La Fortune mobilière dans l’histoire/03

La Fortune mobilière dans l’histoire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 112 (p. 582-613).
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LA
FORTUNE MOBILIERE
DANS L'HISTOIRE

III.[1]
LE CRÉDIT ET LA RUINE DES ANCIENS CAPITALISTES.


I

Par quelle mystérieuse vocation la race juive en est-elle venue, au moyen âge, à monopoliser dans l’Europe chrétienne le commerce de l’argent ? C’est ce qu’il est impossible de dire. Pourquoi ce petit peuple d’Israël, peu à peu répandu sur le monde civilisé, s’était-il attaché à cette branche de négoce plutôt qu’à toute autre, comme les indigènes de certaines de nos provinces se spécialisaient dans des professions déterminées, comme les Limousins se faisaient maçons, et les Auvergnats chaudronniers ?

Doit-on croire que les prohibitions religieuses, en écartant jadis les catholiques des opérations financières, aient suffi à ouvrir aux observateurs de la loi mosaïque ce champ d’activité délaissé par tous, et qu’ils s’y soient dès lors cantonnés, avec une prédilection si marquée que la liberté contemporaine et la Déclaration des droits de l’homme n’ont pu les en faire sortir ; puisque aujourd’hui encore, comparativement à leur petit nombre, les Israélites jouent dans les bourses et dans les banques un rôle absolument prépondérant, légitime récompense de leur travail, compensation méritée des persécutions qu’ils ont longtemps souffertes.

Faut-il voir un phénomène d’atavisme dans cette persistance des juifs actuels à creuser le même sillon que leurs pères ? Ceci n’aurait rien d’extraordinaire. De même il est assez admissible que le choix des juifs d’autrefois se soit porté sur les spéculations métalliques, précisément parce que ces spéculations étaient interdites aux autres citoyens, et que le métier de marchand d’or et d’argent, regardé comme vil, n’avait pas d’amateurs. Une fois qu’ils l’exercèrent, les juifs devinrent naturellement odieux au double titre de juifs et « d’usuriers, » — le mot d’usurier étant pris dans l’acception générale de « prêteur à intérêts » qu’il avait alors. — Et comme rien n’est plus contraire à la loyauté des prêts, ne développe davantage cet intérêt abusif et frauduleux, auquel nous réservons dans les temps modernes le nom d’usure, que l’absence de sécurité dans les transactions sur les capitaux, et que cette absence de sécurité était à peu près absolue, trois siècles se passèrent à tourner dans un cercle vicieux : la proscription périodique des banquiers augmentant l’usure, l’usure, devenue habituelle, motivant la proscription des banquiers.

Ce mot de banque, cette qualification de banquier, qui éveillent aujourd’hui l’idée de quelque local vaste et confortable, de quelque individu opulent et important, conviennent-ils bien à ces parias au nez crochu, la robe déshonorée par une rondelle jaune, qui se tiennent en plein air derrière leur table comme les marchands des quatre saisons. A eux le droit commun ne s’applique pas ; ils sont un peu moins que des hommes ; dans les tarifs de péages féodaux on les classe parmi les marchandises. Entre le « grand cheval » qui paie 8 sous et « le millier de harengs » qui doit 10 deniers, prend place « le juif, » taxé à 30 deniers au passage de la frontière.

C’est une faveur exceptionnelle des souverains, pour les grandes foires, que d’en permettre l’accès en franchise à « toutes personnes de juifs s’y rendant par terre ou par mer, » comme on autorise des forains, un jour de fête, à dresser librement un cirque ou une ménagerie.

Jusqu’au XIVe siècle, les Lombards et les juifs, ces infidèles, ces gens si mal vus, avaient rencontré dans les religieux chevaliers du Temple des concurrens habiles et achalandés. Dans un récent mémoire sur l’Administration financière des Templiers, M. Léopold Delisle a montré comment cet ordre de chevalerie, précurseur ou émule des sociétés italiennes, avait eu longtemps entre ses mains une grande partie des capitaux de l’Europe, à la fois trésorier de l’Église romaine et de beaucoup de princes et de particuliers durant tout le XIIIe siècle. Les richesses métalliques du roi de France, une partie de celles du roi d’Angleterre sont, depuis Philippe-Auguste jusqu’à Philippe le Bel, confiées au Temple de Paris et y servent parfois de gages à des emprunts. Nombre de bijoux, de lingots, de successions en numéraire, sont aussi déposés dans l’enceinte du Temple et participent de l’inviolabilité traditionnelle des édifices pieux dont jouit cette caisse des consignations. Le génie administratif des grands maîtres étendit d’une manière favorable le cercle de ces opérations à l’ouverture de nombreux comptes courans.

Après la fin tragique de Jacques Molay et de la milice du temple de Jérusalem, cette institution de crédit collectif n’eut pas d’imitateurs, et le commerce individuel des israélites ne connut en France aucune rivalité jusqu’au commencement du XVIe siècle. De riches bourgeois unirent parfois leurs efforts, comme à Vesoul en 1291, dans la fondation du « Mont-de-Salins, » pour se soustraire aux usures des banquiers de profession, mais ces associations n’aboutirent à rien de sérieux. Le peuple, lors des courts bannissemens du juif, voyait avec joie l’expulsion de ce malheureux ; il ne tardait pas à le regretter : soit que l’usurier chrétien, qui le remplaçait, se montrât plus dur que son devancier, comme Boutade incline à le croire ; soit simplement que le public payât, en définitive, les frais de toute atteinte portée au crédit.

On trouve les Lombards, durant la première moitié du XIVe siècle, non-seulement dans les villes, mais dans de simples bourgs. Aux environs de Paris ils pullulent : à Lagny, Bray ou Montereau, aussi bien qu’à Meaux ou à Provins. On est surpris de rencontrer à Talant, gros village de la Côte d’Or, aujourd’hui disparu, un petit juif qui avance au duc de Bourgogne de l’argent pour partir en guerre. Des financiers d’Asti s’établissent en Franche-Comté. Ils promettent de payer un cens annuel au seigneur, qui s’engage de son côté à leur faciliter les communications avec l’Italie (1336). Gentilshommes et « usuriers » ayant un constant besoin les uns des autres paraissent vivre alors en bonne intelligence. Des domaines sont donnés aux israélites, par de puissans princes, « en reconnaissance de leurs bons services. » Des autorisations individuelles leur sont accordées pour « voyager et trafiquer librement, » même pour « ne point porter sur leurs habits ni la roue, ni aucun autre signe qui puisse les faire reconnaître, attendu que ces signes pourraient leur occasionner divers périls à cause de la haine générale des juifs. » Ainsi s’exprime, dans une ordonnance, le comte de Roussillon (1355). Si du sud-ouest nous passons au sud-est, le Comtat-Venaissin, sous la domination des papes, ne leur fait pas trop mauvaise mine. Ils peuvent ouvrir des synagogues à Avignon, à Carpentras et autres localités.

En 1348, lors de la peste noire, dont le populaire voulut, selon son usage éternel pour les félicités et les malheurs publics, trouver l’auteur responsable, on attribua une part de son origine aux israélites, et généralement aux manieurs d’argent. Sans doute ceux-ci s’étaient enrichis durant les cinquante dernières années, qui avaient été les plus prospères du moyen âge. A coup sûr leurs affaires étaient actives. Ils prêtaient à toutes les classes de la société, soit sur lettres, soit sur gages ; on le voit par leurs écritures, mises alors sous séquestre. Ils avaient de nombreuses créances sur des petits bourgeois et des paysans.

À cette époque, la persécution officielle contre les juifs, que l’histoire a enregistrée et que le lecteur connaît, commença, très dure. On saisit leurs livres par voie de contrainte, et, avec les registres, on enferma aussi leurs propriétaires. L’emprisonnement fut accompagné de spoliations, dans la mesure où elles purent s’exécuter. Il fut suivi de bannissement, quelquefois de mort. Le crédit public, — on le devine, — ne se porta pas mieux à la suite de cette banqueroute générale. C’était au début de la guerre de cent ans, et l’État fut réduit à emprunter, auprès des corps constitués, principalement des établissemens religieux, des sommes que les conseillers royaux avaient d’autant plus de peine à extraire qu’elles ne devaient jamais être remboursées.

Un siècle voué à la recherche de la pierre philosophale et où la pénurie de numéraire faisait priser si fort les mérites des alchimistes, ne pouvait pas supporter bien longtemps la fermeture des coffres judaïsans. Le commerce de l’argent reprit, aussi général que précédemment, et dans des conditions toujours aussi louches et aussi précaires. Tandis que, sur la frontière de l’Est, le clergé en était encore à célébrer des messes pour la comtesse Marguerite de Bourgogne, en reconnaissance de l’expulsion des vilissimorum et perfidissimorum judœorum (1374), Charles le Sage donnait pouvoir, « sur la demande des juifs et juives » d’Orléans, au chevalier gouverneur du bailliage, de juger, « sans figure de jugement, » tous les procès où les juifs sont parties. Il les soustrayait, par privilège et selon leur vœu, au droit commun. Ailleurs certains écrivains, ou notaires, étaient seuls admis à instrumenter, pour les prêts d’argent faits par les israélites. Le pouvoir revenait à son système antérieur, qui consistait à les mettre en coupe réglée, à les tondre et à les saigner, au lieu de les écorcher et de les pendre. C’était une chose fructueuse et si bonne à exploiter que le juif ! Chaque prince de la chrétienté cherche alors à en posséder le plus grand nombre. — Le roi de France n’avait-il pas acheté un jour à son frère, pour 20,000 livres, tous les juifs du comté de Valois ? — Les seigneurs qui en possèdent redoutent de les perdre : le roi d’Aragon permet à des juifs de Perpignan de se rendre en France, « où ils espèrent exercer le négoce avec plus de profit que dans ses terres ; » mais sous cette condition expresse de laissera Perpignan leurs femmes et leurs enfans, et des garanties suffisantes pour le paiement de leurs contributions, comme membres de l’Aljama de cette ville.

Ces alternatives continuèrent durant tout le XVe siècle : tantôt l’État allongeait, en faveur des Lombards, la durée légale de validité des dettes contractées auprès d’eux, en rendait la prescription plus difficile ; les officialités ecclésiastiques mettaient aussi leurs foudres à la disposition des usuriers, lançaient des formules d’injonction pour forcer les débiteurs à s’acquitter envers ces infidèles. Tantôt les gouvernemens condamnaient à l’exil perpétuel les tribus hébraïques, et la « juiverie » de chaque cité, hommes, femmes, enfans et bagages, déguerpissait tristement, par terre ou par eau, à la recherche d’un lieu plus hospitalier.

Ce n’était pas sans espoir de retour : rançonnant, rançonnés, volés ou voleurs, ces héroïques financiers ne se faisaient pas trop tirer l’oreille, pour racheter en masse les impôts spéciaux de capitation, qui pleuvaient sur eux ; quitte à se récupérer à leur tour sur le public. Étaient-ils accusés d’usure, ils pactisaient avec le pouvoir civil, qui bien souvent arrêtait ou paralysait lui-même les lois qu’il venait d’édicter.

Au XVIe siècle, les juifs sont atteints d’une autre manière, beaucoup plus sûrement : les chrétiens leur font ouvertement concurrence, et le commerce des métaux précieux s’élargit. Il n’est guère de petite ville, sous Louis XII, où les maîtres-joailliers ne fassent la banque et ne prêtent sur les bijoux ; tandis que dans les cités populeuses, à Lyon, Toulouse, Rouen (1543-1556), les institutions de crédit font leurs premiers pas sous l’œil bienveillant des souverains. Ceux-ci du reste sont les premiers à en profiter, à l’étranger plus encore qu’en France. A Anvers, le « facteur » du roi de Portugal contractait, pour le compte de son maître, un emprunt de 3 millions d’écus d’or (75 millions de notre monnaie), couvert en une seule bourse ; Thomas Gresham, agent de l’Angleterre, y emprunta, de 1558 à 1562, une somme correspondant intrinsèquement à 60 millions de francs, équivalant aujourd’hui au triple. Anvers était, il est vrai, à ce moment, la première place du monde ; et son mouvement commercial passait, vers 1550, pour atteindre annuellement un milliard et demi de florins par an, non compris la négociation des « effets de change. »

Or la circulation de l’argent, sous cette forme, était considérable. Que la lettre de change, répandue dans les banques ou casernes d’Italie, dès le XIe siècle, ait été inventée par les juifs, auxquels Montesquieu en fait honneur, et qui par ce moyen éludèrent la spoliation, ou qu’elle leur soit de beaucoup antérieure, comme pour ma part j’incline à le croire, il n’en demeure pas moins évident que la transmission des valeurs d’un lieu à un autre, grâce aux écritures et aux viremens de comptes, était pratiquée très largement dans toute la France, dès le commencement du XIIIe siècle.

Bien que des autorisations nominales soient données par les seigneurs à certains marchands, leurs sujets, pour « faire et adresser des lettres de change en tous pays, » il est vraisemblable que le commerce se passait de la permission des gouvernemen3, quand ceux-ci ne jugeaient pas à propos de la concéder. Ces permissions peut-être n’avaient qu’un caractère fiscal, comme les timbres proportionnels dont nos traites doivent être munies depuis 1872.

Quelques opérations actuelles se sont faites de tout temps, sous d’autres noms ou même sans avoir de nom. Quand le trésorier du duc de Bourgogne invite, par un « mandement, » les Lombards de Seurre à porter au débit de son maître une somme de 1,200 écus d’or, précédemment inscrite au débit du comte d’Auxerre (1344), ce mandement est un véritable chèque. Quand, dans la même province, un chanoine, sur le point de partir pour l’Italie, contracte une obligation de 100 livres au profit d’un grand seigneur, en retour d’une lettre de change en blanc qui lui servira « à emprunter en cour de Rome et ailleurs, » ce chanoine reçoit sous cette forme une sorte de billet de banque ; et le prince, qui délivre ce billet en blanc, émet une vraie monnaie fiduciaire dont la valeur est proportionnée à son crédit personnel ; combinaison fort ingénieuse pour l’époque (1260).


II

La monnaie fiduciaire était aussi en usage dans les villes dotées de banques publiques ; de ces villes ; elle se répandait assez loin. Dès la fin du XVe siècle, les loquis, espèce de jetons en verre, monnaie représentative émise par la banque de Saint-George, à Gênes, ont cours dans tout le midi de la France, particulièrement en Languedoc.

Ce ne sont pas les idées sur la manière dont on peut mobiliser l’argent qui ont manqué au moyen âge. Il ne péchait pas par défaut d’imagination, mais par absence de sécurité dans les affaires et de moyens de communication. Jean sans Peur a-t-il besoin d’argent, en 1416 ? lui faut-il « une finance pour convertir à quelque paiement ? » son trésorier achète à terme 137 pièces de drap de Courtrai, pour 2,764 écus, et les revend au comptant 2,200 écus. Ce procédé, qui vaudrait aujourd’hui à un fils de famille un conseil judiciaire, est alors une forme normale des emprunts. La ville de Bergerac, étant à court (1394), décide que celui ou ceux qui lui prêteront auront en mains les revenus du consulat, et en percevront le montant jusqu’à complet acquittement de leurs avances.

La difficulté de rentrer dans ses fonds, une fois qu’on s’en est dessaisi, par suite de l’inertie de la puissance exécutive et législative, dont le créancier n’attend qu’une protection insuffisante, et qui même souvent se tourne contre lui, en favorisant la mauvaise loi du débiteur, — si bien que c’est un « privilège, » chèrement vendu aux banquiers d’une certaine ville, que l’engagement pris par le suzerain « de n’accorder pendant cinq ans aucun sursis, sauf-conduit ou prorogation aux particuliers » qui seront redevables envers eux, — cet aléa du remboursement, qui rend les emprunts plus onéreux, les fait entourer aussi par les préteurs de formalités plus dures.

Il n’était guère de petite somme avancée sans un nantissement de valeur bien supérieure, ni de grosse somme aventurée sans une garantie foncière, qui emportait l’éviction, à tout le moins temporaire, du possesseur. Des lettres-patentes de 1286 défendent de prendre en gage les objets nécessaires au travail journalier ; le grand nombre des prohibitions renouvelées sur le même sujet, dans la suite des siècles, montrent combien peu elles étaient observées. L’emprisonnement, suspendu sur la tête des débiteurs insolvables, est une autre sorte de sanction, qui semble devoir assurer l’exactitude des paiemens, et qui ne prouve au contraire que la fragilité des contrats. La loi est ici d’autant plus sévère en théorie, qu’elle est plus faible en pratique ; de même que le code pénal n’est jamais si terrible, que dans les pays et les époques où la criminalité est la plus impunie : frappant fort parce qu’il saisit peu. Les particuliers renchérissent encore, dans leurs conventions, sur les rigueurs de l’action publique. Des emprunteurs de laine s’engagent (1380), en cas de non-paiement dans un délai fixé, à rester enfermés dans une tour de la maison du créancier. On multiplie les précautions : il y a dans le midi des « courtiers en paroles, » — correter d’orella, — qui tiennent registre des ventes et transactions verbales.

Le développement du crédit, au moyen âge, se heurtait aussi à l’embarras des communications. Il était coûteux et périlleux de transporter des espèces à longue distance. Aller chercher quatre mille francs de Paris à Melun n’est pas, au XIVe siècle, une petite affaire. Les souverains, pour leur usage personnel, n’ont pas toujours de fonds à point nommé : le maître de la « chambre aux deniers, » — table royale, — fait dire « aux bonnes gens de Senlis qu’on ne pourrait payer ce jour ; » tandis qu’il envoie « pourchasser argent devers monseigneur d’Anjou, pour la dépense de l’hôtel. »

Les relations de place à place n’étaient ni assez régulières, ni assez étendues, pour que les lettres de change pussent suppléer, par les ricochets multiples qu’elles font de nos jours, au déficit de numéraire qui sévissait tout à coup en certains lieux. Le port même des traites, tirées d’un point sur un autre, exigeait, en l’absence de toute poste organisée, l’envoi d’un messager spécial. On préférait prendre patience, attendre la foire prochaine, qui fournirait à la fois l’occasion de négocier du papier et d’encaisser des lingots.

Le change, dans ces conditions, subissait des oscillations très fortes. A Barcelone, par exemple, dans la première moitié du XVe siècle, le numéraire devenait très rare chaque année du 1er juin au 31 août, à cause des achats de laine en Aragon. Il baissait ensuite, pour remonter beaucoup plus haut en janvier, en raison des achats de safran, et retombait de nouveau jusqu’à l’été. Mais ce qui, dans notre siècle, motiverait des différences de quelques centimes, en provoquait alors de 3 ou 4 francs. Régulièrement, le change de la monnaie d’argent en monnaie d’or comportait une commission, variant de 2 à 12 pour 100, et qui était communément de 6 à 8. Les comptes de la maison royale accusent sans cesse des « pertes d’argent pour change. » A la fin du XVIe siècle, en Dauphiné, on paie encore 660 livres en argent pour en avoir 600 en or. Il est difficile d’admettre que les changeurs, qu’ils fussent propriétaires de leur « office, » ainsi qu’on le voit en Bourgogne, ou seulement locataires à l’année d’un bureau, d’un étal de change, comme dans l’Orléanais, aient pu de leur propre autorité, suivant qu’on les en accuse, « attribuer aux monnaies un cours usuraire. »

Il est probable, au contraire, que ce haut prix du change de l’argent en or tenait à la rareté effective de l’or. Cette rareté, on ne s’en apercevait pas dans les paiemens de chaque jour, qui, pour la plupart, se faisaient en argent ; mais elle affectait fortement celui qui voulait se procurer une certaine quantité d’or.

Il en résultait cette anomalie : que le prix marchand de l’or était beaucoup plus bas jadis que de nos jours, par rapport à l’argent, puisque le kilogramme d’or ne valait que 12 kilogrammes d’argent, au lieu de 15 et 18 kilogrammes qu’il vaut aujourd’hui ; et que cependant les monnaies d’or bénéficiaient d’un change, actuellement inconnu, sur les monnaies d’argent qui s’échangent en général au pair avec elles, dans l’intérieur de chaque État.

Les opérations de change avaient pris assez d’importance, dès la fin du XVIe siècle, pour que le gouvernement songeât à créer des courtiers en titre, auxquels elles fussent exclusivement confiées. Ces devanciers de nos agens de change contemporains étaient au nombre de 8 à Paris, en 1595. Louis XIII en porta le nombre à 30, et les érigea en corps sous le nom d’ « agens de banque et de change, » avec deux syndics élus par la compagnie et renouvelables annuellement. Un édit de 1638 leur avait ordonné de faire bourse commune « du quart des profits. » Cette disposition tutélaire, dont les temps modernes se sont inspirés, dans la constitution du fonds de réserve qui seul a conservé la vie jusqu’à ce jour au monopole de la corbeille parisienne, en lui permettant de faire face, dans les jours de crise, aux engagemens individuels de ses membres, cette disposition fut abrogée au bout de peu de temps « à la demande des courtiers. »

Ceux-ci jouissaient dès cette époque, au moins en théorie, du privilège exclusif de la négociation des lettres et billets de change, et percevaient une commission de 1/4 pour 100, soit 25 centimes par 100 francs, payable moitié par le tireur et moitié par le destinataire. Ils demeurèrent courtiers de marchandises en même temps que de change ; mais ils exercèrent de moins en moins la première partie de leur métier, et bornèrent au papier commercial leur rôle d’intermédiaires. Intermédiaires en effet, ils ne durent plus être que cela, depuis l’ordonnance de 1673 qui leur défendit « de tenir banque pour leur compte particulier. » La démarcation fut par là nettement établie entre les changeurs libres et commerçans qui très probablement subsistèrent, et les changeurs officiels non commerçans.

Les uns et les autres, agens brevetés et coulissiers marrons se réunissaient chaque jour à la Place au Change, près du Palais de Justice. C’était là que se tenait le change ou la bourse ; car dès le règne d’Henri IV, ce terme était en usage. Bourse modeste, nullement comparable au Royal-Exchange de Londres, et qui n’était qu’une simple cour pavée en plein air. Telle quelle, les gens d’affaires refusèrent de la quitter pour le parc Royal (près la Bastille), que l’État venait d’aménager à leur intention, et qu’ils trouvèrent trop loin du Palais de Justice. Ce fut alors que l’on construisit pour eux la place Dauphine, « la plus belle et la plus utile de Paris, » au dire d’un contemporain. Singulière persistance des traditions : l’heure de la levée de l’audience des magistrats, « de la sortie de la cour, » c’est-à-dire environ midi et demi, que les financiers avaient adoptée pour le commencement de leurs assises, et que l’on nommait au XVIIe siècle « l’heure de la Place au Change, » comme nous disons aujourd’hui l’heure de la Bourse, n’a pas varié depuis trois cents ans, bien que la Bourse ait émigré d’abord à l’hôtel de Soissons, rue Quincampoix, puis à l’hôtel de Nevers, rue Vivienne (1720), et que la spéculation n’ait plus aucun rapport avec la procédure.

Si le prix de l’argent est, selon le mot de Voltaire, « le pouls d’un État et un moyen assez sûr de reconnaître ses forces, » on doit avouer que notre situation, dans la première partie du XVIIe siècle, n’était guère florissante. Le change avec les pays étrangers, particulièrement avec la Hollande, d’où nous importions énormément, était de 6 à 10 pour 100. Pour avoir une lettre de crédit de Paris sur Rome, il fallait payer 25 pour 100 de la valeur. Cet état de choses tenait à la politique monétaire du gouvernement français, qui prétendait entraver le changement de rapports des métaux précieux entre eux. Nos ministres s’en désolaient en pure perte : « J’envoie, écrivait des Noyers à Richelieu, un mémoire sur la sortie d’un million d’or depuis huit mois par Calais. » Le transport du numéraire à l’étranger, strictement interdit en ce temps-là dans chacun des États de l’Europe, se jouait de toutes les prohibitions.

Il est plaisant de remarquer qu’en Espagne même, et dans toutes les possessions espagnoles, d’où nous étaient venus tant de lingots, l’exportation de l’or et de l’argent restait entourée de formalités si minutieuses, que tout voyageur, avant de quitter ce pays, devait, pour les sommes les plus minimes, se munir d’un laisser-passer des autorités. Un dominicain français, allant de Roussillon en Languedoc, déclare « emporter 19 réaux et demi pour faire son voyage, » et un « travailleur de terre, » qui se rend d’Andalousie à Rome, fait une déclaration analogue.

A l’intérieur du royaume, le mouvement des espèces d’une ville à une autre demeurait sujet à de fâcheux hasards ; on s’y préparait : une commune du Dauphine constate avec philosophie que la somme envoyée par elle à Paris, à son avocat, « s’est perdue par les chemins. » Cependant la poste commençait à rendre des services appréciables. Il était loisible aux expéditeurs de monnaie de remettre leur argent au maître de poste de la localité, « d’en faire charger le livre, » et le commis, au point d’arrivée, « rendait sûrement » la valeur au destinataire. Ce n’était pas encore le bon postal de 1892, mais c’était un progrès sur le moyen âge.

Théophraste Renaudot, le fondateur du journalisme français, le cerveau le plus inventif peut-être de l’époque, dans lequel ont germé bon nombre d’idées utiles, à peine mêlées d’un grain d’utopie, proposait (1632) l’établissement d’un change public permettant à « tous ceux qui s’en voudront servir de faire tenir argent commodément de lieu à autre de ce royaume. » La chose n’aurait pas été impraticable, et l’État, qui n’était pas mieux outillé à cet égard que les particuliers, en aurait profité le premier dans ses embarras continuels. « L’argent est plus rare ici, écrivait alors de Toulouse le gouverneur de Languedoc, qu’en aucune autre grande ville, et il n’y a pas un sou à la recette générale. » Ce gouverneur fait traite sur le surintendant des finances, et ne peut obtenir le montant de son effet du banquier de Toulouse qui l’a chèrement escompté, avant que celui-ci ne soit assuré que ledit effet a été accepté à Paris.

Ayant à payer deux galères à Marseille, le secrétaire d’État de la guerre promet d’adresser une lettre de change de 30,000 livres ; et comme il est à Château-Thierry, il attend, pour la prendre chez un banquier, d’être de retour à Paris. S’il doit taire parvenir de l’argent dans le midi, le gouvernement se procure d’importantes lettres de change sur Lyon ; c’est aussi à Lyon que le trésorier de l’Épargne, — caissier payeur central du Trésor, — envoie l’un de ses commis faire accepter pour 500,000, voire 1 million de livres de traites, destinées à pourvoir à diverses services. Lyon fit la loi pour le change pendant les XVIe et XVIIe siècles. Il se tenait dans cette ville quatre foires par an, foires d’argent surtout, appelées « paiemens, » qui duraient chacune un mois. Le premier du mois, à deux heures, en présence du prévôt des marchands, les opérations commençaient. Les banquiers, venus des quatre coins de la France, debout sur la place et en la « loge du change, » leur carnet appelé « bilan des acceptations » à la main, y inscrivaient toutes les traites, tirées sur eux, qui leur étaient présentées.

En regard de la traite acceptée, ils portaient une croix ; s’ils voulaient réfléchir, ils cotaient un V qui signifiait vu ; s’ils la refusaient, ils mettaient SP (sous protêt). Dans ces Champs de Mai des valeurs, le protêt des effets de commerce pouvait se faire au bout d’un mois entier ; en temps normal, au contraire, suivant la jurisprudence du parlement de Paris, le porteur ne pouvait donner au tiré que dix jours de répit après l’échéance, faute de quoi les lettres de change demeuraient « aux risques et fortunes » des endosseurs. C’est le commerce lui-même, banquiers et gros marchands de la capitale, qui, dans une assemblée plénière, avait dicté aux magistrats les termes de ce règlement. C’est aussi ce que nous nommerions aujourd’hui la « haute banque » qui, dans l’intérêt du crédit, fit renoncer l’État à sa prétention de contrôler les titres des lettres de change — « la rigueur des formalités ne devant pas être si exacte en telles sortes de pactions ; » — c’est elle qui tempérait l’ardeur de répression dont le pouvoir public était saisi, tous les vingt ou trente ans, contre les traitans qui le volaient.

Prenant un pavé pour tuer une mouche, le ministère défendait aux banquiers de délivrer à qui que ce fût des lettres de change, sans permission de la chambre des comptes, et surtout d’en délivrer aucune en blanc. Il espérait ainsi empêcher ceux à qui il prétendait faire rendre gorge, de transporter leurs biens à l’étranger ; en attendant, il paralysait toutes les affaires, comme un préfet de police qui suspendrait la marche des chemins de fer pour arrêter un malfaiteur.

En ce qui concerne les lettres de change délivrées en blanc, espèce de billets au porteur, le tiers-état avait demandé leur interdiction légale, afin d’atteindre l’usure qui se faisait, paraît-il, sous le couvert d’un change fictif. Ce dernier rapportait jusqu’à 28 pour 100 par an ; mais, dit un mémoire du temps, beaucoup de gens qui se livraient à ce négoce perdaient leur capital. Il en est de même aujourd’hui, pour ce genre de marchés à la grosse aventure, compliqués de risques spéciaux, et qui ne rentrent pas dans les conditions des prêts ordinaires. Le taux de 7 pour 100, pour trois mois, qui leur était appliqué, ne paraît pas lui-même exorbitant, lorsqu’on voit les banquiers, sous Louis XIV, exiger couramment 3 pour 100 de commission pour escompter une traite à vue, quel qu’en soit le montant, de Paris sur le centre de la France.

Outre les avantages attachés au rôle exceptionnel qu’il jouait dans le commerce de l’argent à l’intérieur du pays, Lyon était le centre de nos relations avec l’Italie. Pour l’Orient, on avait correspondance à Marseille ou à Smyrne, et pour tout le reste de l’Europe à Amsterdam ou Anvers. Il n’y avait que l’Angleterre avec qui’ la plupart de nos banquiers traitassent directement. Nous étions bien en arrière, sous le rapport des institutions de crédit, de nos voisins du Sud et du Nord.

Tout le monde connaît la « brillante histoire de ces banques de dépôt qui, depuis le XIIe siècle à Venise, depuis le XIVe à Barcelone, le XVe à Gênes, le XVIIe à Amsterdam, Hambourg, Rotterdam et Stockholm, jusqu’à la banque de circulation fondée à Londres en 1694, ont rendu, quoique traitées assez dédaigneusement par les écrivains modernes, d’inappréciables services en leur temps. Les récépissés délivrés aux dépositaires de fonds, à Venise, sous le nom de « parties de banco, » remplissaient dans le commerce le rôle de vrais billets de banque. Le crédit de cette monnaie fiduciaire était même assez bien établi pour que l’établissement ait pu, en 1690 et 1717, fermer la caisse du comptant, et décréter durant plusieurs années le cours forcé de ses billets, sans que le banco fit faillite, et sans que le change montât à plus de 10 ou 15 pour 100 ; taux qui fut de beaucoup dépassé pour les billets de la Banque d’Angleterre, lors des guerres du premier empire, pendant la suspension de leur remboursement en espèces.

Loin de livrer, comme de nos jours, au contrôle hebdomadaire de la publicité, leur bilan étalé à tous les regards, ces établissemens d’autrefois s’enveloppent de mystère. Par ce procédé qui donnait libre cours à des appréciations exagérées, leurs encaisses apparaissaient au public comme des puits sans fonds. On suppose, écrivait en 1721 un négociant estimé, que le numéraire de la banque d’Amsterdam « est de 3,000 tonnes d’or qui, évaluées à 100,000 florins la tonne, feraient un produit presque incroyable… » Incroyable en effet, puisqu’il eut atteint plus de 1,800 millions de francs actuels. A Hambourg, les teneurs de livres faisaient serment de ne point révéler les chiffres des dépôts entrant ou sortant ; grâce à leur silence inviolable, la situation de la banque demeurait ignorée.


III

Hambourg joignait à ses autres attributions celle du prêt sur gages, qui se faisait en Allemagne et dans les Pays-Bas, dès les premières années du XVIIe siècle, d’une façon beaucoup moins onéreuse et plus régulière que chez nous. Marie de Médicis, retirée à Cologne où elle mourut à peu près dans la misère (1642), avait mis ses pierreries au mont-de-piété de cette ville ; et notre gouvernement, pour empêcher la vente de ces bijoux, s’empressa de payer les intérêts de la somme avancée à la reine. Aux états-généraux de 1614, la noblesse avait proposé l’établissement de monts-de-piété, « à l’instar de l’Italie, de l’Espagne et de la Flandre, » qui eussent prêté non-seulement sur les objets mobiliers, mais aussi sur les terres, comme notre Crédit foncier actuel. Il fut fait à cet égard un projet très complet, très bien étudié ; tous les monts-de-piété du royaume auraient eu correspondance entre eux… Quelle distance sépare, pour tant d’idées pratiques, le germe de la fécondation ; ou, si l’on veut, combien est longue la durée de leur gestation par l’opinion publique ! Le tiers-état, que l’on trouve en général à la tête de tous les progrès, fut pourtant unanime à repousser cette extension du crédit, en disant « qu’il y avait déjà bien assez d’usuriers en France, et que c’était impiété et abus. »

Au XVIIIe siècle seulement, sous le ministère de Fleury, furent institués à Paris, puis peu à peu dans les principales villes, « pour faire cesser les désordres de l’usure, » des monts-de-piété qui subsistèrent jusqu’à la révolution, et dont la mission était plus vaste que celle des nôtres puisqu’ils prêtaient sur les valeurs et les effets de commerce. Certaines communes rurales avaient aussi fondé, pour l’usage de leurs membres, des monts-frumentaires, ou monts-de-grains, qui prêtaient la semence aux laboureurs moyennant un intérêt de 5 pour 100, payable en nature au mois de septembre, au moment où s’effectuait la restitution du grain emprunté. Le « mont-frumentaire » était administré par le châtelain, le curé, les consuls élus et les cultivateurs notables ; les grains étaient distribués à Noël et au mois de mars, et les céréales, servant de fonds de roulement, provenaient de quêtes et de libéralités volontaires.

Le crédit tirait des monts-de-piété, en Italie, dès le XVIe siècle, des applications plus variées que nous ne faisions encore à la fin du XVIIIe siècle, en France. C’est ainsi qu’ils servaient d’assurances sur la vie. L’idée n’était pas nouvelle, le moyen âge l’avait eue. Des contrats de cette nature sont parfois passés d’homme à homme au XIVe siècle. On commissionnaire de Perpignan assure pour six mois la vie d’un chevalier : en cas de décès de l’assuré, pendant ce délai, ses héritiers recevront de l’assureur une somme déterminée. Il existe en Flandre, dès 1560, de semblables assurances, mais non pas aussi régulièrement organisées qu’au-delà des Alpes, à Florence, par exemple, où, dit Bodin, « celui qui a une fille met, au jour de sa naissance, 100 écus au mont-de-piété, à la charge d’en recevoir 1,000 pour la marier, quand elle aura dix-huit ans. Si elle meurt auparavant, les cent écus sont acquis au mont (1590)… »

Chez nous tout se borna à des projets : l’un remonte à la création de la compagnie commerciale du Morbihan qui s’engageait, pour trouver des actionnaires (1629), à leur rendre au bout de seize ans un capital sextuple de celui qu’ils auraient versé. L’association était libérée de toute obligation envers les héritiers de ceux qui mourraient avant les seize ans révolus. La compagnie n’ayant pas été fondée autrement que sur le papier, l’opération ne s’exécuta pas. Sous le ministère de Mazarin, le parlement repoussa l’édit autorisant la première tontine, sur laquelle le Napolitain Lorenzo Tonti, son inventeur, fondait les plus grandes espérances. Louis XIV, pour trouver de l’argent, eut recours avec un succès fort médiocre à ce procédé.

Deux ans seulement avant la révolution, un arrêt du conseil autorisa la Compagnie royale d’assurances sur la vie. Après avoir indiqué quelques-unes des combinaisons, déjà réalisées ailleurs, le préambule se terminait ainsi : « Ces sortes d’assurances, liant utilement le présent à l’avenir, ramèneraient ces sentimens d’affection et d’intérêt réciproques qui font le bonheur de la société et en augmentent la force… » Cette phraséologie, légèrement mouillée, selon le goût « sensible » d’il y a cent ans, devait rester lettre morte ; les assurances sur la vie, qui avaient précédé historiquement, dans les derniers siècles, les assurances contre l’incendie, allaient être, dans le nôtre, de beaucoup dépassées par celles-là.

Le moyen âge avait eu, lui aussi, sa manière, très primitive à dire vrai, et marquée au coin du socialisme communal alors régnant, d’atténuer partiellement les désastres du leu. Quand un Alsacien des temps féodaux était victime d’un incendie, tous les habitans de son village devaient l’aider à relever sa maison. L’un d’eux s’y refusait-il ? l’incendie avait le droit de s’installer chez lui et de l’expulser de sa propre demeure. Entre la mise en pratique de cette mutualité obligatoire, et l’arrêt rendu sous Louis XVI pour approuver l’offre des sieurs Périer et Cie, « d’affecter un fonds de 4 millions aux assurances qu’ils donneront contre les incendies, » je n’aperçois aucune tentative financière pour atténuer les pertes causées par ce genre de désastre. On était plus avancé sous le rapport des assurances maritimes ; bien qu’un banquier du XVIIe siècle dise que « ce sont le plus souvent des procès et non des effets certains, » elles paraissent généralement usitées. Seulement elles étaient très chères : on payait, sous Louis XIV, 10 à 15 pour 100 de Bilbao à Nantes, pour une cargaison de laines, là où de nos jours on paie de 1/2 à 1 pour 100, au maximum, selon la saison et le genre du navire. Quoique les contrats de ce genre fussent très anciens, — il existait à Bruges, en 1310, une « chambre d’assurances, » — le taux des primes n’avait pas diminué depuis le XVe siècle, où il variait de 15 à 6 pour 100, et même moins : l’assurance des marchandises de Collioure à Syracuse (1418) se fait à raison de 4 1/2 pour 100 de leur valeur.

De par les lois, le commerce de l’argent sous l’ancien régime paraissait être plus particulièrement réservé aux Français. Les ordonnances de Charles IX et d’Henri III exigeaient des cautions de 300,000 francs à 1 million de notre monnaie, de tout étranger qui voulait exercer la banque. Les États de Normandie demandaient, sous Louis XIII, que l’on n’accordât la naturalisation aux négocians originaires des autres pays qu’à la condition d’avoir épousé des Françaises, et de posséder en France une certaine quantité d’immeubles, qu’ils ne pourraient aliéner. Mais les dispositions restrictives du séjour des étrangers demeuraient heureusement inappliquées ; aussi bien que les lettres-patentes promulguées en 1614, — pour la dernière fois, croyons-nous, — qui bannissaient du royaume tous les juifs, dans le délai d’un mois, sous peine de mort et de confiscation de leurs biens.

De fait, au contraire, quantité de Hollandais, d’Italiens, de Portugais et d’Anglais venaient s’établir à Paris ou dans les grandes villes de province, pour y faire la banque. D’Italie venait Zamet, « seigneur de 1,800,000 écus, » Bartollotti et Lumagne ; de Portugal venait Lopez. Lopez et Lumagne, voilà, pendant la guerre de trente Ans, les premiers ministres de la fortune publique, les gros bonnets du crédit ; hommes indispensables, sans lesquels rien ne marche, et dont le nom revient sans cesse quand il s’agit d’argent. Entrepreneurs de travaux publics, négociateurs d’emprunts, marchands de pierres précieuses, fabricans de canons et de vaisseaux, trafiquans sur métaux, ils font un peu de tout, même des métiers bizarres ; un peu espions, un peu « Tricoche et Cacolet, » ayant de la respectabilité et rehaussés par la politique.

Le seul banquier français important, sous Richelieu, Roger Desjardins, ne peut prêter d’argent à l’État. Or les États de ce temps-là, n’ayant qu’une confiance très limitée dans leur crédit réciproque, ont coutume, quand ils contractent des alliances en vue d’une guerre, de donner chacun un banquier solvable qui répondait de leurs engagemens, et s’obligeait à livrer le numéraire aux lieux où l’on en aurait besoin.

L’intervention de ces étrangers, qui mettaient à notre service leurs relations internationales, doit être considérée malgré tout comme profitable à nos affaires. Les conditions auxquelles ils nous servaient sont meilleures, et la loyauté relative qu’ils paraissent apporter à l’exécution de leurs engagemens est plus grande que celle de nos compatriotes, alors fermiers des impôts et banquiers du trésor. Nos banquiers ou partisans français, qu’ils soient marchands en gros dans la rue Saint-Denis, ou maréchaux de France comme d’Estrées, « qui a presque toutes les maltôtes » sous Mazarin, demeurent jusqu’à Colbert attachés au budget en formation comme à une proie, et le rongent avec l’assistance de leurs païens, de leurs amis, de leurs maîtresses, — leurs inclinations, dit Tallemant, — qui tous et toutes font, grâce à eux, « quelques petites affaires. »

De là venait ce vieux proverbe, qui roulait entre le vulgaire, que « l’argent du roi est sujet à la pince ; » de là cette ressemblance, constatée par un prélat, entre les séraphins entourant, dans l’Ancien-Testament, l’arche d’alliance, elles financiers de son temps « qui, comme eux, avaient chacun quatre ailes : deux dont ils se servaient pour voler, et les deux autres pour se couvrir. »

C’est la situation de tous les pays où le crédit de l’État est mal établi encore ; cette situation s’améliora par la suite, mais combien lentement ! Avec quels arrêts et quels reculs temporaires jusqu’à la révolution ! L’histoire des finances publiques les fait voir dans une infériorité constante vis-à-vis des finances particulières. La seule banque gouvernementale fondée, sous l’ancien régime, avec des chances de durée, — celle de Law ne pouvant être regardée que comme une aventure, — je veux parler de la Caisse d’escompte, eut plus à lutter pour vivre, de 1776 à 1792, contre les ingérences du ministère, qui finalement la ruina, que contre les préjugés de l’opinion envers une institution nouvelle.

Quant au crédit individuelles progrès suivirent, en France, Une marche correspondante à la liberté dont il lui fut permis de jouir. Laffémas parlait, en 1604, des remèdes à trouver u contre les frauduleuses banqueroutes qui se font si communément aujourd’hui ; » les peines physiques ou morales que l’on réservait au failli ou au banqueroutier (car, à cette époque, banqueroute, faillite ou cession de biens, étaient encore une seule et même chose et la procédure ne les distinguait pas), ces peines, qu’il s’agisse des galères ou simplement du port d’un bonnet vert, obligatoire pour eux, n’avaient pas une action plus efficace que la mise en branle, à la bourse de Hambourg, de la cloche dite d’infamie, qui ne sonnait que pour annoncer la déconfiture d’un négociant. Au XVIIe siècle, avant l’ordonnance de 1673, aussi bien qu’au XIVe ou au XVe siècle, le banquier qui déposait son bilan prenait immédiatement la fuite, et laissait la liquidation se faire dans des conditions bien moins favorables que de nos jours. En adoucissant en 1673, puis en 1781, la rigueur des lois contre les faillis, on les rendit moins insolvables.

Il est seulement à regretter que les souverains, et à leur exemple les tribunaux, aient cru pouvoir si longtemps conserver le droit abusif de rompre les contrats privés, ou du moins d’en suspendre l’effet, par les « lettres d’État » ou « arrêts de surséance, » qui dispensaient les gens en faveur d’acquitter les dettes valablement contractées. Que de fois les prêteurs se plaignent de ces « lettres de répit, la plus belle monnaie, disent-ils, dont on les paie journellement ! » Et n’est-on pas en droit de penser que cette atteinte arbitraire à l’exécution des engagemens particuliers a dû préjudicier jadis, dans une mesure inappréciable, à la confiance et au crédit général ?


IV

L’histoire de l’argent, sous ses diverses formes et dans ses manifestations variées, telle que j’ai essayé de la faire succinctement pour les six siècles qui ont précédé le nôtre, conduit à cette conclusion, déjà indiquée dans des articles précédens, mais qu’il est nécessaire de mettre en pleine lumière : mathématiquement, par la force des choses, toutes les fortunes mobilières du moyen âge sont détruites, disparues, tombées en poussière. Il n’en subsiste pas une seule. Quant à celles des temps modernes, elles sont tellement atteintes, que les riches des XVIIe et XVIIIe siècles ont à peine aujourd’hui une modeste aisance, et que ceux qui jouissaient alors de cette aisance modeste ne sauraient plus vivre sans travailler.

Il suffit, pour s’en convaincre, de mesurer depuis mille ans l’amincissement, on pourrait dire la volatilisation, d’un capital déterminé, sous la triple action combinée de la diminution de valeur marchande, et, par conséquent, du pouvoir d’achat, des métaux précieux, de la dépréciation de la monnaie de compte qui, tout en conservant son nom de « livre, » signifie une quantité de plus en plus petite d’or ou d’argent, de la baisse du taux de l’intérêt enfin, puisqu’on ne vit pas avec le capital de son bien, mais avec l’intérêt annuel que l’on retire de ce capital. Il n’y a pas à s’occuper du propriétaire mobilier de jadis qui n’aurait tiré aucun revenu de son capital, parce que ce capital-là est mangé depuis des siècles.

Mille livres, à la mort de Charlemagne, valaient intrinsèquement 81,000 francs, qui, ayant un pouvoir neuf fois plus grand que les nôtres, en adoptant les calculs de Guérard, correspondent effectivement à 729,000 francs, produisant, à 10 pour 100, un intérêt annuel de 72,900 francs. Ne nous arrêtons pas à ces temps obscurs sur lesquels les renseignemens, jusqu’à plus amples recherches, demeurent trop rares, et, par suite, les affirmations trop hasardées.

Sautons les quatre siècles qui séparent la mort de Charlemagne de l’avènement de saint Louis : nos 1,000 livres ne contiennent plus que 21,770 francs d’argent de 1225, équivalant à 98,000 francs de 1892, leur pouvoir n’étant plus que quatre fois et demi supérieur aux nôtres, et procurant à 10 pour 100 un revenu de 9,800 fr. Ce n’est plus la richesse du IXe siècle, mais c’est encore un budget très présentable pour le particulier qui le possède. Notez que ce rentier, dont le capital se monte à 1,000 livres, est supposé se conformer avec scrupule aux lois de l’Eglise, en même temps qu’aux exigences de l’opinion. Il ne prête pas son bien à usure ; il a trouvé moyen de le placer de manière à satisfaire à la fois sa conscience et sa bourse ; il tient à l’estime de ses concitoyens, à l’absolution de son confesseur et se contente du taux relativement modique de 10 pour 100.

En 1300, le taux de l’intérêt et le pouvoir de l’argent n’ayant guère varié, mais la monnaie étant fort dépréciée, les 1,000 livres ne sont plus que 16,000 francs intrinsèques ou 64,000 francs relatifs, et le revenu n’en est plus que de 6,400 francs. En 1400, le pouvoir de l’argent a monté de 4 à 4 1/2, le taux de l’intérêt est le même ; mais la livre est tombée de 16 francs à 7 fr. 53. Les 1,000 livres correspondent alors à 7,530 francs, qui en valent présentement 33,880 et donnent 3,388 francs de rente. Notre capitaliste est déjà bien réduit. Au siècle suivant, en 1500, il l’est encore davantage : son bien n’équivaut plus qu’à 4,640 francs de principal, en représentant 27,840, parce que le pouvoir de l’argent a haussé de 4 1/2 à 6, et atténue, dans une certaine mesure, la baisse de la livre monnaie. Malheureusement pour lui, la quotité de l’intérêt courant n’est plus que de 8.33 pour 100, et il ne jouit que de 2,319 francs de revenu. Le voilà tout à fait à la portion congrue. Le nouveau cycle des cent années qui commencent lui ménage de plus dures surprises.

De 1500 à 1600, tout baisse à la fois : la livre tournois de 4 fr. 64 à 2 fr. 57, le pouvoir de l’argent de 6 à 2 1/2, le taux de l’intérêt de 8.33 à 6.50 ; et le rentier se trouve en 1600, à l’aurore des temps modernes, avec 417 francs de nos jours à dépenser par an. Il n’est plus ni riche, ni aisé ; il n’a plus de quoi vivre, même pauvrement. Il doit avoir recours au travail pour se procurer le complément de sa subsistance. En 1700, son petit pécule a continué à s’évaporer. Quoique le pouvoir de l’argent se soit légèrement relevé, les 1,000 livres, ou 4,440 francs relatifs, ne rapportent, à 5 pour 100, que 222 francs. Au moment de la Révolution, la livre est tombée à 0 fr. 90, le pouvoir de l’argent à 2 ; notre homme ne touche plus alors que 90 francs. Enfin, en 1892, il a, pour toute fortune, 900 francs de capital, soit, à 4 pour 100, 36 francs d’intérêt. C’est un ouvrier qui possède, comme beaucoup d’autres, quelques économies représentées par un livret à la caisse d’épargne. Si, comme il est possible, le pouvoir de l’argent diminuait encore, et surtout si le taux de l’intérêt vient à tomber à 2 1/2 ou à 2 pour 100, comme il arrivera très probablement d’ici un siècle, et même auparavant, à ‘moins d’événemens difficiles à prévoir, le revenu de notre richard de l’époque carolingienne, de notre bourgeois des temps féodaux, de notre petit propriétaire d’il y a trois siècles, représentera à peine le prix d’une journée de travail, dans une grande ville, pour les professions bien rétribuées.

Pour s’en tenir au moment présent, on voit que la somme, ou plutôt le revenu dont il s’agit, pris pour symbole de la valeur mobilière, a subi, depuis le XIIIe siècle, un dépérissement de 96 pour 100 par la dépréciation de la monnaie, de 75 pour 100 par la diminution du pouvoir de l’argent, et de 60 pour 100 par le fait de l’abaissement du taux de l’intérêt. En juxtaposant ces trois causes de moins-value qui ont agi de concert, une somme de 1,000 francs de l’an 1200 s’est trouvée, par la première, réduite à 37 francs ; ces 37 francs ont été réduits, par la seconde, à 9 fr. 25 ; et ces 9 Ir. 25 ont été réduits, par la troisième, à 3 fr. 70.

Ces 3 fr. 70 sont tout ce qui reste des 1,000 francs de revenu mobilier de 1200. Il n’y a pas, dans ce résultat, place pour la moindre hypothèse, pour le moindre doute, c’est un calcul brutal et simple. On peut le faire pour toutes les autres époques ; l’on verra que, pour être moins entière, la dépossession du propriétaire mobilier n’en a pas moins été considérable : sur 1,000 francs de revenu de l’an 1500 il ne reste aujourd’hui que 15 francs ; et sur 1,000 francs de revenu de l’an 1700, c’est-à-dire d’il y a seulement deux siècles, il ne reste que 166 francs.

Évidemment, ces calculs absolus ne peuvent s’appliquer pratiquement à aucun cas particulier. Il n’a pas existé depuis Philippe-Auguste, ou depuis François Ier, ou depuis Louis XIV une seule fortune métallique, s’élevant en capital à 1,000, 10,000, ou 100,000 livres, qui se soit transmise d’un individu à un autre, sans aucune vicissitude autre que l’avilissement progressif auquel nous venons d’assister. Mais cet avilissement inéluctable de la richesse numéraire ; depuis sept siècles, est d’une haute portée morale ; cette constatation de l’expérience répond, plus victorieusement que tous les discours des hommes d’État ne le peuvent faire, aux réclamations communistes contre « l’odieux capital. »

Quand l’économie politique énonce que le capital n’est que du « travail accumulé, » et que l’on coudoie tous les jours des riches qui ne travaillent pas et dont les pères n’ont pas travaillé davantage, on est involontairement assailli de doutes sur la valeur réelle de cette affirmation scientifique. On se demande si, en la tenant pour vraie à l’origine, l’accumulation de travail dont ce capital est le résultat ne remonte pas à des époques bien reculées ; si la jouissance des descendans de l’accumulateur primitif, qui possèdent toujours et ne travaillent jamais, ne se prolonge pas déjà depuis assez longtemps pour que les classes déshéritées, qui ne possèdent jamais et qui travaillent toujours, n’aient pas quelque titre à demander la révision de ce qui semble être un privilège éternel, dans une société comme la nôtre, ennemie de tout privilège et très vivement éprise d’égalité. La question a dû se poser, n’en doutons pas, dans plus d’une intelligence droite et honnête.

C’est pour cela qu’il m’a paru important de montrer ici que tous les capitalistes mobiliers, sans exception, sont de date récente, et même très récente, et qu’il n’est pas possible, chiffres en main, qu’il en soit autrement. C’est avec intention que je dis les capitalistes mobiliers ; car tout ce qui précède s’applique exclusivement à eux et non aux capitalistes fonciers. La destinée de ceux-ci est beaucoup plus douce. Les hauts et les bas, inséparables de tout ce qui dure, ont pu atteindre leurs personnes ; mais leurs biens n’ont été affectés en définitive par aucune fatalité fâcheuse. Au contraire, la force des choses, les progrès de la civilisation, travaillaient pour eux, maintenaient ou augmentaient leur valeur.

Ce phénomène est bien saillant déjà lors des rachats de rentes foncières, opérées par les seigneurs au XVIIe siècle. Quand on rachète en Beauce, pour 10 livres, sous Louis XIV, une rente de 17 sous, créée antérieurement sur deux arpens de terre, ces deux arpens de terre valent couramment 200 livres entre vendeurs et acheteurs indépendans. Les 10 livres, moyennant lesquelles le descendant du propriétaire qui avait aliéné le fonds exerce le droit de rachat, réservé par son aïeul, étaient cependant le prix de la terre au moment de la constitution de la rente, qui ne datait peut-être que de cent ou cent cinquante ans. La différence qui sépare 10 livres de 200 nous fait voir que l’argent avait perdu, vis-à-vis de la terre, dans cette courte période, les 19 vingtièmes de sa valeur ; ou, si l’on veut, que le prix de la terre, exprimé en livres, était vingt fois plus élevé qu’auparavant.

Le traitement si opposé, dont les capitalistes mobiliers et fonciers ont été l’objet dans l’histoire, semble devoir prendre fin. La terre avait profité jusqu’ici, pour la vente de ses produits, d’avantages que la facilité des communications dans le monde entier fait presque disparaître. Son monopole est menacé, et, quelques barrières qu’on imagine pour en perpétuer l’existence, il est condamné. Au XVIe siècle, l’étranger nous a envoyé son argent et son or ; au XIXe, il nous envoie son grain et ses bestiaux. On n’a pas arrêté l’or ni l’argent, qui ont contribué à spolier d’une façon atroce le détenteur de métaux précieux, en France. Pourquoi arrêterait-on le blé qui gêne aujourd’hui les détenteurs de céréales de notre pays ? On n’a pas essayé de sauver du naufrage, où ses économies se sont englouties, le propriétaire mobilier de jadis ; pourquoi essaierait-on de maintenir à flot le propriétaire foncier d’aujourd’hui ? Et si la terre doit baisser, pourquoi chercher, par la législation, à lui conserver un prix factice ? Lorsque précisément les gouvernemens songent à améliorer le sort de l’ouvrier, en augmentant ses recettes, — ce qui est impossible, — pourquoi ne laissent-ils pas au moins ses dépenses diminuer, — ce qui est possible, — par l’abaissement, ou du moins l’immobilité, du prix de la vie, comparé à l’élévation croissante des salaires ?

Bien que, considérées en elles-mêmes et abstraction faite de leurs possesseurs, depuis 1200 jusqu’à 1892, la fortune mobilière se soit évanouie, tandis que la fortune foncière grandissait, — malgré les mouvemens de reculs, plus ou moins rudes et longs, les terribles krachs, pour me servir d’un mot récent, dont elle a été victime dans les siècles passés, — si l’on fait l’histoire des individus et non pas seulement celle des chiffres, on remarque que toutes les fortunes privées, quelle que soit leur nature, n’ont pas cessé d’être dans un mouvement perpétuel. Le passage de la pauvreté à l’aisance, de l’aisance à la richesse, et le passage opposé de l’opulence à la misère, ont été la règle commune, l’état normal des temps qui nous ont précédés.

Par suite, les allées et venues des familles, du haut en bas et du bas en haut de l’échelle sociale, ont été constantes et très rapides. L’égalité naturelle, qui est au fond de l’humanité, la sélection des intelligences, a joui, non pas, — cela va sans dire, — de la plénitude des droits qu’elle possède aujourd’hui où aucune entrave ne l’arrête, mais de droits beaucoup plus étendus qu’on ne se le figure, étant donnée la construction d’une société qui parquait chacun, en apparence, dans une case infranchissable jusqu’à la consommation des siècles. « Chez les peuples démocratiques, a dit Tocqueville, de nouvelles familles sortent sans cesse du néant, d’autres y retombent sans cesse ; .. la trame des temps se rompt à tout moment et le vestige des générations s’efface… » Cela est vrai, quoique dans une moindre mesure, pour la France féodale ou monarchique des derniers siècles.


V

Ce serait un livre bien curieux que celui qui contiendrait le récit, solidement documenté, de l’existence de cent familles françaises, prises au hasard en l’an 1200 dans tous les rangs de la société, depuis les hauts barons jusqu’aux plus humbles serfs, réparties dans les diverses provinces, au nord et au midi, et qui les suivrait jusqu’en 1892. On y verrait les plus étonnantes péripéties.

Malheureusement la trace des petites gens n’est pas facile à suivre ; ce sont des filets d’eau dans un océan. Ils (ont si peu de bruit et tiennent si peu de place. Pour ces microbes de l’organisme social, il n’existe pas de microscope à portée de l’historien. On ne les aperçoit que quand ils grossissent. Quand un individu émerge à la surface, sort de l’ombre, les renseignemens abondent. Tant que ses descendans demeurent dans une certaine lumière, on arrive, avec quelque effort, à ne pas les perdre de vue. Mais quand ils plongent, quand ils rentrent dans la foule, l’obscurité se fait de nouveau sur eux ; et bien des familles qu’ainsi l’on croit éteintes sont seulement disparues. On ne les avait vues monter qu’à partir d’un certain niveau, on ne les voit également descendre que jusqu’à un certain niveau ; c’est comme la ligne de l’horizon à laquelle apparaît et disparaît le soleil.

D’après mes recherches personnelles, d’après les cas nombreux de décadence et d’élévation qui me sont passés sous les yeux, je crois que l’histoire privée des Français, à mesure qu’elle sera mieux connue, confondra fort ceux qui nous vantent si volontiers la stabilité sociale du « bon vieux temps, » en même temps que ceux qui rêvent d’une remise à neuf de la société actuelle, ayant pour objet un nivellement obligatoire des fortunes : les opinions que l’on appelle « rétrogrades, » et celle que l’on nomme « avancées. »

Cette stabilité sociale ne pouvait aller sans la stabilité pécuniaire, puisqu’on ne gardait un certain rang qu’avec une certaine bourse ; et la bourse de chacun a subi mille fluctuations depuis sept siècles. La richesse (terrienne ou métallique) de notre propriétaire de 1,000 livres tournois, accrue par les mariages et les successions, morcelée à l’infini par les partages mêmes dans les maisons nobles, a été dissipée par les prodigues, reconstituée par les thésauriseurs, centuplée par les travailleurs et les habiles qui la firent valoir, dispersée par les indolens, les malchanceux, les déséquilibrés qui la risquèrent mal à propos. Les événemens politiques y influèrent : la faveur des princes, les postes avantageux ; ou les jacqueries, les guerres, les confiscations, depuis l’abolition du servage au XIIIe siècle jusqu’à l’abolition des rentes féodales, d’ailleurs possédées pour la majeure partie par des bourgeois, en 1790.

Quel mystère dans l’ascendance de tant d’inconnus qui ignorent leurs ancêtres ! Bien des prolétaires d’aujourd’hui sont, sans nul doute, les fils des millionnaires de jadis ; tel anarchiste fougueux descend peut-être de générations cossues, qui ont exploité, pendant des centaines d’années, les sueurs des populations du moyen âge. Tel réactionnaire endurci, qui défend avec une âpre bonne foi les prérogatives de la naissance ou de la propriété, n’est-il pas un noble d’hier, un propriétaire d’avant-hier, longtemps main-mortable et attaché à la glèbe, en la personne de ses aïeux paternels ou maternels ?

Car ce reproche, parfois adressé de nos jours aux paysans, de vouloir faire de leurs fils des « messieurs, » — reproche singulier en somme, puisque cette émulation est l’indice de la prospérité’, la source en même temps que le résultat des progrès d’un peuple, et qu’un pays où les paysans ne voudraient jamais faire de leurs fils que des paysans serait un pays condamné à mort, — ce reproche pourrait s’adresser aux générations qui se succèdent depuis des siècles. Voilà six cents ans, il suffit pour s’en convaincre de pénétrer l’intimité de notre vie nationale, que les « vilains » cherchent, autant qu’ils le peuvent, à faire de leurs fils des « seigneurs. » Et beaucoup y ont réussi ; cependant il y a toujours des paysans, parce que d’anciens seigneurs ont pris leur place dans les chaumières.

Il est une illusion d’optique qui fait croire, dans les siècles écoulés, à la possession exclusive de la propriété foncière, du moins de la grande propriété rurale, par la classe aristocratique. L’illusion tient à ce fait qu’autrefois, à mesure qu’une famille devenait riche, elle devenait noble. On ne pouvait pour ainsi dire pas devenir riche sans devenir noble ; et pourquoi d’ailleurs se serait-on privé de la noblesse lorsqu’elle venait d’elle-même à l’argent ? Aujourd’hui l’extrême richesse de ceux qu’on nommait, sous l’ancien régime, les « roturiers » frappe davantage, parce que le riche du XIXe siècle dédaigne, non toujours, mais le plus souvent, les vaines apparences de gentilhommerie, qu’il veut régner démocratiquement sous son nom plébéien, tandis qu’il y a deux ou trois cents ans son premier soin eût été d’en changer, même de « décrasser, » par des combinaisons de parchemin, ses aïeux dans leur tombe ; et qu’ainsi à distance, nous qui le trouverions « seigneur » ou « sieur » de quelque chose, nous ne verrions pas aussi nettement son entrée dans la caste privilégiée.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce qu’on appelait noblesse n’était, — pour les dix-neuf vingtièmes d’après Chérin, — que du tiers-état enrichi, élevé, décoré, possessionné. Le seigneur de Rozoy (Seine-et-Marne), en 1720, est fils d’un laboureur devenu propriétaire de la terre qu’il cultivait. La famille Pourten, en Périgord, passe de 1600 à 1650 de l’état de tenancier à celui de marchand, homme de loi, capitaine et gentilhomme. Lorsque des lettres-patentes de Louis XIII, en faveur des bourgeois de Sens, ou de Langres, les confirmaient, — ils en jouissaient régulièrement depuis Charles VII, — dans le droit de posséder des terres nobles, sans payer aucun impôt, le même M privilège » avait été concédé aux bourgeois de toute la France, ou à peu près. On le voit, lors des « dénombremens » officiels des fiefs, faits par l’administration.

A Nîmes, à la fin du XVIe siècle, l’un des fils d’un tondeur de drap devient baron du Cailar, et son frère, seigneur de Saint-Jean-de-Gardonnenque ; le fils d’un tailleur d’Avignon achète en 1615 les seigneuries de noble J. de Brignon. Un contrat de 1523 constate que Guy du Fardeau, homme-serf, est propriétaire d’une pièce de terre du nom de la Rochette (près Semur, dans la Côte-d’Or) ; dix ans plus tard ce du Fardeau, marié à une femme franche, est affranchi lui-même du servage, par son seigneur, qui veut ainsi « lui donner moyen d’avancer ses enfans, ce qu’il ne saurait faire, restant serf. » Autour de sa maison, cet ancien « homme de corps » groupe un domaine, creuse un étang, plante des vergers ; il jouit des mêmes droits que les « francs-bourgeois et habitans de Dijon. » En 1570, la famille du Fardeau a grandi ; le fils de Guy est qualifié d’écuyer, homme d’armes, seigneur de Sauvigny ; il est riche. Le fils du serf traite d’égal à égal avec son suzerain, Gui de Rabutin, le grand-père de Mme de Sévigné. Celui-ci s’est seulement réservé le droit de justice. En 1610, le petit-fils de Du Fardeau, qui s’appelle Hugues de Montbezon, achète enfin ce droit de justice qui lui manquait ; ses enfans ont des charges militaires, c’est un gentilhomme.

Remontons plus haut ; prenons la liste des hommes d’armes qui paraissent aux « monstres » ou revues, aux diverses dates de notre histoire ; consultons les cartulaires des abbayes, mines précieuses de documens en ce genre, nous verrons disparaître à chaque siècle des quantités de noms, que remplacent, aux siècles suivans, d’autres noms sortis de l’obscurité. A Bordeaux, sur la fin du XIVe siècle, un notaire, Bernard Angevin, devenait « noble et puissant seigneur, chevalier de Lesparre, Tyran, etc. » Dans le nord les désastres de Poitiers, d’Azincourt, dans tout le royaume, les dévastations de la guerre de cent ans révolutionnèrent la fortune privée et l’état social, en détruisant les choses (châteaux, moulins, etc.), et les droits attachés à ces choses, et les gens qui les possédaient.

Une partie de la « classe dirigeante » d’alors disparut par fer, ruine, émigration. Les vides furent remplis par des familles nouvelles. Que de déclassemens individuels n’ont pas suivi les guerres locales, de château à château ! Que de dépossessions ont entraînées les guerres de religion ! En temps calme, plus près de nous, que de hasards dans les destinées ! Combien de fois, parmi les mendians arrêtés sous Louis XIV et Louis XV, et enfermés dans les hospices, ne se rencontre-t-il pas des membres de familles riches ou nobles de vieille extraction ! Que de rameaux se détachent, de races dont le tronc est demeuré illustre, et tombent dans l’humilité d’un quasi-néant ! Je ne voudrais désobliger personne en citant des noms, chacun de mes lecteurs n’en a-t-il pas sur les lèvres ? ..

Ainsi, sous l’action de causes multiples, les anciennes fortunes mobilières se sont vues fatalement rongées par le temps, et l’ensemble des fortunes privées, mobilières ou foncières, a bien des fois changé de mains, transférées involontairement par les anciens riches à des riches nouveaux.

Une dernière question se pose : y a-t-il eu autrefois, comparativement, d’aussi grandes fortunes qu’aujourd’hui ? Y en a-t-il eu en plus ou moins grand nombre qu’aujourd’hui, proportionnellement à la population ? La difficulté consiste ici autant à vérifier les chiffres qu’à se les procurer. Ceux qui ont cours dans les conversations mondaines, à la Bourse, dans la presse, sur nos Crésus contemporains, sont bien vagues et en général très exagérés. On juge s’il en dut être de même autrefois, où l’opinion n’avait même pas pour base les droits de mutation, payés en cas de décès, et les impôts sur le revenu.

Les auteurs de mémoires, de correspondances, sans suspecter aucunement leur bonne foi, n’ont pu y consigner que ce qu’ils entendaient dire autour d’eux, ce qu’ils croyaient être la vérité. Une certitude absolue ne pourrait résulter, pour les temps passés, que d’inventaires authentiques, et ils sont fort rares. Pour les temps présens, les droits d’enregistrement que prélève le fisc, lors de la transmission des héritages, ne peuvent servir de points de départ : les grandes fortunes se composent d’élémens très divers ; les immeubles qu’elles comprennent paient le droit au bureau dont ils dépendent géographiquement, les valeurs étrangères ne figurent pas dans le total. De plus, il y a des fraudes énormes. Il n’y en a pas moins dans les déclarations qui servent de base aux impôts sur le revenu, en Prusse, en Angleterre. Si les données fournies par le bruit public sont de beaucoup supérieures à la vérité, en revanche, les renseignemens tirés des documens fiscaux lui sont inférieurs ; et il n’est pas aisé de prendre la moyenne d’appréciations si différentes.

Le contribuable le plus imposé en Prusse ne paie que pour 3 millions de francs de rente ; en Angleterre, d’après l’income-tax, le plus gros revenu mobilier n’est que de 3 millions et demi de francs, tandis que le plus gros capital foncier, celui du duc de Norfolk, atteint 225 millions. Ce sont de jolis deniers ; mais en doublant, en quadruplant même les fortunes mobilières ci-dessus, fortunes de banquiers pour la plupart, dont la dissimulation a pu être extrêmement aisée, elles restent encore bien en deçà de ce qu’on croit communément.

En France, le particulier le plus riche de la seconde moitié du XIXe siècle a été le baron James de Rothschild, chef de la maison de banque qui porte son nom. La fortune des Rothschild demeurera proverbiale, dans les siècles à venir, comme sont demeurées célèbres celles des Salimberni, de Sienne, qui faisaient le commerce de l’argent au XIIIe siècle, exploitaient des mines de métaux précieux, vendaient, dans de nombreux magasins situés en diverses villes, une foule d’objets et d’étoffes en gros et en détail ; celle de Philpot, armateur de Londres sous Richard II, au XIVe siècle, qui s’emparait en un jour de quinze vaisseaux espagnols, et, à la même époque, celles de Renier Flamand, d’Enguerrand de Marigny, de Mâche des Mâches (Machius des Machis), et de Pierre Remy, général des finances, pendus tous les quatre à tour de rôle, le dernier laissant à sa mort 1,200,000 livres, ou 52 millions de francs d’aujourd’hui. Elle sera fameuse comme, au XVe siècle, celles du surintendant Montaigu et de Jacques Cœur, au XVIe, celles du chancelier du Prat, de Fugger, banquier de Charles-Quint et d’Henri VIII ; ou, dans les temps modernes, celles de Montauron, de Lambert, de Mazarin, de Samuel Bernard ou des frères Paris ; comme l’ont été enfin, sous Napoléon et Louis XVIII, celles d’Ouvrard et de Laffitte.

Tous ces noms opulens, qui n’ont laissé que le souvenir de leur opulence, montrent que la richesse, pour être plus héréditaire que le génie, n’en est pas moins précaire, elle aussi, sujette à se dissoudre et très difficile à conserver. Par ce que sont devenues les fortunes anciennes, on peut augurer de ce que deviendront les fortunes présentes dans l’avenir. Les anarchistes, qui voudraient rendre la propriété viagère, peuvent se consoler en réfléchissant qu’elle ne résiste que très exceptionnellement pendant une longue suite de générations.


VI

Le type de la richesse la plus extrême à laquelle il ait été donné à une personne privée de parvenir, M. James de Rothschild, est mort en 1868 ; et je ne crois pas commettre d’indiscrétion en répétant, dans un travail historique comme celui-ci, ce que j’ai appris d’une des personnes qui passaient pour avoir présidé à l’inventaire, à savoir : que la fortune du défunt s’élevait, à cette date, à la somme de huit cents millions environ, sans compter les meubles, bijoux, et objets d’art non productifs de revenu. Sans entrer dans des détails qui toucheraient à la vie privée, je dois à la vérité de déclarer que les fils du défunt, interrogés officieusement sur la réalité de ce chiffre, affirment qu’il est fort exagéré : on ne peut donc l’admettre que sous réserves.

Huit cents millions, ce n’était pas tout à fait « un milliard sept cents millions, » comme les journaux du temps l’imprimèrent, mais c’était encore une somme inouïe jusque-là, et qui ne s’est plus revue depuis lors. En effet, lors même que les opérations de la maison « Rothschild frères, » de Paris, auraient, depuis vingt-trois ans, réussi de telle manière que cette fortune colossale se serait, ainsi qu’on le suppose, augmentée de moitié, elle n’en est pas moins coupée dès à présent en cinq morceaux ; elle sera dans trente ans divisée entre douze ou quinze têtes au moins ; et la banque, si elle subsiste, ne sera plus qu’une société anonyme très puissante, offrant seulement cette particularité que tous les actionnaires seront unis par des liens de parenté, que d’ailleurs le temps distendra un peu plus chaque jour.

Cette dispersion d’un si gros lingot n’aura pas pour cause unique notre législation, et le partage égal, ou à peu près égal, qu’elle impose, — les membres de la famille Rothschild de Paris sont tous Français. — En Amérique, où existe la plus large liberté de tester qui fut jamais, on a vu récemment pour le milliardaire Van der Bilt une semblable brisure. Elle se produirait avec le droit d’aînesse d’une autre façon ; les substitutions seules, si elles étaient admises, pourraient sauvegarder le capital pendant un temps plus ou moins long, mais non l’intérêt ; parce qu’il suffit d’un dissipateur, dans une lignée, pour grever lourdement les générations à venir, et réduire les substitués à la condition de propriétaires honoraires et nominaux de biens dont les revenus ne leur appartiennent pas. Cela se voit fréquemment en Angleterre et en Autriche : la plus grande fortune de Hongrie, celle des Esterhazy, dont les terres paient annuellement 836,000 francs d’impôt foncier, est dans ce cas.

Il ne m’appartient pas du reste de disserter sur l’avenir. En demeurant dans le passé, qui seul fait l’objet de cette étude, nous sommes amené à nous demander s’il a existé autrefois, je ne dis pas dans le monde romain, — la chose est possible, au temps des empereurs ou à la fin de la république, quoique difficile à vérifier, par suite de notre connaissance imparfaite du pouvoir de l’argent, — j’entends au moyen âge, ou dans l’ère moderne, une fortune privée correspondant à 800 millions de francs d’aujourd’hui.

Le pouvoir de l’argent étant, dans le premier quart du XIIIe siècle, quatre fois et demie plus fort que de nos jours, les 800 millions de francs équivaudraient à 178 millions seulement, qui seraient représentés (la livre étant de 22 francs) par 8 millions de livres tournois. Personne, à ma connaissance, n’a possédé alors, en meubles ou en immeubles, une semblable richesse ou une richesse approchante à bien loin près ; personne, ni particulier, ni prince, pas même le roi de France. Huit millions de livres tournois supposaient alors un revenu de 800,000 livres ; or la dépense de la maison de saint Louis était de 50,000 livres (1251), et la pension de la reine de 500 livres. La dépense annuelle d’un seigneur, comme le comte de Savoie, était de 4,800 livres (1279).

On ne voit pas davantage d’opulence analogue en 1300, où, pour faire 800 millions de francs, il eût fallu 12 millions de livres tournois, en 1400 où il en eût fallu 24 millions, en 1500 où il en eût fallu 30 millions. Les revenus produits par des capitaux semblables eussent été de 1,200,000 et de 2,400,000 livres. Mais, en 1316, les dépenses du roi, de la reine et des enfans de France ne montent ensemble qu’à 53,000 livres ; celles de Charles VII ne montent qu’à 31,000 livres (1450), celles de Louis XI qu’à 86,000 livres (1483). Les budgets de grands seigneurs sont à l’avenant : la veuve du roi de Majorque, comte de Roussillon et de Barcelone, a 2,500 livres (1335) ; Dunois, le bâtard d’Orléans, en a 1,000 (1433), la duchesse d’Orléans en a 5,000 (1449).

Les dépenses personnelles de ces princes ne prouvent pas, dira-t-on, que leur revenu ne fût pas infiniment supérieur, puisque, dès le XIVe siècle, le budget des recettes de Philippe VI de Valois s’élevait à 814,000 livres tournois (1335) ; seulement le mot de revenu ne peut déjà plus s’appliquer à ces rentrées annuelles, où l’impôt figurait pour une très grosse part. Ce ne sont plus des fortunes privées, mais des budgets d’État, absorbés en grande partie par des dépenses d’intérêt public ; et aucune assimilation n’est possible entre ces budgets, prélevés sur la propriété collective, et les propriétés individuelles dont les possesseurs jouissent suivant leur bon plaisir.

Il est ici une observation à faire : c’est que le riche de nos jours est, à un certain point de vue, plus riche que celui d’autrefois, parce qu’à sa richesse ne correspond aucune de ces obligations politiques ou sociales qui incombaient aux richesses aristocratiques du passé. C’est le propre de la richesse démocratique que, ne conférant aucun droit, elle ne peut astreindre à aucun devoir. Il n’en était pas de même jadis où la fortune immobilière, sous sa forme unique de domaines nobles, — la propriété urbaine était peu de chose, — faisait peser sur les individus qui la détenaient des charges proportionnées à leur revenu. En première ligne, parmi ces charges inévitables et coûteuses, on peut citer les frais de garde militaire, la nécessité d’entretenir à son compte justice, police et gendarmerie, au profit de ses voisins ou de ses vassaux.

Les conditions économiques, je serais tenté de dire physiques, de la France du moyen âge, — pas de communications, besoins généraux très restreints, insécurité résultant de la barbarie, — et, plus encore que les conditions physiques, la constitution politique du pays, s’opposaient à la formation des grandes fortunes et au maintien des grandes fortunes acquises. Il était presque impossible de les faire, et tout à fait impossible de les conserver. Toute grande industrie, tout vaste commerce, étaient inconnus parce qu’ils étaient prohibés. Les esprits chagrins, qui accusent le présent d’avoir donné naissance à la haine des non-possédans contre l’accroissement du capital d’autrui, n’ont qu’à se promener à travers la législation des XIVe et XVe siècles ; ils y verront quelles mailles serrées les idées jalouses de nivellement, qui présidaient aux corporations ouvrières, avaient noué autour de celui qui prétendait s’enrichir ; quel problème c’était d’élargir cette prison, à plus forte raison de s’en échapper.

De tous les commerces, celui de l’argent, les spéculations lucratives, — non pas toujours respectables, mais bien souvent utiles au crédit, et en tout cas inséparables des larges entreprises, — auxquelles il se prête, était alors le plus aléatoire, le plus persécuté. Ceux qui cependant y réussissaient, soit qu’ils opérassent avec l’appui des pouvoirs politiques, soit qu’ils fussent eux-mêmes le pouvoir politique, comme Enguerrand de Marigny, Montaigu, Semblançay, finissaient assez communément par la potence, après dépouillement préalable de ce qu’ils avaient acquis. L’État remettait la main sans scrupule sur ce qu’il avait donné, sur ce qu’on lui avait pris, sur ce qu’on avait gagné à cause de lui, ou même sans lui.

Il n’y avait que les petits pays où les choses ne se passaient pas ainsi, parce que le richissime particulier achetait le petit pays, république ou principauté, et en devenait le maître sous un nom ou sous un autre. Ce fut le cas des Médicis à Florence. Le trône ou le gibet, il n’était pas d’autre alternative pour un individu qui avait excédé les bornes de l’extrême opulence.

Le grand mouvement d’affaires qui se produisit aux XVIe et XVIIe siècles, fut au contraire favorable à la concentration de fortunes supérieures à tout ce qu’on avait vu jusque-là. Les mœurs s’adoucirent ; les gouvernemens, et, par suite, l’ordre matériel dont ils étaient les gardiens se fortifièrent. Les idées sur le prêt et le commerce de l’argent devinrent plus raisonnables. Une richesse territoriale que l’on citait à la fin du XVe siècle était celle de la maison de Rohan ; elle montait en revenu, d’après un inventaire détaillé de 1480, à 8,000 livres de Bretagne, soit 10,000 livres tournois, ou 280,000 francs de notre époque, en tenant compte du pouvoir de l’argent. Cinquante ans plus tard (1534), le chancelier du Prat laissait en mourant 800,000 écus, et, dans sa maison d’Hercules, 300,000 livres, si l’on en croit le Journal d’un bourgeois de Paris, sous François Ier ; c’est-à-dire une somme de 36 millions de francs environ de notre monnaie, qui pouvait rapporter, — à 8.33 pour 100, taux ordinaire de l’époque, — 3 millions de francs de rente. Le banquier Fugger, en 1550, laissait 6 millions d’écus d’or, qui correspondent en capital à 240 millions de francs actuels, et en revenu à 20 millions de francs. C’est là, certainement, la plus grosse fortune du XVIe siècle.

Les plus considérables du XVIIe siècle furent également acquises par la banque, et surtout grâce à la clientèle de l’État. Tout manieur de fonds publics en garde aux doigts de fortes parcelles ; tout surintendant des finances n’a qu’à laisser sa main ouverte pour la voir constamment s’emplir, depuis Bullion, qui amassa 700,000 livres, ou 3 millions 1/2 de francs de revenu, jusqu’à Émeri et Fouquet. La politique comblait de trésors ses amans heureux, sous la monarchie française, avant Colbert, comme elle fait aujourd’hui dans les républiques de l’Amérique du Sud. La richesse suivait toujours la puissance, et Mazarin laissait une fortune de 60 millions de livres, qui font 240 millions de nos francs, autant que Fugger, cent ans plus tôt, mais produisant un intérêt moindre d’un tiers.

Les entreprises d’ordre privé remplacèrent, au XVIIIe siècle, pour les hommes d’argent, cette moisson que leurs prédécesseurs fauchaient dans les finances publiques. Quoique les fermiers-généraux de Louis XV soient tous des millionnaires, et, comme tels, des seigneurs très respectés, aucun n’atteint aux chiffres prestigieux que je viens de citer pour la minorité de Louis XIV.

Il a été réservé à notre siècle de voir l’industrie, le commerce, les grands travaux d’utilité générale, déplacer des sommes immenses et procurer à ceux qui les ont mis en œuvre, — non pas à tous, puisqu’il y a eu depuis cinquante ans des ruines mémorables, mais à plusieurs, — des fortunes gigantesques, plus rapidement édifiées qu’elles ne pourront l’être sans doute dans l’avenir.

L’histoire du passé, comparée à notre état présent, aboutit donc à cette constatation singulière : que les fortunes anciennes ont toutes été forcément anéanties, mais qu’elles ont été remplacées par des fortunes beaucoup plus grandes. Car ce que nous avons remarqué pour la richesse du feu M. de Rothschild, mise en regard des plus fortes richesses du moyen âge et des temps modernes, j’ai la conviction qu’on le remarquerait également, en mesurant les cinquante, ou les cent plus grandes fortunes de chaque siècle, à la taille des cinquante ou des cent plus grandes fortunes du nôtre. Le chef des socialistes allemands écrivait récemment aux anarchistes parisiens qu’il était avec eux « dans la lutte à outrance contre ces communs ennemis : le capitalisme, le despotisme et le chauvinisme. » Or le « despotisme » a disparu dans l’Europe civilisée ; le « chauvinisme » disparaîtra sans doute ; mais le « capitalisme » ne disparaîtra pas. Seuls les titulaires de capitaux continueront à changer, par la seule force de la loi naturelle, que la loi politique n’a qu’à laisser librement accomplir son œuvre, œuvre juste en somme, puisque le plus souvent elle récompense le travail, l’habileté, la patience et l’économie.

Cependant, de l’abaissement du taux de l’intérêt depuis le moyen âge jusqu’à nos jours, le capitaliste ancien n’a pas été l’unique victime. Le travailleur actuel en souffre aussi et en souffrira plus encore dans l’avenir. Quand ses épargnes, au lieu de lui donner 10 pour 100 de revenu, comme sous Philippe le Bel, 8 pour 100 comme sous François Ier, 6 pour 100 comme sous Louis XIV, ou 5 pour 100 comme sous Napoléon Ier, ne lui donnent plus que 4 ou 3 1/2 pour 100 de revenu, comme à la fin de ce XIXe siècle, l’ouvrier a deux ou trois fois plus de peine, ou, si l’on veut, met deux ou trois fois plus de temps à passer rentier. À mesure qu’il devient capitaliste, il doit prendre sa part des désagrémens que le progrès moderne inflige à la classe des capitalistes.

Seulement ce même progrès moderne lui ménage d’amples compensations en qualité de travailleur. En cette qualité, il semble destiné, si la législation n’y oppose pas des entraves factices, à recueillir seul, durant des siècles, le principal fruit de la civilisation.


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 15 avril et du 15 juin.