Librairie Hachette et Cie (p. 18-34).


II

LE TRAVAIL DES CHAMPS


À deux heures, la cloche sonna pour reprendre l’école ; les enfants cessèrent leurs jeux et coururent se placer près de la porte ; quand le maître ouvrit, la tête de l’école se mit à entrer en bon ordre, deux par deux ; chacun alla prendre sa place. La queue se bousculait, se poussait ; c’était Lucas qui causait ce désordre par son empressement à rentrer en classe. Il en avait poussé un second, lequel poussait un troisième. Un coup de coude amena un coup d’épaule, qui fut payé d’un coup de pied. La moitié n’était pas entrée, qu’on criait et qu’on se battait à la queue.

Le maître d’école avait fait des chut et des silence sans pouvoir se faire obéir ; il eut alors recours à son argument accoutumé, la gaule ; elle retomba vivement et fortement sur le groupe en désordre ; Lucas en reçut plus que les autres, car il se faisait remarquer par des cris et des mouvements plus prononcés ; au lieu de reculer il avançait toujours, si bien qu’il se trouva seul en avant, seul en vue et seul en face du maître d’école irrité.

Le maître d’école.

Mauvais gamin ! La gaule ne te suffit pas ! Il te faut mieux que ça ! Voilà, mon garçon, tu vas être servi à souhait.

Pan ! pan ! v’lan et v’lan ! Lucas reçut en une minute plus de coups qu’il n’en pouvait compter ; il eut les cheveux et les oreilles tirés et il arriva sur son banc par l’effet d’un coup de pied qui le lança comme une balle.

La surprise le rendit muet ; il était resté la bouche ouverte et les yeux écarquillés, quand ses camarades le rejoignirent, les uns riant de sa mésaventure, les autres se frottant les membres, froissés par la gaule.

Le calme était rétabli, le maître d’école se retrouvait sur son estrade ; chacun ouvrait son livre et tirait ses cahiers ; la distribution du travail fut promptement faite ; les petits retournèrent à leur tableau ; la leçon se passa à merveille. Lucas, encore troublé de tout ce qu’il avait reçu, fut docile, sérieux et appliqué ; aussi eut-il des compliments, en place des coups du matin. Quand il sortit de l’école avec son frère, Henri les suivit.

« Je vais faire route avec vous, dit-il, puisque nous demeurons dans le même hameau.

Lucas.

Oui, viens avec nous, Henri, nous cueillerons des merises tout en marchant.

Henri.

Pas moi ; j’aime mieux cueillir des fleurs de millepertuis ; c’est la saison.

Lucas.

Pour quoi faire ? Ce n’est pas très joli.

Henri.

Si fait ! Je trouve très jolies ces grappes de petites fleurs jaunes. Mais ce n’est pas pour cela que je les cueille, c’est pour les mettre dans de l’huile.

Lucas.

Pour quoi faire, dans l’huile ? C’est la gaspiller.

Henri.

Pour ça non, ça ne la perd pas ; quand les fleurs ont bien trempé au soleil pendant un mois, l’huile devient toute rouge ; on en met sur des coupures, des brûlures, des plaies, et ça guérit tout de suite.

Gaspard.

Tiens, comment sais-tu ça, toi ?

Henri.

Je l’ai lu dans un journal que m’a prêté le maître d’école.

Gaspard.

Comment s’appelle-t-il, ce journal ?

Henri.

La Revue de la Presse. Il est amusant tout plein ; il y a un tas d’histoires, et puis des remèdes comme cette huile de millepertuis.

Gaspard.

Je demanderai au maître d’école qu’il me le prête.

Lucas.

Ce sera amusant ! Si tu vas te mettre à lire maintenant en dehors de l’école, je serai seul pour travailler et m’amuser.

Gaspard.

Tu n’as qu’à lire aussi ; tu ne t’ennuieras pas alors.

Lucas.

Si fait, je m’ennuierai, c’est assommant, de lire ; j’aime bien mieux faner ou bêcher le jardin, ou clore les brèches, ou garder les vaches. Et toi, si tu passes ton temps à lire, mon père te frottera les oreilles, tu verras ça.

Gaspard.

Non, parce que mon père sait que je veux devenir savant pour faire mon chemin.

Lucas.

Quel chemin vas-tu faire ?

Gaspard.

Je te l’ai déjà dit, je veux faire comme le petit maigre, M. Féréor, qui était garçon cloutier, et qui a des millions, et des usines partout, et des terres partout, et des châteaux, et qui commande à des milliers d’ouvriers, et qui est heureux comme il n’est pas possible davantage.

Lucas.

Heureux ! C’est donc pour ça qu’il crie toujours ; qu’il est après ses ouvriers comme un dogue après les bestiaux ; qu’il court sans arrêter, comme le Juif-Errant ; qu’il ne se donne de repos ni fêtes ni dimanches.

Gaspard.

Je ne dis pas, mais il a tout de même des millions, et la croix d’honneur, et des châteaux, et des terres à ne savoir qu’en faire ; et tout le monde le salue et le craint.

Lucas.

Oui, on le craint, comme tu dis, mais on ne l’aime pas ; on le salue et on rit de lui ; et toi, tout le premier, tu l’appelles vieux parchemin, vieil avare, sac à argent, et je ne sais quoi encore.

Gaspard.

Parce qu’il n’est pas bon, et qu’il ne donne pas aux pauvres, et qu’il est dur pour les ouvriers ; mais je ne ferai pas comme lui, tu verras ça.

Lucas, riant.

Je ne verrai rien du tout, parce que tu resteras ce que tu es ; ouvrier, aidant mon père à faire aller la ferme.

Gaspard.

Non, je ne veux pas travailler à la terre ; je te l’ai déjà dit, je n’y travaillerai pas.

Une voix.

Eh ! vous autres, arrivez donc ! On a besoin de vous pour ramasser le trèfle ? »


Gaspard et Lucas aperçurent leur père qui les attendait.

Gaspard et Lucas aperçurent leur père qui les attendait sur le chemin, et qui paraissait mécontent de leur longue absence.

Lucas courut au-devant de lui.

« Nous voici, mon père : nous avons été un peu lents à venir, parce que nous nous disputions, Gaspard et moi.

Le père, durement.

Pourquoi vous disputiez-vous au lieu d’avancer ? Vous savez bien que je ramasse mon trèfle, et qu’on n’a pas trop de tout son monde.

Lucas.

Oui, mon père ; j’y vais tout de suite. C’est que Gaspard veut devenir un monsieur, et que je me moquais de lui.

Le père.

Ah ! tu veux devenir un monsieur ! Tu n’as pas encore l’âge, mon garçon. Va vite au trèfle ; je vais chercher des liens et je vous rejoins. »

Le père rentra dans la cour de la ferme ; Lucas courut au champ de trèfle ; Gaspard marcha plus lentement encore, en répétant :

« Le trèfle, le trèfle. Je me moque pas mal du trèfle. C’est tantôt une chose, tantôt une autre ; on n’a jamais fini dans cette vilaine ferme. C’est éreintant ; c’est ennuyeux !… Et ce nigaud de Lucas qui pousse à ce travail ennuyeux et fatigant ! Il ne comprend rien ; il est bête comme tout.

Le père, le rejoignant.

Ah çà ! tu as donc la paralysie dans les jambes, que tu n’avances pas plus qu’un lièvre blessé. Tiens, vois ton frère ; le voilà là-bas, là-bas prêt à se mettre à l’ouvrage.

Gaspard.

C’est que… j’ai des devoirs à faire.

Le père.

Quels devoirs ? Pour qui ?

Gaspard.

Pour le maître d’école.

Le père.

Je me moque de ton maître d’école et de ses devoirs quand mes trèfles sont dehors et bons à rentrer. Ton devoir est d’aider au travail de la ferme ; je n’en connais pas d’autre pour le moment. Allons, marche, et lestement. Dépêchons-nous. »

Le père poussa rudement Gaspard qui était de très mauvaise humeur, mais qui fut obligé de hâter le pas comme son père. Quand ils furent arrivés au champ de trèfle, Lucas y travaillait avec ardeur ; il avait déjà retourné une demi-rangée de trèfle.

« Tiens, Gaspard, voilà la fourche au pied de l’arbre, » cria-t-il à son frère qui paraissait chercher quelque chose.

Le père était à l’ouvrage avec tout son monde, avant que Gaspard eût ramassé sa fourche.

« Prends garde, lui dit Lucas à demi-voix, mon père te regarde ; il n’a pas l’air trop content.

Gaspard, d’un air bourru.

Laisse-moi tranquille ; s’il n’est pas content, je ne suis pas content non plus. Vous m’ennuyez tous. »

Le père regardait toujours, et, voyant la mauvaise volonté évidente de Gaspard, il s’approcha et lui tapa sur le dos avec sa fourche.

« C’est pour te donner du cœur à l’ouvrage, paresseux, fainéant ! Commence, ou je te ferai marcher un peu plus rudement que tu ne le voudrais. »

Gaspard savait que son père ne plaisantait pas quand il s’agissait de travail, et il fut bien obligé de se mettre sérieusement à l’ouvrage ; mais il y mettait de l’humeur, de la mauvaise volonté ; au lieu de retourner le trèfle avec sa fourche, il le poussait et il en laissait la moitié sans y toucher. Le père l’observait sans faire semblant de rien.

On travailla ainsi pendant deux heures environ ; il faisait chaud ; on avait soif. Le champ était fini ; avant de passer à celui à côté, le père appela ses ouvriers.

« Il fait chaud, dit-il ; buvons quelques verres de cidre et mangeons une croûte de pain ; nous allons recevoir ainsi la récompense de notre travail. »

Les ouvriers, joyeux de ce quart d’heure de repos, se groupèrent sous un gros pommier bien touffu qui les abritait du soleil. Lucas accourait rouge et en nage. Gaspard allait aussi prendre sa place, mais le père le repoussa rudement.

Le père.

Tu n’as pas gagné ta place au milieu de nous, grand paresseux ; va retourner le trèfle que tu n’as fait que pousser, et quand tu auras fini, tu viendras te rafraîchir ; pas avant.

Gaspard, consterné, n’osa pas répliquer, et resta debout, immobile, prêt à pleurer. Quoiqu’il n’eût travaillé ni bien ni beaucoup, la sueur coulait de son front, et il avait évidemment grande envie d’un verre de cidre. Il fit pitié à Lucas.

« Mon père, dit-il, pardonnez-lui ; il était fatigué de l’école, il avait déjà chaud ; c’est pourquoi il a travaillé mollement…

Le père.

Et toi donc, n’as-tu pas été à l’école comme lui ? N’avais-tu pas chaud comme lui ?

Lucas.

Oui, mon père ; mais, moi, ce n’est pas la même chose ; je travaille à l’école moins fort que Gaspard, et je supporte mieux la chaleur et le travail des champs.

Le père.

Parce que tu as du courage et du cœur pour ce qui est du vrai travail, et lui n’est qu’une poule mouillée ; il mérite d’être puni. Il n’en mourra pas, et il fera mieux son devoir à l’avenir… Allons, continua-t-il s’adressant à Gaspard, va au trèfle, retourne tes rangées, et dépêche-toi.

Le ton du père Thomas ne permettait pas de résistance ; Gaspard reprit sa fourche et commença tristement son travail. Lucas se leva et le rejoignit avant que le père eût pu le retenir.

Lucas.

Ne te chagrine pas, Gaspard, je vais t’aider ; nous allons avoir bientôt fini à nous deux, et tu arriveras encore à temps pour manger un morceau et boire un coup.

Gaspard.

Et toi donc ? Tu dois être fatigué.

Lucas.

Pas trop encore ; d’ailleurs, quand je le serais, je trouverais encore la force de te venir en aide.

Gaspard.

Merci, Lucas… Tu vois ce que c’est que le travail d’une ferme ! Et tu veux que je passe ma vie à suer, à m’éreinter, à m’ennuyer pour gagner à peine de quoi vivre ? Pas si bête ! Je puis faire mieux que ça, et je ferai à mon idée quand je serai plus grand.

Lucas.

Écoute, Gaspard ; il n’y a déjà pas tant de différence entre la fatigue du fermier et la fatigue de l’école. Seulement, mon travail m’est bon pour la santé ; il me donne de la force, de l’appétit et du sommeil ; et toi, avec tes livres, tu te fatigues la tête, tu deviens malingre, tu dors mal, tu rêvasses un tas de choses qu’on n’y comprend rien ; et, en somme, tu es fatigué plus que moi, tu es sérieux comme un âne et paresseux comme un loir. »

Tout en causant et en discutant, ils avaient fini leur ouvrage. Lucas s’était entendu appeler plusieurs fois par son père, mais il n’avait pas fait semblant d’entendre, pour débarrasser plus vite son frère de sa tâche.

« À présent, dit Lucas en riant, mes oreilles se sont ouvertes, et j’entends mon père qui m’appelle tant qu’il a de la voix… Voilà, voilà ! cria-t-il. J’arrive ; nous avons fini. »

Ils eurent bientôt rejoint les autres près du pommier, et tous deux demandèrent à boire et à manger. Le père s’empressa de donner à Lucas une bonne tranche de pain et un grand verre de cidre. Il servit moins abondamment Gaspard.

Un ouvrier.

Tu n’aimes donc pas à tourner le trèfle, mon garçon ?

Gaspard.

Je n’aime pas ce qui fatigue et ce qui fait chaud.

L’ouvrier.

Ah ! ah ! ah ! tu es délicat, toi ? Et comment veux-tu que les choses marchent si personne ne veut se fatiguer, ni suer, ni travailler ?

Gaspard.

Je veux bien travailler, mais dans des livres et des écritures.

Un autre ouvrier.

Ah ! tu veux devenir un gratte-papier ! Joli amusement ! J’aime mieux devenir rouge comme un radis en travaillant la terre, que pâle comme un navet en piochant dans les livres.


À force de se brûler le sang à courir les grandes routes.
Gaspard.

Je ne serai pas tout pâle. Est-ce que le vieux M. Féréor est pâle ?

L’ouvrier.

Pour ça, non ; je dois dire qu’il est violet tirant sur le noir, à force de se brûler le sang à courir les grandes routes jour et nuit et à expérimenter ses fourneaux. Et tu trouves, toi, que c’est une jolie couleur pour un chrétien ?

Gaspard.

Ce n’est pas à la couleur de M. Féréor que je veux arriver, c’est à sa position.

Le père.

Et tu crois, nigaud, que tu arriveras comme lui aux millions qu’il a gagnés ?

Gaspard.

Pourquoi pas ? Puisqu’il les a gagnés, je peux bien les gagner aussi.

Un ouvrier.

Oh ! oh ! monsieur a de l’ambition !

Le père.

Imbécile ! à quoi te serviront tes millions quand tu seras mort ?

Gaspard.

Ils me serviront autant que vous servent vos trèfles et vos blés.

Le père.

Pour ça, tu as raison, après la mort ; mais pendant la vie, c’est meilleur.

Gaspard.

Comment cela ?

Le père.

Parce que je vis comme un brave fermier que je suis ; que je ne me creuse pas la cervelle à étudier dans les livres ; que je me contente de ce que m’envoie le bon Dieu, et que je ne me ronge pas le cœur à désirer des millions que le bon Dieu n’a pas voulu me donner, puisqu’il m’a fait naître paysan.

Gaspard n’osa pas répondre, car il n’avait rien de bon à dire. On finissait la demi-heure de repos, et chacun se leva.

Thomas.

À présent, mes garçons, rentrons le trèfle qui a été bottelé ce matin. Toi, Guillaume, va chercher la grande charrette. Toi, Lucas, va aider à atteler. Toi, Gaspard, ramasse les râteaux et les fourches et va les porter près des bottes de trèfle. Et vous autres, femmes et garçons, allez faire des liens là-bas sous le pommier, et ramassez le trèfle sec pour être lié.

Chacun alla à son ouvrage, riant, chantant et se dépêchant. Gaspard soupirait, rageait et pestait contre les travaux des champs.

Il fallut bien qu’il travaillât, pourtant, et, comme disait son père, qu’il gagnât son pain.

« Demain, se dit-il, je m’arrangerai autrement, et j’aurai une bonne heure de repos, pendant que ce nigaud de Lucas s’échinera à travailler aux champs. »

Vignette de Bertall
Vignette de Bertall