Librairie Hachette et Cie (p. 71-79).


VI

LA VACHE BRINGÉE


Peu de jours après, à la fin de la journée, Gaspard lisait au pied d’un arbre, pendant que Lucas faisait un panier avec des bandes d’écorce d’arbre. Il s’amusait de temps en temps à chatouiller le nez ou les oreilles de Gaspard, avec ses rubans d’écorce ; et il riait de le voir si appliqué, qu’il ne s’apercevait pas du jeu de Lucas ; il croyait que ce chatouillement provenait des mouches qui se promenaient sur sa figure et il les chassait machinalement en continuant son travail.

Le chatouillement se répétait si souvent, que Gaspard finit par s’impatienter.

« Ces mouches sont insupportables ce soir, dit-il enfin ; elles m’empêchent de travailler ! »

Lucas éclata de rire.

Gaspard.

Pourquoi ris-tu ? Que vois-tu de drôle à ce que je sois tourmenté par ces vilaines mouches ?

Lucas.

C’est que ce ne sont pas les mouches, c’est moi qui te chatouille avec mes rubans à panier.

Gaspard.

Toi ? Que c’est bête ! Avise-toi de me toucher !

Gaspard reprit sa lecture, Lucas son panier ; il tenait à la main un long ruban qui alla caresser la joue de Gaspard.

« Encore ! s’écrie Gaspard. Ça m’ennuie. Je ne veux pas que tu me touches ! Entends-tu ? Je ne le veux pas !

Lucas.

Tu te fâches à tort, Gaspard, cette fois, je ne l’ai pas fait exprès.

— Ne recommence pas », dit Gaspard d’un air sec et mécontent.

Lucas était bien près de Gaspard, si près que, sans y penser, en détortillant un de ses rubans, le bout vint encore chatouiller le visage de Gaspard. Celui-ci se retourna vers Lucas et lui allongea un coup de poing dans le dos. Lucas arracha le livre des mains de Gaspard et le jeta au loin ; Gaspard saisit le panier de Lucas, le brisa, et en fit autant des rubans préparés pour l’achever.

Lucas.

C’est méchant ce que tu fais, Gaspard ; mon père m’avait dit de faire ce panier dont il a besoin pour demain, et voilà que tu l’as mis en pièces.

Gaspard.

Pourquoi m’ennuies-tu en me chatouillant ?

Lucas.

Pourquoi ne t’éloignais-tu pas de moi ?

Gaspard.

Tu pouvais bien t’éloigner toi-même.

Lucas.

Non, parce que j’avais à déplacer mes rubans, mes outils, ma ficelle, et puis parce que ton travail ne me gênait pas ; c’est toi qui te plaignais. Et que va dire mon père, à présent ?

Gaspard ne répondit pas ; il était inquiet, car il sentait qu’il avait fait une sottise. Lucas ramassa les débris de son panier et rentra à la ferme pour en recommencer un autre. Gaspard reprit sa lecture, mais il ne faisait plus la même attention à son livre.

Lucas n’avait pas dit l’accident arrivé à son panier ; il en avait recommencé un et se dépêchait de l’achever pour qu’on ne s’aperçût pas de l’accès d’humeur de Gaspard. Pendant qu’il travaillait avec ardeur, Guillaume vint se placer devant lui.

Guillaume.

Tu ne me vois donc pas, Lucas ? Je suis venu faire une commission pour ton père.

Lucas.

Tiens, te voilà, toi ? J’étais si actionné à mon panier, que je ne t’ai pas entendu arriver. Quelle commission viens-tu faire ?

Guillaume.

C’est une lettre que j’apporte à ton père. Je ne sais pas ce qu’on a mis dedans ; ils m’ont dit que c’était pressé.

Lucas.

Attends, je vais appeler papa : il est là qui mesure l’orge pour les volailles.

Lucas alla trouver son père.

« Mon père, voici Guillaume qui vous apporte une lettre ; il dit que c’est pressé. »

Le père laissa l’orge et alla parler à Guillaume.

Thomas.

Qu’est-ce qu’il y a, mon garçon ? Que me veut ton père ?

Guillaume.

Je ne sais pas, m’sieur Thomas. Il explique ça dans cette lettre qu’il m’a chargé de vous remettre.

Thomas.

C’est que je ne suis pas fort sur la lecture. Lucas, saurais-tu déchiffrer ce gribouillage ?

Il donna la lettre à Lucas, qui l’examina et la rendit en disant :

« Je ne saurais pas lire l’écriture.

Le père Thomas.

Ni autre chose non plus, tout comme moi. Cours vite me chercher Gaspard ; il est un savant, lui, il va nous lire ça.

Lucas partit en courant et appela Gaspard qu’il avait laissé près de la ferme. Mais quand il arriva, Gaspard avait disparu. Après l’avoir cherché et appelé pendant quelque temps, ne le voyant pas venir, il s’en retourna à la ferme.

Lucas.

Je ne l’ai pas trouvé, mon père ; il sera sans doute allé plus loin.

Le père Thomas.

Pas de danger qu’il revienne travailler, celui-là ! Il m’impatiente assez avec ses livres. Eh bien ! Guillaume, dis à ton père qu’il n’y a pas de réponse quant à présent, que je lui ferai réponse plus tard.

Guillaume.

Bien, M’sieur Thomas ; j’y vais de suite, car on m’a bien recommandé de ne pas m’amuser en route. Bien le bonsoir, m’sieur ; à revoir, Lucas.

Lucas.

À revoir, Guillaume ! Viens-tu à l’école demain ?

Guillaume.

Pour ça non ; on ne m’y envoie plus.

Guillaume salua et partit.

« C’est ennuyeux, tout de même, dit le père Thomas, que nous ne puissions pas déchiffrer cette lettre. Si je n’étais pressé d’ouvrage, j’irais voir ce qu’il me veut, ce père Guillaume. Comment ne sais-tu pas encore lire, toi ?

Lucas.

Mais, mon père, il n’y a guère plus d’un an que je vais à l’école ; et j’y manque souvent !

Le père Thomas.

Et ce Gaspard qui ne vient pas ! Où diantre est-il fourré ? »

Gaspard n’avait garde de venir, il croyait qu’on l’avait appelé pour l’affaire du panier brisé ; les conclusions accoutumées de ces sortes d’affaires étaient des coups à recevoir. Gaspard voulait laisser tomber la colère de son père, et il résolut de ne rentrer que pour le souper.

Lorsqu’il arriva vers la fin du jour, il regarda avec effroi le visage assombri de son père, qui lui dit brusquement :

« Où as-tu été, paresseux, fainéant ?

Gaspard, craintivement.

Je me suis promené en lisant, mon père.

Thomas.

Quand on a besoin de toi, tu n’y es jamais. J’avais une lettre pressée à te faire lire ; on t’a cherché partout ; mais… toujours la même chanson. Quand tu pourrais être bon à quelque chose, tu disparais. »

Gaspard ne répondit pas ; il avait trop peur.

« Tiens, reprit le père, lis-moi cette lettre. »

Gaspard prit la lettre et lut :

« La vache bringée que tu voulais avoir, père Thomas, et pour laquelle tu ne te décidais pas, a paru gentille au voisin Camus ; il vient me l’acheter ; il m’en donne deux cent cinquante-trois francs. Si tu la veux pour ce prix, viens la quérir ; réponds tout de suite ; si tu ne me fais pas dire que tu la prends, c’est que tu n’en veux pas, et Camus la paye et l’emmène de suite. Je suis ton ami pour la vie.

« Guillaume. »

« La vache ! la vache bringée ! s’écria Thomas. Vendue, emmenée !… Une bête qui vaut plus de trois cents francs ! Et je l’aurais eue pour deux cent cinquante-trois ! Faut-il avoir manqué cette affaire, faute de savoir lire ! Et toi, Lucas, qui fais le paresseux, le fainéant ! N’es-tu pas honteux de ne pas savoir lire à ton âge ? Depuis quinze mois que tu vas à l’école !

Lucas.

Mais, mon père, j’y manque plus souvent que je n’y vais.

Le père Thomas.

Et pourquoi manques-tu ? Pourquoi ne fais-tu pas comme Gaspard, qui n’y manque jamais, lui ? À la bonne heure ! En voilà un qui met son temps à profit. Avec lui, on n’est jamais embarrassé ! Il en sait plus long que tu n’en sauras jamais, imbécile. Les mois d’école ne sont pas de l’argent perdu, au moins.

Lucas.

Comment, mon père, mais c’est vous-même qui me faites toujours rester pour travailler à la ferme ! Vous savez bien que ce n’est pas pour flâner et paresser que je ne vais pas à l’école ; et vous ne vous êtes jamais plaint de mon travail, que je sache. C’est dur d’être grondé et traité de fainéant, quand on fait ce qu’on peut et que c’est pour mieux faire qu’on ne va pas à l’école. »

Le pauvre Lucas pleura amèrement.

La mère.

Thomas, tu n’es pas juste. Lucas dit vrai ; c’est toi qui l’empêchais d’aller à l’école, de faire comme Gaspard que tu grondais et bousculais quand tu le voyais parti. C’est toi qui…

Le père Thomas.

Tais-toi. Tu m’ennuies avec tes raisons. Il n’en est pas moins vrai que j’ai manqué la vache bringée et que je n’en trouverai pas une pareille. Une cotentine ! et bringée ! Et à son second veau !

La mère Thomas.

À qui la faute ? Pourquoi n’as-tu pas appris à lire ?

Le père Thomas.

Tais-toi, je te dis. Ne m’échauffe pas les oreilles… Mettons-nous à table ; il est tard. Gaspard, mon garçon, travaille à la maison tant que tu voudras, je ne te querellerai plus.

Gaspard, surpris et enchanté, remercia son père et se sentit heureux comme il ne l’avait pas été depuis deux ans. Le pauvre Lucas pleurait encore.

Le père Thomas.

As-tu bientôt fini, toi, ignorant ? Je ne te pardonnerai pas de sitôt de m’avoir fait manquer la vache bringée.

Le pauvre Lucas voulut répliquer, mais sa mère lui fit signe de se taire pour ne pas augmenter l’irritation injuste du père Thomas. Lucas, un peu consolé par le signe amical de sa mère et par ceux des gens de la ferme, essuya ses yeux et mangea comme les autres. Quand le souper fut fini, le père Thomas sortit de table et alla chez Guillaume pour savoir s’il ne pouvait pas ravoir la vache bringée.

« Impossible, lui répondit Guillaume ; Camus l’a payée et emmenée.

Thomas.

Comment ne m’as-tu pas attendu ?

Le père Guillaume.

Est-ce que je pouvais savoir que tu ferais l’orgueilleux avec moi ? Si tu m’avais fait dire que tu n’avais personne pour lire ma lettre, j’aurais dit à Camus de revenir demain ; mais il était si pressé, que moi, pensant que la bringée ne t’allait pas pour le prix, je la lui ai livrée tout de suite. »

Le père Thomas dut prendre son parti et réfléchir sur les inconvénients d’une instruction trop négligée ; il réfléchit si bien qu’il tomba dans l’excès contraire, et qu’il résolut, non seulement d’encourager Gaspard à augmenter sa science, mais encore d’obliger Lucas à aller tous les jours à l’école, jusqu’à ce qu’il fût devenu savant comme son frère.

Vignette de Bertall
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