Librairie Hachette et Cie (p. 212-222).


XVI

ADOPTION DE GASPARD.


Un jour, M. Féréor amena à Gaspard un jeune homme de seize à dix-sept ans.

« Gaspard, dit-il, voici un garçon à former pour t’aider dans ta besogne ; il est intelligent et travailleur ; il nous sera utile dans deux ou trois ans d’ici. Tu vas le loger dans la chambre à côté de la tienne, pour le surveiller et l’aider dans son travail.

Gaspard.

Oui, Monsieur, je ferai de mon mieux. »

Quand M. Féréor fut parti, Gaspard fit voir à André le cabinet qu’il devait occuper, et lui dit de ranger ses effets.

« Je viendrai vous prendre dans une heure pour vous mener dans les ateliers. »

Il revint, comme il le lui avait dit, et le trouva assis tristement sur la chaise unique qui meublait sa petite chambre.

Gaspard.

Qu’avez-vous donc, André ? Pourquoi cette tristesse ?

André.

J’ai du chagrin d’avoir quitté mes parents.

Gaspard.

Quelle niaiserie ! Ah bien ! si M. Féréor vous voyait pleurer pour cela, il serait content !

André.

Je me garderai bien de pleurer devant lui ; je peux bien m’attrister quand je serai seul.

Gaspard.

Comme vous voudrez ; seulement, je trouve que c’est bête.

Gaspard l’emmena aux ateliers, qui parurent amuser et intéresser André. Il fit même à Gaspard quelques observations fort intelligentes sur les engrenages et sur la marche des bobines.

« Ce garçon a l’esprit de la mécanique, se dit Gaspard, j’en ferai mon profit. »

Quand M. Féréor demanda à Gaspard des nouvelles de son nouveau protégé :

« Il a l’air bon garçon et intelligent, dit Gaspard ; il faudra seulement qu’il secoue son chagrin. »

M. Féréor, sèchement.

Chagrin ! Chagrin d’être entré chez moi ?

Gaspard, souriant.

Que voulez-vous, monsieur, ce jeune homme a des parents qu’il aime énormément, sans doute, puisqu’il pleure de les avoir quittés, et qu’il promet de pleurer toutes les fois qu’il sera seul.

M. Féréor.

Jolie promesse. Qu’est-ce que tu lui as dit, toi ?

Gaspard, souriant.

J’ai dit, monsieur, que c’était bête. Que dire à un garçon de seize ans qui pleure pour avoir quitté petit père et petite mère ?

M. Féréor sourit pour toute réponse.

M. Féréor.

Qu’a-t-il dit des ateliers ?

Gaspard.

Il les a trouvés superbes, monsieur. Et à propos des ateliers, monsieur, j’ai fait une remarque sur les bobines ; nous pourrions gagner plus de force et user moins d’eau en ajoutant un engrenage.

M. Féréor.

Où donc ? Je ne vois pas où on pourrait en ajouter un.

Gaspard.

Voici, monsieur.

Gaspard lui déroula un dessin de l’engrenage qu’il proposait, et dont il avait eu l’idée d’après l’observation d’André.

M. Féréor.

C’est toi qui as fait ça ? Ton idée est ma foi très bonne, et nous l’exécuterons. Viens à l’atelier pour voir la chose sur place.

Gaspard, timidement.

Monsieur veut-il me permettre une observation ?

M. Féréor.

Parle, mon ami, parle sans crainte.

Gaspard.

Que monsieur ne laisse pas voir que l’idée vient de moi. Si monsieur vivait avec les ouvriers, comme moi, et les entendait causer librement, il verrait combien il est important de leur laisser croire que tout ce qui est bon, utile, vient de monsieur seul ; et que là où d’autres ne voient pas possibilité de perfectionner, monsieur le voit et le trouve… Que monsieur me pardonne ma hardiesse et veuille bien s’approprier le dessin de l’engrenage.

M. Féréor.

Je l’accepte, mon ami, et je n’oublierai pas ton avis. Il est bon, et j’en serai plus à l’aise pour causer avec toi de mes idées et pour profiter des tiennes.

Gaspard.

Merci bien, monsieur.

En faisant croire qu’il était l’obligé de M. Féréor, Gaspard avait flatté l’amour-propre de son maître, et il avait gagné dans son estime et sa confiance. Il le suivit à l’atelier. M. Féréor examina le mécanisme des bobines, trouva l’engrenage proposé par Gaspard utile et intelligent. Il en causa avec les contremaîtres, et donna à Gaspard l’ordre d’en faire l’essai.

Cette conduite habile de Gaspard augmenta beaucoup la confiance et l’amitié de M. Féréor. Il le lui témoigna ; et Gaspard, de son côté, sentit se développer pour son maître une reconnaissance affectueuse qui le surprit, lui aussi, car depuis bien des années il n’avait travaillé que pour son propre intérêt en travaillant pour celui de M. Féréor.

« Est-ce que je l’aimerais tout de bon ? se demanda-t-il comme se l’était demandé son maître. Si je l’aime, c’est tant mieux ; je suis fatigué de vivre pour moi seul et de n’aimer personne. »

Sous peu de jours les bobines furent montées, et tous les ouvriers admirèrent le perfectionnement inventé par M. Féréor. Gaspard se garda bien de raconter à son maître les propos flatteurs des ouvriers, mais il engagea les contre-maîtres à les redire.

« M. Féréor vous en saura gré, leur dit-il ; quand on a trouvé du nouveau pour un mécanisme, on est bien aise d’être approuvé par des connaisseurs, et on leur en sait gré. »

De sorte que les contre-maîtres ne se lassaient pas de complimenter M. Féréor sur son génie mécanique.

Trois années se passèrent ainsi ; M. Féréor et Gaspard s’attachaient de plus en plus l’un à l’autre ; André continuait à gémir sur sa séparation d’avec ses parents ; son travail s’en ressentait, et Gaspard ne perdait pas une occasion pour nuire habilement, sans s’écarter de la vérité, à ce concurrent qu’il redoutait. Il profitait des idées intelligentes mais incomplètes d’André, et les présentait à M. Féréor après les avoir travaillées et perfectionnées ; André ne s’en apercevait pas : il n’y pensait plus après en avoir causé avec Gaspard, qui semblait aussi n’en faire aucun cas.

Un jour qu’André avait été appelé à l’atelier et que Gaspard travaillait chez lui, le facteur apporta une lettre à l’adresse d’André ; Gaspard la reçut et la posa sur la table ; il la donna à André quand il fut de retour.

André, après avoir lu.

Une singulière demande que me fait un couvreur de mon pays ! Il me dit qu’ayant su que M. Féréor fabriquait des planches de cuivre, il me demandait de lui en envoyer une demi-douzaine, de grandeurs différentes, comme échantillons pour des toitures.

Gaspard rit avec André de cette bizarre commande.

André.

Je m’étonne que M. Féréor, qui fait tant de plaques de cuivre, ne fasse pas des feuilles pour couvreurs.

Gaspard.

Ce serait un tout autre travail que celui de nos usines ; on ne travaille pas le cuivre comme de la toile goudronnée.

André.

C’est dommage qu’on ne puisse pas travailler ça comme de la pâte !

Gaspard.

Comment veux-tu que le cuivre, qui est un métal si dur, se roule comme une toile ou une pâte ?

André.

On pourrait le détirer, comme on fait pour le fil de laiton.

Gaspard et André plaisantèrent beaucoup de cette idée ; mais Gaspard, qui avait compris qu’il pouvait y avoir quelque chose de bon à en tirer, poussa beaucoup André à développer sa pensée tout en riant. Puis Gaspard voulant la lui faire oublier, lui parla de ses parents, de sa famille, de sorte qu’André ne songea plus aux couvertures au mètre que comme à une bêtise impossible.

Gaspard y pensa si bien et si longtemps, que deux mois après, il avait un plan de manufacture de cuivre et de zinc malléables et pouvant être roulé comme la toile.

M. Féréor arriva, fit sa tournée, approuva, comme toujours, ce qui s’était fait dans les ateliers de Gaspard, et se retira dans son cabinet ; il ne tarda pas à demander Gaspard. Il commença son interrogatoire et fut content des réponses. À sa dernière question :

« Rien de nouveau, du reste ? »

Gaspard répondit :

« Si fait, monsieur, il y a du nouveau ; j’ai mis à profit quelques anciennes idées de monsieur, et voici le résultat. »

Gaspard plaça devant M. Féréor un plan de fabrique, puis un plan de la mécanique qu’il avait inventée ; enfin, un plan de ses résultats, c’est-à-dire qu’au moyen d’un procédé chimique il donnait au cuivre et au zinc toute la souplesse de la toile, et qu’on pouvait fabriquer par jour des milliers de mètres de toile zinc ou cuivre.

M. Féréor.

Qu’est-ce que c’est ?

Gaspard.

Une invention nouvelle, une source de gloire et de renommée pour monsieur, de la toile cuivre et zinc ; monsieur fabrique des planches de cuivre et de zinc ; et monsieur en fera de la toile à couvreur, sans frais et sans peine ; des milliers de mètres par jour et coûtant peu.

M. Féréor ne put dissimuler sa surprise et son admiration. Plus il examinait, plus sa satisfaction était visible. Pourtant il n’avait encore rien dit. Quand il eut bien examiné, bien questionné Gaspard, il se leva, le serra dans ses bras, et dit d’une voix émue :

« Mon fils ! »


Jamais personne au monde n’avait vu M. Féréor ému.

Jamais personne au monde n’avait vu M. Féréor ému, et cédant à un mouvement de sensibilité. Il reprit son sang-froid et continua :

« Tu es mon fils à partir de ce jour. Il y a longtemps que j’y pense ; ta belle découverte me décide : nos intérêts seront communs et je t’aimerai sans crainte de te perdre. Veux-tu être mon fils, l’héritier de ma fortune, de par la loi ? Tu as près de vingt-cinq ans ; tu es maître de décider la question.

— Mon père, répondit Gaspard en ployant le genou devant M. Féréor, je vous aimerai comme le fils le plus dévoué. Je continuerai à vous obéir comme un fidèle serviteur, à vous servir comme un homme formé, instruit par vous, et qui sans vous ne serait rien.

— Relève-toi, mon fils, et viens me rejoindre ce soir chez le notaire ; nous conviendrons de tout. »

Gaspard, au comble du bonheur, baisa la main, toujours généreuse pour lui, qui venait de le récompenser si magnifiquement de son service fidèle et dévoué depuis huit années. Gaspard, entré à seize ans chez M. Féréor, en avait vingt-quatre.

M. Féréor.

Va voir ton père et ta mère, mon ami ; va demander leur consentement, et reviens de suite ; n’oublie pas les ateliers.

Gaspard.

Monsieur peut être tranquille ; tout mon temps sera, comme par le passé, dévoué à Monsieur.

M. Féréor sourit avec bienveillance et continua sa tournée, interrompue par l’invention de Gaspard.

Vignette de Bertall
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