CHAPITRE XXIV.

Où M. Osborne fait une rature sur la Bible de famille.


Après avoir pris ses précautions auprès des deux sœurs, Dobbin s’empressa de se rendre dans la Cité : c’était là qu’il lui restait à poursuivre sa tâche de médiateur dans sa partie la plus épineuse et la plus difficile. La pensée de se trouver face à face avec le vieil Osborne lui donnait la chair de poule, et plus d’une fois il songea à laisser aux jeunes dames le soin de révéler à l’inexorable père un secret que leur discrétion féminine ne pouvait leur permettre de porter bien loin. Mais il avait promis à George de lui rendre compte de la manière dont le vieil Osborne aurait reçu la nouvelle. Il partit donc pour la Cité, où se trouvaient les bureaux de M. Osborne. Il eut le soin, toutefois, de se faire précéder d’un billet pour le père de George, lui demandant un entretien de quelques instants pour parler avec lui des affaires de son fils. Le messager de Dobbin lui rapporta, avec les compliments de M. Osborne, l’assurance que celui-ci aurait grand plaisir à le voir sans plus tarder.

Le capitaine entra dans les bureaux de M. Osborne avec une conscience un peu troublée et la perspective d’une conversation désagréable et orageuse. Sa démarche était chancelante, son air mal assuré. Il traversa la première pièce, où trônait M. Chopper. Le commis de confiance le regarda passer du haut de son tabouret avec une maligne bonhomie qui acheva de décontenancer le pauvre capitaine. M. Chopper cligna de l’œil, secoua la tête et désigna du bout de sa plume la porte du cabinet de son maître.

« Entrez, le patron vous attend, » dit-il avec un ton de bonne humeur.

Dobbin poussa la porte. Osborne se leva aussitôt, et lui donnant une cordiale poignée de main :

« Comment va la santé, mon cher ? » lui dit-il.

À cet accueil franc et amical, l’ambassadeur de George se sentit pris de nouveaux remords et sa main resta insensible sous l’étreinte du vieil Osborne. Sa conscience lui criait qu’il était le vrai coupable dans tout ce qui venait de se passer. C’était lui qui avait ramené George aux pieds d’Amélia ; c’était lui qui avait approuvé, encouragé, conduit tout ce mariage ; et lorsqu’enfin il se présentait pour dévoiler au père l’abîme où il avait poussé le fils, il trouvait une figure riante, et s’entendait appeler mon bon ami Dobbin. Ah ! certes, il y avait bien là de quoi rougir et baisser la tête.

Osborne avait l’intime conviction que Dobbin lui apportait la soumission de son fils. Déjà, à l’arrivée du message qui annonçait sa venue, M. Chopper et son patron, en causant de cette brouille de famille, étaient tombés d’accord que George se rendait enfin aux ordres paternels, et envoyait l’adhésion attendue depuis plusieurs jours.

« Dans peu vous verrez une fameuse noce, » disait M. Osborne avec un air de triomphe à son commis ; et en même temps il faisait claquer ses gros doigts, et remuait les guinées confondues dans ses poches avec les schellings.

Lorsque Dobbin fut entré, Osborne, se prélassant dans son fauteuil, continua avec une satisfaction toujours croissante à tirer de ses poches un son métallique ; pendant ce temps, le capitaine se tenait pâle et silencieux sous ce regard où s’épanouissaient la sottise et la présomption.

« Quelle tournure de paysan pour un capitaine ? pensait le vieil Osborne. George aurait bien dû le dégrossir un peu et le styler aux belles manières. »

Dobbin finit par appeler tout son courage à son aide et prit le premier la parole :

« Monsieur, dit-il, les nouvelles dont je suis porteur sont de la plus haute gravité. Je me suis rendu ce matin aux Horse-Guards, et notre régiment recevra infailliblement son ordre de départ pour la Belgique avant la fin de la semaine. Or, vous savez, monsieur, que nous ne reviendrons ici qu’après une bataille qui pourra être fatale à plus d’un parmi nous. »

La figure d’Osborne prit une expression plus sérieuse.

« Mon fils… le régiment fera son devoir, j’en suis sûr, monsieur, répondit-il.

— Les Français sont nombreux, continua Dobbin ; il faudra encore du temps aux troupes russes et autrichiennes pour arriver à notre aide : le premier choc sera pour nous, monsieur, et comptez que Bonaparte s’arrangera pour qu’il soit le plus rude possible.

— Où voulez-vous en venir, Dobbin, dit son interlocuteur, mal à l’aise et fronçant le sourcil. Ce ne sont pas ces damnés Français, j’imagine, qui pourraient faire trembler un soldat des armées britanniques, monsieur ?

— Certainement non, monsieur ; mais j’ai seulement voulu vous dire qu’en présence des périls nombreux et inévitables qui nous menacent, vous feriez bien, monsieur, de passer l’éponge sur les petites fâcheries qui peuvent exister entre vous et George, et de vous donner la main, vous m’entendez ? S’il lui arrivait quelque chose, ce serait pour vous, j’en suis sûr, un sujet d’éternel regret de ne vous être pas quittés bons amis. »

En disant cela, le pauvre William Dobbin passait par les différentes nuances du rouge pour arriver au violet. Il faisait intérieurement son meâ culpâ de toute cette malheureuse affaire ; car, sans lui peut-être, ce déchirement domestique n’aurait jamais eu lieu. Pourquoi avoir tant pressé le mariage de George ? Ne pouvait-il pas attendre quelque temps ? Amélia, délaissée par son fiancé, en eût conçu sans doute une douleur mortelle ; mais le temps, ce grand médecin, aurait peut-être fini par guérir les chagrins d’Amélia. Il fallait donc s’en prendre à lui de ce mariage, de ses fâcheuses conséquences. Quel mobile l’avait poussé à toutes ces démarches ? Ah ! c’est qu’il l’aimait tant, qu’il ne pouvait souffrir de la voir malheureuse. Peut-être aussi les tortures de l’incertitude étaient-elles si cuisantes à son âme qu’il avait hâte de les étouffer. C’est ainsi qu’après un décès, on se dépêche d’en finir avec les funérailles ou l’on devance le moment du départ lorsqu’on doit quitter ceux qu’on aime.

« Vous êtes un brave garçon, William, dit M. Osborne d’une voix radoucie. George et moi nous ne pouvons nous quitter fâchés, c’est impossible. Voyez-vous, dans ma tendresse pour lui j’ai fait tout ce qui est au pouvoir d’un père. Il a eu de moi trois fois plus d’argent que votre père, j’en suis sûr, ne vous en a jamais donné. Ce n’est pas pour le lui reprocher si j’en parle, mais je ne saurais vous dire toutes les préoccupations dont il a été sans cesse l’objet de ma part ; tout ce que j’ai dépensé pour lui de talent et d’énergie. Interrogez Chopper, George lui-même, interrogez toute la Cité. Eh bien ! quand je lui propose un mariage à rendre jaloux les plus grands seigneurs de la terre, pour la première chose que je lui demande il me refuse ; dites, monsieur Dobbin, les torts sont-ils de mon côté ? La brouille vient-elle de mon fait ? Ce que je veux, n’est-ce pas son bien, son bien en vue duquel je travaille comme un galérien depuis sa naissance ? Non, non, personne ne pourra dire que c’est l’égoïsme qui me pousse. Qu’il revienne, et voilà ma main, je lui promets oubli et pardon. Quant à se marier maintenant, il ne peut en être question, il fera sa paix avec miss Swartz, et plus tard on avisera au mariage. À son retour, avec le grade de colonel, car il sera colonel, morbleu ! s’il ne lui faut que des écus pour cela. Enfin je suis bien aise que vous l’ayez ramené à de bons sentiments. C’est à vous que j’en suis redevable, Dobbin, je le sais. Vous avez déjà été son Mentor en plus d’une occasion. Qu’il revienne donc, et il trouvera de l’indulgence. Son couvert sera mis ce soir à Russell-Square pour le dîner, même heure, même rue, même numéro. Il se trouvera en face d’un cuisseau de chevreuil et à l’abri de toutes récriminations. »

Ces paroles confiantes et affectueuses émurent vivement le cœur de Dobbin. Plus l’entretien prenait cette tournure, plus une voix intérieure l’accusait de la plus noire des trahisons.

« Monsieur, dit-il enfin, vous vous abusez, je crois ; je puis même vous affirmer que George a trop de noblesse dans l’âme pour s’abaisser à un mariage d’argent, et quant à une menace d’exhérédation en cas de désobéissance, elle n’aurait d’autre résultat que d’amener une résistance plus formelle de sa part.

— Que diable, monsieur, prenez-vous pour une menace l’offre de huit à dix mille livres de rente ? dit le vieil Osborne dans un accès de belle humeur. Si miss Swartz voulait de moi, je lui dirais de suite : « Me voilà. » Pour une nuance de peau un peu plus ou un peu moins claire, faut-il donc faire le dégoûté ? »

Le vieux marchand, charmé de sa plaisanterie, poussa un grognement expressif accompagné de gros éclats de rire.

« Vous oubliez, monsieur, les engagements antérieurs du capitaine Osborne, dit son ambassadeur avec gravité.

— Qu’est-ce à dire, monsieur, de quels engagements venez-vous nous parler ? continua M. Osborne, dont la colère et la surprise, s’éveillant à cette pensée subite, firent pressentir les plus terribles éclats. Vous ne voulez pas dire, j’imagine, que mon fils est assez misérablement fou pour se sentir encore épris de la fille d’un escroc et d’un banqueroutier ? Vous n’êtes pas venu, ici, je suppose, pour me faire entrevoir son intention de l’épouser. L’épouser ? une belle fin qu’il ferait là. Mon fils, mon sang s’allier à la fille d’un gueux, d’un mendiant ! Il peut bien aller au diable, si jamais il lui prend fantaisie pareille. Je lui conseille alors d’acheter un balai et de se faire boueux. Oh ! je me la rappelle bien, toujours autour de lui, avec ses agaceries et ses œillades. C’était un manége combiné, j’en suis sûr, avec son vieux coquin de père.

— M. Sedley a été un de vos bons amis, fit Dobbin, l’arrêtant tout court et charmé de trouver un prétexte pour se mettre en colère. Il fut un temps où vous saviez lui donner d’autres noms que ceux d’escroc et de coquin. Qui plus que vous, d’ailleurs, a travaillé à cette alliance ? George n’a pas le droit de jouer ainsi à pile ou face avec…

— Pile ou face ! pile ou face ! hurla le vieil Osborne. Ah çà ! le diable m’emporte, ce sont les mêmes mots que mon gentilhomme de fils m’a jetés à la figure, il y a eu jeudi quinze jours, quand il faisait son rodomont, qu’il me menaçait de l’armée britannique et voulait en remontrer à son père. C’est donc vous qui l’avez poussé à cette rébellion ? Je le vois maintenant, capitaine, et vous en remercie ; mais apprenez que je n’ai que faire de mendiants dans ma famille. Grand merci encore une fois, capitaine ! Épouser cette fille, et pourquoi donc, s’il vous plaît ? Croyez-vous donc qu’il ne puisse avoir ses faveurs à meilleur marché ?

— Monsieur, dit Dobbin rouge de colère et mettant de côté tout ménagement, je ne permettrai à personne de tenir de pareils propos en ma présence, et à vous encore moins qu’à tout autre.

— C’est donc, maintenant un cartel ? Alors je vais sonner pour qu’on nous apporte des pistolets pour deux. M. George vous a envoyé ici pour insulter son père, sans doute, dit Osborne en sautant sur le cordon de la sonnette.

— M. Osborne, dit Dobbin d’une voix étouffée, c’est vous qui insultez la plus douce créature que Dieu ait mise sur la terre. Vous feriez mieux, monsieur, de la ménager, car c’est la femme de votre fils. »

À ces mots, Dobbin sortit, sentant qu’il n’avait rien à ajouter, et Osborne retomba sur son fauteuil en jetant autour de lui un regard furieux et sauvage. Un commis accourut au bruit de la sonnette, et Dobbin était à peine au bas de l’escalier, qu’il vit descendre à toutes jambes M. Chopper, le principal employé, courant après lui nu tête et hors d’haleine.

« Pour l’amour de Dieu, qu’y a-t-il ? demanda M. Chopper, en saisissant le capitaine par la basque de son habit. Le patron est en état de convulsion. Qu’a fait M. George, capitaine Dobbin ?

— Il a épousé miss Sedley depuis cinq jours, répondit Dobbin ; j’étais son garçon d’honneur, M. Chopper, et vous serez toujours du nombre de ses amis. »

Le vieux commis branla la tête.

« Cela va mal, cela va mal, capitaine. Le patron sera inflexible. »

Dobbin, après avoir prié Chopper de venir à son hôtel l’informer de tout ce qu’il pourrait apprendre sur cette affaire, se dirigea tristement vers son quartier, sans apercevoir dans l’avenir des consolations pour le passé.

À l’heure du dîner, la famille de Russell-Square trouva ce jour-là dans la salle à manger son chef assis à sa place ordinaire, mais l’expression sombre et triste de sa figure fit régner un morne silence parmi les convives. Les demoiselles Osborne et M. Bullock, qui était du dîner, virent bien vite que le père de George était déjà au courant de la grande nouvelle. Ses traits soucieux et moroses comprimaient la joie intérieure de M. Bullock, réduisaient au silence son amabilité et glaçaient sa belle humeur. Il redoublait toutefois d’attentions et d’égards pour miss Maria, à côté de laquelle il était assis, et pour sa sœur, qui présidait au haut bout de la table.

Miss Wirt, en conséquence, se trouvait isolée à sa place ; il y avait une place vide entre elle et miss Jane Osborne, occupée par le couvert de George que l’on continuait à mettre en attendant le retour de l’enfant prodigue. Rien ne troubla la monotonie et le silence de ce repas, si ce n’est les confidences langoureuses du souriant M. Frédérick et le bruit heurté de la vaisselle et des porcelaines.

Les valets entraient et sortaient sur la pointe du pied ; on eût dit à leur air des pleureurs aux funérailles. Le cuisseau de chevreuil dont Osborne avait parlé à Dobbin, fut découpé par lui dans un morne silence ; il laissa enlever son assiette sans avoir presque touché à son morceau. Mais en revanche, il buvait beaucoup et le sommelier ne faisait que remplir son verre.

Enfin, vers la fin du dîner, ses yeux firent le tour de la table et se fixèrent un moment sur le couvert destiné à George ; il fit un geste avec l’index de sa main gauche comme pour le désigner aux domestiques ; ses filles regardaient sans comprendre, et les domestiques ne s’expliquaient pas davantage le sens de cet ordre silencieux.

« Enlevez cette assiette, » dit enfin M. Osborne, en se levant avec un jurement.

Et repoussant sa chaise du pied, il alla s’enfermer dans sa chambre.

Derrière la salle à manger se trouvait la pièce servant de cabinet à M. Osborne. C’était là le sanctuaire du maître de la maison. M. Osborne s’y retirait le dimanche matin quand il ne voulait pas aller à l’église, et y lisait son journal, étendu sur son grand fauteuil de maroquin rouge. Deux corps de bibliothèque vitrés renfermaient les ouvrages les plus connus, reliés en veau et dorés sur tranches. Du 1er janvier au 31 décembre, jamais une main profane ne dérangeait les livres de leurs rayons. Aucun des membres de la famille n’aurait osé, pour tout l’or du monde, y toucher du bout du doigt. Quelquefois le dimanche soir, lorsqu’il n’y avait eu personne à dîner, on tirait de leur coin la grande Bible rouge et le livre de prières placé à côté d’un exemplaire du Dictionnaire de la Pairie. Les domestiques étaient appelés dans la salle à manger, et Osborne, d’une voix aigre, et emphatique, procédait devant la famille assemblée à la lecture du service du soir.

Enfants ou serviteurs, personne n’entrait dans cette pièce sans un certain frisson d’épouvante. C’était là que M. Osborne révisait les comptes du majordome et examinait le livret du sommelier. Des fenêtres de son cabinet, qui avaient vue sur une cour bien sablée et à l’aide d’une sonnette qui le mettait en communication avec l’écurie, il donnait ses ordres au cocher et le poursuivait de ses jurements. Quatre fois par an, miss Wirt entrait dans cette pièce pour toucher ses appointements, et les demoiselles Osborne y allaient aussi recevoir leur pension trimestrielle. Plus d’une fois, dans son enfance, George y avait été fouetté, tandis que sa mère, tout en émoi, comptait sur le palier les coups du martinet. Jamais ces corrections n’avaient arraché un cri au bambin. La pauvre femme le caressait et l’embrassait en secret après le supplice et lui donnait de l’argent pour le consoler.

Au-dessus de la cheminée s’élevait un tableau de famille qu’on avait transporté à cette place depuis la mort de Mrs. Osborne. On y voyait George sur un poney ; sa sœur aînée tenait un gros bouquet à la main, et sa cadette se cachait dans les jupes de sa mère. Tous ces personnages avaient des roses sur les joues, des cerises sur les lèvres, et se renvoyaient de l’un à l’autre le sourire traditionnel des portraits de famille. Depuis longtemps la pauvre mère était descendue dans le tombeau ; depuis longtemps aussi on l’avait oubliée. Frère et sœurs, chacun allait de son côté, et bien que membres de la famille, ils étaient comme étrangers dans leurs rapports. Au bout de quelque vingtaine d’années, quand les personnages représentés sur des toiles ont atteint un certain âge, quelle amère épigramme ne trouve-t-on pas dans ces tableaux de famille ! Que reste-t-il souvent de ces sourires menteurs, de tout ce fard sentimental ? Le portrait en pied d’Osborne, de son encrier d’argent massif, de son fauteuil de cuir, avaient pris la place d’honneur occupée jadis, dans la salle à manger, par cette grande toile de famille.

Lorsque le vieil Osborne se fut retiré dans son cabinet, le reste des convives, fort soulagé par son départ et celui des domestiques, s’entretint à voix basse d’une manière fort animée. Les demoiselles montèrent ensuite à l’étage supérieur, où M. Bullock les accompagna sur la pointe des pieds. Il n’avait pas eu le courage de rester seul à vider des bouteilles, et surtout dans le voisinage du cabinet où le terrible vieillard s’était enfermé.

Il faisait nuit depuis une heure environ, lorsque le sommelier, ne recevant point d’ordres, s’aventura à frapper à la porte du cabinet, pour donner à M. Osborne de la lumière et le thé. Le maître de la maison, assis dans son fauteuil, paraissait tout occupé de la lecture du journal. Quand le domestique eut placé devant son maître la bougie et le plateau, il se releva, et M. Osborne alla fermer la porte au verrou. Il n’y avait plus à s’y méprendre ! une vague terreur répandue dans la maison faisait pressentir une grande catastrophe suspendue sur la tête de George et prête à le frapper d’un coup terrible.

Un des tiroirs du grand bureau en acajou de M. Osborne était spécialement affecté aux papiers concernant son fils. Là se trouvait réuni tout ce qui se rattachait à lui depuis son enfance. Là étaient les prix qu’il avait remportés, les albums qu’il avait faits en collaboration de son maître, ses premières lettres avec leurs jambages indécis et vacillants : en général il y présentait ses tendresses à son papa et à sa maman suivies de requête pour avoir des gâteaux. Son cher parrain Sedley y était nommé plus d’une fois. Les malédictions se pressaient sur les lèvres livides du vieil Osborne ; un ressentiment, une haine implacable torturaient son cœur toutes les fois que ce nom lui apparaissait au milieu de tous ces papiers. Ils étaient arrangés, étiquetés et liés ensemble avec un ruban rouge. On lisait sur l’un : Lettre de George, qui demande 5 schellings, 23 avril 18… Répondu le 25 avril. Sur une autre : De George, pour un poney, 13… et ainsi de suite. Dans un autre paquet on trouvait : Note du docteur Swishtail… Notes acquittées du tailleur de George… Billets tirés sur moi par G. Osborne, juin, etc. Puis venaient les lettres écrites de l’Inde, les lettres de son correspondant, les journaux contenant sa nomination au grade de lieutenant ; il s’y trouvait aussi un fouet avec lequel George avait joué étant enfant, et dans un papier un médaillon renfermant une boucle de ses cheveux, bijou qui n’avait point quitté sa mère.

Ce malheureux père passa plusieurs heures à prendre et à contempler ces souvenirs l’un après l’autre et à méditer sur le passé. Tout était là, vanités, ambitions, espérances, qui jadis avaient fait battre son cœur. N’avait-il pas placé tout son orgueil dans son fils ? Comme enfant, en vit-on jamais un plus beau ? Chacun le disait digne du sang d’un grand seigneur. Une princesse royale l’avait remarqué parmi tous les autres et demandé son nom. Quel bourgeois de Londres eût pu à plus juste titre être fier de sa progéniture ? Aussi quel fils de prince était l’objet de plus de gâteries et de soins ?

À l’école, George avait toujours des schellings neufs à distribuer à ses camarades. Quand George fut sur le point de partir avec son régiment pour le Canada, son père avait donné à tous les officiers un dîner qui n’eût pas été indigne de l’héritier de la couronne. L’avait-on jamais vu refuser aucune lettre de change tirée par George ? Il les payait toujours sans la moindre observation. Plus d’un général de l’armée pouvait lui envier ses chevaux de selle. À propos des moindres circonstances, le passé de cet enfant de prédilection se présentait à son esprit. Il le voyait encore après dîner traînant sa chaise à côté de son père pour vider son verre avec la dignité d’un lord ; il le voyait à Brighton, sur son poney, sautant la haie comme le meilleur cavalier, et encore le jour où il avait été présenté au petit lever du prince régent, et où dans tout Saint-James on n’aurait pu trouver un plus brillant militaire ; tous ces rêves, tout cet édifice de grandeur s’écroulait par son mariage avec la fille d’un banqueroutier, par sa désertion devant le devoir et la fortune. Ô honte ! ô désespoir ! ô tortures d’une âme déchirée dans ses ambitions et ses tendresses ! Quelle blessure et quel outrage pour la vanité et les affections de ce vieux sectateur du monde et de ses pompes !

Après un examen minutieux de tous ces papiers, poursuivi au milieu des souffrances que cause cette affliction sans espoir réservée aux âmes dont le bonheur doit se borner désormais à un amer retour sur le passé, le père de George tira tous ces objets du tiroir où il les tenait depuis si longtemps, les enferma dans son secrétaire, après les avoir entourés d’un ruban sur lequel il apposa son sceau. Il ouvrit ensuite la bibliothèque, prit la grande Bible rouge si rarement ouverte et toute resplendissante de dorures. Sur le frontispice, on voyait le sacrifice d’Abraham. Suivant l’usage, M. Osborne avait écrit à la première page, d’une écriture boiteuse, la date de son mariage, de la mort de sa femme, de la naissance de ses enfants, avec leurs prénoms : Jane venait la première, ensuite George Sedley Osborne, puis Maria Frances ; le jour de leur baptême se trouvait aussi indiqué.

M. Osborne prit une plume, la passa soigneusement sur les noms de George.

Puis, quand la page fut sèche, il remit le volume à la place où il l’avait pris. Dans un autre tiroir où il serrait ses papiers personnels, il tira une autre pièce écrite, la lut, la chiffonna, l’alluma à l’une des bougies et la regarda brûler dans le foyer : c’était son testament. Quand il ne resta plus que des cendres, il s’assit, écrivit une lettre, sonna son domestique et la lui remit avec ordre de la porter à son adresse dans la matinée. Il faisait jour quand il alla se mettre au lit. Toute la maison brillait des premiers feux du soleil. Les oiseaux gazouillaient sous les frais ombrages de Russell-Square.

Désireux de se faire le plus de recrues possible parmi les gens de la maison Osborne et d’assurer à George leurs bonnes dispositions pour l’heure de l’adversité, William Dobbin, qui connaissait la puissance de la bonne chère et du bon vin sur l’âme humaine, écrivit à sa rentrée à l’hôtel la lettre la plus aimable à Thomas Chopper, esquire, avec prière d’accepter à dîner pour le lendemain, chez Slaughter. Le billet parvint à M. Chopper avant son départ de la Cité, et il répondit aussitôt :

« M. Chopper présente ses respectueux compliments au capitaine Dobbin, et aura l’honneur et le plaisir d’être exact au rendez-vous. »

L’invitation et le brouillon de la réponse furent montrés à mistress Chopper et à ses filles, lorsque le brave commis revint de son bureau. La famille, assise autour de la table pour le thé, n’en finissait point de s’extasier sur les gens de guerre et les grands seigneurs du royaume britannique. Quand les filles eurent été se mettre au lit, M. Chopper et sa femme s’entretinrent des singuliers événements qui se passaient dans la famille de leur patron. Jamais le commis n’avait vu son maître si ému que ce jour-là. Après le départ du capitaine Dobbin, lorsque M. Chopper était accouru auprès du père, la figure cramoisie et en proie à un tremblement nerveux, lui indiquèrent assez que quelque scène violente avait dû avoir lieu entre M. Osborne et le jeune capitaine. Chopper avait reçu l’ordre de faire le relevé des sommes comptées au capitaine Osborne dans le cours des trois dernières années.

« Et il a mené l’argent grand train, » disait le principal commis, plein de respect pour son vieux maître et d’admiration pour son fils qui savait si généreusement faire rouler les guinées.

Le sommeil du commis fut sans contredit beaucoup plus profond et beaucoup plus calme que celui de son patron. Il embrassa ses enfants après avoir déjeuné du meilleur appétit du monde, bien que, pour lui, les douceurs de la vie se bornassent à mêler un peu de cassonade à la coupe de la vie ; il partit pour son bureau dans son plus bel habit des dimanches et avec sa chemise à jabot, en promettant à sa femme, ravie d’admiration pour sa tournure, de ne point abuser du porto du capitaine Dobbin.

L’extérieur de M. Osborne, lorsqu’il arriva à son heure ordinaire, frappa de surprise tous ses employés ; il paraissait pâle et défait. À midi arriva M. Higgs, homme d’affaires avec lequel il avait rendez-vous. M. Higgs fut introduit dans le cabinet du patron et y resta plus d’une heure enfermé avec lui. Dans l’intervalle, M. Chopper reçut un billet du capitaine Dobbin avec un pli pour M. Osborne, auquel le commis s’empressa d’aller le remettre. Quelque temps après, M. Chopper et M. Birch, le second employé, furent appelés pour donner leurs signatures.

« C’est un nouveau testament que je viens de faire, » dit M. Osborne.

Ses deux employés signèrent comme témoins. Pas un mot ne fut prononcé. M. Higgs en traversant l’antichambre avait une figure grave et sérieuse ; il jeta un coup d’œil sur M. Chopper, mais on n’échangea aucune parole. Le reste du jour, M. Osborne se montra bienveillant et affable, à la grande surprise de ceux qui avaient mal auguré de ses sinistres allures ; il ne dit de sottises à personne, et on ne l’entendit point jurer. Il quitta son bureau de bonne heure, mais avant de partir il appela son principal commis ; il lui fit des recommandations générales, puis, après quelque hésitation, il lui demanda s’il pensait que le capitaine Dobbin fût à la ville.

Chopper dit qu’il le pensait. Du reste, tous deux savaient parfaitement à quoi s’en tenir.

Osborne chargea alors son commis d’une lettre pour cet officier, en priant M. Chopper de la remettre le plus tôt possible à Dobbin en personne.

« Et maintenant, mon cher Chopper, dit-il en prenant son chapeau, et avec une singulière expression dans la figure, je me sens bien mieux dans mon assiette. »

À deux heures, probablement d’après un rendez-vous convenu, M. Frédérick Bullock vint le prendre, et ils sortirent ensemble.

Le colonel du ***e régiment dont faisaient partie les compagnies de MM. Dobbin et Osborne était un vieux général qui avait fait ses premières armes sous Wolf, à Québec, et que son âge et sa faiblesse avaient mis depuis longtemps hors d’état de commander. Il prenait toutefois un vif intérêt au régiment dont il était le chef nominal et recevait de temps à autre, à sa table, quelques jeunes sous-officiers. Le capitaine Dobbin était l’un des privilégiés du vieux général. Dobbin connaissait assez la littérature de sa profession pour savoir qui était le grand Frédéric et l’impératrice Marie-Thérèse ; il était même en mesure, à propos des guerres de ces souverains, de discuter avec le vieux général, assez indifférent aux victoires contemporaines et admirateur exclusif des tacticiens du dernier siècle.

Cet officier supérieur envoya à Dobbin une invitation à déjeuner le matin même où M. Osborne avait changé son testament et où M. Chopper avait mis sa chemise à jabot. Il apprit, au moins deux jours plus tôt, à son jeune favori l’ordre de départ, attendu depuis si longtemps par le régiment. Avant la fin de la semaine, les cadres étant portés au complet, les troupes devaient commencer à s’embarquer. Le vieux général espérait que les hommes qui l’avaient aidé à battre Montcalm au Canada et à mettre en déroute M. Washington, à Long-Island, soutiendraient leur réputation traditionnelle sur les champs de bataille des Pays-Bas, illustrés déjà par tant de trophées.

« Ainsi, mon bon ami, si vous avez quelque affaire qui vous remue par là, dit le vieux général en prenant une prise de tabac de ses doigts décharnés et en montrant du doigt la place où, sous sa robe de chambre, son cœur ne donnait plus que de faibles battements, si vous avez quelque Philis à consoler, à dire adieu à papa et à maman, à mettre en ordre votre testament, faites au plus vite ; il n’y a pas de temps à perdre. »

Là dessus, le vieux général tendit un doigt à son jeune ami, et de sa tête poudrée et portant une queue lui fit un amical salut. Puis, quand la porte se fut refermée sur Dobbin, le vieux guerrier se mit à écrire un poulet dans un français dont il était très-fier, et mit l’adresse à Mlle Aménaïde, du théâtre de Sa Majesté.

En apprenant ces nouvelles, Dobbin sentit son âme s’assombrir ; il pensa à ses amis de Brighton. Il se fit un reproche de ce qu’Amélia venait toujours la première à sa pensée, avant qui que ce fût, avant père et mère, sœurs et devoirs ; dès son réveil, pendant la nuit, tout le long de la journée, il avait toujours son image présente à l’esprit. De retour à son hôtel, il envoya à M. Osborne un petit billet où il l’instruisait des renseignements qu’il venait de recueillir, espérant l’ébranler par là et amener une réconciliation entre George et son père.

Ce billet, apporté par le même messager chargé la veille de l’invitation à dîner pour Chopper, alarma beaucoup ce digne employé. Le billet était à son adresse, et, en déchirant l’enveloppe, il tremblait d’y voir remis le dîner pour lequel il avait fait de si grands frais de toilette ; il éprouva un grand soulagement en s’assurant que ce pli n’avait d’autre objet que de lui rappeler le rendez-vous qu’il n’avait pas oublié.

« Je vous attends à cinq heures et demie, » lui écrivait le capitaine Dobbin.

Chopper était sans doute fort attaché à son patron ; mais, que voulez-vous ! un bon dîner passait pour lui avant toute autre considération.

La communication du général à Dobbin n’avait rien de confidentiel. Celui-ci se trouvait donc parfaitement autorisé à la répéter aux autres officiers qu’il pourrait rencontrer dans le cours de ses pérégrinations. Le premier qui s’offrit à lui fut le jeune enseigne Stubble qui, n’écoutant que son ardeur belliqueuse, alla sur-le-champ choisir une épée neuve chez l’armurier. Cet officier avait dix-sept ans environ, soixante-six pouces de haut et une constitution déjà débilitée par l’abus prématuré du brandy et de l’eau, mais du reste un courage indomptable et un cœur de lion. Il pesa, plia, essaya la lame, avec laquelle il pensait tailler des croupières aux Français, faisant des hop là ! et frappant de son petit pied avec une énergie furibonde. Il porta deux ou trois bottes au capitaine Dobbin, qui les para en riant avec sa canne de bambou.

M. Stubble, à en juger par sa haute stature et sa maigreur, avait sa place marquée parmi les voltigeurs. L’enseigne Spooney, au contraire, un gros et gras garçon, était du nombre des grenadiers du capitaine Dobbin. Ce dernier s’occupait à essayer un gros chapeau à poils tout neuf, sous lequel il avait l’air bien plus farouche que ne le comportait son âge. Ces deux jeunes gens s’étaient rendus chez Slaughter, où, après avoir ordonné un dîner splendide, ils se mirent à écrire des lettres pour consoler leurs excellents parents. Dans ces lettres, il y avait beaucoup de sentiment, beaucoup de tendresse, un peu d’esprit et des fautes d’orthographe. À cette époque, que de cœurs, en Angleterre, palpitaient d’inquiétude et de crainte ! Plus d’une mère dans la solitude secrète du foyer se livrait aux larmes et à la prière.

Le jeune Stubble, à l’une des tables du café de Slaughter, était dans le feu de la composition ; les larmes lui coulant le long du nez finissaient par inonder son papier : le pauvre garçon pensait à sa mère que peut-être il ne reverrait plus. Dobbin, de son côté, se disposa à écrire une lettre à George Osborne, puis il changea d’avis et ferma son portefeuille.

« À quoi bon ? dit-il, laissons-leur encore une nuit de calme et de bonheur. J’irai voir demain mes parents de grand matin, et puis je partirai dans la journée pour Brighton. »

Cette résolution prise, il se leva et, se dirigeant vers Stubble, il lui posa la main sur l’épaule ; il dit à son jeune camarade qu’il devrait renoncer au brandy et à l’eau, et qu’alors il deviendrait un bon soldat comme il avait été jusqu’ici un loyal et excellent garçon. Les yeux du jeune Stubble brillèrent de reconnaissance pour ces paroles bienveillantes. Au régiment, Dobbin était l’objet de la plus haute considération ; on le tenait pour l’officier le plus habile et le mieux entendu.

« M. Dobbin, dit-il en essuyant une larme du revers de sa main, voilà précisément ce que j’étais en train de lui promettre quand vous m’avez frappé sur l’épaule. C’est que, voyez-vous, capitaine, elle est diablement bonne pour moi. »

Les cascades se remirent alors à couler de plus belle, et nous n’oserions pas affirmer que les yeux du tendre Dobbin ne finirent pas aussi par s’humecter.

Les deux enseignes, le capitaine et M. Chopper dînèrent à la même table, dans le même cabinet. Chopper remit à Dobbin une lettre de la part de M. Osborne. Celui-ci présentait brièvement ses compliments au capitaine Dobbin, et le priait de faire parvenir la lettre incluse au capitaine George Osborne. Chopper n’en savait pas plus long. Il donna quelques indications sur la manière d’être de M. Osborne, parla de son entrevue avec son homme d’affaires, de sa politesse inaccoutumée avec tout le monde, et se perdit en commentaires et en conjectures. À chaque verre il devenait de plus en plus confus et finit par n’être plus du tout intelligible. Enfin, à une heure avancée, le capitaine Dobbin fit entrer son convive dans un fiacre. M. Chopper se trouvait dans un état de titubation complète et jurait au milieu de hoquets redoublés, qu’il était l’ami du capitaine, à la vie, à la mort.

Ainsi que nous l’avons vu, le capitaine Dobbin, en prenant congé de miss Osborne, lui avait demandé la permission de se présenter de nouveau. Le jour suivant, cette jeune demoiselle passa plusieurs heures à l’attendre, et Dobbin ne vint pas. Peut-être, s’il eût fait cette visite, s’il eût adressé la question pour laquelle elle tenait sa réponse toute prête, peut-être alors, disons-nous, prenant en main la cause de son frère, miss Jane eût-elle réussi à réconcilier George avec un père irrité. Mais son attente fut aussi vaine que celle de ma sœur Anne. Dobbin avait à mettre en règle ses propres affaires ; il avait à consoler ses parents, puis à s’embarquer sur l’Éclair pour aller retrouver ses amis à Brighton.

Dans la journée, miss Osborne entendit son père donner l’ordre de fermer la porte à cet intrigant de capitaine Dobbin, qui se mêlait de tout ce qui ne le regardait pas. Cette parole fit tomber les secrètes espérances de la demoiselle.

M. Frédérick Bullock, d’une exactitude scrupuleuse, se montra fort tendre pour Maria, fort empressé pour l’infortuné père. M. Osborne répétait bien haut qu’il se sentait bien plus à son aise ; mais les moyens qu’il avait pris pour cela paraissaient manquer complétement leur but, et il était visiblement affecté des événements accomplis dans le cours des deux derniers jours.