Traduction par Georges Guiffrey.
Hachette (1p. 306-315).

CHAPITRE XXVI.

Entre Londres et Chatham.


Comme il convenait à un grand seigneur de son espèce, notre ami George, en quittant Brighton, fit la route dans une berline à quatre chevaux, et descendit dans un splendide hôtel de Cavendish-Square. Là, le jeune gentleman prit, pour lui et sa nouvelle épouse, une longue suite de salles magnifiquement décorées, une table garnie de vaisselle plate, et se fit servir par une demi-douzaine de domestiques noirs, silencieux comme les muets du sérail. George fit les honneurs à Jos et à Dobbin avec une aisance toute princière. Pour la première fois, Amélia, surmontant à peine sa timide gaucherie, présida ce que George appelait pompeusement la table de sa femme.

L’amphytrion faisait le difficile pour les vins, et ses airs de monarque en imposaient aux domestiques. Jos avalait sa soupe à la tortue avec une satisfaction gloutonne, et Dobbin lui complétait ce qui faisait défaut sur son assiette par suite de l’inexpérience à servir de la maîtresse de la maison ; les yeux de Jos témoignaient au capitaine de la reconnaissance de son estomac.

La somptuosité du repas et de l’appartement provoqua la sollicitude du bon Dobbin pour la bourse de son ami. Après le dîner, tandis que Jos était à ronfler dans le grand fauteuil, il hasarda quelques observations sur cette recherche dans les mets, cette prodigalité de vin de Champagne vraiment digne d’un archevêque, mais ce fut en vain :

« J’ai toujours été habitué à voyager en gentilhomme, répondit George, et quand le diable y serait, ma femme aura toutes les aises auxquelles elle doit prétendre dans son rang. Tant qu’il restera un sou dans ma bourse, j’entends qu’elle vive au sein de l’abondance. »

George paraissait trop satisfait de ses grands airs de générosité, pour que Dobbin cherchât plus longtemps à lui persuader que le bonheur d’Amélia n’était point dans une soupe à la tortue.

Un peu après le dîner, Amélia exprima timidement le désir d’aller voir sa mère à Fulham ; George y consentit, mais non pas sans avoir d’abord accueilli sa demande par de grondeuses paroles. Elle alla s’apprêter dans son immense chambre à coucher où s’élevait un immense lit de parade, « où avait dormi la sœur de l’empereur Alexandre lorsque les souffrants alliés s’étaient rendus à Londres. » Elle mit son petit chapeau et son châle avec beaucoup d’empressement et de plaisir. George, pendant ce temps, était resté dans la salle à manger à boire du bordeaux, et quand elle revint il ne se dérangea pas le moins du monde.

« Est-ce que vous ne m’accompagnez pas, cher ami ? » lui dit-elle d’un ton câlin ?

Réponse négative ! le cher ami avait à faire ce soir-là, et il laissa à son valet de pied le soin d’accompagner milady. Quand la voiture qu’on avait envoyé chercher fut arrivée à la porte de l’hôtel, Amélia prit congé de George d’un petit air boudeur. Après deux ou trois coups d’œil inutiles, elle descendit tristement le grand escalier. Le capitaine Dobbin la suivit par derrière, lui présenta la main pour monter en voiture et la regarda partir. Le valet, pour n’avoir point à rougir en donnant l’adresse au cocher devant les gens de l’hôtel, lui promit de la lui indiquer un peu plus loin.

Dobbin prit la route de son vieux quartier tout en pensant en lui-même au plaisir qu’il aurait eu de se trouver dans le fiacre à côté de mistress Osborne. George évidemment n’était pas dans les mêmes idées ; car lorsqu’il fut las de boire, il sortit et acheta une contremarque, pour voir M. Kean dans le Juif de Venise. C’est que le capitaine Osborne aimait beaucoup le théâtre, il avait même joué certains premiers rôles d’une façon fort brillante, dans des représentations données au régiment.

Lorsque M. Joseph se réveilla en sursaut au bruit que faisait son domestique en vidant les carafons placés sur la table, il faisait nuit noire depuis longtemps. Un nouveau fiacre fut mis en réquisition à la station voisine, et l’on transféra M. Joe d’abord chez lui et puis ensuite dans son lit.

La visite de la pauvre Amélia fit passer à mistress Sedley quelques moments bien doux pour ses affections maternelles. Elle s’élança vers la porte quand la voiture s’arrêta à la grille du jardin, et elle serra avec effusion dans ses bras la jeune mariée tremblante et émue jusqu’aux larmes. Le vieux M. Clapp, qui était en bras de chemise à bêcher ses plates-bandes, se sauva tout honteux de son accoutrement, et la grosse fille irlandaise franchit d’un bond l’escalier de la cuisine pour faire son plus beau sourire à la nouvelle arrivée. Amélia, chancelante, avait peine à arriver au salon.

La mère et la fille laissèrent couler leurs pleurs sans contrainte dès qu’elles purent, à l’abri de ce sanctuaire, se livrer à la vivacité des sentiments qui débordaient dans leur cœur ; il y eut bien des larmes répandues, comme le comprendra tout lecteur sentimental ! Les larmes dans toutes occasions, soit tristes, soit joyeuses ne sont-elles pas la suprême ressource des femmes ? Une mère et sa fille ont bien le droit de donner un libre cours à ces délicieux épanchements. Les bonnes mères se remarient à la noce de leurs filles ; jugez de ce qui advient à un degré de plus ! Tout le monde sait à quoi s’en tenir sur les grand’mères et leur tendresse ultra-maternelle. Je poserais volontiers en principe qu’on ne connaît bien l’amour maternel que lorsqu’on est passé à l’état de grand’mère. Laissons dans la demi-teinte d’obscurité qui règne au salon les sanglots, les larmes et les rires d’Amélia et de sa mère. Le vieux Sedley nous en donne lui-même l’exemple. Sa pénétration, à lui, n’avait pas été à deviner qui se trouvait dans la voiture qui s’était arrêtée à la porte. Il n’avait pas couru au devant de sa fille, mais il l’avait étroitement serrée contre son sein lorsqu’elle était entrée dans la maison, où il vivait au milieu de ses paperasses, de ses fils rouges et de ses comptes. Il causa un instant avec la mère et la fille, puis sortit discrètement de la pièce pour leur laisser toute liberté.

Le laquais de George avait un air de superbe dédain à regarder M. Clapp en bras de chemise arrosant ses rosiers. Il se découvrit toutefois avec une affable courtoisie, quand M. Sedley lui demanda des nouvelles de son gendre, de la voiture, de Joe, de la manière dont les chevaux avaient supporté le voyage de Brighton, et l’infortuné finit comme toujours par tomber sur le sujet de cet infernal sournois de Bonaparte. La servante irlandaise apporta une bouteille et un verre, car le vieux Sedley voulut à toute force que le domestique se rafraîchit, et il lui donna une demi-guinée, que le laquais empocha avec un mélange de surprise et de mépris.

« Buvez ce verre de vin à la santé de votre maître et de sa femme, dit Mr. Sedley, et n’oubliez pas de boire à la nôtre, Trotter, quand vous serez chez vous. »

Neuf jours à peine s’étaient écoulés depuis qu’Amélia avait quitté ce modeste réduit, et cependant elle se sentait séparée par un bien long intervalle des temps heureux qu’elle y avait passés. En faisant un retour vers cette époque, quelle différence ne trouvait-elle pas entre la situation présente de son esprit et celle de la jeune fille absorbée dans son amour, dirigeant toutes les forces de son âme sur l’objet unique de ses affections, et payant les soins affectueux de ses parents, sinon par l’ingratitude, du moins par une froide indifférence, tandis qu’elle réservait toute la chaleur de son cœur et de son âme pour réchauffer une espérance dont un jour, peut-être, elle aurait à reconnaître les illusions. Ce coup d’œil rétrospectif vers des temps tout à la fois voisins et si éloignés, la saisirent d’une certaine honte, et la vue de son excellente mère, si affligée dans sa solitude, la pénétra d’un tendre remords. Elle était bien forcée d’avouer maintenant que, possédant ce qu’elle croyait le paradis sur terre, ses désirs n’en étaient ni moins inquiets ni plus satisfaits.

Quand le nouvelliste, en mariant son héros et son héroïne, leur a fait faire ce qu’on appelle le grand saut, il tire en général la toile sur ce tableau. Eh ! mon Dieu ! le drame est-il donc fini ? Les soucis et les luttes de la vie respectent-ils cette limite ? En un mot, ne trouve-t-on plus que des objets couleur de rose sur les terres du mariage ? Doit-on croire que la femme et le mari n’aient plus alors qu’à gagner paisiblement, au milieu des plus douces étreintes et des plus ineffables jouissances, le terme de leur vieillesse ? Notre petite Amélia, toute fraîche débarquée sur ce nouveau rivage, jetait un dernier regard de regret et d’adieu à ces tristes et charmantes figures dont le courant ne la séparait pas encore assez pour l’empêcher de voir leurs ombres disparaître dans le lointain.

En l’honneur de la jeune mariée, mistress Sedley voulut faire quelque chose d’extraordinaire. Aussi, après le premier feu de leur entretien, elle quitta un instant mistress George Osborne, et descendit dans les parties inférieures de la maison, où se trouvait une espèce de cuisine, résidence habituelle de M. et mistress Clapp et de miss Flannigan, la servante irlandaise, lorsqu’elle avait lavé la vaisselle et ôté ses papillotes. Mistress Sedley se rendit donc dans ces profondeurs pour faire préparer un thé remarquable par sa magnificence. Chacun exprime sa tendresse à sa façon ; la meilleure pour mistress Sedley était de bourrer sa chère Amélia de gâteaux et de salade d’oranges servie dans une coupe de cristal.

Tandis qu’on s’occupait de la confection des susdites friandises dans les parties basses de la maison, Amélia quittait le salon, montait l’escalier et se retrouvait sans savoir trop comment, dans la petite pièce qui lui avait servi de chambre avant son mariage, dans ce même fauteuil où elle avait passé de si longues heures d’angoisses et d’amertume. Elle éprouva le délicieux plaisir que l’on ressent à revoir un vieux camarade. Puis ses pensées l’entraînèrent vers la semaine à peine écoulée, et peu à peu elle revint sur son passé. Rechercher dans le passé les souvenirs heureux, qui contrastent douloureusement avec le présent ; gémir sur ses espérances de bonheur évanouies et remplacées par le doute et la souffrance, tel était le sort de cette pauvre et infortunée créature, de cette brebis errante au milieu des luttes et des presses de la Foire aux Vanités.

Assise dans son vieux fauteuil, elle se rappelait avec tout son enthousiasme d’autrefois cette image de George, objet de ses confiantes et premières adorations. Fallait-il donc s’avouer maintenant la différence entre la réalité et les traits imaginaires du héros devant lequel elle eût volontiers jadis brûlé de l’encens ? Pour réduire à une pareille extrémité la vanité de la femme qui vous aime et qui vous choisit, il faut ordinairement bien des années et bien des trahisons… Les yeux verts et perçants de Rebecca, son sourire sinistre venaient ensuite remplir d’effroi la craintive Amélia. Elle resta plongée dans le vague de ces méditations, dans ces rêveries mélancoliques, les mêmes où l’avait trouvée l’honnête Irlandaise lorsqu’elle lui apporta la lettre qui contenait les nouvelles protestations de George et sa nouvelle demande en mariage.

Ses yeux étaient fixés sur ce petit lit bien lisse et bien blanc où naguère reposait encore sa tête de jeune fille ! Mais il avait cessé d’être à elle. Alors elle se prenait à penser au plaisir qu’elle aurait à y dormir encore, à s’éveiller comme autrefois sous les regards souriants de sa mère. Elle songeait avec terreur à ce grand catafalque de damas qui s’élevait comme un tombeau dans cette vaste et sombre pièce où elle devait passer la nuit à Cavendish-Square. Ô cher petit lit bien blanc, que de confidences n’avez-vous pas reçues dans ses longues insomnies ! que de fois dans son désespoir ne l’avez-vous pas entendue appeler la mort ! Maintenant elle doit être bien heureuse et ses désirs sont remplis. Le bien-aimé pour lequel elle a tant soupiré, elle le possède pour toujours ! Avec quelle vigilance, quelle tendresse sa bonne mère n’avait-elle pas veillé sur cette couche de l’innocence ! Tous ces souvenirs, toutes ces pensées brisaient ce pauvre petit cœur sensible et passionné. Amélia alla s’agenouiller au pied de son humble couchette, et pour les froissements et les blessures de son âme demanda le baume consolateur à celui auquel la jeune fille s’était trop rarement adressée jusqu’alors. L’amour avait été sa foi, et maintenant ce cœur saignant et rebuté cherchait l’appui qui ne fait jamais défaut aux âmes souffrantes. Avons-nous le droit d’écouter, de répéter ces prières ? Ces mystères sacrés de la conscience, mon cher lecteur, ne doivent point être troublés par le tumulte de la Foire aux Vanités au milieu de laquelle notre histoire se passe.

Nous dirons seulement que, quand on vint la chercher pour le thé, la jeune femme descendit avec une âme plus sereine. Ses tristes visions s’étaient évanouies, sa destinée lui paraissait moins amère ; elle ne pensait plus ni aux froideurs de George, ni aux yeux verts de Rebecca. Elle embrassa tendrement son père et sa mère, et, par ses causeries avec le vieux Sedley, pénétra son âme d’une joie à laquelle il n’était plus accoutumé. Elle trouva le thé excellent, fit ses compliments à sa mère sur la salade d’oranges, et, en cherchant à répandre le bonheur autour d’elle, se sentit elle-même plus heureuse. Puis elle repartit pour aller dormir dans le grand catafalque funèbre, et reçut George avec un sourire sur les lèvres quand il rentra du théâtre.

Le lendemain, maître George avait des affaires d’une plus haute importance que d’aller au théâtre applaudir M. Kean. Dès son arrivée à Londres, il avait écrit aux hommes de loi de son père pour leur faire savoir que, dans sa royale sagesse, il avait décidé qu’il aurait avec eux une entrevue le jour suivant. Ses pertes au billard et aux cartes contre le capitaine Crawley avaient presque vidé sa bourse, et il désirait se monter en espèces avant son départ. Il n’avait d’autre moyen pour cela que d’entamer les deux mille livres que le notaire avait ordre de lui compter. Du reste, il ne doutait pas que son père, avant peu, ne se relâchât beaucoup de ses sévérités. Quel père assez dur pour ne point finir par ouvrir les yeux sur les mérites d’un prodige de son espèce ? Et si ce cœur de roc était capable de résister à la voix du sang et à l’évidence de ses hautes vertus, eh bien ! George était décidé à recueillir tant de lauriers, à planter tant de trophées sur les champs de bataille qui allaient s’ouvrir pour lui, que le vieillard, vaincu, finirait par reprendre de meilleurs sentiments pour son fils. D’ailleurs, George n’avait-il pas le monde devant lui ? Sa mauvaise chance aux cartes ne serait peut-être pas éternelle, et deux mille livres, du reste, lui laissaient encore bien du temps.

Par ses soins, une voiture conduisit de nouveau Amélia auprès de sa mère. Il donnait carte blanche à ces deux dames pour se conformer dans leurs achats à toutes les exigences de la mode. Il voulait que mistress George Osborne ne manquât de rien pour faire sensation à son arrivée en pays étranger. Mais un jour, un seul jour pour de si importantes emplettes, c’était bien peu ; aussi fut-il grandement et gravement rempli. Mistress Sedley courant en voiture chez la modiste et la lingère, se voyant escortée jusqu’à son équipage par une foule obséquieuse de commis empressés et polis, se crut un instant revenue aux jours de ses grandeurs passées ; c’était la première joie qu’elle goûtait depuis ses rudes et pénibles épreuves. Mistress Amélia ne se montra pas complétement indifférente au plaisir de s’arrêter dans les boutiques, de voir, de marchander et d’acheter de jolies choses ; il ne lui en coûtait point du tout d’obéir aux ordres de son mari, et elle se distinguait dans l’acquisition de ces objets de toilette par une finesse et une élégance toute féminines, comme disent les marchands, suivant une habitude traditionnelle.

Quant à la guerre qu’on voyait poindre à l’horizon, mistress Osborne ne s’en tourmentait pas beaucoup. L’affaire de Bonaparte était claire, il ne pouvait manquer d’être écrasé au premier choc. Les navires de Margate transportaient chaque jour à Gand et à Bruxelles une société élégante et choisie. On avait plutôt l’air de se rendre à une partie de plaisir qu’à une guerre sérieuse. Comment le Corse pourrait-il tenir contre les armées coalisées de l’Europe et le génie de Wellington ! Amélia partageait ces sentiments ; car il est inutile de dire que cette douce et tendre créature acceptait sans contrôle les impressions de ceux qui l’environnaient. Il y avait trop d’humilité et de soumission dans cette âme pour qu’elle vînt jamais à prendre l’initiative d’une opinion personnelle. Mais revenons à notre sujet ; Amélia et sa mère passèrent une grande journée à courir les boutiques de Londres, et la jeune femme trouva à la fois grand succès et grand plaisir à ses débuts dans le monde élégant.

George, pendant ce temps, le chapeau sur l’oreille, les coudes en équerre, l’air crâne et provocateur, se dirigeait vers Bedford-Row, et s’avançait dans l’étude du notaire avec une démarche majestueuse, au milieu de tous les clercs à mine de parchemin, occupés à griffonner des mémoires indéchiffrables. Il enjoignit à l’un d’eux d’aller prévenir M. Higgs que le capitaine Osborne était à l’attendre. Au ton protecteur et arrogant d’Osborne, on aurait pu croire que ce pékin de notaire, qui avait trois fois plus de cervelle que lui, cinquante fois plus d’argent et mille fois plus d’expérience, n’était qu’un pauvre hère qui, toute affaire cessante, devait se mettre à la disposition du capitaine. George ne s’aperçut pas du sourire de pitié qui passa sur les lèvres de tous ces gratteurs de papier, comme il les traitait dans son for intérieur, depuis le maître clerc jusqu’au saute-ruisseau. Il s’assit, et tout en caressant avec sa canne la tige de sa botte, il daigna abaisser ses pensées sur le ramassis de pauvres diables qu’il avait devant les yeux. Ces pauvres diables étaient au courant de ses affaires, et en parlaient le soir au café tout en buvant leur bière avec des confrères. Quel secret y eut-il jamais pour un notaire ou pour ses clercs ? Rien n’échappe à cette puissance scrutatrice, mais discrète ; dans les études se règlent mystérieusement les destinées de tous les habitants de la Cité.

En entrant dans le cabinet de M. Higgs, George s’attendait peut-être à le trouver chargé de quelque message de réconciliation de la part de son père, et peut-être avait-il pris ces allures dédaigneuses et superbes pour manifester, dans son extérieur, la résolution et la fermeté de son âme. Mais ces prétentions à l’arrogance ne rencontrèrent chez le notaire que froideur et indifférence, ce qui les rendit encore plus ridicules. M. Higgs était occupé à écrire quand le capitaine entra.

« Ayez la bonté de vous asseoir, monsieur, lui dit-il ; je suis à vous à la minute. Monsieur Poe, apportez-moi le dossier, s’il vous plaît. »

Et il se remit à écrire.

M. Poe ayant apporté les pièces, le patron demanda à George s’il voulait ses deux mille livres en billets payables à vue, ou bien s’il préférait qu’on lui achetât de la rente.

« Un des exécuteurs testamentaires de feu M. Osborne est absent en ce moment, dit-il avec le ton de l’indifférence, mais mon client consent à se conformer à vos désirs pour terminer le plus tôt possible.

— Faites-moi un billet, reprit le capitaine de fort mauvaise humeur, je n’ai que faire de vos shillings et vos sous, » ajouta-t-il quand l’homme de loi lui présenta le montant de la somme.

Il se flattait d’avoir, par ce trait de majestueux mépris, confondu la ridicule exactitude de ce vieil écrivassier, et il sortit du cabinet le papier dans sa poche.

« Dans deux ans ce garçon-là sera sous clef, dit M. Higgs à M. Poe.

— Croyez-vous donc que le père Osborne ne finisse pas par se radoucir ?

— Je me fierais plutôt à l’attendrissement d’une borne, répliqua M. Higgs.

— Du reste, il la mène bonne et heureuse, reprit le clerc, voilà à peine une semaine qu’il est marié, et je l’ai vu l’autre jour avec d’autres individus de son régiment reconduire au sortir du théâtre mistress High Flyer à sa voiture. »

Puis la conversation prit un autre cours, et mistress George Osborne s’effaça du souvenir de ces messieurs.

Le billet était tiré sur nos amis de Lombard-Street Hulker et Bullock. George jugea à propos de se diriger sur-le-champ de ce côté pendant qu’il était en train de faire ses affaires : il avait hâte de recevoir son argent. Fred Bullock, à la face bilieuse, était précisément à regarder le travail d’un de ses employés, dans le bureau où George se présenta, sa face jaune prit aussitôt une teinte livide, et il se retira comme pour cacher les remords de sa conscience dans son cabinet le plus reculé. George, tout occupé à couver des yeux son argent, ne fit aucune attention aux variations de teint et à la fuite du cadavérique adorateur de sa sœur.

Fred Bullock instruisit le soir même le vieil Osborne de la démarche de son fils.

« Il est fier comme un écu neuf, lui dit son futur gendre. Il a pris jusqu’au dernier shilling. Quelques centaines de livres n’iront pas loin avec ce garçon-là. »

Le vieil Osborne attesta par le plus terrible serment qu’il se souciait peu du temps et de la manière qu’on mettrait à dépenser cet argent.

Quant à George, fort satisfait de l’emploi de sa journée, il fit promptement tous ses préparatifs de départ, et Amélia reçut, pour payer ses emplettes, des billets à vue que son mari lui remit avec une générosité de grand seigneur.