CHAPITRE XXV.

Où nos principaux personnages se décident à quitter Brighton.


Dès son arrivée à Brighton, Dobbin fut conduit auprès des dames, à l’hôtel de la Marine. Jamais ce jeune officier ne se montra si jovial et si causeur, tant il faisait chaque jour de progrès dans l’art profond d’une hypocrite diplomatie. Il ne laissa rien paraître des sentiments qui l’agitaient pour mieux étudier mistress George Osborne dans sa nouvelle condition. Il ne voulait pas non plus qu’on pût s’apercevoir des appréhensions et des craintes que lui donnaient les mauvaises nouvelles dont il était porteur, et qui n’auraient pas manqué d’avoir sur Amélia le plus mauvais effet.

« Mon opinion, mon cher George, avait-il dit à ce dernier, mon opinion est que l’empereur des Français va nous tomber sur les bras, infanterie et cavalerie, avant trois semaines d’ici, et qu’entre le duc et lui il va y avoir une danse auprès de laquelle les guerres de la Péninsule ne sont que des jeux d’enfants. Mais c’est inutile à dire à mistress Osborne, savez-vous bien ? Après tout, nous pourrions bien être dispensés de mettre la main à la pâte, et alors notre promenade en Belgique se terminerait par une simple occupation militaire. C’est une opinion, du reste, assez généralement répandue, et c’est à Bruxelles une procession de beau monde et de dames à la mode. »

Il fut, en conséquence, arrêté entre les deux amis que l’expédition de l’armée anglaise en Belgique serait présentée à Amélia sous les couleurs les plus rassurantes.

Les conjurés d’accord, l’hypocrite Dobbin s’avança vers mistress George Osborne avec un air de complet contentement ; il lui commença deux ou trois compliments sur les joies matrimoniales, et resta en chemin d’une façon assez gauche, nous devons l’avouer, malgré l’estime que nous avons pour notre ami.

La conversation tomba ensuite sur Brighton, l’air de la mer, les plaisirs de l’endroit, les beautés de la route, la douceur des coussins et la rapidité des chevaux de l’Éclair. Amélia ouvrait de grands yeux ; Rebecca paraissait beaucoup se divertir et observait le capitaine comme tous ceux avec qui elle se trouvait en rapport.

La petite Amélia, pour le dire en passant, n’avait pas ce qu’on appelle des regards prévenus pour l’ami de son mari, le capitaine Dobbin. Il bégayait, était un peu bonasse, un peu timide, fort emprunté et fort maladroit. Elle lui savait gré de son attachement pour George, sans toutefois lui en faire un trop grand mérite ; d’ailleurs, qu’y avait-il d’étonnant qu’on aimât George, si bon, si généreux ? et ne faisait-il pas beaucoup pour son camarade en lui accordant son amitié ? Plus d’une fois, George s’était amusé devant elle à contrefaire le bégayement et la tournure maladroite de Dobbin. Toutefois, George ne parlait des qualités de son ami qu’avec le ton de la plus profonde estime. Dans les premières joies de son amour, pendant ses jours de triomphe, Amélia, se laissant tromper à l’écorce grossière du capitaine, faisait assez bon marché de l’honnête William. Le pauvre garçon savait parfaitement à quoi s’en tenir, et se soumettait sans murmure à son sort. Un temps devait venir où, connaissant mieux Dobbin, elle changerait de sentiments à son égard. Mais ce temps était encore bien éloigné.

Le capitaine Dobbin avait à peine passé deux heures avec ces dames, que Rebecca était déjà maîtresse de son secret. Elle éprouvait pour lui un sentiment de répulsion instinctive, de défiance secrète, et, de son côté, Dobbin n’avait pas conçu pour elle de grandes sympathies. Il était trop honnête pour se laisser prendre aux artifices et aux cajoleries de l’enchanteresse, et il ne lui restait plus alors à son endroit qu’une aversion bien marquée. Rebecca, supérieure à toutes les autres faiblesses de son sexe, n’avait pas su s’affranchir de ces inspirations jalouses qui sont un élément de la nature féminine, et elle en voulait beaucoup au capitaine de ses préférences pour Amélia. Mais, malgré ses froissements intérieurs, elle affectait envers lui des manières pleines d’égard et de cordialité. Un ami des Osborne, de ses chers bienfaiteurs ! Elle parlait bien haut de sa vive affection pour lui, et rappelait tous les détails de la nuit du Wauxhall, quitte à en faire des gorges chaudes tout en s’habillant avec son amie pour le dîner. Rawdon Crawley daignait à peine faire attention à Dobbin ; c’était pour lui un gros bêta, bonne pâte d’homme au demeurant, mais dont l’ébauche était restée inachevée. Jos prenait avec lui des airs majestueux et protecteurs.

Lorsque George et Dobbin se trouvèrent seuls dans la chambre de ce dernier, Dobbin tira de son nécessaire la lettre que M. Osborne lui avait fait remettre pour son fils.

« Ce n’est pas là l’écriture de mon père, » s’écria George tout alarmé.

Il ne disait que trop vrai. La lettre était de l’homme d’affaires de M. Osborne. En voici le contenu :

« Bedford-Row, 7 mai 1815.
« Monsieur,

« Je suis chargé par M. Osborne de vous informer qu’il reste inébranlable dans ses résolutions antérieures. Aussi, par suite du mariage que vous venez de contracter, il cesse de vous considérer dorénavant comme membre de sa famille. Sa détermination est définitive et formelle.

Bien que les sommes dépensées à votre profit, pendant votre minorité, et les billets à vue que vous ne lui avez pas ménagés dans le cours de ces dernières années, dépassent de beaucoup le montant de la somme à laquelle vous avez droit, à savoir, le tiers de la fortune de feu Mrs. Osborne, fortune au partage de laquelle, par le décès de ladite dame, vous avez été appelé en concurrence avec miss Jane Osborne et miss Maria Frances Osborne, M. Osborne m’a chargé cependant de vous informer qu’il renonce à toute reprise sur vos biens, et que la somme de 2000 liv. en 4 pour 100 valeur courante et formant le tiers des 6000 liv. qui constituent la fortune de votre mère, vous sera payée sur quittance, à vous ou à votre chargé d’affaires.

« Votre très-obéissant serviteur,
« Higgs. »xxxxxxxx

« P. S. M. Osborne me prie de vous donner, pour la dernière fois, avis qu’il ne recevra aucun message, lettre ou communication de votre part sur ce sujet, pas plus que sur aucun autre. »

« Voilà comme vous avez arrangé mes affaires, dit George en lançant à Dobbin un regard fulminant. Tenez, lisez Dobbin. »

Et il lui mit brusquement sous le nez la lettre de son père.

« Il ne me reste d’autre parti à prendre que de mendier. Beau résultat de ma stupidité chevaleresque ! Aussi qui diable nous poussait tant d’en finir ? Nous pouvions attendre la fin de la guerre ; une balle m’aurait tiré d’embarras, comme c’est encore la plus sûre ressource qui me reste ; Emmy sera bien avancée quand elle se trouvera veuve d’un mendiant. Vous avez fait là un beau coup ; je vous conseille de vous en vanter ; mais vous n’avez eu ni repos ni cesse avant d’avoir consommé à la fois ma ruine et mon mariage. Que faire maintenant, avec mes deux mille livres sterlings ? Dans deux ans j’en aurai vu la fin. Depuis que nous sommes ici, Crawley m’a gagné aux cartes et au billard plus de 450 liv. Soyez tranquille, je vous chargerai de mes affaires à l’avenir !

— Le fait est que la situation est difficile, répondit Dobbin, dont la pâleur avait augmenté à mesure qu’il avançait dans la lecture de la lettre ; et, comme vous dites, j’y entre bien pour quelque chose. Mais malgré cela, il y a encore des gens qui voudraient se mettre à votre place, reprit-il avec un amer sourire. Croyez-vous que le régiment compte beaucoup de capitaines avec deux mille livres à leur disposition ? Tâchez de vous suffire avec votre paye, jusqu’à ce que votre père se rabatte un peu de sa sévérité, et si une balle vous emporte, vous laisserez encore une rente de cent livres à votre femme.

— Croyez-vous donc que ma paye et cent livres de rente puissent suffire à mes habitudes, s’écria George exaspéré. Vous avez perdu la tête Dobbin, cent livres pour tenir mon rang dans le monde, allons donc, c’est une plaisanterie. D’abord, il m’est impossible de rien changer à mes habitudes. Je ne puis me passer de mes aises ; on ne m’a pas élevé à manger à la gamelle comme Mac Whirter, ou à me nourrir de pommes de terre comme le vieil O’Dowd. Voudriez-vous aussi voir ma femme faire la lessive du soldat ou monter dans la charrette des bagages ?

— C’est bien, c’est bien, dit Dobbin avec une parfaite égalité d’humeur, nous nous arrangerons pour lui procurer une meilleure voiture. Il faut, pour le moment, vous résigner au rôle de prince détrôné, George, mon garçon ; attendez avec patience la fin de l’orage. Ce ne sera pas bien long à passer. Que votre nom soit seulement dans la Gazette, et je vous promets que le vieux papa se relâchera de sa sévérité.

— Dans la Gazette ! répondit George, et à quel titre, je vous prie ? parmi les morts et les blessés ? et l’un des premiers très-probablement.

— Allons, allons, répliqua Dobbin, il sera assez temps de se lamenter quand les choses seront venues. D’ailleurs, vous savez, George, je possède quelque bien et me sens peu de dispositions matrimoniales, eh bien, je n’oublierai pas mon filleul dans mon testament, » continua-t-il avec un sourire.

La dispute en resta là, comme cela ne manquait jamais entre Osborne et son ami. Osborne s’en alla en disant qu’il n’y avait pas moyen de se fâcher avec Dobbin. Il fut même assez généreux pour ne plus lui en vouloir de la mauvaise querelle qu’il lui avait cherchée.

« Je dis Becky… criait Rawdon Crawley de son cabinet de toilette à sa femme qui, dans sa chambre, mettait la dernière main à sa toilette pour le dîner.

— Quoi ? » reprit Becky d’une voix perçante, tout en jetant un coup d’œil à sa glace par-dessus son épaule.

Elle avait mis la robe blanche la plus délicieuse et la plus fraîche qu’on pût voir. Avec ses épaules nues, son petit collier, sa ceinture bleu clair, on l’eût prise pour la déesse de l’Innocence entourée d’une auréole de bonheur.

« Je dis, que deviendra mistress Osborne quand Osborne partira avec le régiment ? reprit Crawley sur le seuil de la chambre. Armé de deux brosses impitoyables, il chassait ses mèches rebelles sur le devant de sa tête, tout en admirant sa charmante femme à travers les broussailles de sa chevelure.

— Ses yeux vont se changer en fontaine, dit Becky. Déjà à plusieurs reprises elle m’a étourdie de ses jérémiades à ce sujet.

— Et vous, vous en prenez à votre aise, il me semble, dit Rawdon à moitié fâché du ton indifférent de sa femme.

— Allons, mauvaise tête ! répliqua Becky, vous savez bien que je vous accompagne. C’est fort différent pour nous autres, qui faisons partie de l’état-major du général Tufto. Nous n’avons rien à démêler avec les fantassins, ajouta-t-elle, rejetant sa tête en arrière d’un air tout à la fois si comique et si séducteur que son mari ne put l’empêcher de l’embrasser.

— Rawdon, mon cher… pensez-y… il ne serait pas mal… d’avoir votre argent de Cupidon avant qu’il parte, » continua Becky en lui lançant un coup d’œil meurtrier.

C’était George Osborne qu’elle décorait ainsi du nom de Cupidon. Déjà plusieurs fois elle lui avait fait compliment de sa bonne mine, et ne manquait jamais de se mettre à côté de lui quand il venait le soir faire sa partie d’écarté avec Rawdon.

Elle le traitait de dissipateur, de prodigue, le menaçait d’instruire Emmy de ses inclinations perverses, de ses détestables habitudes ; prenant ses petits airs de charmante coquetterie, elle lui apportait un cigare et l’allumait elle-même sachant d’avance les résultats de cette tactique par l’expérience qu’elle en avait faite autrefois sur Rawdon Crawley. Quant à Osborne, il la trouvait gaie, vive, espiègle, distinguée, ravissante en un mot. Dans leurs promenades, dans leurs dîners intimes, les hommages, les applaudissements étaient pour Becky, et la pauvre Emmy était condamnée au silence et à l’abandon. Mistress Crawley bavardait avec Osborne ; Rawdon et Jos, quand ce dernier eut rejoint nos deux ménages, vidaient les bouteilles sans prononcer une seule parole. Qui se serait alors occupé de la pauvre Amélia ?

En présence de son amie, Amélia en était venue à douter du pouvoir de ses charmes. L’esprit, l’entrain, les attraits de Rebecca lui causaient un trouble inexprimable. À peine une semaine de mariage écoulée et George souffrait déjà de l’ennui et recherchait une autre société que la sienne ! En vérité, l’avenir n’avait-il pas de quoi exciter son effroi ?

« Comment, se disait-elle à elle-même, pourrait-il trouver quelque plaisir avec moi, pauvre et humble créature, lui si aimable, si séduisant ! Déjà quelle générosité de sa part de m’avoir épousée, d’avoir renoncé à tout pour se mettre à mes pieds ! Mon devoir me disait de refuser ce sacrifice, mais je n’en ai pas eu le courage ; mon devoir me disait de rester auprès de mon père pour prendre soin de sa douleur et de ses vieux jours, et je ne l’ai point écouté ! »

Troublée alors avec quelque raison par la voix accusatrice de sa conscience, elle se souvint pour la première fois de l’abandon où elle avait laissé ses parents et se mit à rougir de honte.

« Ah ! continua-t-elle alors, mon égoïsme est bien coupable de m’avoir fait ainsi oublier leurs chagrins, bien coupable d’avoir forcé George à m’épouser ! Je le reconnais, je ne suis pas digne de lui ; sans moi il eût trouvé le bonheur… et pourtant j’ai fait tous mes efforts pour lui rendre sa liberté. »

Combien n’est-elle pas à plaindre la pauvre petite mariée qui, après sept jours au plus de mariage, se surprend au milieu de ces douloureuses pensées et de ces tristes aveux. Tel était pourtant le supplice qu’endurait Amélia !

La veille de l’arrivée de Dobbin, par une soirée tiède et embaumée d’une belle journée de mai, on avait laissé ouverte la fenêtre du balcon. George et mistress Crawley, appuyés sur la balustrade, contemplaient les plaines argentées de l’Océan, tandis que Rawdon et Jos faisaient à l’intérieur leur partie de trictrac et que la triste Amélia restait sur le grand fauteuil dans l’oubli le plus complet, et sentait le désespoir et le regret se glisser dans son âme avec leurs amères douleurs.

Une semaine à peine écoulée, tel était le présent ! Quant à l’avenir, elle en détournait les yeux, elle avait peur de le voir, car il s’offrait encore à elle sous un plus sombre aspect. L’âme d’Emmy avait trop besoin de protecteur et de guide pour oser fixer ses regards de ce côté, pour s’aventurer seule sur ce vaste océan. Un autre devait prendre le gouvernail pour elle ; elle ne savait qu’aimer et souffrir.

« Quelle soirée magnifique ! comme la lune resplendit au ciel ! dit George en poussant une bouffée de tabac qui s’éleva en blanches spirales.

— J’adore cette odeur… dit Rebecca, il embaume l’air, votre cigare… Croirait-on que la lune est à deux cent trente-six mille huit cent quarante-sept milles de la terre ? ajouta-t-elle avec un sourire sur les lèvres en contemplant le disque aux clartés vacillantes. J’ai bonne mémoire, comme vous voyez, n’est-ce pas ? Peuh ! toutes ces belles choses, nous les avons apprises chez miss Pinkerton ! Comme la mer est calme ! comme il fait clair ce soir. Je crois, en vérité, que j’aperçois les côtes de la France. »

Et ses yeux brillants s’élançaient dans les ténèbres et plongeaient dans la nuit comme s’ils avaient pu en percer les voiles.

« Vous ne savez pas ce que je compte faire un de ces matins, reprit-elle en riant. Vous avez peut-être entendu parler de mes talents comme nageuse : eh bien ! un de ces jours, quand la demoiselle de compagnie de ma tante Crawley, la vieille Briggs, vous vous la rappelez bien, cette femme à bec de corbin et à la chevelure clair semée, enfin un de ces jours, au moment où Briggs se mettra au bain, je m’en irai sous l’eau la tirer par les pieds et la contraindre à une réconciliation entre deux vagues. Ne trouvez-vous pas mon idée sublime ? »

George éclata de rire à la pensée de cette entrevue aquatique.

« Quel tapage faites-vous à vous deux ? » cria Rawdon en secouant les dés.

Amélia, à moitié folle de douleur et retenant ses sanglots mal étouffés, se retira dans sa chambre pour y donner un libre cours à ses larmes.

Ce chapitre a été contraint, par les nécessités du récit, de faire une pointe en avant, puis de revenir en arrière, en suivant une marche fort irrégulière en apparence. Mais l’arrivée de Dobbin à Brighton, venant annoncer le départ de l’armée pour la Belgique, sous le commandement de Sa Grâce le duc de Wellington, était un événement d’un assez haut intérêt pour prendre le pas sur tous les menus détails qui forment le fond de cette histoire. On nous pardonnera, nous l’espérons, ce désordre nécessaire, à cause de son peu de gravité dans ses conséquences ; et maintenant que la chronologie se trouve rétablie, nous allons rejoindre nos différents personnages dans leurs cabinets de toilette respectifs, où ils s’habillent pour le dîner qui eut lieu comme de coutume le soir de l’arrivée de Dobbin.

Par égard pour sa femme ou dans sa préoccupation pour le nœud de sa cravate, George ne dit rien à Amélia des nouvelles que son ami lui avait apportées de Londres. Il entra cependant dans la chambre avec un air si important, et tenant à la main la lettre de l’homme d’affaires d’une façon si solennelle, que sa femme, toujours en défiance de quelque malheur, s’imagina que pour le moins toutes les calamités de la terre venaient de fondre sur eux. Elle courut toute tremblante au devant de son mari et supplia son cher George de n’avoir point de secret pour elle. Son ordre de départ était-il venu, devait-on se battre la semaine suivante ? Ce n’était rien moins que tout cela, elle en était sûre !

Le cher George éluda, par des réponses évasives, tout ce qui avait trait au départ pour l’étranger, et, avec un mélancolique mouvement de tête, il ajouta :

« Non, Emmy, il n’est pas question de tout cela ; mes inquiétudes sont pour vous, non pour moi. Les nouvelles que j’ai reçues de mon père sont fort mauvaises. Tous rapports sont rompus entre nous ; il me ferme sa porte, il nous livre à la pauvreté. Elle ne me fait point peur, Emmy ; mais vous, ma chère femme, comment la supporterez-vous ? Tenez et lisez. »

Et il lui présenta la lettre.

Amélia fixait un douloureux et tendre regard sur le héros de ses pensées, grandi encore dans son imagination par la générosité des sentiments qu’il étalait ; puis, s’asseyant sur son lit, elle lut la lettre que George lui tendait en se drapant dans une orgueilleuse résignation de martyr. Ses traits prenaient une expression plus calme et plus sereine à mesure qu’elle avançait dans sa lecture. L’idée de partager la pauvreté et les privations de l’objet aimé est loin d’être pénible pour un cœur de femme vivement épris. Amélia plaçait désormais tout son bonheur dans cette pensée ; puis, comme à l’ordinaire, elle fut prise d’un remords subit pour cette joie si intempestive, refoulant dans son âme ce bonheur bien innocent, elle dit avec calme :

« Oh George ! George ! votre excellent cœur doit saigner cruellement de cette rupture avec votre père !

— Ah ! bien sûr ! fit George avec un air de crucifié.

— Mais sa colère ne pourra tenir contre vous, continua-t-elle. Qui aurait le courage de vous en vouloir longtemps ? Il vous pardonnera, cher ami, et, s’il ne le faisait pas, ce serait pour moi un chagrin de toute la vie.

— Je me consolerais facilement des privations de la misère, ma pauvre Emmy, reprit George, mes inquiétudes sont toutes pour vous ! Que m’importe à moi la pauvreté ? Vanité à part, je possède assez de talents pour faire mon chemin.

— Oh ! cela est sûr, dit sa femme persuadée qu’à la fin de la guerre son mari ne pouvait manquer d’être nommé général.

— Mon chemin est donc tout tracé, continua George ; mais vous, ma toute belle !… Ah ! je ne puis m’accoutumer à cette idée de vous voir privée de vos aises, de ce rang que ma femme était appelée à tenir dans le monde. Penser que vous serez soumise à toutes les fatigues et les souffrances de la vie du soldat. Ah ! cette idée m’accable et me tue. »

Emmy, toute joyeuse d’être l’unique objet de la sollicitude de son mari, lui prit les mains, les serra dans les siennes, et, la figure radieuse et souriante, se mit à gazouiller les couplets d’une de ses romances favorites, dont l’héroïne, après avoir reproché à son bien-aimé ses froideurs répétées, finit par lui promettre de raccommoder ses culottes et de lui préparer son grog s’il est fidèle et tendre et s’il ne la délaisse pas.

« D’ailleurs, dit-elle après une pause pendant laquelle elle semblait reprendre tout cet éclat de bonheur et de beauté qui sied si bien à une femme ; d’ailleurs, George n’avons-nous pas la somme énorme de deux mille livres ? »

George se prit à rire de sa naïveté, et ils descendirent pour aller se mettre à table. Amélia s’appuyait sur le bras de son mari, en fredonnant encore les dernières notes de sa romance ; elle avait l’esprit bien plus allègre et bien plus satisfait que les jours précédents.

Le repas, au lieu de traîner comme à l’ordinaire, fut vif et animé. L’esprit de George, s’enflammant à l’idée de la campagne prête à s’ouvrir, avait secoué la première stupeur où l’avait jeté la lettre qui le déshéritait. Dobbin continuait son rôle de beau parleur et divertissait la compagnie par ses bavardages sur l’expédition en Belgique ; l’objet principal devait y être les plaisirs, les fêtes et les toilettes.

L’indiscret capitaine racontait que mistress la major O’Dowd était dans tous les embarras de l’emballage ; qu’elle avait serré les épaulettes neuves de son mari dans la boîte à thé : qu’elle avait mis sous une double enveloppe de papier gris son fameux turban jaune surmonté d’un oiseau de paradis, et qu’il reposait finalement dans la boîte en fer-blanc dont la destination première était pour le chapeau à cornes du major. Cette brave femme avait la tête perdue de l’effet qu’elle se promettait de faire à Gand à la cour du roi de France, ou à Bruxelles dans les bals de l’armée.

« Gand ! Bruxelles ! s’écria Amélia avec un tressaillement subit, le régiment a donc reçu son ordre de départ, George ? Ah ! répondez-moi ? »

En même temps une expression d’effroi courait sur cette figure naguère si souriante, et instinctivement Amélia se serrait contre George.

« Ne vous effrayez pas pour si peu, ma chère, dit-il avec un air de bonne humeur. Pour douze heures de traversée, ce n’est pas la peine de vous bouleverser les sens. D’ailleurs, vous viendrez avec nous, Emmy.

— Et moi aussi, je pars, dit Becky à son tour ; je fais partie de l’état-major. Je suis la passion du général Tufto ; n’est-ce pas Rawdon ? »

Rawdon fit ses gros éclats de rire ordinaires. William Dobbin devint tout rouge.

« Elle ne peut nous accompagner, dit-il, songez… »

Il allait ajouter au danger ; mais toute sa conversation pendant le dîner n’avait-elle pas eu pour but de prouver qu’il n’y avait rien à craindre ? Le silence seul vint à l’aide de sa confusion.

« J’irai avec vous, » dit Amélia d’un ton résolu et impératif.

George, tout fier de sa détermination, demanda à l’aimable assistance si jamais on avait vu pareil grenadier en jupons de femme, et en même temps il assura sa femme qu’elle ferait partie de l’expédition.

« Mistress O’Dowd vous servira de chaperon, » dit-il.

Tant qu’elle avait son mari auprès d’elle, que lui fallait-il de plus ? le départ donc n’avait plus rien de pénible. La guerre avec ses dangers apparaissait bien à l’horizon, mais d’ici là, il y avait au moins une distance de plusieurs mois. Cet intervalle permettait à la timide Amélia de goûter une joie aussi pure que si l’on eût déclaré la suspension définitive des hostilités. Dobbin applaudissait du fond du cœur à cet arrangement ; car voir Amélia était pour lui le rêve de sa vie ; et, dans le secret de son âme, il se sentait heureux d’avoir bientôt à veiller sur elle et à la protéger.

« Si elle était ma femme, pensait-il, elle ne partirait pas. »

Mais George était le maître, et ce n’était point à Dobbin à lui faire la leçon.

Rebecca, passant le bras autour de la taille de son amie, quitta enfin avec elle la table où ces graves affaires venaient d’être mises sur le tapis ; les messieurs, excités déjà par la plus folle gaieté, restèrent pour se livrer aux plaisirs de la boisson et faire la chronique scandaleuse du prochain.

Dans le cours de la soirée, Rawdon reçut un billet tout confidentiel de sa femme, qu’il froissa et brûla sur-le-champ à la bougie. Nous avons heureusement pu le lire par-dessus l’épaule de Rebecca ; et nous en faisons profiter nos lecteurs :

« Grandes nouvelles, écrivait-elle, mistress Bute est partie ! Tâchez de vous faire donner ce soir votre argent par Cupidon, demain il sera en route selon toute probabilité. N’oubliez pas surtout ce dernier point.R. »

Aussi, au moment où ces messieurs se disposaient à passer dans l’appartement des dames, pour y prendre le café, Rawdon tira Osborne par le bras et lui dit, de son air le plus gracieux :

« Ah ça, mon cher, si cela ne vous faisait rien, je vous prierais de me donner cette petite bagatelle que vous savez. »

Cela faisait bien quelque chose à Osborne, mais néanmoins il lui remit une liasse de bank-notes qu’il tira de son portefeuille, et quelques billets à une semaine d’échéance pour compléter la somme.

Cette affaire terminée, George, Joe et Dobbin s’assemblèrent en grand conseil de guerre, au milieu de la fumée des cigares, et on arrêta que le lendemain on plierait ses tentes pour se mettre en marche sur Londres, dans la voiture découverte de Joe. Joe eût peut-être mieux aimé attendre à Brighton le départ de Rawdon Crawley ; mais Dobbin et George le forcèrent à se ranger à leur avis. Avec sa royale gracieuseté, il consentit à les ramener à Londres dans son équipage, et commanda quatre chevaux de poste : un homme comme lui ne pouvait pas moins faire. Le lendemain, après déjeuner, leur départ eut lieu avec une pompe toute seigneuriale.

Ce jour-là, Amélia se leva de bonne heure, et fit ses paquets avec une prestesse merveilleuse. Quant à Osborne, il resta au lit, gémissant de la voir manquer du secours d’une femme de chambre. La pauvre enfant ne se sentait pas d’aise d’avoir pu ainsi se suffire à elle-même. Mais un sentiment pénible et vague torturait encore son âme à l’occasion de Rebecca. Qui ne connaît la jalousie féminine ? Et, malgré les tendres embrassements du départ, nous pouvons affirmer que parmi les vertus de son sexe, Amélia possédait celle-là au suprême degré.

À côté de ces personnages dont nous venons de partager les allées et venues, n’oublions pas certains autres de nos vieux amis qui se trouvent aussi à Brighton. Miss Crawley, par exemple, et tout le cortége attaché à sa personne.

Quelques maisons à peine séparaient Rebecca et son mari de celle où miss Crawley était venue loger ses infirmités et son ennui. Malgré ce voisinage, la porte de la vieille dame leur était rigoureusement fermée ; la consigne était la même qu’à Londres. Aussi longtemps que mistress Bute Crawley resta auprès de sa belle-sœur, elle eut soin d’épargner à sa très-chère Mathilde les émotions d’une entrevue avec son neveu. Quand la vieille demoiselle faisait sa promenade en voiture, la fidèle mistress Bute était toujours à côté d’elle. Quand miss Crawley allait prendre l’air dans son fauteuil roulant, mistress Bute marchait à sa droite, tandis que l’honnête Briggs soutenait l’aile gauche. Rencontrait-on par hasard Rawdon et sa femme, en dépit des coups de chapeau respectueux et persévérants du capitaine, l’escorte de miss Crawley passait près de lui avec une indifférence si glaciale et si dédaigneuse, qu’il ne restait plus à Rawdon qu’à s’arracher les cheveux ou à se casser la tête contre les murs.

« Pour ce que nous faisons ici, répétait souvent le capitaine Rawdon, d’un air mortifié, nous serions aussi bien à Londres.

— Un bon hôtel à Brighton vaut toujours mieux que la prison de dette à Chancery-Lane, répondait sa femme toujours en belle humeur. Pensez-donc aux deux aides-de-camp de M. Moses, l’officier du shériff qui, toute une semaine, nous ont fait l’honneur de monter la garde à notre porte. La société dans laquelle nous vivons ici est insipide, j’en conviens. Mais Rawdon, mon cher, M. Joe et le capitaine Cupidon sont encore préférables aux acolytes de M. Moses.

— Si quelque chose m’étonne, continua Rawdon en proie à un sombre désespoir, c’est qu’ils ne m’aient pas relancé jusqu’ici avec leurs mandats.

— Eh bien après, n’aurions-nous pas encore trouvé la manière de leur glisser dans la main, dit l’intrépide Becky, en insistant sur les avantages et les profits qu’ils avaient retirés de leur rencontre avec Joe et Osborne, ce renouvellement d’amitié n’était-il pas venu fort à propos leur procurer un peu d’argent comptant ?

— Ce sera tout juste de quoi payer la note de l’hôtelier, grommela le Horse-Guard.

— À quoi bon le payer ? » répondit son interlocutrice, qui ne restait jamais court.

Le valet de Rawdon, à l’instigation des maîtres, était resté en échange de bons procédés avec le personnel mâle au service de miss Crawley. Il avait ordre de payer à boire au cocher toutes les fois qu’il le rencontrait, et c’est par là que le jeune couple était mis au courant des faits et gestes de la chère tante. Rebecca, de plus, avait eu l’heureuse idée de se sentir indisposée afin d’appeler auprès d’elle le même apothicaire qui donnait ses soins à miss Crawley. Les informations leur arrivaient de la sorte assez complètes et assez régulières. L’attitude hostile de miss Briggs contre Rawdon et sa femme était plutôt apparente que réelle. Au fond du cœur elle penchait pour l’indulgence et le pardon. Son aversion pour Rebecca avait disparu avec ses motifs de jalousie ; elle ne se rappelait plus que l’inaltérable bonne humeur et les délicieuses plaisanteries de son ancienne rivale. En résumé, toute la maison de miss Crawley, à commencer par elle et mistress Firkin, la femme de chambre, murmurait en secret du despotisme et des envahissements de l’omnipotente mistress Bute.

En toute circonstance, cette digne mais impérieuse matrone voulait pousser trop loin ses avantages et abusait sans pitié de ses succès. Quelques semaines lui avaient suffi pour réduire la malade à une obéissance passive pour ses moindres volontés. Miss Crawley n’osait même plus se plaindre à Briggs et à Firkin de son état d’asservissement. Mistress Bute mesurait avec un infatigable dévouement les verres de vin que miss Crawley était autorisée à boire chaque jour ; ce contrôle était fort à charge à Firkin et au sommelier, qui perdaient ainsi jusqu’à leurs droits sur la bouteille de Xérès. Mistress Bute faisait même aux gens de l’office leur part de ris de veau, de gelées et de volailles. Le matin, à midi et le soir, elle arrivait auprès de miss Crawley avec les abominables médecines prescrites par le docteur, et la patiente avait fini par les avaler avec une si touchante soumission, que Firkin disait :

« À voir ma pauvre maîtresse prendre ses drogues, ne dirait-on pas un agneau ? »

C’était encore mistress Bute qui décidait si la promenade se ferait en voiture ou dans le fauteuil roulant. En un mot, une jeune mère n’est pas plus attentive à dorloter son premier-né. La patiente avait-elle des velléités de résistance, suppliait-elle pour un morceau de plus à dîner, ou une médecine de moins à prendre, aussitôt sa garde-malade la menaçait de mort subite, et miss Crawley se rendait à une logique si pressante.

« Il ne lui reste pas une étincelle de vie, disait un jour Firkin à Briggs, voilà trois semaines qu’elle ne m’a appelée vieille bête ! »

Mistress Bute lui faisait déjà des ouvertures pour congédier l’honnête Firkin, M. Bowls, le gros sommelier, enfin Briggs elle-même, afin de substituer ses filles à tous ces mercenaires, et de préparer la pauvre malade à sa translation à Crawley-la-Reine. Mais hélas ! un funeste accident vint tout à coup détruire ses projets et l’enlever aux devoirs dont elle s’acquittait avec un zèle si désintéressé. Le révérend Bute Crawley, son mari, en revenant un soir à cheval, avait fait une chute et s’était fracturé le col du fémur. La fièvre s’était déclarée avec tous les symptômes de l’inflammation, et mistress Bute Crawley avait été forcée de quitter le chevet de sa belle-sœur pour courir à celui de son mari. Ce n’était pas toutefois sans avoir promis, avant son départ, de revenir auprès de sa chère amie aussitôt après le rétablissement de Bute. Elle avait laissé aux domestiques les instructions les plus pressantes sur les soins à donner à leur maîtresse ; mais à peine la voiture de Southampton avait-elle fait quelques tours de roue, qu’une jubilation universelle régna dans la maison de miss Crawley. On y respirait plus à l’aise ; depuis longtemps on n’y avait joui d’une aussi grande liberté. Ce jour même, Bowls déboucha, sans crainte de surprise, une bouteille de Xérès pour lui et mistress Firkin ; ce soir-là, miss Crawley et Briggs remplacèrent par la partie de piquet la lecture fastidieuse et monotone des sermons de Porteus. C’était comme dans les contes de fées où, d’un coup de baguette, il s’opère une heureuse et paisible révolution dès que le mauvais génie est mis en fuite.

Deux ou trois fois par semaine, miss Briggs allait de grand matin prendre ses ébats à la mer et se transformer en océanide sous la robe de flanelle et le bonnet de toile cirée. Rebecca était, comme nous l’avons vu, au fait de ses habitudes, et sans réaliser contre Briggs sa conspiration aquatique et à l’aide d’un plongeon lui chatouiller la plante des pieds, elle résolut de dresser une embuscade et d’attaquer Briggs au sortir du bain, alors que toute fraîche et ragaillardie par ses ablutions, elle se trouverait en belle humeur.

Becky fut de très-bonne heure sur pied le lendemain, et apportant le télescope sur le balcon qui faisait face à la mer, elle le braqua dans la direction des baraques de baigneurs. Elle put voir de la sorte Briggs arriver, entrer dans sa cabine et se mettre à l’eau ; et elle était à son poste, sur le rivage, épiant sa proie, lorsque l’océanide sortit de sa cabine et s’avança sur les galets. Il y aurait eu de quoi faire un charmant tableau de genre avec la plage et la troupe de baigneuses sur le premier plan, et dans le lointain une chaîne de rochers et de maisons étincelant aux premiers feux du soleil. Rebecca avait paré sa figure de son plus tendre et de son plus aimable sourire ; elle tendit à Briggs sa petite main blanche en allant au-devant d’elle. Briggs pouvait-elle repousser cette démonstration amicale.

« Ah ! miss Sh… mistress Crawley, » fit-elle.

Mistress Crawley lui prit la main, la serra contre son cœur, puis, comme si elle eût cédé à l’entraînement de son émotion, elle jeta ses bras autour du cou de Briggs et l’embrassa avec une effusion pleine d’une apparente sincérité.

« Ah ! ma bien bonne amie, » dit-elle d’un ton si naturel que Briggs se mit incontinent à fondre en larmes, et que la fille des bains en fut attendrie.

Rebecca obtint sans peine de Briggs de longues et délicieuses confidences. Briggs raconta et commenta tous les événements accomplis chez miss Crawley, depuis la disparition subite de Becky jusqu’au présent jour ; elle couronna son récit par les détails de la retraite si inattendue et si désirée de mistress Bute. Les symptômes de la maladie de miss Crawley, les moindres circonstances de son traitement médical furent exposés par cette honnête fille avec l’ampleur et la complaisance que les femmes mettent toujours à s’étendre sur cette matière. C’est toujours avec un nouveau plaisir qu’elles causent entre elles de leurs malaises et de leur docteur. Briggs suivit, en cette occasion, l’exemple des personnes de son sexe, et Rebecca ne s’en plaignit point ; elle ne pouvait assez répéter combien elle était heureuse de penser que l’excellente Briggs, la fidèle Firkin étaient restées auprès de leur bienfaitrice pour la soulager dans ses souffrances. La Providence avait droit pour ce seul motif à ses plus vives actions de grâce.

Alors Rebecca, revenant sur sa conduite, lui faisait voir comment, malgré les apparences, sa faute était cependant bien naturelle et bien excusable. Pouvait-elle refuser sa main à l’homme qui avait trouvé le chemin de son cœur ? Pour toute réponse, la sensible Briggs éleva les yeux au ciel, poussa un soupir de sympathie, car elle aussi avait autrefois connu ces tendresses de cœur : Rebecca, en somme, n’était donc pas bien criminelle.

« Ah ! je n’oublierai jamais, disait cette dernière, que miss Crawley a donné asile à l’orpheline délaissée ; non, non, bien qu’elle m’ait bannie de sa présence, jamais je ne cesserai de l’aimer ; ma vie est à elle ; sur un signe de sa part, je suis prête à lui en faire le sacrifice. Comme ma bienfaitrice, comme la tante de mon bien-aimé Rawdon, chère miss Briggs, miss Crawley domine dans ma tendresse et ma vénération mes sentiments pour toute autre femme ; immédiatement après elle, mes affections s’adressent aux personnes qui lui donnent tant de preuves de fidélité. »

Il n’y avait que cette astucieuse et intrigante mistress Bute pour traiter, comme elle l’avait fait, les cœurs dévoués à cette chère demoiselle.

« Tenez, continua Rebecca, mon Rawdon, qui est si bon, malgré la rudesse et la brusquerie de ses manières, m’a dit mille fois les larmes aux yeux qu’il bénissait le ciel d’avoir mis auprès de sa chère tante deux femmes, deux anges, comme l’excellente et dévouée Firkin, comme l’admirable miss Briggs. »

Dans le cas où, à l’aide de ses menées ténébreuses, l’abominable mistress Bute, suivant les craintes encore trop bien fondées de Rebecca, parviendrait à écarter tous ceux qui avaient la confiance de miss Crawley pour faire de cette pauvre femme la pâture des harpies du presbytère, Rebecca priait miss Briggs de se souvenir que sa maison, toute modeste qu’elle était, serait toujours ouverte pour elle.

« Chère amie, s’écriait-elle dans un transport d’enthousiasme, il est des cœurs pour lesquels le souvenir d’un bienfait est éternel ! Toutes les femmes ne sont pas des Bute Crawley ! Mais après tout, dois-je me plaindre d’elle, dois-je me plaindre d’avoir été l’instrument et la victime de ses artifices, puisque sans elle je ne serais point devenue la femme de Rawdon ? »

Alors Rebecca découvrit à Briggs les ruses et les fourberies de mistress Bute à Crawley-la-Reine ; jusqu’alors elle n’avait pu saisir les fils cachés de sa conduite ; mais les événements actuels les lui faisaient toucher du doigt, après avoir par mille artifices allumé une flamme réciproque, après avoir fait tomber deux innocents dans les filets qu’elle leur avait préparése, mistress Bute les avait conduits par l’amour et le mariage à la ruine la plus complète.

C’était d’une vérité palpable, et tous ces stratagèmes sautaient aux yeux de miss Briggs. Dans le mariage de Rawdon et de Rebecca, mistress Bute était la grande, l’unique coupable. Mais en reconnaissant Becky pour une victime bien innocente des embûches de mistress Bute, miss Briggs ne pouvait dissimuler à son amie son peu d’espoir de voir les affections de miss Crawley se ranimer en faveur de Rebecca, et l’éloignement de la vieille fille à pardonner à son neveu ce mariage inconsidéré.

Sous ce rapport, Rebecca ne partageait point les idées de la demoiselle de compagnie, et conservait bon courage. Miss Crawley refusait quant à présent tout pardon : soit ; mais tôt ou tard elle finirait par se radoucir. Et d’ailleurs, d’autre part, qu’y avait-il entre Rawdon et le titre de baronnet ? Le maladif et souffreteux Pitt Crawley. Quelle faculté de médecine aurait osé répondre de lui ! Avoir mis au grand jour les ténébreuses menées de mistress Bute, avoir attiré sur elle les soupçons était une douce satisfaction pour Rebecca, et cette manœuvre ne pouvait d’ailleurs que tourner à l’avantage de Rawdon. Rebecca, après une heure de causeries intimes avec miss Briggs, ralliée désormais à sa cause, la quitta au milieu des plus tendres protestations d’amitié, et parfaitement convaincue que dans une heure au plus tard, miss Crawley saurait par le menu tout ce qui venait de se dire.

Après cette entrevue, Rebecca retourna en toute hâte à son hôtel. Déjà la société des jours précédents s’y trouvait réunie pour un déjeuner d’adieu. À voir Rebecca et Amélia étroitement embrassées au moment de la séparation, on aurait dit deux sœurs tendrement unies. Mistress Crawley tira grand parti de son mouchoir pour les effets dramatiques ; elle se suspendit au cou de son amie comme si elle n’avait plus dû la revoir, et de sa fenêtre, tandis que la voiture s’éloignait, elle agita son mouchoir qui, du reste, était parfaitement sec. Après cette petite pantomime, elle vint reprendre sa place à table, et mangea de très-bon appétit pour une femme émue. Tout en épluchant ses sauterelles, elle instruisit Rawdon du résultat de sa promenade matinale. Ses espérances étaient en hausse ; elle fit partager sa manière de voir à son mari : c’était en général l’habitude, et, soit que ses opinions fussent tristes ou gaies, son mari finissait toujours par voir comme elle.

« Allez, lui dit-elle, mon cher ami, vous mettre à ce pupitre, et écrivez-moi une jolie petite lettre pour miss Crawley, où vous lui ferez comprendre que vous êtes un brave garçon et autres choses sur le même ton. »

Rawdon s’assit et écrivit fort couramment :

« Brighton, jeudi.
« Ma chère tante… »

Mais ici s’arrêta tout court la verve imaginative du brillant officier. Il rongea le bout de sa plume en regardant la figure de sa femme, et elle ne put s’empêcher de rire à la mine piteuse qu’il faisait. Alors, se promenant en long et en large les mains derrière le dos, elle lui dicta la lettre suivante :

« Avant de quitter mon pays et de partir pour une guerre qui pourra m’être fatale… »

— Comment ? » dit Rawdon un peu surpris ; mais bientôt, saisissant la finesse de la phrase, il fit de nouveau courir sa plume sur le papier, en se livrant à de gros ricanements :

« Qui pourra très-probablement m’être fatale, je suis venu à vous… »

— Pourquoi pas près de vous, Becky ? près de vous est très-grammatical, risqua le dragon.

« Je suis venu à vous, » reprit Rebecca en frappant du pied, pour vous faire mes adieux comme à ma meilleure et à ma plus ancienne amie. Ah ! avant de m’éloigner de vous, pour toujours peut-être, permettez-moi une fois encore de presser cette main qui a répandu sur moi tant de bienfaits. »

— De bienfaits ! » répéta Rawdon en griffonnant les derniers mots, et tout émerveillé de la facilité de sa femme.

« Je vous fais une seule demande, c’est de ne point me laisser partir sous le poids de votre colère. Je partage le noble orgueil de ma famille sans le pousser pourtant aussi loin qu’elle à de certains égards ; j’ai épousé la fille d’un peintre, et ne rougis point de cette union. »

— On m’enfoncerait plutôt dans le corps une épée jusqu’à la garde, exclama Rawdon.

— Taisez-vous, imbécile ! dit Rebecca en lui tirant l’oreille, et en regardant par-dessus son épaule pour voir s’il ne lui était pas échappé quelque faute d’orthographe. Partir ne prend pas d’e à la fin, et il en faut un à colère. »

Il corrigea ces mots en baissant pavillon devant l’éminente supériorité de sa commandante.

« Je vous croyais instruite du succès de ma flamme, » continua Rebecca, « car mistress Bute Crawley l’approuvait et l’encourageait. Loin de me plaindre d’avoir épousé une femme sans fortune, je m’applaudis encore de ce que j’ai fait. Chère tante, disposez de votre fortune comme il vous plaira ; vous en avez le droit ; je n’y trouverai jamais à redire. Je voudrais seulement vous persuader que mon affection est pour vous et non pour votre argent. Je ne puis quitter l’Angleterre sans votre pardon ; permettez-moi de vous voir, je vous en conjure, avant mon départ. Dans un mois, une semaine, il sera trop tard, et je ne puis m’accoutumer à la pensée de quitter ce pays sans une bonne parole d’adieu de votre bouche. »

— Elle ne reconnaîtra pas mon style, dit Becky ; j’ai fait à dessein des phrases courtes et coupées. »

Cette missive officielle fut envoyée sous enveloppe à miss Briggs.

La vieille miss Crawley se mit à rire quand Briggs, avec un air de mystère, lui présenta cette candide et simple requête.

« Maintenant, dit-elle, que nous voilà débarrassés de mistress Bute, nous pouvons nous donner les plaisirs de la correspondance. Voyons, Briggs, lisez-moi ça un peu, de votre plus belle voix. »

Quand Briggs fut arrivée à la fin de l’épître, sa chère protectrice redoubla d’hilarité.

« Vous êtes bête comme une oie, dit-elle à Briggs, pour ne pas voir qu’il n’y a pas là un mot de Rawdon, tandis que celle-ci gagnée au ton de probité et de tendresse répandu dans tout ce message, se laissait aller à sa sensibilité naturelle. Il ne m’a jamais écrit de sa vie que pour me demander de l’argent, et puis ses lettres se trahissent toujours par les fautes d’orthographe et les ratures. Ce petit monstre de gouvernante le mène par le bout du nez. Les voilà bien tous les mêmes, ajoutait miss Crawley à mi-voix, ils désirent tous ma mort et soupirent après mon argent. Que m’importe, en définitive, de voir Rawdon ? ajouta-t-elle après une pause et du ton le plus indifférent ; je n’en irai ni mieux ni pis pour lui avoir donné une poignée de main. Qu’il vienne s’il veut, mais à la condition que cette entrevue ne tourne point au tragique ! D’ailleurs, il serait aussi avancé de souffler sur une glace. Mais, ma chère, il y a des bornes à tout, même à la patience, et je me refuse positivement à voir mistress Rawdon. Sur ce point, mon parti est pris.

Force fut bien à miss Briggs de se contenter de ce message de réconciliation. Elle pensa que la meilleure manière de raccommoder la tante et le neveu était d’engager Rawdon à faire sentinelle sur la falaise où miss Crawley venait chaque jour prendre l’air dans son fauteuil.

Ce fut là le théâtre de l’entrevue. Il nous serait impossible de dire si miss Crawley éprouva aucun sentiment de tendresse ou d’émotion à la vue de son ancien favori. Elle lui tendit deux doigts avec un sourire de bonne humeur : à son air, on aurait dit qu’ils s’étaient quittés la veille. Quant à Rawdon, il devint rouge comme un homard ; il saisit par mégarde la main de Briggs, tant son trouble et sa confusion étaient à leur comble. Peut-être cette émotion avait-elle une cause intéressée ; peut-être venait-elle d’une affection sincère ; peut-être enfin, ce bon neveu était-il frappé de l’altération que quelques semaines de maladie avaient portée dans les traits de sa tante.

« La vieille fille m’a fait capot, dit-il à sa femme en lui racontant sa conférence. Je me sentais tout drôle et tout chose, savez-vous ?… Je me tenais à côté de sa grande machine, savez-vous ?… Je l’ai conduite jusqu’à sa porte, où Bowls est venue au devant d’elle pour la soutenir. J’aurais bien voulu entrer, savez-vous ?…

— Vous n’êtes pas entré, Rawdon ! cria sa femme furieuse.

— Non, ma chère, que la peste m’étouffe si je n’ai pas éprouvé un tremblement du diable à ce moment-là.

— Vous êtes un imbécile : il fallait entrer quand même et n’en plus sortir, dit Rebecca.

— Ne me dites pas de sottises, grogna notre gros guerrier ; il est possible que j’aie été un imbécile, Becky ; mais ce n’est pas à vous de me dire cela. »

Et il lança un coup d’œil à sa femme, avec une expression hargneuse et une physionomie plissée par la colère.

« Voyons, mon bijou, dit Rebecca en s’efforçant d’adoucir le courroux de son bien-aimé, tenez-vous prêt pour aller la revoir, qu’elle vous engage ou non à une nouvelle visite. »

À cela il répondit qu’il savait bien ce qu’il avait à faire, et la pria seulement de garder pour elle ses aimables compliments. Le mari froissé s’en alla sombre, silencieux et rancunier, passer le reste de la journée à l’estaminet.

Vers le soir, il fut obligé, comme toujours, de rendre les armes à la haute et prévoyante intelligence de sa femme, en recevant la plus triste confirmation des inquiétudes qu’elle avait manifestées à propos de sa maladroite démarche. L’émotion avait sans doute été trop forte pour miss Crawley, car elle resta longtemps accablée par ses rêveries, et c’était une fatigue dont la vieille demoiselle voulut même s’affranchir.

« Comme Rawdon est devenu vieux et épais, dit-elle à sa compagne, son nez s’est teint en rouge et sa personne tourne à l’obésité. Quel air de vulgarité il a pris depuis son mariage avec cette femme ! Mistress Bute me disait qu’ils se grisaient ensemble, et j’en ai la certitude maintenant ; il répand une abominable odeur de genièvre. N’avez-vous rien senti ? c’était à suffoquer. »

En vain Briggs fit valoir que mistress Bute parlait mal de tout le monde, et qu’avec les faibles capacités d’une personne de son humble condition elle la tenait pour une…

— Une intrigante de la pire espèce ? Oh ! vous avez raison, sa langue s’en prend à tout le monde. Mais j’ai l’intime conviction que cette Rebecca a donné à Rawdon des habitudes d’ivrognerie. Tous ces gens de peu…

— Il a été très-ému en vous voyant, madame, dit la demoiselle de compagnie, et je suis persuadée que si vous réfléchissez aux dangers qu’il va courir, vous…

— Combien, Briggs, vous a-t-il promis pour être son avocat ? cria la vieille demoiselle prise d’un accès de fureur nerveuse. Bon ! voilà maintenant que vous allez vous mettre à pleurer. Je déteste les scènes. Je ne pourrai donc jamais avoir la paix ? Allez-vous-en pleurer dans votre chambre et envoyez-moi Firkin. Non, restez, asseyez-vous là, mouchez-vous et finissez-en avec vos larmes. Bien ; prenez maintenant ce qu’il vous faut pour écrire une lettre au capitaine Crawley. »

La pauvre Briggs, avec une obéissance passive, alla se placer devant le buvard, dont chaque page portait les traces de l’écriture ferme et courante du dernier secrétaire de la vieille fille, mistress Bute Crawley.

— Écrivez : « Mon cher monsieur, » ou « Cher monsieur, » cela vaudra mieux, et dites que vous êtes chargée par miss Crawley… par le médecin de miss Crawley, M. Cramer, de l’informer que l’état chétif de ma santé ne me permet pas d’affronter de trop fortes secousses ; qu’en conséquence, il m’est impossible d’avoir aucune discussion d’affaires, aucune entrevue de famille ; que je le remercie d’être venu à Brighton, et que je le prie de ne pas y prolonger son séjour à cause de moi. Ensuite, miss Briggs, vous pourrez ajouter que je lui souhaite un bon voyage, et que s’il veut prendre la peine de passer chez mon notaire à Grays’-Inn-Square, il y trouvera quelque chose qui ne lui fera pas de peine. C’est bien ; en voilà assez pour le déterminer à quitter Brighton. »

L’excellente Briggs écrivit la dernière phrase avec un sentiment de très-vive satisfaction.

« Vouloir me mettre en état de blocus le jour même du départ de M. Bute, marmottait la vieille dame entre ses dents, c’est par trop fort. Briggs, ma chère, écrivez aussi à mistress Bute Crawley qu’il est inutile qu’elle revienne ; elle n’a qu’à rester chez elle. Je serai peut-être enfin la maîtresse chez moi. Je ne me laisserai pas à plaisir étouffer sous les drogues et noyer dans le poison. Ils sont tous acharnés à ma mort. Oui, tous, tous… »

La vieille dame, écartant successivement tous les proches que l’intérêt seul avait appelés autour d’elle, finissait par se trouver dans un isolement complet ; c’étaient alors des convulsions nerveuses amenant un déluge de larmes et des lamentations sans fin.

La dernière scène approchait pour elle dans la triste comédie de la Foire aux Vanités. Peu à peu les lumières s’éteignaient, et bientôt elle allait disparaître derrière le rideau fatal.

Le dernier alinéa où miss Crawley engageait Rawdon à aller voir son notaire à Londres, alinéa que miss Briggs avait écrit avec un plaisir tout particulier, fut pour le dragon et sa femme une fiche de consolation, après le refus explicite de la vieille fille pour toute espèce de réconciliation. Ces lignes magiques produisirent donc tout leur effet. Rawdon eut désormais le plus grand empressement à retourner à Londres.

Sans ses gains sur Jos et les bank-notes de George, Rawdon n’aurait su comment payer sa dépense à l’hôtel. L’hôtelier ignora toujours combien peu il s’en était fallu qu’il n’en eût été pour ses frais. Comme un général expérimenté qui dans la retraite sauve ses bagages, Rebecca, après avoir prudemment emballé tous ses effets de quelque valeur, les avait expédiés pour Londres, sous la responsabilité du domestique de George. Le jeu fournit heureusement à Rawdon les moyens d’être honnête et de partir avec sa femme et sa note acquittée, le lendemain du départ de nos autres personnages.

« J’aurais bien voulu revoir cette vieille fille encore une fois, dit Rawdon ; elle est si épuisée et si changée, que, j’en suis sûr, elle n’ira pas loin… Je suis fort intrigué de savoir le montant des billets qui m’attend chez son notaire. Un billet de deux cents livres… Oh ! oui, deux cents livres au moins, n’est-ce pas, Becky ? »

Pour se soustraire aux assiduités persévérantes des importuns dont nous avons parlé plus haut, Rawdon et sa femme n’allèrent point reprendre leur appartement de Brompton, mais descendirent dans un hôtel écarté. Le lendemain matin, Rebecca put apercevoir sur sa route les susdits visages en se rendant à Fulham chez la vieille mistress Sedley, où elle allait faire visite à Amélia et à ses amis de Brighton. Ils étaient tous partis pour Chatham et de là pour Harwich, d’où le régiment devait s’embarquer pour la Belgique. L’excellente mistress Sedley était dans les larmes et dans la douleur.

À son retour, Rebecca trouva son mari, qui rentrait de Gray’s-Inn, où il avait été apprendre son sort. Il étouffait de colère.

« Mordieu ! Becky, dit-il, elle nous donne vingt livres pour tout potage ! »

Quoique la plaisanterie tournât à leur détriment, elle était des meilleures, et Becky ne put s’empêcher de rire de la déconvenue de Rawdon.