Librairie Hachette et Cie (p. 177-191).


XIV

PREMIÈRE AFFAIRE DE GASPARD.


Le lendemain du jour où Gaspard avait reçu de Lucas la lettre du notaire de Bordeaux, il était à son poste, près du pont, attendant M. Féréor.

« Je ne puis rien faire sans lui, se disait-il ; et puis ça le flattera que je lui demande conseil… je suis fatigué, je n’ai guère dormi cette nuit. C’est qu’il s’agit d’une grosse affaire pour moi ; le commencement de mon avenir, de ma fortune. »

Il n’attendit pas longtemps, M. Féréor était l’exactitude même. Dès que la voiture parut, Gaspard se dirigea vers le bosquet de houx.

Quand ils furent installés, Gaspard se garda bien de parler de son affaire avant que tout l’interrogatoire de M. Féréor fût terminé.

M. Féréor.

Et toi, Gaspard, as-tu quelque chose de particulier à me dire ?


« J’ai peur ! J’ai peur de votre opinion, monsieur ! »
Gaspard.

Je n’aurais rien, monsieur, si je ne vous savais si bienveillant, si bon pour moi et de si bon conseil. Il s’agit d’une somme de deux cent mille francs à recouvrer, et voici comment, monsieur.

M. Féréor dressa les oreilles.

« Deux cent mille francs ! C’est une somme, cela. Parle vite, je t’écoute. »

Gaspard lui lut la lettre du notaire. Quand il l’eut finie :

« Voici la difficulté, monsieur. Il faudrait que mon père y allât, et il ne veut pas y aller, monsieur ; ça le dérange trop, et puis il n’entend rien aux affaires ; on le mettrait dedans.

M. Féréor.

Et quelle est ton idée ? Tu dois y avoir réfléchi depuis hier. »

M. Féréor le regardait de son coup d’œil perçant ; Gaspard se sentit troublé ; il pouvait se perdre comme il pouvait monter dans l’estime de son maître.

M. Féréor.

Tu as peur, Gaspard ?… J’aime assez cela… C’est un signe que tu entends les affaires.

M. Féréor appuya sur ce mot.

Gaspard.

Monsieur devine juste. J’ai peur ! J’ai peur de votre opinion, monsieur, plus que de celle du monde entier.

M. Féréor.

Voyons, mon ami, rassure-toi ; parle sans crainte et bien franchement. Entends-tu ? bien franchement.

Gaspard.

Je dirai tout, monsieur.

M. Féréor.

Assieds-toi ; je prévois que nous en aurons pour quelque temps ; mets-toi là, en face de moi, que je te voie bien.

Gaspard s’assit en face de M. Féréor.

Gaspard.

Monsieur, je veux faire une affaire de cet héritage de mon père, mais honnêtement, sans le tromper.

M. Féréor sourit.

Gaspard.

Une affaire pour moi. Si mon père fait les choses par lui-même, il mangera la moitié de son héritage en notaires, avocats, hommes de lois et paperasses. Je veux lui proposer de me charger de tout, de faire tous les frais qui se monteront à une cinquantaine de mille francs, à condition de m’abandonner le reste estimé à deux cent mille francs. Il garderait cent cinquante mille francs que je lui verserais entre les mains sans aucuns frais. Je resterais maître de l’héritage ; si je gagne dessus, comme je l’espère, je vous demanderai de vouloir bien placer mon argent dans vos usines ; il me rapporterait ainsi trente ou quarante mille francs par an ; ce serait le commencement de ma fortune.

Gaspard s’arrêta, regardant avec inquiétude M. Féréor qui ne l’avait pas quitté des yeux, et qui continuait son sourire.

Après quelques instants de silence, M. Féréor prit les deux mains de Gaspard et les serra dans les siennes.

« Tout juste ce que j’aurais fait moi-même. C’est tout ce qu’il y a de mieux ; personne n’y perdra, et tout le monde y gagnera. »

Gaspard, dans sa joie, baisa la main de M. Féréor. Celui-ci sourit, mais cette fois avec bienveillance.

M. Féréor.

Encore une question. Dans quel délai t’engagerais-tu à payer cent cinquante mille francs à ton père ?

Gaspard.

Dans un délai de quinze jours, monsieur.

M. Féréor.

Où et comment trouveras-tu cent cinquante mille francs ?

Gaspard.

Dans votre caisse, monsieur ; j’espère que vous voudrez bien me les prêter, ayant pour gage l’héritage entier que mon père m’abandonnera en touchant son argent.

M. Féréor.

Et si je ne te les prête pas ?

Gaspard.

Je les emprunterai chez le notaire de Bordeaux avec l’héritage pour gage de payement.

M. Féréor.

Bien, Gaspard ; tu as tout prévu, tout arrangé ; c’est une affaire, bien, très bien raisonnée. Tu auras les cent cinquante mille francs quand tu voudras, et je t’autorise à mettre dans mes usines ce qui te restera de l’héritage ; tu gagneras trente ou quarante mille francs par an, comme tu l’as dit.

Gaspard.

Merci, monsieur ; cent fois et toujours merci. C’est vous qui m’avez recueilli, qui m’avez fait instruire, qui m’avez mis à même de me faire une position inespérée ; et maintenant, vous commencez ma fortune avec cette générosité, cette bonté qui ne se sont jamais démenties.

M. Féréor.

Je suis bien aise de te rendre service, Gaspard ; toi, du moins, tu ne diras pas que je suis avare, dur.

Gaspard, avec animation.

Avare ! dur ! Le plus sagement généreux des hommes ! le plus juste et le meilleur des maîtres ! Qu’on vienne donc le dire en ma présence ! et moi, qui ne me suis jamais battu, je tomberais dessus avec toute la force que Dieu m’a donnée.

— Merci, mon ami, répondit M. Féréor d’une voix presque douce, que Gaspard ne lui avait jamais entendue.

Et M. Féréor sortit après lui avoir encore serré la main.

Gaspard attendit quelques minutes pour laisser à son maître le temps de s’éloigner, puis il entra dans le bois, en sortit par le côté opposé, et revint à l’atelier pour recevoir les ouvriers et leur distribuer leur ouvrage. M. Féréor ne tarda pas à entrer aussi ; il examina le travail, approuva ce qui avait été fait, et dit tout haut à Gaspard :

« Tu vas aller chez ton père, Gaspard ; tu lui diras ce que je t’ai recommandé. Sois revenu dans une heure ; tu me rendras compte de ce qui aura été convenu avec lui. »

Gaspard.

Où trouverai-je Monsieur ?

M. Féréor.

Ici, à côté, dans mon cabinet de travail.

M. Féréor alla visiter les autres ateliers ; Gaspard se rendit chez son père d’après l’ordre donné.

Un ouvrier.

Qu’est-ce qu’il y a donc entre le père Thomas et Monsieur ? Quelles affaires peuvent-ils avoir à traiter ensemble ?

Deuxième ouvrier.

Est-ce qu’on sait ? Monsieur a des affaires de toute espèce.

Troisième ouvrier.

Mais un fermier ne peut avoir rien à faire avec l’usine ?

Premier ouvrier.

Qui sait ? Ce n’est pas à nous que monsieur fera ses confidences.

Deuxième ouvrier.

Gaspard a de la chance. Monsieur l’a pris en amitié ; c’est lui qui commande à présent.

Une tête apparut au judas qui donnait sur l’atelier. Tous les yeux se portèrent sur le judas ; chacun se tut et reprit son travail. On avait reconnu un contre-maître.

Gaspard, la joie dans le cœur, courut chez son père. Il était seul avec la mère et Lucas.

Gaspard.

Mon père, je viens vous apporter moi-même la réponse au sujet de la lettre du notaire. Mais je suis pressé, comme vous le savez. Je m’expliquerai en peu de mots. Voici ce que je vous propose. Il faut aller à Bordeaux ; il faut y rester jusqu’à ce que l’héritage de la cousine Danet soit entre vos mains. Vous dépenserez beaucoup d’argent et vous perdrez du temps ; quelques semaines, quelques mois, peut-être ; mais il vous restera cent cinquante mille francs environ ; ça vaut la peine de se déplacer.

Le père Thomas était atterré.

Thomas.

Aller à Bordeaux ! Y rester des semaines, des mois ! Mais je mourrais d’ennui et de tristesse ! Trouve-moi un autre moyen. Je ne veux pas de celui-là.

Gaspard.

Il y aurait bien un moyen, mais vous refuserez peut-être.

Thomas.

C’est égal ! Dis toujours.

Gaspard.

Ce serait de vendre tous vos droits sur l’héritage, moyennant une somme qu’on vous remettrait en signant l’acte.

Thomas.

C’est mieux, ça. Combien faudrait-il demander ?

Gaspard.

Cent cinquante mille francs : ce qui vous resterait probablement si vous alliez terminer l’affaire à Bordeaux ; car l’héritage étant presque tout en terres et maisons, il y a bien des chances à courir, bien du temps à perdre, bien des avances à faire.

Thomas.

Qui est-ce qui pourrait me donner tout de suite une aussi forte somme ?

Gaspard.

Je m’en charge. M. Féréor est bon et généreux ; il ne me refuserait pas d’en faire l’avance.

Thomas.

M. Féréor ? Bon, généreux ? Tu plaisantes ?

Gaspard.

Je parle très sérieusement. Je l’ai toujours vu bon et généreux.

Thomas.

Écoute, si tu crois pouvoir réussir, je te donne mon consentement ; arrange le tout pour le mieux.

Lucas.

Mais, mon père, vous pourriez perdre moins que ce que vous dit Gaspard, si vous essayiez d’arranger la chose vous-même.

Thomas.

Que j’aille à Bordeaux ! Pour y mourir ? Merci bien. J’aime mieux tenir cent cinquante mille francs que risquer de perdre le tout.

Lucas.

Mais vous pouvez donner une procuration, charger quelqu’un d’écrire ou d’aller à Bordeaux pour faire votre affaire.

Gaspard.

Tu ne sais pas ce que c’est qu’une affaire de ce genre, toi ! Ça dure des années et des années. Sans compter que si on tombe sur un homme malhonnête, on perd tout ; l’héritage tout entier y passe.

Lucas.

Mais je connais des gens qui ont eu des héritages, et qui s’en sont tirés sans perte et sans se donner grand mal.

Gaspard.

Ah bien ! arrange l’affaire toi-même alors. Ce n’était pas la peine de me déranger, moi qui suis toujours si pressé, qui ai tant à faire. Adieu, mon père ; adieu, ma mère ; Lucas va vous enseigner ce que vous devez faire. Le beau conseiller ! Ha ! ha ! ha !

Thomas.

Gaspard, ne t’en va pas sans avoir terminé. Et toi, Lucas, tais-toi ; tu n’y entends rien, et tu nous fais perdre notre temps. Fais comme tu disais, Gaspard. Fais-moi avoir cent cinquante mille francs, et j’abandonne tout l’héritage ; le prendra qui voudra.

Gaspard.

C’est entendu ; je vais m’occuper de trouver quelqu’un de sûr et d’honnête. Au revoir bientôt.

Gaspard partit.

« J’ai eu un instant d’inquiétude, se dit-il. Ce Lucas allait faire tout manquer. Et pourtant l’affaire n’est pas mauvaise pour mon père, tout en étant bonne pour moi. »

L’heure avançait, il hâta le pas, et il eut encore le temps de faire une revue des ateliers avant de se rendre au cabinet de M. Féréor. Il s’aperçut qu’on avait plus causé que travaillé ; il marqua le nom de quelques ouvriers dont l’ouvrage était en retard et, à l’heure exacte, il alla attendre M. Féréor. Comme il arrivait, M. Féréor entrait aussi.

M. Féréor.

Voilà ce qui s’appelle être exact. Y a-t-il longtemps que tu es ici ?

Gaspard.

J’arrive, monsieur ; j’ai pris le temps de faire une revue de mes ateliers.

M. Féréor.

Et as-tu été content ?

Gaspard.

Pas tout à fait, monsieur ; on aurait pu faire mieux ; il y a eu du temps de perdu, et le temps ne se retrouve pas comme de l’argent ou des effets. J’ai marqué sept bobines qui n’ont pas marché comme il faut.

M. Féréor.

Le petit Dumas en est-il ?

Gaspard.

Oui, monsieur ; il est en tête.

M. Féréor.

Ça me contrarie ; il ne va pas bien, ce garçon. Toujours marqué ! C’est dommage ! Un garçon vif, intelligent. J’espérais faire quelque chose de lui…

M. Féréor resta pensif quelques instants.

M. Féréor.

Gaspard, quand tu seras retourné à l’atelier, envoie-moi le petit Dumas.

Gaspard.

Oui, monsieur.

Gaspard attendit que M. Féréor l’interrogeât.

M.
Féréor.

Eh bien ! que dit ton père ?

Gaspard.

Il a fini par consentir, monsieur.

M. Féréor.

Ah ! Il y a donc eu de la résistance ?

Gaspard.

Un peu, monsieur. C’est Lucas qui craignait que mon père n’y perdît.

M. Féréor.

Raconte-moi comment les choses se sont passées. Et n’oublie rien, tes paroles tout comme celles des autres.

Gaspard.

J’obéirai, monsieur.

Et Gaspard commença le récit de sa conversation avec son père. Quand il arriva à sa défense de la bonté et de la générosité de M. Féréor, celui-ci fit un mouvement de satisfaction ; il examina plus attentivement encore la physionomie de Gaspard. Lorsqu’il eut fini de parler :

M. Féréor.

Gaspard, penses-tu ce que tu as dit ?

Gaspard.

En toute vérité, monsieur.

M. Féréor.

C’est bien. Lucas n’est pas bête. Tu as bien arrangé ton affaire. Il faut la terminer au plus vite, pour ne pas leur donner le temps de consulter des amis qui… qui les tromperaient. Tu viendras ce soir à la ville chez moi et avec moi ; tu m’amèneras mon notaire, il rédigera l’acte devant moi, il le copiera ; demain tu le feras signer à ton père, et ce sera le commencement de ta fortune.

Gaspard.

Monsieur aura-t-il la bonté de faire mettre dans l’acte qu’après la mort de mon père, le bénéfice que j’aurais retiré de ces deux cent mille francs me sera compté comme héritage, et que mon frère Lucas reprendra la même somme dans la fortune de mon père ?

M. Féréor.

Je le dirai au notaire. Ce que tu fais là est généreux ; c’est plus qu’honnête. Je repars dans deux heures ; sois prêt.

Gaspard.

À qui faudra-t-il laisser la surveillance de mes ateliers, monsieur ?

M. Féréor.

À Soivrier ; il n’y a que lui d’à peu près sûr dans tout mon monde.

M. Féréor congédia Gaspard d’un signe de la main.

Il resta quelques instants immobile et pensif.

« Est-ce qu’il m’aimerait, par hasard ? se demandait-il. C’est impossible ! Personne ne m’a jamais aimé, et je n’ai jamais aimé personne. C’est singulier, tout de même ! Il y a six ans que je l’ai, et… et… je ne me sens pas le même pour lui que pour les autres… Si j’avais un fils comme lui !… Un fils !… Enfin ! je verrai plus tard à me l’attacher, de manière que sa fortune dépende de moi seul…, et que mes intérêts soient les siens. »

Il réfléchit longtemps, se leva et sortit.

Vignette de Bertall
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