Librairie Hachette et Cie (p. 80-92).


VII

LA MARCHE FORCÉE.


Le lendemain de cette grande contrariété du père Thomas, Lucas se disposait à aider le charretier à charger les fumiers, lorsque son père l’appela et lui dit d’un ton dur :

« Laisse ça. Tu n’as pas besoin de perdre ton temps à charger le fumier. On se passera bien de ton aide. Je ne veux plus que tu fasses le métier de fainéant. Va-t’en à l’école avec Gaspard. Je veux que tu y ailles tous les jours ; et, si tu y manques, tu auras les épaules caressées par la gaule.

Lucas.

Comme Gaspard pour y avoir été, lui.

Le père Thomas.

Tais-toi, insolent. Je n’aime pas les mauvaises raisons. »

Lucas ne répondit pas ; il soupira, posa sa fourche et alla rejoindre Gaspard qui partait.

Gaspard.

Qu’as-tu donc, Lucas ? on dirait que tu vas pleurer ?

Lucas.

Je n’en suis pas loin, va. Voilà mon père qui m’ordonne d’aller à l’école.

Gaspard.

Ce n’est pas un grand malheur. Il y a longtemps que je te dis d’y aller.

Lucas.

Mon père veut que j’y aille tous les jours ; il me battra si je n’y vais pas.

Gaspard.

Pas possible ! Et moi qu’il battait quand j’y allais ! Et le travail de la ferme ? Il va donc falloir qu’il prenne quelqu’un pour te remplacer.

Lucas.

Je ne sais pas ; ce sera comme il voudra. Si j’allais à l’école trois fois par semaine, je pourrais travailler les autres jours. J’aiderais maman pour le beurre, pour le ménage, pour les volailles, pour bien des choses.

Gaspard.

Oui, mais n’essaye pas ; tu sais qu’il ne fait pas bon de mettre mon père en colère, surtout quand il a du cidre dans la tête.

Lucas.

Oui, oui, je le sais bien ; il n’aime pas la résistance.

Lucas se résigna docilement au caprice de son père ; il devait en profiter plus tard, mais il eut bien de la peine à s’y accoutumer. Les travaux des champs, qu’il aimait par-dessus tout, le faisaient soupirer ; ceux de l’école ne lui plaisaient pas ; il n’avait pas de mémoire ; il comprenait mal les explications du maître, et il avançait lentement.

Un jour, au moment où il partait pour l’école, le père l’appela.

« Viens ici, Lucas ; j’ai besoin de toi pour aller à la Trappe et m’aider à ramener une génisse que je veux acheter là-bas, pour remplacer la vache bringée que tu m’as fait perdre. »

Lucas ne répondit pas, mais il sentit vivement l’injustice de ce reproche.

Ils marchaient en silence ; Lucas, de même que Gaspard, avait peur de son père, surtout depuis l’accusation dont il souffrait, et que le père lui rappelait en toute occasion.

« Tu es devenu diantrement sérieux et ennuyeux », lui dit enfin le père Thomas après une demi-heure de marche.

Lucas garda le silence. Que pouvait-il répondre ?

« Ah ça ! vas-tu marcher ainsi jusqu’à la Trappe, sans seulement desserrer les dents ? dit le père Thomas au bout d’une seconde demi-heure.

Lucas.

Si je ne parle pas, c’est que je n’ai rien à dire.

Thomas.

Tu avais pourtant la langue bien déliée, jadis.

Lucas.

Jadis n’est pas aujourd’hui.

Thomas.

Pourquoi cela ? Aujourd’hui comme jadis, tu es ce que tu étais, un âne, et rien de plus.

Lucas.

Voilà pourquoi il vaut mieux que je ne dise rien. Il n’y a rien à gagner à causer avec un âne.

Thomas.

Tais-toi. Tu ne sais dire que des insolences ou des sottises. »

Lucas était content d’avoir taquiné son père ; c’était une petite vengeance de la vache bringée, mais il n’osa pas aller plus loin, et ils continuèrent à marcher sans dire mot.

Ils arrivèrent enfin après trois heures de marche. Ils mangèrent du pain et des œufs durs qu’avait apportés le père Thomas. Le cidre était échauffé ; le père Thomas avait de l’humeur ; ils burent de l’eau. Lucas aurait bien voulu aller voir dans les champs de la Trappe les bestiaux renommés pour leur beauté ; mais lorsqu’il demanda à son père la permission de l’accompagner dans les herbages :

« Je n’ai que faire de toi, répondit le père Thomas. Repose-toi ; tout aussi bien, comme tu ne parles plus, je n’ai pas besoin d’attendre ton avis. »

Le père Thomas partit, laissant au pied d’un arbre le pauvre Lucas, triste et fatigué. Il ne tarda pas à s’endormir. Quand le père Thomas fut de retour avec la génisse qu’il venait d’acheter, la matinée était avancée ; il éveilla Lucas d’un coup de pied dans les reins.


Il laissa le pauvre Lucas au pied d’un arbre.

« Lève-toi, grand fainéant, et en route ; il se fait tard. »

Lucas sauta sur ses pieds et suivit son père, sans seulement regarder la génisse. Ce fut lui qui fut chargé de la mener, de sorte qu’il eut le temps de l’examiner : il n’en fut pas content.

« Ça ne fera jamais une bonne vache laitière, se dit-il. Comment mon père a-t-il choisi cette génisse ? La corne mal faite, la bête mal bâtie ; il n’y a de joli que le poil. Et encore est-elle trop blanche, pas assez caille ; j’aurais préféré une rouge ou une bringée. Maman ne sera pas contente. »

Ils prirent une autre route que le père Thomas croyait plus courte, et arrivèrent, au bout d’une heure, dans un carrefour où se trouvait un poteau, avec l’indication des trois ou quatre villages auxquels aboutissaient les chemins qui se trouvaient devant eux.

« Tiens, dit le père Thomas, c’est que je ne m’y reconnais plus : lequel des chemins faut-il prendre ?

Lucas.

Il faut continuer tout droit, mon père ; en allant, nous avons toujours marché droit devant nous.

Thomas.

Regarde les écritures ; j’ai payé assez de mois d’école pour que tu puisses lire un mot sur les poteaux de la route. »

Lucas regarda, tâcha d’épeler, de déchiffrer le nom de l’endroit indiqué par le poteau, mais il n’y put parvenir.

« Je ne sais pas, dit-il enfin ; les lettres sont effacées, je ne peux pas les lire.

Thomas.

Ignorant ! animal ! Nous voici dans un fameux embarras, grâce à ta paresse, à ta mauvaise volonté.

Lucas.

Je vous assure, mon père, que je fais ce que je peux ; mais j’ai beau m’appliquer, je ne retiens pas.

Thomas.

Parce que, comme je te disais tantôt, tu es un âne, un vrai bourri. »

Après quelques instants d’hésitation, le père Thomas prit le chemin à droite au lieu de continuer droit devant lui, comme l’avait dit Lucas. Ils marchèrent longtemps sans se reconnaître.

« Nous avons pris le mauvais chemin », dit le père Thomas.

Et il se mit à jurer contre lui-même, contre les routes, contre l’innocent Lucas qu’il n’avait pas voulu écouter.

« La génisse ne va pas pouvoir faire une si longue route, bien sûr ; avec ça qu’elle veut toujours s’écarter à droite et à gauche, et qu’elle n’est pas commode à mener. »

Lucas en savait quelque chose ; il avait les poignets meurtris à force de tirer sur la bête, qui voulait toujours revenir à la Trappe. Et il fallait faire une bonne demi-lieue pour revenir au carrefour, et une autre demi-lieue pour le moins avant de trouver une habitation quelconque où on pourrait se reposer.

« Allons ! il faut revenir sur nos pas, il n’y a pas à dire. Pourvu que nous retombions dans la bonne route », dit le père Thomas.

Lucas ne manquait pas d’énergie ; il était grand et vigoureux pour son âge ; et, quoiqu’il eût un peu perdu l’habitude de l’exercice et de la fatigue depuis qu’il passait ses journées à l’école, il suivit résolument son père pour retourner sur leurs pas, bien décidé à marcher tant qu’il pourrait mettre un pied devant l’autre.

Ils arrivèrent enfin au chemin qu’ils avaient quitté, et ils le continuèrent jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à un bois qu’ils connaissaient et qui se trouvait à une lieue et demie de leur ferme.

« Ah ! nous voici enfin dans un pays dont j’ai connaissance. Il était temps, car il se fait tard, et il y a plus de quatre heures que nous marchons, et d’un bon pas. Ma foi, je suis rendu, et je vais prendre un temps de repos. Attache la génisse tout au bout de la corde, pour qu’elle puisse paître. »

Lucas déroula la corde qui était tournée autour des cornes de la bête ; pendant qu’elle paissait et se reposait, Lucas, qui tenait la corde, s’endormit ; le père Thomas dormit aussi, de sorte que, lorsqu’ils s’éveillèrent, la nuit commençait à tomber.

Le père Thomas sauta sur ses pieds.

« Lucas, Lucas, lève-toi ! Vite, en route ; nous avons encore une heure et demie de marche, et la nuit vient. »

Lucas fut sur pied avant que son père eût fini de parler. Il le suivit tout endormi, éreinté et ne pensant pas à la génisse ni à la corde qui n’était plus au bout de son bras.

La route qui restait à faire fut pénible et longue. Lucas se traînait avec peine derrière son père, qui hâtait le pas tant qu’il pouvait. La nuit était venue depuis une heure lorsqu’ils rentrèrent dans la ferme, harassés de fatigue.

« Te voilà donc enfin, Thomas ! Comme tu as été longtemps ! Voilà votre souper qui vous attend ; nous avons tous fini il y a plus d’une heure. Je m’en vais prendre la génisse et en avoir soin pendant que vous mangerez. »

À ce mot de génisse, la mémoire revint à Thomas et à Lucas. Elle était restée oubliée dans les bois.

« La génisse ! la génisse ! s’écria le père Thomas consterné. Qu’en as-tu fait, Lucas ? »

Lucas, effrayé, ne répondit pas.

La mère.

Il est tout endormi et ahuri. Laissez-le se reprendre.

Le père Thomas.

Il a perdu la génisse ! Il a lâché la corde !

La mère.

Perdu la génisse ! Ce n’est pas lui qui la conduisait, je pense bien.

Thomas.

C’est lui, bien sûr.

La mère.

Et tu as laissé cet enfant mener une bête qui se débat, qui s’agite pour retourner à l’étable !

Thomas.

S’il n’a pas assez de force pour mener une génisse, il n’est donc bon à rien !

La mère.

Pendant une heure, je ne dis pas, mais pendant quatre ou cinq heures ! Thomas, tu es devenu bien dur pour lui ; tu exiges qu’il passe ses journées à l’école ; au retour, tu l’éreintes de travail…

Thomas.

As-tu bientôt fini ? Il s’agit bien de Lucas ; il s’agit de la génisse que cet animal a perdue, et qu’il payera cher si elle ne se retrouve pas. C’est que me voilà bien embarrassé ! Je ne sais que faire. La chercher en pleine nuit n’est pas possible. Attendre jusqu’au jour, c’est qu’elle pourrait bien s’en aller au loin, et je perdrais les deux cent quatre-vingts francs que je l’aie payée. Imbécile, animal, continua-t-il en se retournant vers Lucas, si je ne la retrouve pas demain, je te ferai faire une visite à l’étable.

Le pauvre Lucas frémit ; il savait ce que voulait dire une visite à l’étable ; au lieu d’une verge, c’était une corde qui servait aux corrections vigoureuses du père Thomas ; Lucas, jadis aimé de son père, ne l’avait jamais sentie qu’une fois, mais le souvenir lui en était resté. Et puis, il avait vu le pauvre Gaspard souffrir des semaines entières à la suite de visites à l’étable.

« Qu’ai-je donc fait ? se dit le pauvre Lucas en entendant la menace de son père. J’ai traîné la génisse quatre heures durant, que j’en ai les mains toutes meurtries. Quand nous nous sommes remis en route, je n’y ai pas pensé, il est vrai, mais mon père n’y a pas pensé non plus. Et puis j’étais si fatigué, si endormi, que je n’ai songé à rien. Mon père en a fait autant. S’il me bat pour cela, il faut qu’on le batte aussi. »

La mère le fit asseoir à table pour souper, le servit copieusement, et laissa son mari se tirer d’affaire tout seul ; elle lui en voulait de son injuste colère contre Lucas et de sa négligence au sujet de la génisse, qu’il aurait dû mener lui-même, pensa-t-elle.

Quand elle envoya Lucas se coucher, elle lui dit à l’oreille :

« N’aie pas peur, mon ami, il ne te touchera pas ; je t’en réponds. Et la génisse se retrouvera demain. Tu n’es pas fautif, mon pauvre garçon, et tu n’auras pas de mal ; dors bien et sans crainte. »

Lucas remercia sa mère et gagna son lit ; il y était à peine qu’il s’endormit ; le lendemain, tout le monde avait déjeuné, la génisse était retrouvée, Gaspard travaillait à l’école, que Lucas dormait encore.

Vignette de Bertall
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