Librairie Hachette et Cie (p. 56-70).


V

M. FRÖLICHEIN


Pendant que le père Thomas causait avec ses amis, un monsieur très grand, très roux et très rouge s’approcha de Gaspard.

« C’est fous, mon cheune ami, qui affez eu tous les brix ?

— Oui, monsieur, répondit modestement Gaspard.

M. Frölichein.

Eh ! eh ! c’est chentil, ça. Dous les brix ! Et quel âche fous affez ?

Gaspard.

J’ai quatorze ans, monsieur.

M. Frölichein.

Pien ! pien ! Pon âche pour trafailler. Comment fous abbelez fotre bère.

Gaspard.

Le père Thomas, monsieur.


M. Frölichein.
M. Frölichein.

Ché foudrais pien lui tire une barole.

Gaspard.

Le voilà, monsieur, qui cause près de la porte.

M. Frölichein.

Pon ! Ch’y fais… Pien le ponchour, meinherr. Ché foudrais pien afoir fotre fils.

Le père Thomas.

Pour quoi faire, monsieur ? Et lequel ?

M. Frölichein.

Le cheune safant qui a cagné dous les brix.

Le père Thomas.

Et qu’en voulez-vous faire ? Pourquoi vous le faut-il ?

M. Frölichein.

Ché feux lui faire brendre des leçons de méganique.

Le père Thomas.

Et à quoi que cela lui servira ?

M. Frölichein.

À tevenir un pon gontre-maître.

Le père Thomas.

Ta, ta, ta, je me moque pas mal de vos contre-maîtres. Dans ceux de M. Féréor il n’y en a pas un qui aille à la messe seulement ; ils boivent leur argent au café et bousculent leurs ouvriers. Non, non, je ne donne pas mes enfants pour en faire des vauriens, des fumeurs, des coureurs de café !

M. Frölichein.

C’est bourdant une chentille bosition que ché tonnerais à fotre carçon.

Le père Thomas.

Merci bien, monsieur ; j’ai besoin de lui, et je le garde. »

M. Frölichein s’en alla mécontent. Il alla parler au maître d’école.

M. Frölichein.

Fous afez un cheune homme que ché foudrais pien afoir, monsieur.

Le maître d’école.

Lequel, monsieur ? N’est-ce pas celui qui a eu tous les prix ?

M. Frölichein.

Dou chuste, meinherr. Ché foudrais l’afoir, monsieur.

Le maître d’école.

Il faut le demander à son père, monsieur.

M. Frölichein.

Mais le bère, il ne feut pas le tonner.

Le maître d’école.

Alors, monsieur, il n’y faut plus songer.

M. Frölichein.

Mais ché le foudrais pien.

Le maître d’école.

Je n’y peux rien, monsieur ; ça regarde le père.

M. Frölichein.

Ce tiaple de bère ! puisqu’il ne feut pas.

Le maître d’école.

Je suis bien fâché, monsieur, mais le père ne voulant pas, il est impossible de l’avoir.

Le maître d’école rentra ; M. Frölichein partit assez mécontent.

« Dout de même, ché né feux bas berdre te fue ce cheune carçon. Ce tiaple de bère ! »

Le père Thomas s’en retourna avec sa femme, ses enfants et ses domestiques. Il fit compliment à Gaspard sur ses prix.

« Et pourtant, dit-il, ton temps eût été mieux employé si tu avais fait comme Lucas.

Lucas.

Mon père, qu’est-ce que c’est que ce monsieur qui vous a parlé comme vous sortiez de l’école ?

Le père Thomas.

C’est un homme que je ne connais pas, et qui m’a demandé de lui donner Gaspard.

Gaspard.

Pour quoi faire, mon père ?

Le père Thomas.

Pour te faire apprendre la mécanique et faire de toi un contre-maître.

Gaspard.

Et quand me prendra-t-il ?

Le père Thomas.

Il ne te prendra pas du tout. Tu crois que je vais te donner comme ça au premier venu ; que je te mettrai dans une fabrique avec tous ces mauvais sujets qui jouent, qui boivent, qui ne mettent pas les pieds à l’église, et qui n’arrivent qu’à se ruiner la bourse et la santé ?

Gaspard.

J’en connais pourtant qui sont bien bons.

Le père Thomas.

Il n’y en a guère ; ils sont bons pour entraîner à mal faire. Mais ne va pas te mettre cette chose dans la tête. Je ne le veux pas et je n’en démordrai pas. »

Le ton sec et positif du père Thomas empêcha Gaspard de répondre, mais il se dit en lui-même qu’il reverrait le monsieur et qu’il l’engagerait à insister, malgré le refus de son père.

Après quelques instants de silence, Lucas se mit à rire.

« Dis donc, Gaspard, tes prix ne te donnent guère de gaieté ; au lieu d’avoir l’air heureux, tu as un air grave, mécontent, qui n’égaye pas. Vois donc, personne ne dit seulement une parole.

Gaspard.

Et que veux-tu qu’on dise ?

Lucas.

Je ne sais pas, moi ; quand on est content, on n’a pas l’air que tu as.

Gaspard.

J’ai l’air de tout le monde.

Lucas.

Pour ça non. Quand par exemple le petit Matthieu et Julien sont descendus de l’estrade, le bonheur paraissait bien sur leurs figures, quoiqu’ils n’aient obtenu que des seconds prix, et à la fin de la distribution ils ont été embrasser leurs parents. Toi, tu n’as rien dit à mon père et à ma mère, tu ne m’as pas fait la moindre amitié, et même pour tout avouer, tu as l’air sournois et ennuyé.

Gaspard.

Parce qu’on me contrarie, qu’on ne me laisse pas faire mon chemin comme je l’entends. »

Le père Thomas se retourna.

« Qu’est-ce que vous dites, vous autres ? De quel chemin parlez-vous ?

Lucas, riant.

Du chemin de l’école, papa ; Gaspard n’aime pas celui que nous prenons.

Le père Thomas.

Et par où veut-il donc passer ?

Lucas.

Ma foi, je n’en sais trop rien ; vous savez qu’il n’a pas des idées comme tout le monde. Nous voici arrivés, et nous allons nous régaler d’une galette que maman a fait cuire ce matin. »

Le souper fut soigné. Un lapin sauté, un ragoût de légumes au lard, et la galette avec de la grosse crème. La bonne humeur de Lucas fit revenir la gaieté, que la maussaderie de Gaspard avait chassée. Après avoir bien mangé, bien ri, on sortit pour prendre l’air. Gaspard resta pour examiner ses livres ; Lucas alla voir le petit Guillaume, qui n’avait eu qu’un prix d’encouragement.

On finissait de souper quand Lucas entra.

Lucas.

Eh bien ! Guillaume, nos prix n’ont pas été lourds à porter ; t’en affliges-tu ?

Guillaume.

Pour ça, non. Je savais bien que je n’en aurais pas. Le maître d’école ne fera guère de profits avec moi.

Lucas.

L’école ne me plaît pas non plus ; mais vois-tu, puisque nos parents payent notre apprentissage, il ne faut pas leur faire perdre leur argent.

Guillaume.

Ma foi, c’est trop difficile. Je n’ai pas de mémoire ! Et puis, rester là, collé à son banc, à se creuser la tête pour ne rien savoir, c’est embêtant. Le grand malheur, quand je ne saurais pas lire.

Lucas.

Moi, j’apprends tout de même ; ça ne va pas vite, par exemple, parce que je manque trop souvent ; mais je commence à lire dans le gros. Mon père ne sait pas lire, vois-tu ; alors ça gêne quelquefois.

Guillaume.

Papa lit bien un peu, et ça va tout de même. Et Gaspard, en voilà un savant ! Où est-il donc ?

Lucas.

Je crois qu’il a été voir le maître d’école.

Lucas ne se trompait pas ; Gaspard était chez le maître d’école, pour avoir quelques renseignements sur le grand monsieur roux qui voulait l’avoir dans sa fabrique.

Le maître d’école.

C’est un Allemand, lui répondit le maître d’école un M. Frölichein, qui a une belle manufacture à deux lieues d’ici. Il fait une rude concurrence à M. Féréor ; mais il manque de sujets intelligents, et il voulait t’avoir pour te faire apprendre la mécanique. Ton père a refusé.

— Je le sais bien ; j’en suis désolé, monsieur. Ne pourriez-vous pas en parler à mon père ? À quoi sert de me garder à la ferme, puisque je n’y aide pour ainsi dire pas ? Mon père veut absolument m’empêcher de travailler avec mes livres ; et moi, je veux profiter de vos leçons, monsieur, et savoir ce qu’il faut pour être, comme dit M. l’Allemand, un bon contremaître. Mon père croit que les ouvriers de fabrique sont tous mauvais ; ce n’est pas vrai, cela, car j’en connais de très bons.

Le maître d’école.

Tous, non ; mais il y en a beaucoup, et ton père a raison de ne pas te mettre avec tout ce monde-là à l’âge que tu as.

Gaspard.

L’âge n’y fait rien, quand on veut apprendre.

Le maître d’école.

L’âge y fait beaucoup, et je te répète que ton père a raison. Attends un an ou deux. Quand tu auras seize ou dix-sept ans, nous verrons, je parlerai à ton père ; mais à présent, non.

Gaspard ne fut pas content, mais il n’osa pas répondre au maître d’école, et il retourna tristement à la ferme. Tout le monde était sorti.

« Tant mieux, se dit Gaspard, je pourrai travailler sans être dérangé. »

Il travailla jusqu’à la nuit, et se coucha avant que les autres fussent revenus.

Le lendemain, le père Thomas reçut la visite du commis principal de M. Féréor.

« Je viens vous voir, père Thomas, de la part de M. Féréor. C’est pour vous demander votre garçon, celui qui a eu tous les prix.

Thomas.

Pourquoi M. Féréor veut-il l’avoir ? Il n’a déjà que trop de monde. Que ferait-il d’un garçon de quatorze ans ?

Le commis.

Ce serait pour achever de l’instruire et en faire un contre-maître.

Thomas.

Je ne veux pas le placer avec tous vos mauvais sujets de la fabrique ; je garde mes enfants pour moi. Ils resteront où le bon Dieu les a fait naître.

Le commis.

Vous avez tort, père Thomas, vous avez tort. Votre fils vous échappera malgré vous. Il a de l’ambition, voyez-vous ; et cette chose-là ne peut pas se retenir.

Thomas.

Nous verrons plus tard, quand il aura l’âge. »

Lucas entra l’air un peu effaré.

Lucas.

Mon père, ce grand monsieur roux, qui parle si drôlement, veut vous voir ; il a causé longtemps avec Gaspard, et il veut absolument vous parler.

Thomas.

Laisse-le venir. Que me veut-il encore, ce grand Allemand ?

M. Frölichein.

Ponchour, meinherr, dit M. Frölichein en entrant ; ché fiens vous temander fotre fils.

Thomas.

Ah çà ! mais… cela m’ennuie à la fin ! Je vous ai dit l’autre jour, monsieur, que je ne voulais pas vous donner Gaspard. Je garde mes enfants jusqu’à ce qu’ils aient l’âge de me quitter.

M. Frölichein.

Eh pien ! il a l’âche, fotre carçon ; le pon âche bour drafailler et abbrendre.

Le commis.

M’sieur, vous n’êtes pas du pays : pourquoi venez-vous nous enlever nos enfants les plus distingués.

M. Frölichein.

M’sieu, ché les brends où ché les droufe ; et cela ne fous recarte bas.

Le commis.

Ça me regarde, m’sieur, parce que mon maître, M. Féréor, veut avoir Gaspard, et qu’il l’aura.

M. Frölichein.

Non, m’sieu, il ne l’aura boint. Bère Domas, je lui tonnerai drois cents francs par an gand il sera habidué.


« Bère Dumas, je lui tonnerai droits cents francs. »
Le commis.

Je lui en donne trois cent cinquante.

M. Frölichein.

Ché lui bayerai son abbrendissage.

Le commis.

S’il tombe au sort, nous lui payerons un remplaçant.

M. Frölichein.

Ché lui tonnerai une bosition bien blus acréaple que jez vous.

Le père Thomas écoutait, les bras croisés, les offres de ces messieurs. Il faisait toujours signe que non.

« En voilà assez, dit-il enfin. Tout cela est très beau, mais je n’en veux pas. Bien le bonsoir, messieurs. »

Et le père Thomas rentra dans la ferme, où on arrivait pour dîner. Quand Gaspard passa devant ces messieurs, il les salua bien bas et comprit le motif de leur visite, car tous deux avaient causé avec lui avant de parler au père Thomas. Aucun des deux ne lui rendit son salut, tant ils se querellaient avec animation. Le dîner était fini qu’ils disputaient encore. Le père Thomas fut obligé de les prier de s’en aller.

Vignette de Bertall
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