenter le prix de l’argent en le raréfiant, c’est l’arrêt du crédit, la suspension partielle de la vie nationale, l’espèce de retour à la barbarie qui signale ce temps désastreux. Mais tout cela était circonscrit à nos frontières ; ni l’Allemagne, ni l’Angleterre, ni l’Italie, ne souffraient de semblables maux. Cependant, le pouvoir de l’argent y augmente de la même manière qu’en France, avec autant de rapidité ; et il est certain que les divers pays d’Europe qui, malgré l’activité de leurs relations contemporaines, ressentent à peine, en plein XIXe siècle, le contre-coup des crises financières sévissant chez leurs voisins, quand ces crises ont une origine purement locale, n’auraient pas au milieu du moyen âge, où leurs rapports les uns avec les autres étaient si bornés, éprouvé les effets de nos malheurs intimes.

Les mines d’or et d’argent qui alimentaient, durant les deux siècles précédens, le marché européen, et qui non-seulement suffisaient aux besoins, mais les dépassaient, ont donc, sinon tari tout à fait, du moins vu baisser de beaucoup leur rendement vers 1400, et le déficit alla s’aggravant sans cesse, puisqu’en France, lors même que l’agriculture et le commerce eurent repris confiance, que l’état matériel alla s’améliorant, depuis la fin de Charles VII jusqu’au commencement de Louis XII, le prix de la vie resta immuable dans son bon marché, et ne haussa que d’un sixième de 1500 à 1525.

Il est du reste fort possible que la prospérité de la nation ait précisément maintenu ce bas prix de la vie, de 1460 à 1500, comme la misère y avait contribué de 1390 à 1460. La misère, aussi bien que la prospérité, tendaient à déranger le rapport ancien du métal aux marchandises : la première en diminuant la quantité de métal en circulation, la seconde, en augmentant a quantité des marchandises produites. La première pesait sur l’offre d’argent, la seconde multipliait la demande d’argent, et toutes deux ont dû jouer successivement un rôle dans cette élévation du pouvoir monétaire que nous venons de voir.


V

La période moderne (1600 à 1800) offre des exemples de mouvemens presque aussi variés, et peut-être moins connus encore, du pouvoir de l’argent, que les quatre siècles précédens.

Les XVIIe et XVIIIe siècles ont, sur leurs devanciers, cet avantage que la statistique de la production des métaux précieux du nouveau et de l’ancien monde, ayant été faite au moins approximativement, nous fournit des données plus sûres dans l’explication des phénomènes, pour lesquels nous étions réduits, entre 1200 et 1500, à de simples conjectures. Cependant, ces phénomènes eux-mêmes, c’est-à-dire les variations du prix de la vie, n’ont jamais, que je sache, été décrits ; et j’avoue que, partageant les préjugés du public à cet égard, je n’ai pu me défendre de quelque étonnement, lorsque les chiffres m’ont appris que l’argent avait eu un beaucoup plus grand pouvoir dans la première moitié du XVIIIe siècle, que dans la seconde moitié du XVIIe. Le fait pourtant n’est pas niable.

Le mouvement de baisse de la puissance d’achat de l’argent, au XVIe siècle, avait été excessif pour deux raisons : la première, c’est que le stock de métaux précieux existant en 1520, antérieurement à la nouvelle invasion métallique, était très faible ; la seconde, c’est que ce siècle avait été médiocrement prospère. L’agriculture et l’industrie n’avaient pu prendre un libre essor avec les guerres étrangères, avec les luttes civiles et religieuses surtout, qui décentralisèrent la ruine et retendirent dans les campagnes en tache d’huile, pendant la période de 1560 à 1600, celle où précisément l’argent affluait. Avec Henri IV, la tranquillité revenait ; avec la tranquillité, la production des marchandises augmentait, et tenait tête à la production d’argent.

Même elle la dépassait ; le prix de la vie baissa de 1600 à 1620. Il y eut aux premières années du XVIIe siècle, dans la consommation publique, un brusque saut de ressort débandé. On a vu un léger spécimen de cette force lâchée subitement, après une compression causée par des circonstances passagères, dans la fièvre industrielle des deux ou trois ans qui suivirent la guerre franco-allemande de 1870-1871. En 1600, ce fut une fièvre agricole qui s’empara de nos pères, et l’on se remit, avec une sorte de rage, à gratter et à solliciter cette terre, partiellement défigurée de main d’homme, et dont le rendement était depuis longtemps précaire. La terre cessa d’augmenter, ses produits baissèrent, les salaires aussi furent réduits ; mais ils ne le furent que de 6 pour 100, tandis que l’hectolitre de blé diminuait de 40 pour 100, le kilo de viande de 25 pour 100, le mètre de drap de 30 pour 100, et ainsi pour beaucoup d’autres objets. Sans rappeler en rien ce qu’elle avait été sous Charles VIII, la condition du prolétaire fut donc beaucoup meilleure dans le premier quart du XVIIe siècle que dans le dernier quart du XVIe.

Comparés à ceux de 1591-1600, les prix de 1611-1620 accusent, pour le pouvoir moyen de l’argent, une hausse d’un cinquième. Il n’était plus, sous Henri III, que deux fois et demie plus fort que le nôtre ; il était remonté au triple de son pouvoir actuel pendant la minorité de Louis XIII.

A partir de cette date (1620), la baisse recommence, non plus avec la rapidité vertigineuse du XVIe siècle, mais lente, insensible et cependant constante, pour atteindre son dernier degré de 1670 à 1685, autant qu’il est permis d’assigner des dates précises à de pareils mouvemens de chiffres. Ces quinze années furent sans contredit les plus heureuses du règne de Louis XIV, au point de vue du bien-être de la nation. Les riches voyaient augmenter leur revenu par la hausse du prix de la terre, qui montait de 80 à 90 pour 100, les pauvres ne voyaient augmenter leur salaire que de 10 pour 100 à peine (de 0 fr. 74 à 0 fr. 80 par jour pour la journée du manœuvre), mais le prix des céréales n’était pas plus élevé qu’en 1620. Cette époque fut celle de la production la plus intense des marchandises de toutes sortes, production favorisée par l’accroissement de la population, qui avait peut-être augmenté d’un quart depuis la Fronde.

Tout porte à croire que la monnaie aurait vu son pouvoir croître dans une forte proportion, si la masse métallique était demeurée sans changement ; mais l’offre des métaux précieux, de l’argent surtout, s’était maintenue et avait même excédé jusqu’alors la demande qui en pouvait être faite dans le monde civilisé. Au contraire, à la fin du XVIIe siècle, cette offre diminua. Le Potosi était devenu médiocrement productif. L’exploitation des mines d’Amérique fut moins fructueuse, les Irais plus élevés.

Le pouvoir de l’argent se mit par suite à remonter progressivement dans les premières années du XVIIIe siècle. S’il ne s’éleva pas très vite, c’est que la misère de ce temps, qui entravait la consommation des marchandises de première nécessité, aussi bien que des objets de luxe, puis le mouvement en sens inverse de la population, qui diminuait d’année en année, et qui devait restreindre la production en même temps que la consommation, paralysa cette hausse du métal. Sans doute, la fonte de la vaisselle et des meubles d’argent de la couronne, des établissemens publics et des particuliers, qu’une ordonnance royale de cette époque prescrivit d’envoyer à la Monnaie, put retarder aussi quelque peu la baisse des prix, en rejetant dans la circulation monétaire un stock qui en avait été retiré. En un temps de prospérité, une pareille ordonnance, une pareille prétention de l’État, rappelant les édits somptuaires de jadis, eût pitoyablement avorté ; au contraire, en des heures de gêne comme celles de la vieillesse du « grand roi, » l’opération eût été faite spontanément par les riches, lors même que l’autorité publique n’y serait pas intervenue. La baisse des prix, dans leur ensemble, n’en est pas moins saillante de 1695 à 1715.

Mais ce qui prouve qu’elle ne tenait pas tant à la misère qu’à un déficit métallique, c’est qu’elle continua de 1715 à 1726, en pleine paix, et qu’elle s’accentua encore sur bien des articles durant ce ministère du cardinal de Fleury (1726-1743), vrai type du gouvernement idéal, que n’illustre aucune action d’éclat, et dont le seul objectif est, sinon d’améliorer la condition des citoyens, ce qui le plus souvent est hors de la portée des hommes d’État, du moins de ne pas apporter d’obstacles au progrès naturel, que l’initiative individuelle recherche et obtient.

Sous ce ministère, les prix étaient non-seulement plus bas d’un tiers ou de moitié que soixante ans auparavant, sous Louis XIV, mais encore moins élevés à beaucoup d’égards que ceux de 1620 (le moment ne valait que 10 francs l’hectolitre au lieu de 13, et le salaire du journalier nourri n’était que de 32 centimes au lieu de 34). Ce fut le moment où, depuis Henri IV, le pouvoir de l’argent fut le plus grand ; et, pour retrouver une proportion analogue, il faudrait remonter jusqu’au milieu du XVIe siècle. Il est probable que la prospérité croissante, multipliant les marchandises dans un moment où il y avait pénurie de métal, comme sous Louis XI et Charles VIII, contribuait à en avilir le prix. Les deux périodes où le bien-être fut le plus grand ont été ainsi, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, la première, une époque de cherté (1670-1685), la seconde, une époque de bon marché (1725-1740).

Je passe intentionnellement sous silence, dans cette revue des prix au XVIIIe siècle, le système de Law, parce qu’il n’a eu aucune influence appréciable sur le pouvoir d’achat des métaux précieux.

A partir de 1750, la baisse de l’argent reprend et continue jusqu’à la fin de l’ancien régime, avec une force qui rappelle presque ce qu’on avait vu deux siècles avant. Le filon de Guanaxuato, au Mexique, reproduisait les merveilles qui avaient jadis signalé le Pérou ; de plus, ces nouvelles mines contenaient une proportion d’or très appréciable, ce qui grossissait singulièrement les bénéfices, et le pays, riant et fertile, permettait d’entretenir les mineurs à moins de frais que dans les solitudes inhospitalières du Potosi. De 1750 à 1789 la terre fit plus que doubler de prix, la plupart des marchandises montèrent de 40 à 50 pour 100. Les salaires seuls demeurèrent en arrière, par suite de l’accroissement de la population sans doute, phénomène qui allait justifier ainsi, pendant quelque temps, les théories pessimistes de Malthus et de son école.

Il me resterait à rechercher, pour compléter cette étude, le pouvoir de l’argent depuis 1789 jusqu’à la fin du XVIIIe siècle ; afin d’apprécier les conséquences, non pas économiques, mais seulement monétaires, de notre révolution. Le cours extrêmement variable des assignats, selon les années et selon les provinces, n’est pas la seule difficulté qui compliquerait ce travail. En s’attachant exclusivement aux sommes payées en numéraire, on remarque que la création du papier-monnaie, suivie de sa dépréciation, fit monter le pouvoir de l’argent d’une façon extraordinaire, au rebours de ce qu’on voyait sous Louis XVI, où il baissait constamment. Ce pouvoir devient en quelques années le double, le triple peut-être de ce qu’il était précédemment ; si bien, qu’exprimé en monnaie réelle, le prix de la vie paraît avoir baissé prodigieusement sous la convention et le directoire. Ce fait, tout exceptionnel, cessa d’ailleurs avec le consulat.

En résumé, le pouvoir général de l’argent, qui avait été deux fois et demie plus grand que de nos jours de 1626 à 1650, ne fut plus guère que le double du nôtre, de 1651 à 1700. Il s’éleva à près du triple, de 1701 à 1750, et redescendit de 1751 à 1790 au double de ce qu’il est aujourd’hui. Beaucoup de personnes trouveront étrange que la vie n’ait fait que doubler, durant les cent années qui nous séparent de la réunion de l’assemblée constituante. Cependant, cette augmentation de 100 pour 100 n’est elle-même qu’une moyenne : il y a des marchandises qui ont triplé, comme le bois à brûler ; il en est qui ont sextuplé, comme les chaussures. En revanche, le linge et le drap n’ont augmenté que des quatre cinquièmes. L’huile à brûler coûte le même prix, et la chandelle 20 pour 100 de moins qu’autrefois. Le loyer des chaumières de campagnes a augmenté de 120 pour 100 ; mais le blé n’a augmenté que de 30 pour 100, les légumes secs que de 50 pour 100, et l’épicerie, le sel notamment, est trois fois moins chère. Bref, la vie, dans son ensemble, n’est que deux fois plus coûteuse qu’il y a un siècle ; or, tandis que les salaires ont triplé, le revenu de l’hectare de terre n’a fait que doubler et l’intérêt des capitaux a baissé de 20 pour 100.

Pour que la puissance d’achat des métaux précieux se soit en définitive abaissée de moitié depuis un siècle, il a fallu que les quantités extraites des mines aient beaucoup plus que doublé le stock d’or et d’argent, qui existait sur la surface du monde en 1790 ; si l’on songe que les progrès de l’aisance, en notre temps, ont absorbé, pour l’orfèvrerie et les usages domestiques, une somme prodigieuse de ces métaux, et que, d’autre part, des contrées entières ayant été ouvertes à la civilisation ont dû, pour former leur circulation monétaire, attirer une forte proportion de l’argent et de l’or nouvellement produits.

De plus, pendant que la quantité des métaux précieux augmentait, la quantité de marchandises de toute nature augmentait aussi : les matières premières, parce que, grâce au développement de l’agriculture, on en obtenait davantage de la terre ; les objets fabriqués, parce que, grâce aux inventions modernes, on en établissait beaucoup plus et à bien meilleur marché. Très certainement la somme des « marchandises, » de toutes les choses susceptibles d’être échangées, existant en 1892 sur le territoire français, est beaucoup plus que double de celles qui existaient en 1790 sur le même territoire. Il faut donc, pour qu’elles correspondent, prises en masse, à un nombre double de grammes d’argent, que la quantité d’argent, répandue sur notre marché national, soit au moins le quadruple de ce qu’elle était il y a cent ans.


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voyez l’Essai sur la répartition des richesses, par M. Paul Leroy-Beaulieu.