Librairie Hachette et Cie (p. 35-48).


III

GASPARD REÇOIT UNE RUDE CORRECTION.


Le lendemain, de grand matin, le fermier appela tout son monde ; le temps était superbe.

Thomas.

Allons, les gars, arrivez tous ; les femmes resteront à la ferme pour soigner les bestiaux et faire des liens ; il faut tout rentrer aujourd’hui. Toi, Lucas, tu vas venir avec nous ; et toi, Gaspard, tu vas aider ta mère, et à huit heures tu nous apporteras notre déjeuner dans les champs.

Gaspard.

Et j’irai à l’école ensuite.

Thomas.

Pas d’école aujourd’hui, mon garçon ; l’ouvrage est trop pressé.

Gaspard.

Mais, mon père, le maître d’école ne va pas être content.

Thomas.

Laisse-moi tranquille avec ton maître d’école. J’ai besoin de toi, et tu resteras.

Le fermier alla rejoindre les autres, et Gaspard resta immobile et consterné.

« Pas d’école, pas d’école ! répétait-il. Il faut pourtant que j’y aille ; j’ai à parler à M. Tappefort. »

Il réfléchit quelques instants. Son visage s’éclaircit.

« C’est ça ! » s’écria-t-il.

Et il courut à la ferme, prit un livre, et alla trouver sa mère qui battait le beurre.

Gaspard.

Maman, mon père m’a dit de rester à la ferme ; je vais aller reporter au maître d’école un livre qu’il m’avait prêté, et je reviens.

La mère.

Va, mon garçon ; va. Mais ne sois pas longtemps : j’ai besoin de toi pour m’aider à battre le beurre ; j’ai le bras fatigué, et je n’ai personne pour me remplacer. Ils sont tous au trèfle.

Gaspard hésita un instant. La pauvre mère suait à faire pitié ; il voyait qu’elle avait réellement besoin de quelques instants de repos, qu’il la trompait en prétextant le livre du maître d’école, et qu’il ferait bien d’y renoncer pour ce jour-là ; mais l’amour de l’étude l’emporta, et il partit en courant.

« Le pauvre garçon ! pensa la mère. Comme il court pour être plus vite revenu… Suis-je fatiguée, mon Dieu ! J’en ai les bras engourdis. »

Elle continuait pourtant à battre son beurre, qui ne voulait pas prendre.

La mère.

C’est singulier ! il y a plus d’une heure que je bats ! Et le beurre ne prend pas… Gaspard ne va pas tarder à revenir : il n’y a pas loin de chez nous à l’école.

Mais Gaspard ne revenait pas, et les bras de sa mère se fatiguaient de plus en plus. Pendant qu’elle s’éreintait, Gaspard, tranquillement assis dans sa classe, écrivait, lisait, calculait. La classe n’était pas encore ouverte, mais il avait demandé la permission de s’y installer.

« Parce que, m’sieur, dit-il au maître d’école, plus tard je ne pourrai pas ; on a besoin de moi à la ferme : mon père veut m’envoyer au trèfle, et je ne veux pas rester en arrière des autres écoliers.

Le maître d’école.

Mais ton père va te gronder quand il te saura ici, puisque tu as à faire à la ferme.

Gaspard.

Oh ! m’sieur, si je l’écoutais, je ne viendrais jamais à la classe. Il dit que ce sont des bêtises, et que je n’ai pas besoin de pâlir sur des livres, que j’en sais bien assez.

Le maître d’école.

Fais comme tu voudras… On apprend bien des choses dans les livres.

Gaspard.

Je le sais bien, m’sieur ; et c’est pourquoi je veux devenir savant comme M. Féréor. En voilà un qui a bien fait son chemin !

Le maître d’école.

Prends garde, mon ami, d’en vouloir trop savoir ! Et surtout ne désobéis pas à ton père. N’oublie pas qu’avant la science vient le respect pour ses parents.

Gaspard.

Oh ! m’sieur, je ne manque pas de respect, allez.

Le maître d’école sortit, laissant Gaspard continuer son travail, et lui répétant de ne pas désobéir à son père, et de ne venir à l’école que lorsqu’il en aurait la permission.

Gaspard étudia avec tant d’assiduité, qu’il oublia l’heure, qu’il continua de travailler avec les autres quand ils arrivèrent à huit heures et demie ; neuf heures étaient sonnées quand la porte de l’école s’ouvrit, et Lucas entra précipitamment.

Lucas.

Gaspard, Gaspard, mon père m’envoie te chercher. Viens vite, il est en colère tout plein, et il dit que si tu n’obéis pas, il viendra lui-même te chercher, et qu’il te ramènera à grands coups de fouet.

Toute la classe s’agita ; le maître d’école dit à Lucas de sortir, qu’il troublait la classe.

Lucas.

Mais, m’sieur, il faut que j’emmène mon frère. Mon père m’a dit de l’amener, et même il m’a dit que si vous le gardiez malgré lui, il porterait plainte à M. l’inspecteur.

Le maître d’école.

Allons, Gaspard, allons, mon pauvre garçon, il faut obéir à ton père ; pars vite avec Lucas.

Gaspard.

Mais, m’sieur…

Le maître d’école.

Il n’y a pas de mais, mon ami ; il faut obéir à ton père, tu sais. Tu es bon garçon, bien studieux, bien intelligent, bien habile. Tu feras ton chemin, je te le promets ; mais plus tard, quand ton père te laissera faire.

Gaspard se leva en soupirant et suivit lentement Lucas, qui trépignait d’impatience à la porte.

Quand ils furent sortis du village, Lucas se mit à courir.

« Viens vite, Gaspard, dépêche-toi. Si tu savais comme mon père est en colère ! Nous attendions le déjeuner qui était en retard ! Il a été voir pourquoi tu ne l’apportais pas, et il n’était pas déjà trop content. Mais quand il a vu que tu n’avais pas aidé maman à battre son beurre et que tu étais parti pour l’école, et que pauvre maman était si fatiguée qu’elle ne pouvait plus tourner la baratte, et que le beurre n’avait pas pris, il a été d’une colère à nous faire tous trembler. Bien sûr, il va te battre. Il a été couper une gaule dans le bois ; je crains que ce ne soit pour toi. »

Gaspard hâta le pas et se mit à pleurer.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! que vais-je devenir ? Quand il est en colère, il n’écoute rien, il tape comme sur une gerbe de blé. »

Il courait pourtant ; Lucas courait plus vite encore, espérant adoucir son père avant que Gaspard l’eût rejoint. Mais Gaspard avait perdu du temps à se décider à quitter la classe ; il avait marché lentement jusqu’après la sortie du village. La colère du père avait augmenté au lieu de diminuer. Quand il les aperçut, il alla au-devant d’eux et, sans écouter les supplications de Lucas, sans avoir égard à la terreur de Gaspard, sans dire une parole, il saisit Gaspard par les cheveux, et, avec la gaule qu’il tenait à la main, il lui administra une si rude correction, que Gaspard commença par crier grâce et pardon, puis par pousser des cris lamentables qui firent accourir la mère et les gens de la ferme.

La mère se jeta sur le bras de son mari et lui arracha la gaule qu’il avait si rudement employée.

La mère Thomas.

Tu as tapé trop fort, Thomas. Quand tu es en colère, tu ne sais plus ce que tu fais.

Le père Thomas.

Oui, j’ai tapé pour qu’il le sente, et, s’il recommence, je taperai plus fort encore.

Gaspard pleurait, Lucas pleurait, la mère Thomas était mécontente, le père Thomas n’était pas content, et les garçons et les filles de ferme se groupèrent autour de Gaspard et de Lucas pour les consoler.

Une fille de ferme.

Ne pleure pas, mon Lucas ; tu ne seras pas battu, toi.

Une autre fille.

Ah ! pour ça, non ; ce n’est pas toi qui te sauverais à l’école de peur de l’ouvrage.

Un garçon de ferme.

Voyons, Gaspard, faut pas pleurer, mon garçon. Ce qui est fini est fini et ne recommencera pas.

Un autre garçon.

Tu n’es pas le seul qui ait été battu ; je l’ai bien été, moi aussi, et je ne m’en porte pas plus mal.

Une file.

Sans compter que tu n’avais pas raison de courir à l’école et de nous laisser tous jeûner.

Une autre fille.

Et de laisser ta mère s’échiner après le beurre, sans seulement lui donner un coup de main.

Le père Thomas.

Aurez-vous bientôt fini, vous autres ? L’ouvrage est en retard à cause de ce grand paresseux. Allons ! que chacun prenne sa fourche et son râteau, et aux champs ! Marche en avant, toi, savant ; je finirai bien par t’apprendre ce que tu me sembles ne pas savoir encore, qu’il n’est pas bon de me mettre en colère.

Gaspard marchait trop doucement au gré de son père ; un coup de pied lui fit hâter le pas. Lucas s’approcha du père Thomas.

« Mon père, ne battez plus Gaspard ; vous l’avez déjà tant battu.

Le père Thomas.

Je l’ai battu, et je le battrai encore, s’il me plaît de le battre. Et toi, tu n’as rien à dire ; cela ne te regarde pas.

Lucas.

Cela me regarde, car Gaspard est mon frère, et j’ai du chagrin de le voir souffrir.

Le père Thomas.

Laisse-moi donc tranquille ! S’il souffre, c’est bien sa faute.

Lucas.

Ce n’est pas sa faute s’il aime l’école et s’il veut être savant.

Le père Thomas.

Savant ! Joli état que celui de savant ! Ce n’est pas les livres qui vous mettent de l’argent dans la poche et du pain dans la huche.

Lucas.

Pas les livres, mais ce qu’ils apprennent.

Le père Thomas.

Ah çà ! vas-tu aussi tourner au savant, toi ?

Lucas.

Ma foi non, je n’en ai guère envie ; mais puisque ça plaît tant à Gaspard, pourquoi l’empêchez-vous d’aller à l’école ?

Le père Thomas.

Parce que j’ai de l’ouvrage pressé ; parce que j’ai besoin de lui, et qu’il faut qu’il travaille comme les autres. Tais-toi ; en voilà assez.

Lucas ne répondit pas ; on arriva aux champs de trèfle ; chacun se mit à l’ouvrage, mais sans entrain et sans gaieté. Le père Thomas avait fait peur à tout le monde.

Quand l’heure du dîner fût arrivée, on s’aperçut, en se mettant à table, que Gaspard n’y était pas.

Le père Thomas.

Où est-il donc, ce petit drôle ? Il nous suivait tout à l’heure.

Personne ne répondit ; on avait bien vu Gaspard entrer dans un petit bois qui longeait le chemin, mais on ne voulut pas le dire au père Thomas.

Le père Thomas.

Nous dînerons bien sans lui, et, s’il revient trop tard, tant pis pour lui ; il se passera de dîner comme il s’est passé de déjeuner.

On mangea en silence ; personne ne parlait, personne ne riait. Le père Thomas était mal à l’aise : il sentait qu’il s’était trop laissé aller et qu’il avait trop battu Gaspard. Le dîner finissait quand Gaspard parut ; il était pâle et triste.

Le père Thomas.

Tu arrives trop tard, lambin, nous avons fini ; il n’y a plus rien pour toi.

Gaspard ne répondit pas ; il allait sortir, lorsque Lucas courut à lui.

Lucas.

Tiens, mon pauvre Gaspard, voici du pain qui me reste et un œuf dur ; je l’ai gardé pour toi.

Le père Thomas lui lança un regard terrible et lui arracha le pain qu’il offrait à son frère.

Le père Thomas.

Comment oses-tu lui donner à manger quand je lui en refuse ?

Lucas.

Parce que je ne fais pas de mal en lui donnant ma part du dîner, et alors je ne crains pas que vous me punissiez.

Le père Thomas.

Tu sais que je ne veux pas que chacun soit servi à part ; quand on est en retard, tant pis, on attend jusqu’au soir.

La mère.

Mais, Thomas, tu ne sais pas ce qui a retardé Gaspard. Vois donc comme il est pâle.

Thomas regarda Gaspard et dit d’un ton moqueur :

« Qu’est-ce que tu as ? Tu rages ? C’est ça, ta maladie ? »

Gaspard continua à garder le silence ; sa pâleur augmenta, et il tomba sur un banc. Sa mère et Lucas coururent à lui.

La mère.

Mon pauvre enfant, dis-moi ce que tu as.

Gaspard ne répondit pas ; il était évanoui.

Le père Thomas commença à s’inquiéter, mais il n’osa pas le faire paraître ; il avait peur que l’évanouissement de Gaspard ne fût causé par la correction du matin, car, en se débattant entre les mains de son père, il avait reçu des coups sur la tête, sur la poitrine, sur l’estomac, partout où le bâton avait pu l’atteindre.

Tout le monde s’empressa autour de Gaspard, qui ne tarda pas à reprendre connaissance.

La mère.

Gaspard, mon garçon, tu souffres ; d’où souffres-tu ?

Gaspard, d’une voix faible.

J’ai faim ; je n’ai rien mangé depuis hier.

La mère.

Mon bon Dieu ! pourquoi n’as-tu pas mangé ? Vite, Lucas, donne-lui une assiettée de soupe ; elle est encore chaude, je crois bien.

Lucas se dépêcha d’apporter la soupe ; Gaspard la mangea avec avidité.

La mère.

Mais dis-moi donc, Gaspard, comment il se fait que tu n’aies pas encore mangé à l’heure qu’il est, trois heures de l’après-midi ?

Gaspard.

Ce matin j’ai été à l’école, puis j’ai été battu ; mon père m’a fait travailler par là-dessus ; je ne pouvais plus me tenir en revenant des champs ; je me suis couché un instant à la fraîche, dans le bois ; mais la faim me pressait, je me suis relevé et j’ai marché comme j’ai pu.

— Tu vois bien, Thomas ! dit la mère d’un ton de reproche.

Le père Thomas.

Eh bien ! quoi ? Il n’y a pas grand mal. Qu’on lui donne à manger, et que cela finisse.

La mère.

Et tu grondais Lucas lorsqu’il offrait à manger à son frère. Il a plus de charité que toi ; et c’est toi pourtant, qui es le père du garçon ; tu dois le nourrir.

Le père Thomas.

Et qu’est-ce qui te dit que je lui refuse la nourriture ? C’est lui qui est un imbécile ; est-ce que je savais, moi, qu’il avait couru à son école sans avoir seulement mangé un morceau ? Mais, assez comme ça. Le temps passe et l’ouvrage n’avance pas. Garde ton fainéant : je pars avec les autres.

Le lendemain, Lucas demanda à son père la permission d’aller à l’école avec Gaspard.

Le père Thomas.

Tu perds la tête, mon garçon ! Vas-tu aussi me faire enrager avec ton école ?

Lucas.

Non, mon père, mais le fort de l’ouvrage est fait, il ne reste guère de trèfle à rentrer. Le maître n’aime pas qu’on s’absente ; voici les prix qui approchent, et, si nous manquons de suite, nous n’aurons rien du tout, Gaspard et moi.

Le père Thomas.

Ah ! bien ; si c’est ainsi, vas-y ; mais j’ai bonne envie de garder Gaspard ; le maître l’aime bien ; il n’y a pas de danger qu’il lui refuse des prix.

Lucas.

Tout comme à d’autres. Ça le vexe quand les bons élèves manquent, parce que l’inspecteur peut venir à passer pour interroger, et que, si les savants ne s’y trouvent pas, ça n’a pas bon air pour l’école.

Le père Thomas.

Écoute, Lucas, tu veux m’en faire accroire ; tu ne te soucies pas plus de l’école aujourd’hui que tu ne t’en souciais hier ; tu veux y aller pour y faire aller Gaspard.

Lucas, riant.

Eh bien ! oui. Vous avez deviné juste, tout de même. Mais c’est que, voyez-vous, mon père, Gaspard a trop de chagrin quand il ne va pas à l’école ; il n’en a pas dormi de la nuit. Et puis aussi, c’est qu’il ne savait comment se coucher ; il avait mal dans le dos, dans les épaules.

Le père Thomas, avec humeur.

C’est bon, c’est bon ! Qu’il y aille ! Et toi, tu resteras, puisque te voilà arrivé à tes fins.

Lucas remercia son père et courut annoncer la bonne nouvelle à Gaspard, qu’il avait laissé triste et se plaignant de souffrir.

Lucas.

Gaspard, Gaspard, tu peux aller à l’école, mon père veut bien ; pars vite ; dis au maître d’école que je reste pour aider au trèfle.

Le visage de Gaspard rayonna de joie ; il remercia Lucas, déjeuna à la hâte et partit de suite, oubliant tous ses maux et courant aussi vite que la veille.

En arrivant à l’école, il raconta au maître ce qui lui était arrivé.

« Tu es un martyr de la science, lui avait dit le maître d’école. Quant à Lucas, il est bon garçon, mais il ne sera jamais rien. »

À partir de ce jour, le père Thomas ne parla plus d’école ; Gaspard y allait régulièrement ; Lucas manquait toutes les fois qu’il y avait du travail pressé à la ferme, et il y en avait souvent. On faisait grand cas de Lucas à la ferme ; Gaspard y était compté pour rien ; aussi profitait-il de ce dédain pour lire et écrire presque toute la journée.

Vignette de Bertall
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