CHAPITRE XXIII.

Où le capitaine fait preuve de diplomatie.


Qui pourra nous expliquer par quel mystère William Dobbin, qui, sur les instances de ses parents, n’aurait fait aucune difficulté à aller chercher sa cuisinière par la main pour l’épouser ensuite, et qui était d’une humeur si indolente et si molle qu’en vue de son intérêt personnel il n’eût pas trouvé le courage de traverser la rue, qui pourra nous dire par quelle merveilleuse influence ce même Dobbin se révéla tout à coup et à point nommé, dans la conduite des affaires de George Osborne, comme le tacticien le plus actif, et montra au profit de son ami l’habileté dont un diplomate consommé n’eût peut-être pas été capable dans la poursuite de ses projets ambitieux ?

Pendant que George et sa femme étaient à Brighton, où ils s’enivraient à longs traits des douceurs de la lune de miel, l’honnête William restait à Londres en qualité de plénipotentiaire et avec mission de faire toutes les démarches nécessitées par le mariage de son ami. Il avait à voir le vieux Sedley, à le mettre de bonne humeur, à pousser Joe à rejoindre son beau-frère, afin que l’éclat de sa position et de son crédit comme receveur de Boggley-Wollah servît à couvrir le désastre de son père, à faire tomber les préjugés du vieil Osborne contre ce mariage en question, et à finir par l’apprendre au vieillard en ménageant le plus possible son humeur irritable.

Toutefois, avant de s’aventurer dans la maison d’Osborne avec les nouvelles dont il était porteur, Dobbin réfléchit qu’il y aurait de la politique de sa part à se créer des intelligences parmi les membres de la famille, et à mettre au moins les dames de son côté.

« Au fond du cœur, se disait-il, elles ne sauraient être fâchées de tout ceci. Quelle femme a jamais été fâchée de voir entrer un peu de roman dans un mariage ? Il y aura bien sûr des larmes de répandues, mais elles ne tarderont pas à se ranger du côté de leur frère ; nous serons trois alors à poursuivre le vieil Osborne dans ses derniers retranchements. »

Notre machiavélique capitaine se demandait ensuite à l’aide de quel heureux stratagème il pourrait glisser en douceur, dans l’oreille des demoiselles Osborne, le terrible secret de leur frère.

Grâce à un interrogatoire préalable qu’il fit subir à sa mère sur l’emploi de ses soirées, il se trouva bien vite au courant des salons où il avait chance de rencontrer les sœurs de George. Malgré son horreur pour les bals, horreur, hélas ! partagée par plus d’un homme sensé, il s’assura d’une invitation pour une soirée à laquelle devaient assister les demoiselles qu’il cherchait. À peine arrivé, il s’empressa de les faire danser à plusieurs reprises, se montra plein de prévenances et de petits soins à leur égard, et poussa le courage jusqu’à demander à miss Osborne quelques minutes d’entretien dans la matinée du lendemain. C’était, dit-il, pour lui communiquer des nouvelles de la dernière importance.

Pourquoi cette jeune demoiselle se mit-elle à tressaillir de la sorte, puis à regarder son cavalier, puis à baisser modestement les yeux vers le sol, enfin à manquer de s’évanouir dans les bras de son danseur, lorsque le capitaine lui écrasant maladroitement le pied, la rappela fort à propos à un sentiment plus net de la réalité ? Pourquoi, en un mot, cette requête lui causa-t-elle une si vive agitation ? Voilà un mystère que jamais on ne pourra approfondir. On sait seulement que le lendemain, quand le capitaine arriva à Russell-Square, Maria n’était point au salon avec sa sœur, et que miss Wirt sortit sous prétexte d’aller la chercher. Le capitaine et miss Osborne restèrent donc en tête à tête. Un si profond silence régna d’abord, qu’on pouvait très-distinctement entendre le tic tac de la pendule placée sur la cheminée et représentant le sacrifice d’Iphigénie.

« Quelle délicieuse soirée que celle d’hier ! fit miss Osborne, comme pour encourager son interlocuteur ; vous voilà maintenant passé maître à la danse, capitaine Dobbin. Vous avez pris des leçons, je gage, continua-t-elle avec une aimable espièglerie.

— Ah ! je voudrais que vous me vissiez danser une bourrée écossaise avec mistress la major O’Dowd de notre régiment !… Et une gigue !… avez-vous jamais vu danser une gigue ? Mais qui ne danserait pas bien avec vous, miss Osborne, vous qui dansez si bien ?

— La femme du major est-elle jeune et belle, capitaine ? continua la jolie questionneuse. C’est une bien terrible chose que d’être la femme d’un soldat ! Je m’étonne qu’on ait le cœur à la danse dans ces temps de guerre ! Si vous saviez, capitaine Dobbin, comme je tremble quelquefois en pensant à notre cher George, aux dangers des pauvres soldats ! Y a-t-il beaucoup d’officiers mariés dans le ***e, capitaine Dobbin ?

— Elle joue trop à cartes découvertes, » pensa miss Wirt en elle-même.

Cette observation ne se place ici que comme parenthèse, et ne s’entendit point à travers la fente de la porte, où la gouvernante la murmura entre ses dents.

« Un de nos jeunes officiers vient de se marier, dit Dobbin se dirigeant vers son but ; c’étaient d’anciennes affections, et les jeunes gens sont pauvres comme des rats d’église.

— Mais c’est charmant, mais c’est romantique, » s’écria miss Osborne, comme le capitaine achevait ces mots : anciennes affections, pauvres comme des rats d’église.

Cette marque de sympathie l’encouragea.

« C’est le plus beau garçon de notre régiment, continua-t-il ; l’armée entière ne compte pas dans ses rangs de plus brave et de plus brillant officier. Et puis une femme accomplie ! rien qu’à la voir, j’en suis sûr, vous vous prendriez à l’aimer, miss Osborne. »

La jeune demoiselle se crut à deux doigts du dénoûment. Il était bien permis d’avoir cette pensée en présence de l’agitation nerveuse de Dobbin se trahissant aux contractions de sa figure, au mouvement saccadé de son large pied retombant en cadence sur le parquet, à l’infatigable activité de ses mains à boutonner et à déboutonner son habit, etc., etc.

Miss Osborne supposa que la respiration avait manqué au capitaine, et qu’il attendait que ses poumons se fussent remplis d’air pour lui faire une confidence complète qu’elle se préparait à recevoir de grand cœur. L’horloge de l’autel d’Iphigénie commença à sonner midi. Quand les dernières vibrations eurent cessé d’agiter les rouages, miss Osborne pensa qu’il était au moins une heure, tant lui paraissaient longues les minutes qui tenaient en suspens son anxieuse curiosité.

« Mais ce n’est pas en vue d’un mariage que je viens vous parler… ou plutôt c’est à propos d’un mariage… c’est-à-dire… je ne voudrais pas vous laisser croire… Enfin, ma chère miss Osborne, c’est de ce cher George qu’il s’agit.

— De George ? » dit-elle d’un ton désappointé, qui excita l’hilarité de Maria et de miss Wirt derrière la porte, et provoqua un sourire sur les lèvres de ce traître de Dobbin ; car il savait à quoi s’en tenir, et plus d’une fois George lui avait dit en badinant :

« Que diable, Dobbin, pourquoi ne prenez-vous pas la vieille Malcy ? vous n’avez qu’à la demander pour l’avoir. Je vous parie cent contre deux qu’elle dira oui.

— Eh ! oui, de George, continua-t-il une fois lancé. Il s’est élevé une querelle entre lui et M. Osborne ; or, vous savez que je l’aime comme un frère, ce cher George, et je voudrais faire en sorte d’étouffer ce débat à sa naissance ; nous allons partir pour l’étranger, miss Osborne. Demain peut-être vont arriver les ordres d’embarquement ; qui oserait répondre des suites de la campagne ? Allons, plus de calme, miss Osborne, il faut au moins faire en sorte que le père et le fils se séparent bons amis.

— Mais il n’y a rien de grave, capitaine Dobbin ; c’est une bouderie comme il y en a si souvent entre eux, reprit la jeune demoiselle. Nous attendons George d’un jour à l’autre. Ce qu’en disait son père, c’était pour son bien. Il n’a qu’à revenir et il n’y paraîtra plus ; il n’y a pas jusqu’à cette chère Rhoda, qui ne soit prête, j’en suis sûre, à lui pardonner. Les femmes, capitaine, ont toujours le pardon trop facile.

— Cela est vrai, surtout de vous, de votre cœur, dit Dobbin, avec la plus noire perfidie. Aussi c’est un crime impardonnable à un homme de causer de la peine à une femme. Vous, par exemple, que deviendriez-vous si l’homme qui vous a juré sa foi vous était infidèle ?

— Oh ! alors, j’en mourrais ! Je me précipiterais par la fenêtre ! j’avalerais du poison ! je succomberais à l’excès de ma douleur ! Oh ! oui, bien sûr, s’écria la sensible demoiselle, qui déjà avait vu plusieurs amants lui échapper et n’en était pas moins vivante et très-vivante.

— Vous n’êtes pas la seule à penser de la sorte, continua Dobbin ; il y en a d’autres aussi sensibles que vous. Je ne parle point de l’héritière des Indes, miss Osborne, mais d’une pauvre fille que George a aimée autrefois, et qui, depuis son enfance, a fait de lui l’unique objet de ses pensées. Je l’ai vue dans la misère, résignée à son malheur, toujours pure, toujours irréprochable. Je vous parle de miss Sedley. Ah ! chère miss Osborne, votre cœur généreux peut-il en vouloir à votre frère de lui avoir été fidèle ? Un remords éternel s’emparerait de lui, s’il délaissait cette pauvre fille. Ainsi, à votre tour, aimez celle qui vous a toujours aimé… Je viens de la part de George vous dire qu’il se regarde lié envers elle par des serments irrévocables, et vous prie, vous au moins, de vous rallier à sa cause. »

Quand M. Dobbin se sentait sous l’influence d’une forte émotion, il éprouvait toujours quelque embarras à trouver ses premières paroles ; mais bientôt le reste suivait avec la plus grande volubilité, et, à dire vrai, ce flux oratoire fit dans le cas présent une très-vive impression sur la personne dont il devait gagner le suffrage.

« Voici, dit-elle, qui est fort pénible et fort singulier. Refuser un si brillant parti ! En tout cas, capitaine Dobbin, George a trouvé en vous un valeureux champion de sa cause. Pourquoi faut-il que tous ces efforts soient en pure perte. Cependant, je vous le dis, continua-t-elle après une pause, cette pauvre miss Sedley peut compter sur mes sympathies les plus vraies et les plus sincères. Quant à ce mariage, il ne nous a jamais paru bien sortable, bien qu’ici nous ayons toujours témoigné à miss Sedley beaucoup d’affection, oh ! oui, beaucoup ! mais jamais, j’en suis sûre, vous n’aurez le consentement de mon père… D’ailleurs une jeune fille bien élevée… qui a de bons principes, devrait… George lui-même devrait n’y plus penser, entendez-vous, mon cher capitaine Dobbin !

— Un homme doit-il donc ne plus penser à la femme qu’il aimait du moment où le malheur vient à la frapper ? dit Dobbin en lui tendant la main. Ah ! chère miss Osborne, mes oreilles me trompent sans doute. Aimez, aimez cette jeune fille, aimez-la tendrement. George ne peut plus, il ne doit plus renoncer à elle. Croyez-vous qu’on renoncerait à vous, si vous tombiez dans la pauvreté ? »

Cette adroite question impressionna vivement le cœur de miss Jane Osborne.

— J’ignore, capitaine, jusqu’à quel point, nous autres pauvres filles, devons ajouter foi à toutes vos belles paroles, messieurs. La tendresse des femmes les rend toujours trop confiantes, et vous n’en profitez que pour nous abuser cruellement. »

Dobbin sentit une pression non équivoque de la main de miss Osborne, restée négligemment dans la sienne. Il fit un soubresaut sans savoir où il en était, et les deux mains se trouvèrent séparées.

« Nous des trompeurs ! dit-il ; non, chère miss Osborne, il n’en est point ainsi de tous les hommes. Rayez d’abord votre frère de la liste. George aimait et aime encore Amélia Sedley ; tous les trésors de la terre ne pourraient le décider à en épouser une autre. Serait-ce bien vous qui lui conseilleriez de l’abandonner ? »

La réponse était difficile pour miss Jane, surtout avec ses vues personnelles. Elle s’empressa de l’éluder :

« Eh bien, alors, si vous n’êtes pas un trompeur, vous êtes au moins très-romantique. »

Le capitaine William laissa passer cette observation sans broncher d’un pas, et lorsqu’enfin, à l’aide de nouveaux compliments, il pensa miss Osborne assez préparée pour recevoir la grande nouvelle, il lui glissa à l’oreille les paroles suivantes :

« George Osborne ne peut plus désormais renoncer à Amélia, car ils sont mariés. »

Il entra alors dans le détail de toutes les circonstances que nous connaissons déjà, et lui raconta comme quoi la pauvre petite serait morte de chagrin, si son amant n’avait pas été fidèle à la foi jurée ; comme quoi le vieux Sedley avait refusé d’assister à ce mariage ; comme quoi Joe Sedley était venu de Cheltenham pour conduire la fiancée à l’autel, et comme quoi les nouveaux époux étaient partis dans la voiture à quatre chevaux de Joe, pour passer à Brighton leur lune de miel ; comme quoi enfin George comptait sur ses chères et excellentes sœurs, sur ces cœurs de femmes si dévoués et si sincères, pour réconcilier le père et le fils. Il termina en demandant à miss Osborne la permission de venir la revoir encore, et la jeune demoiselle s’y prêta avec un empressement des plus gracieux.

Bien persuadé, et pour cause, que les nouvelles qu’il venait de communiquer seraient, avant cinq minutes, portées à la connaissance des autres dames, le capitaine Dobbin fit un profond salut et se retira.

À peine franchissait-il le seuil de la maison que miss Maria et miss Wirt étaient déjà dans le salon auprès de miss Jane, qui les mettait au courant de la surprenante nouvelle. Pour être juste à l’égard des deux sœurs, nous devons dire que ni l’une ni l’autre ne se montra bien courroucée. Un mariage par enlèvement plaît toujours par quelque côté à de jeunes demoiselles, et Amélia avait presque fait des progrès dans l’estime de ses belles-sœurs par le courage qu’elle avait déployé en cette circonstance. Tandis que chacune disait son mot, et que les conjectures allaient leur train sur ce que pourrait dire et faire le père de George, le marteau retentit sur la porte comme le tonnerre de la vengeance, et fit tressaillir les conjurées jusque dans les plis de leurs robes. Voilà notre père, fut la pensée commune. Ce n’était point lui, mais simplement M. Frédérick Bullock, qui arrivait de la Cité au rendez-vous donné par ces dames pour les conduire à une exposition d’horticulture.

Le nouveau venu, comme on peut le penser, fut bien vite du secret. Mais à cette nouvelle sa figure exprima une surprise bien différente de la rêverie sentimentale qui se peignait dans les traits des deux sœurs. M. Bullock, en homme d’affaires, en jeune associé d’une riche maison, savait apprécier tout ce que vaut et tout ce que peut l’argent ; aussi ses petits yeux brillèrent d’une satisfaction manifeste à cette révélation inattendue. Il regardait Maria en souriant et calculait que par la folie de George elle allait lui représenter trente mille livres de plus qu’il ne l’avait d’abord évaluée !

« Pardieu, Jane, dit-il en jetant un œil de convoitise sur la sœur aînée, comme si la cadette ne lui suffisait plus, Eels va s’arracher les cheveux de vous avoir plantée là, car, savez-vous, vos actions vont monter de trente mille livres, valeur vénale. »

Les deux sœurs n’avaient pas jusqu’alors réfléchi à la question d’argent, mais Fréd. Bullock revint sur ce sujet avec une humeur si enjouée pendant tout le temps de cette excursion matinale, que peu à peu elles finirent par grandir considérablement dans leur estime et qu’elles étaient devenues à leurs yeux de fort grandes dames quand elles rentrèrent pour le dîner.