Librairie Hachette et Cie (p. 148-164).


XII

PREMIÈRES HABILETÉS, PREMIERS SUCCÈS DE GASPARD.


Lucas allait à l’école bien plus assidûment depuis que Gaspard avait quitté la ferme, car il n’y avait plus que lui pour lire une lettre, un acte, pour écrire les comptes, etc. Il commençait à bien lire, à pouvoir écrire nettement. Son père lui avait acheté quelques livres nécessaires pour se tenir en garde contre les voisins toujours prêts à vous enlever un sillon de terre, une haie, des arbres, etc. Le père Thomas n’avait plus rien à lui reprocher, et, à la ferme, ils vivaient tous tranquilles et heureux.

À l’usine, Gaspard travaillait de toutes ses forces, de toute son intelligence. Ce n’était pas pour M. Féréor qu’il se donnait tant de mal, mais pour lui-même, pour son avancement. Il se rendait pourtant fort utile à M. Féréor en lui racontant ce qui se passait et ce qui se disait. M. Féréor aimait beaucoup à tout savoir, et personne ne le tenait au courant comme Gaspard ; aussi l’emmenait-il souvent pour lui faire voir sur place les choses dont il voulait charger les contremaîtres.

« Comment se comporte Urbain ? demanda un jour M. Féréor à Gaspard. Est-il bien actionné au travail ?

Gaspard.

Oui, monsieur, il se fera ; il a eu l’autre jour une affaire avec M. Chrétien, le contre-maître. Monsieur la connaît sans doute.

M. Féréor.

Non, Chrétien ne m’a rien dit.

Gaspard.

Comment ! il n’en a pas fait son rapport à monsieur ? Il faut pourtant que monsieur sache tout. Voilà ce que c’est, monsieur. Urbain travaillait aux fils de fer pour clôtures ; le soir, il s’en va à son heure, et, au lieu de passer par la route que nous devons tous prendre, il escalade la barrière et passe au travers du bois. Une fois, deux fois, il recommence. Cela me paraît drôle qu’il ne fasse pas comme les autres, qu’il s’en aille seul de son côté. J’avertis M. Chrétien ; il me dit qu’il le surveillera. Je guette à la lisière du bois, et je vois Urbain qui arrive en regardant de tous côtés ; il tenait comme des baguettes à la main. Je sors du bois ; il s’arrête, laisse tomber dans l’ornière ce qu’il tenait à la main, et continue son chemin.

« Quand il me rejoint, car j’avais pris un sentier de traverse pour le rencontrer, je lui trouve l’air un peu embarrassé, je lui dis :

« — Pourquoi passes-tu par ici, Urbain ? l’autre route est bien meilleure.

« — C’est le plus court, et c’est pour ça que j’y passe.

« — Tu sais que M. Féréor n’aime pas que chacun se fasse un chemin de sortie, et qu’il ordonne même de faire sortir tous les ouvriers par la route ferrée.

« — Je ne lui fais pas de tort en traversant ce bois et j’abrège mon chemin.

« Je ne lui dis plus rien ; il continue son chemin, et moi je reviens sur mes pas ; j’arrive à l’ornière, je vois deux tringles de fer grosses comme le petit doigt ; je les ramasse, je les porte chez M. Chrétien, et je lui raconte ce qui s’est passé.

« — C’est bon, me dit M. Chrétien, mets ça là ; je ferai mon rapport.


« Pourquoi passes-tu par ici, Urbain ? »
M. Féréor.

Chrétien ne m’en a pas dit un mot. Quand c’est-il arrivé ?

Gaspard.

Il y a trois jours, monsieur.

M. Féréor.

C’est singulier que Chrétien ne m’en ait pas parlé ; c’est une chose grave, ça.

Gaspard.

C’est peut-être, monsieur, parce que M. Chrétien voit beaucoup les parents d’Urbain et qu’il veut épouser sa sœur. Alors il ne veut pas les mécontenter ni les mettre mal avec monsieur.

M. Féréor.

Ferais-tu comme lui à sa place ?

Gaspard.

Pour cela, non, monsieur. Il n’y a pas de parent, d’ami, de fiancée, qui m’empêcherait de faire mon devoir. C’est un poste de confiance que celui de M. Chrétien ; et il doit s’en rendre digne en faisant passer l’intérêt de monsieur avant tout et par-dessus tout.

M. Féréor.

Tu as de bons sentiments, Gaspard. Tu portes donc intérêt à mes affaires ?

Gaspard.

Moi, monsieur ? Mais les affaires de monsieur sont le plus grand intérêt de ma vie. Et puis, la reconnaissance que je dois à monsieur me rend désireux de me consacrer tout entier aux intérêts de mon bienfaiteur.

M. Féréor.

C’est bien, Gaspard, je n’oublierai pas les services que tu me rends ; trouve-toi tous les jeudis et les lundis à une heure, près du pont d’arrivée ; c’est l’heure du dîner des ouvriers ; quand tu me verras venir, tu passeras par le bois et tu iras m’attendre à mon berceau de houx, dans lequel personne n’a droit d’entrer ; ainsi nous pourrons causer tranquillement, et tu me tiendras au courant de ce qui se passe.

Gaspard.

Merci bien, monsieur ; les moments que je suis avec monsieur, sont les plus heureux de ma journée ; ils me font du bien au cœur. »

Gaspard disait vrai : M. Féréor était pour lui un moyen d’avancement, le plus commode, le seul pour arriver à la position et à la fortune qu’il voulait gagner à tout prix ; et il était de la plus grande importance pour lui d’obtenir la confiance absolue de M. Féréor. Il pouvait, au moyen de ces conversations toutes confidentielles, empêcher que la faveur et la confiance de son maître ne se reportassent sur tout autre que sur lui-même ; c’était le chemin de la fortune et du pouvoir ; lui seul devait y marcher, tous les autres devaient en être évincés.

Il éprouvait bien quelques remords de se faire ainsi le dénonciateur de ses camarades ; mais il les chassait promptement en se disant : Je veux être riche et puissant ; d’ailleurs je ne dis que la vérité ; je remplis mon devoir près de M. Féréor, tant pis pour eux s’ils ne remplissent pas le leur.

Le jour même de la confidence de Gaspard, M. Féréor rencontra Urbain qui rentrait à l’atelier et qui fumait. Il n’avait pas vu M. Féréor ; quand il l’entendit venir et qu’il leva la tête, il était trop tard ; M. Féréor l’avait aperçu.

« Quelle chance ! pensa M. Féréor. Il fume malgré ma défense ; il va partir de suite, et personne ne pourra soupçonner Gaspard de m’avoir éclairé sur sa conduite. »

Quand M. Féréor se trouva en face d’Urbain, il s’arrêta et lui dit d’un ton froid et sévère :

« Je défends à mes ouvriers de fumer. Tu as fumé : tu vas prendre tes habits de travail à l’atelier, tu vas te faire payer à la caisse ce qu’on te doit, tu vas déguerpir et tu ne mettras plus le pied dans mes usines. Je passerai dans une demi-heure pour voir si je suis obéi. »

M. Féréor tira son portefeuille, l’ouvrit, en retira un papier et le remit à Urbain ; il y avait dessus, en grosses lettres :

Bon pour départ et règlement de compte immédiat.

Urbain.

Si monsieur voulait bien me pardonner, je ne recommencerais pas ; je le jure à monsieur.

M. Féréor.

Si dans une demi-heure tu n’es pas parti, tu ne seras pas payé de ce qu’on te doit.

M. Féréor continua son chemin et se dirigea vers la demeure de Chrétien.

« Chrétien, dit-il en entrant, je viens de rencontrer Urbain un cigare à la bouche. Tu lui donneras son compte et tu le feras partir sur-le-champ.

— Urbain ! Monsieur renvoie Urbain ! Le meilleur de nos jeunes ouvriers.

— Je défends qu’on fume. Il m’a désobéi. Il partira. »

Et M. Féréor sortit. Chrétien resta atterré.

« Que vont dire les parents ? pensa-t-il à part lui. Pourvu qu’ils ne se figurent pas que c’est moi qui l’ai dénoncé. »

Il réfléchissait au moyen de le faire rentrer en grâce, quand Urbain entra.

Urbain.

Monsieur Chrétien, voyez quel malheur ! M. Féréor m’a vu fumer et il me renvoie. N’y aurait-il pas moyen d’avoir ma grâce ? Si vous vouliez bien intercéder pour moi ?

Chrétien.

Je l’ai déjà fait, mon ami ; il n’a rien écouté. Tu sais combien il est dur pour l’ouvrier ; il ne pardonne jamais ! Pourquoi aussi vas-tu fumer dans le chemin qu’il suit toujours pour aller d’une usine à l’autre ? Je te l’avais déjà dit ; tu n’as pas voulu m’obéir. Que veux-tu que je fasse maintenant ? Je ne peux pas te garder malgré lui.

Urbain.

Céline va croire que c’est vous qui m’avez dénoncé.

Chrétien.

Céline ne le croira pas, si tu lui racontes comment la chose est arrivée.

Urbain.

Si vous me faisiez entrer dans un autre service, monsieur ?

Chrétien.

Ce n’est pas possible. Le patron met son nez partout ; il ne tarderait pas à te découvrir, et je me perdrais sans te sauver.

Urbain.

Mais vous savez qu’il a grande confiance en vous, qu’il a l’air d’avoir de l’affection pour vous.

Chrétien.

Affection, confiance ! Il n’a d’affection pour personne ; il n’a confiance en personne. Tiens, voici ton compte, mon ami ; j’y ajoute trois journées de plus, je ne puis faire davantage. Pars vite. S’il vient à te rencontrer, il est capable de me mettre à la porte avec toi.

Chrétien avait raison, Urbain le sentait ; il prit donc son argent, serra la main du contremaître et partit, se proposant bien de dire tout le mal possible de M. Féréor, et de se plaindre de Chrétien à sa sœur.

Il était à peine parti que le patron rentra.

M. Féréor.

M’as-tu débarrassé de ce vaurien ?

Chrétien.

Oui, monsieur ; il est parti, et il a eu bien du chagrin de vous quitter, monsieur.

M. Féréor.

C’est bon ! Qu’on ne m’en parle plus ! Fais-moi voir ton livre de comptes.

Après l’avoir examiné :

« Pourquoi, dit-il, as-tu payé à Urbain trois journées de trop ? »

Chrétien pâlit et balbutia. M. Féréor tira son carnet de sa poche.

« Je viens de faire le relevé des journées d’Urbain ; il y en a trois de moins que ce que tu as payé. Il faut que demain tu sois parti pour ne jamais revenir. »

M. Féréor sortit. Chrétien resta atterré. Il savait que les décisions de son maître étaient sans appel. Il fallait obéir ; le lendemain, Chrétien n’y était plus.

Le lundi suivant, Gaspard, fidèle aux ordres de M. Féréor, se tint à une heure, près du pont, croisa son maître sans avoir l’air de l’avoir attendu, entra dans le bois, gagna le berceau de houx, et s’y installa. M. Féréor ne tarda pas à l’y rejoindre.

M. Féréor.

Eh bien ! Gaspard, as-tu du nouveau ? Sais-tu ce qu’ils disent du renvoi d’Urbain ?

Gaspard.

Je crois bien, monsieur. Il y en a qui sont effrayés…

M. Féréor.

C’est bon ! Tout juste ce que je voulais.

Gaspard.

D’autres sont mécontents et trouvent monsieur trop sévère.

M. Féréor.

Ils en verront bien d’autres, s’ils ne suivent pas mes ordres. Et Soivrier ?


Gaspard se tint, à une heure, près du pont.
Gaspard.

M. Soivrier n’est pas trop content, monsieur. Il aimait Urbain. Mais je ne me permettrai pas d’ennuyer monsieur de ce que j’entends dire.

M. Féréor.

Je t’ordonne de dire tout.

Gaspard.

Puisque Monsieur l’ordonne, j’obéirai, comme c’est mon devoir pour tout ce que monsieur veut bien me commander. M. Chrétien a causé avec M. Soivrier du renvoi d’Urbain ; ils ont beaucoup blâmé la dureté de monsieur ; ils ont parlé de faire entrer Urbain sans le faire savoir à monsieur. M. Soivrier veut le mettre dans l’atelier des creusets, parce que monsieur n’y entre jamais ; puis il le mettra dans l’atelier des barres de cuivre à détirer.

M. Féréor.

Nous verrons bien ! Comment Soivrier, qui avait ma confiance, a-t-il des sentiments aussi mauvais, aussi perfides ?

Gaspard.

C’est probablement, monsieur, pour contenter les parents d’Urbain ; M. Chrétien leur a demandé Mlle Céline, ils ont répondu : « Vous l’aurez quand vous aurez fait donner à Urbain une belle position dans les ateliers de M. Féréor. »

M. Féréor.

Mais Soivrier, qui ne demande pas Mlle Céline, comment aide-t-il Chrétien à me tromper ?

Gaspard.

Monsieur sait qu’ils sont amis d’enfance, que c’est M. Soivrier qui a fait entrer M. Chrétien ; alors ils marchent ensemble.

M. Féréor causa encore quelque temps avec Gaspard ; il fut de plus en plus satisfait de son intelligence et de ses études, crut en son dévouement et en sa sincérité, et le quitta après lui avoir donné l’assurance qu’aussitôt qu’il aurait travaillé à tous les ateliers l’un après l’autre et qu’il serait arrivé à bien faire dans chacun des ateliers, il monterait en grade et aurait un poste de confiance. M. Féréor songea à faire partir Soivrier ; pourtant, la difficulté de le remplacer pour toutes les affaires qu’il menait avec une activité et une intelligence rares, le décida à le conserver, mais avec une surveillance rigoureuse, qu’il confia à Gaspard, en lui recommandant la plus grande prudence vis-à-vis de Soivrier, qui resta ainsi à son poste.

Les choses allèrent leur train pendant deux ans environ. Gaspard mettait à profit ses conversations du jeudi et du lundi pour arrêter les faveurs naissantes, comme il l’avait fait pour Urbain, et surtout pour gagner de plus en plus la confiance, presque l’amitié de son maître. Il était espionné à son tour par deux contre-maîtres, et il ne le savait pas. Ces espions n’eurent jamais que du bien à en dire. Jamais un manquement de service, jamais de relâchement dans son zèle, dans son activité ; jamais une parole imprudente, jamais le plus léger blâme contre M. Féréor. Soumission parfaite, admiration profonde, dévouement absolu, respect constant, tels furent les sentiments que Gaspard faisait toujours paraître pour M. Féréor. Cet homme, qu’on trouvait dur, orgueilleux, égoïste, fut enfin touché des avantages que lui offraient l’intelligence et l’affection de Gaspard. Il n’avait jamais rencontré de véritable dévouement, d’affection vraie, de reconnaissance sincère. Ses bienfaits avaient toujours été payés d’ingratitude. Partout il avait vu l’intérêt personnel l’emporter sur le devoir. Cet égoïsme général l’avait rendu sévère jusqu’à la dureté, inexorable jusqu’à l’inhumanité, dédaigneux jusqu’à l’orgueil. La méfiance et l’égoïsme régnaient seuls dans son cœur qui ne s’était jamais ouvert à aucun sentiment affectueux. Ce qu’il voyait de la conduite de Gaspard, ce qu’il savait de ses sentiments, le disposèrent favorablement en sa faveur. Il résolut de lui donner une position plus indépendante que celle de simple ouvrier ; il le chargea de la direction d’un atelier de bobines, et d’une surveillance générale des ateliers de fils et de laiton.

Gaspard, honnête, actif et capable, mena ses ateliers de telle façon, que jamais M. Féréor n’y trouva rien à blâmer, rien à changer, rien à perfectionner. Tout y marchait avec une entente, un ordre, une économie merveilleuse.

M. Féréor, généreux une fois dans sa longue vie, porta en quelques années les appointements de Gaspard à mille francs, puis à deux mille, et enfin à trois mille.

À chaque augmentation, Gaspard faisait paraître une reconnaissance et une joyeuse surprise qui flattaient l’amour-propre du vieux Féréor ; il vantait sans cesse la générosité, la bonté de son excellent maître ; ces paroles, rapportées par les espions, augmentaient sa faveur.

De temps à autre les paroles du maître d’école revenaient à l’esprit de Gaspard ; sa conscience n’était pas tranquille. Il sentait bien qu’il n’avait pas assez d’affection pour ses parents et que M. Féréor n’était pour lui que le moyen d’arriver au but de ses désirs ; malgré lui, son cœur sec et égoïste lui reprochait quelquefois sa conduite envers ses camarades. Chaque jour il faisait un nouveau procès dans la confiance de son maître, mais l’ambition qui le dévorait ne lui laissait que la joie d’un succès qu’il sentait n’être pas à l’abri de tout blâme.

Vignette de Bertall
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