Librairie Hachette et Cie (p. 165-176).


XIII

L’HÉRITAGE.


Pendant que Gaspard avançait doucement, mais constamment, dans le chemin de la fortune, le père Thomas et Lucas continuaient leur vie utile et occupée. Gaspard ne venait pas les voir souvent ; le dimanche était son seul jour de liberté ; M. Féréor venait généralement passer le dimanche à son petit château de l’usine ; il aimait à y retrouver Gaspard, qui n’avait garde de perdre ces occasions de mieux s’emparer de l’esprit de son maître et qui l’accompagnait partout, lui sacrifiant avec plaisir, disait-il, sa visite chez ses parents. Gaspard disait vrai ; son but principal étant la fortune et la position, il était réellement plus satisfait d’être aux ordres du vieux Féréor, qu’il commençait à aimer réellement, et duquel dépendait son avenir, que d’aller voir ses parents qu’il n’aimait guère, et qui lui étaient devenus inutiles.

Lucas ne laissa pas tomber l’affaire des arbres du père Basile ; il la poursuivit si bien que, huit jours après la découverte de Gaspard, Basile fut obligé de tout arracher et de planter six pieds plus loin.

L’absence de Gaspard fit mieux comprendre à Lucas la nécessité de savoir lire et écrire, et il continua ses leçons à l’école jusqu’à ce qu’il sût lire couramment et écrire sans difficulté.

Un jour, le père Thomas reçut une lettre cachetée en noir ; Lucas était aux champs ; il fallut attendre son retour pour savoir ce qu’elle contenait.


Un jour, le père Thomas reçut une lettre cachetée de noir.

« Lucas, Lucas, cria Thomas du plus loin qu’il l’aperçut, revenant à pas lents comme un garçon harassé de fatigue. Viens vite, Lucas ; il y a une lettre à lire. »

Lucas hâta le pas et eut bientôt rejoint son père.

« Tiens, Lucas, lis vite ; je ne sais ce que c’est ; une lettre encadrée de noir ! »

Lucas ouvrit ; c’était une lettre d’un notaire annonçant la mort d’une vieille cousine qui s’était mariée et avait quitté le pays depuis plus de quarante ans, à laquelle personne ne pensait, mais qui n’avait pas oublié sa famille et son pays, et qui, n’ayant pas d’enfant, léguait toute sa fortune à son cousin Thomas qu’elle avait toujours aimé de préférence aux autres.

La surprise de Thomas fut grande.

« Tiens, cette bonne cousine ! C’est que je me la rappelle très bien à présent ; nous étions tou jours bons amis ; c’était toujours moi qui prenais sa défense quand on la tracassait. Et quand elle s’est mariée avec un négociant du Midi, je faisais toujours taire les mauvais plaisants qui la blâmaient de quitter le pays… Et à combien se monte l’héritage ? »

Lucas continua la lecture de la lettre ; il y avait environ deux cent mille francs à recevoir, la plus grande partie en terres, le reste en argent. Le notaire ajoutait que l’héritier devait venir le plus tôt possible prendre possession du tout et payer les droits de succession.

Thomas.

Comment veut-il que j’y aille ? Est-ce que je puis abandonner ma ferme, mon chez-moi, pour courir après cette fortune ? J’ai bonne envie de planter là le notaire et son héritage, et de lui faire savoir qu’il arrange le tout pour le mieux et sans moi.

Lucas.

Attendez, mon père, ne vous pressez pas. Consultez Gaspard ; il connaît tout ça, lui, il vous donnera un bon conseil.

Thomas.

Si tu y allais, Lucas ? Il vient si rarement ; nous serons peut-être un mois sans le voir si nous n’allons pas le chercher.

Lucas.

Vous avez raison, mon père ; tout juste, voici l’heure du dîner ; il sera chez lui, j’y vais.

Thomas.

Tu m’as l’air bien fatigué pour partir sans manger ?

Lucas.

C’est qu’il y avait beaucoup à faire ; l’orge est si fournie que nous avons eu de la peine à finir la pièce commencée ce matin.

Thomas.

Déjà finie ? Ah bien ! c’est une demi-journée de sauvée ; je pensais bien en avoir pour la journée entière. Mais tu vas dîner avant de partir ?

Lucas.

Pour ça, non. Je laisserais passer l’heure pour Gaspard, et vous savez qu’une fois dans les ateliers, il est impossible de l’approcher.

Thomas.

Oui, oui, je sais bien. M. Féréor, qui m’a rencontré l’autre jour, m’a fait compliment sur son exactitude, et m’a dit que je n’avais pas à m’inquiéter de son avenir, qu’il s’en chargeait.

Lucas.

Je vais donc avaler bien vite une assiettée de soupe, et je pars.

Lucas avala, comme il l’avait dit, plutôt qu’il ne la mangea, une petite assiettée de soupe, et courut à l’usine. Gaspard dînait seul dans sa chambre : il fut surpris de la visite de Lucas.

Gaspard.

Que veux-tu à cette heure-ci ? Est-ce qu’il y a quelqu’un de malade à la maison ?

Lucas.

Non, non, tous en bon état ; je viens te consulter pour une affaire.

Gaspard.

Est-ce que j’ai le temps ? Adresse-toi au maître d’école ; il en sait assez pour les affaires que tu as à traiter.

Lucas.

Mais non ; il s’agit d’un héritage de deux cent mille francs. Que veux-tu qu’il y fasse ?

Gaspard.

Un héritage ! Deux cent mille francs ! De qui donc ?

Lucas.

Une vieille cousine Danet, morte à Bordeaux, et qui a tout laissé à mon père. Il ne sait comment faire.

Gaspard.

Deux cent mille francs ! répéta Gaspard tout pensif. Écoute, laisse-moi la lettre ; je la lirai, j’y réfléchirai, et peut-être pourrai-je éviter à mon père l’ennui d’y aller.

Lucas.

Et quand pourrai-je venir chercher la réponse ?

Gaspard.

Après-demain ; demain peut-être. Je te le ferai savoir par le petit Henri qui passe par chez vous tous les soirs en revenant de l’usine. Adieu, Lucas, adieu ; va-t’en, je suis pressé.

Lucas.

Au revoir, Gaspard ; et dépêche-toi, car mon père est tout tracassé de cette lettre.

Gaspard.

Tracassé ? Il n’y a pas de quoi. Deux cent mille francs ! C’est un joli magot.

Lucas.

Oui ; mais, s’il faut qu’il y aille, il aime mieux faire des sacrifices.

Gaspard.

Je te dirai tout ça. Va-t’en, il faut que je parte.

Et, sans attendre l’adieu de Lucas, Gaspard partit en courant pour se rendre à l’atelier et constater l’heure du retour de chacun ; les retardataires étaient marqués impitoyablement ; aucune considération ne pouvait empêcher Gaspard de faire son devoir.

Lucas revint en courant à la ferme. On finissait de dîner comme il entrait. Les ouvriers retournaient au travail.

La mère.

Pauvre garçon, es-tu rouge et essoufflé ! J’ai tenu ton dîner au chaud ! Mets-toi à table, mon ami, et repose-toi ; tu sembles rendu de fatigue.

Lucas.

Je suis fatigué, mère, c’est vrai ; mais, quand j’aurai mangé, il n’y paraîtra plus… Gaspard était pressé ; il n’a pas eu le temps de lire la lettre du notaire et de me donner son avis, mais il nous rendra réponse demain ou après-demain au plus tard. Il espère que vous pourrez vous dispenser de faire le voyage, mon père.

Thomas.

S’il y arrive, il m’aura rendu un fier service, et je lui donnerai une bonne récompense. Quelle chance que cet héritage ! Je ne pensais pas plus à la cousine que si elle n’avait jamais existé… Tiens, voici le petit Guillaume. Que veux-tu, mon garçon ? Tu nous trouves bien joyeux. La vieille cousine Danet vient de mourir…

Guillaume.

Et c’est cela qui vous réjouit ?

Thomas.

Cela et autre chose ; tu m’as coupé la parole sans me donner le temps d’achever.

Guillaume.

Dame ! ça me paraît drôle de voir rire en parlant d’une parente morte.

Thomas.

Mais, tais-toi donc, et laisse-moi parler.

Guillaume.

Ma foi, j’en sais assez, je ne tiens pas à savoir le reste. Vous allez me faire oublier ma commission. Mon père vous fait demander de lui envoyer une pièce de cidre, parce qu’il a du monde et qu’il n’a plus de boisson à leur donner.

Thomas.

Comment s’est-il laissé manquer de boisson ? Je ne peux pas lui en envoyer aujourd’hui, je suis trop pressé de travail.

Guillaume.

Il vous enverrait une voiture pour ramener la pièce. Il sait que vous en avez à vendre, c’est pour ça qu’il vous la fait demander.

Thomas.

Dis-lui que s’il veut l’envoyer chercher, c’est bon ; autrement, il ne l’aura que demain.

Guillaume.

J’y vais et je reviens de suite.

— N’oublie pas la passe, lui cria le père Thomas.

Guillaume partit en courant.

Thomas.

Quel drôle de garçon ! Le voilà parti sans savoir que la cousine me laisse deux cent mille francs.

Lucas.

Il n’y a pas de mal, mon père. Il vaut mieux qu’on ne le sache pas au pays.

Thomas.

Tiens, pourquoi ça ?

Lucas.

Parce que tout le monde vous tomberait sur le dos pour emprunter, l’un cent francs, l’autre cinq cent francs ; d’autres plus, peut-être. Si vous les prêtez, vous risquez de tout perdre ou d’avoir des procès qui vous mangeront votre argent et qui vous ennuieront par-dessus le marché.

Thomas.

Tu as raison, mon ami, tu as raison. Je n’en dirai mot à personne.

Lucas avait fini son dîner ; il alla rejoindre les ouvriers avec le père Thomas.

Thomas.

Quand Guillaume reviendra avec sa voiture, tu nous préviendras, femme ; nous sommes toujours dans la grande prairie au bout du bois.

La mère Thomas.

Oui, sois tranquille ; je t’appellerai.

Elle n’attendit pas longtemps ; avant une demi-heure, Guillaume arrivait avec la charrette ; la mère Thomas envoya chercher son mari et du monde pour livrer la pièce, et il repartit comme il était venu.

Une heure s’était à peine écoulée depuis le départ du petit Guillaume, que le père Guillaume accourait tout effaré à la ferme. La mère Thomas y était seule.

Guillaume.

La passe, mère Thomas, la passe ; les gendarmes demandent la passe ; Guillaume l’a perdue, je pense bien ; c’est cinquante francs d’amende si elle ne se retrouve pas.

La mère Thomas.

Il n’y a rien ici, mon père Guillaume ; voyez vous-même. Comment se fait-il qu’il ait perdu la passe.

Guillaume.

Il prétend l’avoir emportée ; il ne l’a plus, c’est donc qu’il l’a perdue.

La mère Thomas.

Avez-vous bien cherché dans ses poches ?

Guillaume.

Pour ça, oui, c’est moi-même qui l’ai fouillé, et rudement, je vous assure. Il ne m’en fait pas d’autres, ce polisson. Il oublie tout, il brouille tout. Savez-vous ce qu’il présente aux gendarmes en guise de passe ? un vieux reçu d’impositions d’il y a trois ans. Et c’est qu’il leur soutenait que c’était bien ça. On l’a mené chez le buraliste, qui n’y était pas ; c’était la femme qui faisait le bureau, elle ne se souvenait de rien. Les gendarmes ont trouvé du louche dans l’affaire, et ils sont là à faire leur procès-verbal… Cinquante francs d’amende ! C’est-il du guignon !

La mère Thomas.

Si votre garçon avait su lire, père Guillaume, il n’aurait pas pris un papier pour un autre.

Guillaume.

Ah ! ne m’en parlez pas. Si c’était à recommencer, je l’obligerais bien à aller à l’école et à savoir lire ; mais il est trop grand, maintenant ; sans compter qu’il a la tête dure et pas de mémoire. Allons, à revoir, mère Thomas. Suis-je vexé, mon Dieu ! Ce mauvais drôle ! Il me les payera en détail, mes cinquante francs.

Et le père Guillaume s’en alla plus lentement qu’il n’était venu.

Vignette de Bertall
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