La Foire aux vanités/2/33

Traduction par Georges Guiffrey.
Hachette (2p. 394-404).


CHAPITRE XXXIII.

Peines et plaisirs.


Le lendemain de la rencontre dont nous avons précédemment parlé, Jos apporta à sa toilette une recherche et un luxe inaccoutumés, et, sans faire part à ses compagnons des événements de la nuit ni les avertir de sa sortie, il descendit de grand matin dans la rue, et on put le voir prendre des renseignements à la porte de l’hôtel de l’Éléphant. Les fêtes avaient rempli la maison de voyageurs ; les tables, au dehors, étaient déjà garnies de personnes qui fumaient en buvant de la bière ; à l’intérieur flottait un nuage de fumée qui empêchait de rien distinguer. M. Jos, après avoir avec sa solennité ordinaire, et dans un allemand qu’il maniait assez mal, poursuivi ses investigations touchant la personne qu’il cherchait, recueillit des indications qui le conduisirent enfin dans la partie la plus élevée de la maison ; au-dessus des étages successifs occupés par des gens de profession nomade, il arriva à de petites chambres situées sous les combles, où, parmi des étudiants, des commissionnaires, des marchands forains et des paysans, il dénicha enfin l’humble réduit où Rebecca avait été enfouir ses appâts séducteurs, et qui était assurément le plus modeste qui ait jamais reçu la beauté.

Cette atmosphère convenait à Becky ; elle se sentait à son aise au milieu de cette tourbe de bohémiens, d’étudiants, de joueurs, de saltimbanques. Son père et sa mère, tous deux bohémiens par goût et par nécessité, lui avaient légué cette nature aventureuse et remuante qui, à défaut de la conversation d’un lord, lui faisait trouver du charme à celle d’un laquais. Le bruit, le mouvement, l’odeur de la pipe et du vin, les refrains des étudiants, le langage original des faiseurs de tours, le jargon des juifs, enfin tout ce qu’il y avait d’imprévu et d’irrégulier dans ce désordre enchantait et ravissait cette petite femme, alors même que la fortune capricieuse lui refusait de quoi payer sa note à l’hôtel. Et depuis que sa bourse s’était arrondie de tout l’argent que le petit Georgy lui avait fait gagner la veille, elle trouvait un nouveau charme à cette vie de tumulte et de hasards.

En atteignant la dernière marche, et tout essoufflé de cette ascension, Jos s’arrêta sur le palier et chercha à découvrir le no 92. En face du no 92, qui était la chambre qu’on lui avait indiquée comme étant celle de la personne qu’il demandait, se trouvait le no 94, dont la porte entr’ouverte laissait voir un étudiant en bottes à hautes tiges, en tunique boutonnée et crotté, jusqu’à l’échine. Il était couché sur son lit et fumait sa pipe, tandis qu’un autre étudiant, aux cheveux blonds et flottants, portant une tunique à brandebourgs fort râpée et fort crottée, se tenait un genou en terre et l’œil collé sur la serrure du 92. Par cette voie de correspondance, il adressait les supplications les plus pressantes à la personne qui occupait la chambre.

« Laissez-moi, répondait une voix bien connue qui fit tressaillir notre ami Jos ; j’attends quelqu’un, j’attends mon grand-père, et je ne voudrais pas qu’il vous trouvât chez moi.

— Ange de la verte Érin, continuait l’étudiant aux cheveux dorés et aux grandes boucles d’oreilles, prenez-nous en compassion, laissez-vous fléchir à nos prières et venez dîner avec moi et Fritz dans un des restaurants du Parc. Nous aurons des faisans rôtis, de la bière, du plum-pudding et du vin de France. Ne nous refusez pas, si vous ne voulez avoir à vous reprocher notre mort.

— Oui, notre mort ! » reprit l’autre sans se déranger seulement de son lit.

Jos entendit tout ce colloque, mais il n’y comprit rien, attendu qu’il n’avait jamais fait aucun effort pour savoir la langue qui se parlait autour de lui.

« Nioumero quatre-vinn-doze, si vous plaît ? demanda Jos d’une voix solennelle, lorsqu’il se sentit assez remis pour pouvoir parler.

— Quouatre-fan-touce ! » dit l’étudiant en se relevant. En même temps il s’élança dans la chambre, qu’il ferma au verrou, et Jos put distinguer les éclats de rire qu’il faisait avec son camarade.

L’ex-fonctionnaire du Bengale était tout déconcerté de cet accueil, lorsque la porte du 92, s’ouvrant d’elle-même, laissa passer la petite figure de Becky, sur laquelle se trahissait une expression à la fois railleuse et sournoise ; elle courut au-devant de Joseph.

« C’est vous, lui dit-elle ; ah ! si vous saviez avec quelle impatience je vous attendais ; arrêtez… tout à l’heure… dans une minute, vous pourrez entrer. »

Cette minute fut employée par elle à cacher sous sa couverture son pot de rouge, une bouteille d’eau-de-vie et une assiette avec un reste de pâté ; puis elle donna un coup de peigne à sa chevelure, et alors seulement elle introduisit son visiteur.

En guise de robe du matin, elle avait un domino rose, vieille guenille couverte de taches et de souillures, et portant à plusieurs endroits des traces de pommade. Mais de ses larges manches sortaient des bras éblouissants de blancheur et de beauté, et sa robe serrée autour de sa taille svelte et mince laissait deviner d’une manière assez avantageuse la délicatesse des formes qu’elle dessinait à demi. Elle introduisit maître Jos dans sa mansarde.

« Entrez, lui dit-elle, et causons un peu. Tenez, voici une chaise. »

Et accompagnant la voix du geste, elle imprima un léger mouvement à la main de son visiteur et l’obligea de force à s’asseoir sur sa seule et unique chaise. Quant à elle, elle se plaça sur le lit, prenant bien garde à la bouteille et à l’assiette qu’il recelait, et évitant de s’asseoir dessus, ce que Jos n’aurait pas manqué de faire si elle lui avait permis de prendre cette place. Après cette installation, la conversation s’engagea entre elle et son ancien admirateur.

« Les années n’ont pas eu grande prise sur vous, lui dit-elle avec un regard de tendre intérêt. Je vous aurais reconnu n’importe où. Qu’on est heureux, en pays étranger, de se retrouver en face d’un ami loyal et dévoué ! »

À dire vrai, en ce moment, l’ami loyal et dévoué n’avait rien, dans l’expression de sa figure, qui justifiât ces deux épithètes : on y remarquait plutôt l’embarras et la stupéfaction. Jos jetait un regard inquisiteur sur le singulier local qu’occupait son ancienne passion. Une de ses robes était jetée sur un des montants de son lit, une autre accrochée à une patère plantée sur la porte. Un chapeau couvrait à moitié un miroir cassé, à côté duquel était placée une jolie petite paire de bottines couleur bronze. Un roman français se promenait sur la table de nuit, à côté d’un bout de chandelle que Becky avait aussi pensé à fourrer sous la couverture ; mais elle n’avait exécuté que la moitié de ce projet et avait seulement enfoui dans cette cachette le petit cornet avec lequel elle éteignait sa chandelle au moment de se livrer au sommeil.

« Je vous aurais reconnu n’importe où, continua-t-elle ; il est des choses qu’une femme n’oublie jamais, et vous êtes le premier homme que… que j’aie distingué.

— En vérité, dit Jos ; mais, par mon âme, vous ne m’en aviez encore rien dit.

— Lorsque j’ai quitté Chiswick avec votre sœur, j’étais presque encore une enfant… Au fait, comment va-t-elle, cette chère Amélie ?… Elle avait un bien vilain mari, et tout naturellement c’était de moi qu’elle était jalouse, cette chère petite, comme si je m’étais souciée de lui, alors qu’il y avait quelqu’un au monde… Mais, hélas ! ne revenons pas sur le passé. »

Elle essuya en même temps ses paupières avec un mouchoir garni d’une dentelle déchirée.

« Vous êtes surpris de me voir ici, reprit-elle ensuite, et, à la vérité, je me trouve dans un monde fort différent de celui que j’ai fréquenté jusqu’ici. Ah ! si vous saviez combien il m’a fallu supporter de chagrins et de soucis. Voyez-vous, avec les tourments que j’ai soufferts, il y a eu de quoi me rendre folle. Maintenant, mon humeur inquiète me promène de pays en pays ; et au milieu de cette vie agitée et malheureuse, j’espère en vain m’affranchir du chagrin qui me poursuit. Tous mes amis m’ont trahie, tous ! entendez-vous bien ? Non, non, la terre tout entière ne porte pas un homme d’honneur. Ce qui du moins fait ma force, c’est que ma conscience ne me reproche rien ; car si j’ai épousé mon mari, c’était parce que, dans mon dépit, je voyais qu’un autre… Mais laissons cela. Ma conduite a toujours été celle de l’honneur et de la droiture, et, en retour, je n’ai trouvé que mépris et abandon. On n’a rien respecté, pas même mes affections maternelles : l’enfant de mon amour, qui faisait mon espoir, ma joie, ma vie, mon orgueil, l’unique objet de mes plus secrètes prières, eh bien ! on a eu la cruauté de me l’enlever, de venir le prendre presque dans mes bras. »

En même temps, elle accompagnait ces paroles des signes du plus violent désespoir ; elle portait la main sur son cœur et se frappait la tête contre le traversin. La bouteille à l’eau-de-vie qui s’était égarée dans ces parages, tinta contre l’assiette où se trouvaient les restes du pâté, ce qui produisit un cliquetis des plus propres à produire la pitié. C’était sans doute l’émotion qui les gagnait au spectacle de cette grande douleur. Max et Fritz écoutaient à la porte, tout surpris des sanglots et des pleurs de mistress Becky ; Jos aussi était à la fois effrayé et ému en voyant l’ancien objet de ses flammes dans cet état de grande exaltation. À la faveur de la compassion qu’elle avait réussi à faire naître, Rebecca se mit à raconter son histoire avec une simplicité, une naïveté, un abandon qui portaient la persuasion dans le cœur de son auditeur. Comment, après un récit aussi véridique, hésiter à la prendre pour un ange descendu du ciel pour être sur cette terre la victime des infernales machinations de ces vilains diables que l’on y rencontre. Oui, c’était bien une créature immaculée, une martyre inébranlable au milieu des persécutions, que cette femme que Jos voyait assise sur le lit à côté de la bouteille d’eau-de-vie.

Leur entretien se prolongea encore fort longtemps et fut des plus tendres et des plus confidentiels. Ce fut au milieu de ces touchants épanchements que Jos apprit, d’une manière qui ne pouvait blesser sa pudique nature, que la vue de sa séduisante personne avait été pour Becky la première révélation des douceurs ineffables que l’on trouve dans l’amour. En vain George Osborne avait eu le tort impardonnable de lui faire la cour, d’exciter ainsi la jalousie d’Amélia et d’amener quelques nuages entre elle et lui ; jamais Becky n’avait donné le moindre encouragement au malheureux officier, car depuis le jour où elle avait vu Jos toutes ses pensées avaient été dès lors pour lui. Sans doute, ses devoirs d’épouse lui avaient été durs à remplir ; mais jusqu’ici elle les avait rigoureusement accomplis et voulait les accomplir jusqu’à son dernier jour, jusqu’au moment où le climat fatal dans lequel vivait le capitaine Crawley viendrait la délivrer d’un joug que ses durs traitements lui avaient rendu insupportable.

En se retirant, Jos emporta la conviction qu’il venait de voir la femme la plus vertueuse et la plus aimable que le monde possédât, et il se mit à ruminer dans son esprit mille projets inspirés par le plus tendre intérêt et le désir de réparer à son égard les injustices du sort. Ses tortures si prolongées devaient avoir leur terme ; elle devait enfin rentrer dans le monde dont elle avait fait si longtemps le plus bel ornement. Jos veillerait à tout ce qu’il y avait à faire. Pour arriver à ce but, la première chose était de la retirer de ce misérable taudis pour la mettre dans un logement plus convenable ; il se proposait de charger Amélia de cette négociation et de la prier d’aller voir son amie et de la traiter comme par le passé. En sortant, il allait de suite s’en entendre avec le major. Rebecca versa des larmes d’attendrissement et de reconnaissance en reconduisant son gros visiteur, et lui serra la main comme il s’inclinait pour déposer un baiser sur la sienne.

Becky fit à Jos un salut aussi gracieux que si le galetas dont elle venait de lui faire les honneurs eût été tout au moins un palais. Lorsque cette masse pesante eut disparu dans les profondeurs de l’escalier, Hans et Fritz, la pipe à la bouche, vinrent trouver leur voisine dans sa chambre, et elle les divertit beaucoup en faisant à leurs yeux la caricature de Jos. Elle n’oublia pas le pâté dans la cachette où elle l’avait mis, non plus que sa chère bouteille d’eau-de-vie, à laquelle elle fit de nombreuses accolades.

Pendant ce temps, Jos se dirigeait vers la demeure de Dobbin. Il prit un air grave et solennel pour lui redire la touchante histoire qu’il venait d’entendre ; mais il eut soin d’omettre l’aventure de la nuit précédente. Tandis que nos deux amis discutaient ainsi sur ce qu’il y avait à faire pour mistress Becky, celle-ci achevait le déjeuner à la fourchette si brusquement interrompu par la visite de Jos.

Comment expliquer sa présence dans cette ville, l’abandon où elle se trouvait, ses courses vagabondes ? Le motif s’en trouve dans un des premiers classiques que l’on met aux mains des écoliers : Facilis descensus Averni, a dit le poëte. Jetons le voile sur cette partie de son histoire. Si Becky était alors encore un peu plus dépravée qu’au temps de ses grandeurs, la faute en était à la fortune qui l’avait fait descendre si bas.

Quant à Amélia, dont l’excessive douceur dégénérait presque en faiblesse, il lui suffisait d’apprendre que quelqu’un était malheureux pour que son cœur fût aussitôt touché d’une belle pitié en faveur de celui qui souffrait. L’idée du malheur d’autrui, alors même qu’il était mérité, lui était insupportable. Selon elle, il aurait fallu abolir les prisons, le Code pénal, les menottes, le fouet, la pauvreté, la maladie et la faim. Il y avait tant de bonté dans ce cœur, qu’il était toujours prêt à oublier même une injure mortelle.

En apprenant l’aventure sentimentale arrivée à Jos, l’impression du major ne fut pas tout à fait conforme à celle de l’ex-fonctionnaire du Bengale, et même son premier mouvement fut peu favorable aux infortunes de notre aventurière.

« La voilà donc revenue sur l’eau, cette petite drôlesse, » répondit-il tout d’abord à Jos.

Il n’avait jamais éprouvé pour Rebecca la plus légère sympathie ; loin de là, elle ne lui avait inspiré que de la défiance depuis le moment où les petits yeux perçants et verts de cette jeune intrigante s’étaient arrêtés sur les siens pour s’en détourner ensuite avec une pruderie affectée.

« Cette infernale créature porte le malheur à sa suite et le répand partout où elle va, dit-il, sans autres égards pour mistress Rawdon ; qui sait le genre de vie qu’elle a mené depuis que nous l’avons perdue de vue ? Que vient-elle faire ici, toute seule, en pays étranger ? À d’autres ces histoires de persécution et de tortures ! une honnête femme ne manque jamais d’inspirer la sympathie, et d’ailleurs ne quitte point ainsi sa famille. Pourquoi a-t-elle planté là son mari ? Je sais qu’il ne valait pas grand’chose et que sa réputation n’était pas meilleure que lui ; je n’ai pas oublié les manœuvres de ce chevalier d’industrie pour arriver à dépouiller ce pauvre George. Et puis, lorsqu’ils se sont séparés, n’y a-t-il pas eu à ce propos du bruit et du scandale ? Il est venu comme une rumeur de cela à mes oreilles. »

Le major Dobbin, s’échauffant de plus en plus, accablait de ses fâcheux souvenirs la pauvre Rebecca, tandis que Jos faisait de son mieux pour le convaincre qu’elle était digne de tout respect et qu’il fallait voir en elle la plus vertueuse comme la plus persécutée des femmes.

« Je le veux bien, dit le major en diplomate consommé, nous nous en rapporterons à mistress George. Allons de ce pas la consulter. Vous m’accorderez, j’espère, que nous ne pouvons tomber sur un meilleur juge en cette matière.

— Peuh ! Emmy ! fit Joseph, qui n’était pas alors dans ses moments de tendresse pour sa sœur.

— Eh bien quoi ? reprit le major avec vivacité, morbleu ! monsieur, c’est la femme qui possède le jugement le plus sensé et le plus fin que j’aie rencontré de ma vie. Je vous le répète, allons de ce pas la trouver ; nous lui demanderons ce qu’elle pense d’un rapprochement avec cette femme, et, quelle que soit sa décision, je m’engage à m’y soumettre. »

Ce fourbe abominable de Dobbin croyait dans son for intérieur être sûr d’avance de l’arrêt. Il se rappelait qu’autrefois Emmy avait été, et avec de trop justes motifs, jalouse de Rebecca, et elle ne prononçait jamais son nom qu’avec un frémissement de terreur. Or, une femme jalouse ne pardonne jamais, pensa Dobbin. Ce fut au milieu de ces réflexions que les deux amis arrivèrent auprès de mistress George, qui roucoulait en ce moment de toute la force de son gosier, sous la direction de Mme  Strumpff. Quand la maîtresse de chant se fut retirée, Joseph entama la conversation avec le ton solennel qui le quittait rarement :

« Amélia, ma chère, lui dit-il, par mon âme, je viens de faire la plus extraordinaire, oui, la plus extraordinaire rencontre que vous puissiez imaginer : une de vos anciennes amies, une de vos bonnes amies est nouvellement arrivée ici, et je serais bien aise que vous allassiez lui faire visite.

— Faire visite, et à qui donc ? demanda Amélia. Prenez garde, Dobbin, vous allez casser mes ciseaux. »

Le major s’était emparé des susdits ciseaux par la petite chaîne à laquelle les dames les suspendent d’ordinaire à leur ceinture, et leur imprimait un mouvement de rotation qui inquiétait vivement Amélia sur leur sort.

« C’est une femme que je ne puis sentir, dit le major d’un ton hargneux, et que vous n’avez aucun sujet d’aimer beaucoup.

— C’est Rebecca, Rebecca, n’est-ce pas ? fit Amélia toute rouge et paraissant fort agitée.

— Vous avez deviné ; c’est précisément cela, » répondit Dobbin.

Bruxelles, Waterloo, avec leurs souvenirs si amers et si douloureux, se présentèrent à l’esprit de la pauvre femme et soulevèrent dans cette âme sensible une terrible agitation.

« Ne me demandez point à la voir, continua Emmy ; il m’est impossible de la voir.

— Je vous l’avais bien dit, fit Dobbin en se retournant vers Jos.

— Ah si vous saviez comme elle est malheureuse, reprit Jos avec une nouvelle insistance. Elle est plongée dans l’indigence la plus complète, sans amis pour la secourir, et elle a été malade à toute extrémité, et enfin son indigne mari a eu l’infamie de l’abandonner. »

Amélia poussa un soupir.

« Elle n’a plus un seul ami au monde, entendez-vous ? continua Jos avec une habileté qui avait de quoi surprendre de sa part, elle m’a dit que sa dernière espérance reposait tout entière sur vous. Ah ! elle est bien à plaindre, Emmy ; sa douleur va presque à la folie, et son histoire m’a vivement touché ; oui, je vous le jure sur l’honneur, jamais si cruelle persécution n’a trouvé victime aussi résignée. Sa famille a été bien dure et bien cruelle à son égard.

— Pauvre créature ! fit Amélia.

— Faute de trouver un ami qui lui tende la main, elle dit qu’il ne lui reste plus qu’à mourir ; et Jos, d’une voix émue et tremblante, continua sur le même ton : Par mon âme, vous savez sans doute qu’elle a déjà essayé de se donner la mort ! Elle porte toujours du laudanum avec elle ; elle en a une bouteille dans sa chambre… Une pauvre petite chambre, bien misérable… dans une maison plus misérable encore… l’hôtel de l’Éléphant. Elle loge dans les combles ; j’ai voulu y aller moi-même. »

Cette dernière particularité n’eut pas l’air de faire grande impression sur Emmy ; elle fit même un léger sourire. Peut-être voyait-elle en esprit Jos tout essoufflé gravir les étages successifs.

« Elle est seule, seule en face de son chagrin, reprit-il ; le récit des tortures qu’elle a endurées a vraiment de quoi fendre l’âme. Elle a un petit garçon du même âge que Georgy.

— Oui, en effet, reprit Emmy, je crois m’en souvenir ; eh bien ! après.

— Le plus joli petit ange qu’on puisse voir, reprit Jos dont la sensibilité était en raison de la grosseur, et qui avait été fort ému par l’histoire de Becky ; un petit ange qui adorait sa mère, et ces bourreaux ont eu la barbarie de l’arracher à ses bras, et ne lui ont plus jamais permis de le revoir.

— Cher Joseph, s’écria Emmy éclatant en sanglots, courons sur-le-champ auprès d’elle. »

Elle s’élança aussitôt vers sa chambre à coucher, mit son chapeau en toute hâte et revint avec son châle sur le bras, en priant Dobbin de l’accompagner. Le major arrangea le châle sur les épaules d’Amélia, c’était un cachemire blanc qu’il lui avait rapporté des Indes. Il vit bien alors qu’il ne lui restait d’autre parti que celui de l’obéissance, et, offrant son bras, il sortit avec elle.

« C’est au no 92, au quatrième étage, » leur avait dit Jos, qui ne se souciait peut-être plus beaucoup de tenter une nouvelle ascension. Content du succès qu’il venait de remporter, il alla se placer à la fenêtre du salon qui dominait la place où était situé l’hôtel de l’Éléphant, et il put voir Amélia au bras du major, se dirigeant vers la demeure de Becky. Fort heureusement pour elle, elle les aperçut de sa mansarde où elle était à causer et à rire avec les deux étudiants et où l’on ne ménageait pas ses railleries au grand-papa de Becky. Par suite de la remarque qu’elle venait de faire, elle s’empressa de congédier les deux compagnons et de mettre un peu d’ordre dans son petit réduit avant l’arrivée du propriétaire de l’hôtel qui, sachant que mistress Osborne était en grande faveur à la cour du grand-duc, se confondit auprès d’elle en saluts de toutes sortes et voulut l’accompagner jusqu’à l’étage supérieur, s’excusant de la roideur de l’escalier et de l’élévation des marches.

« Ouvrez, s’il vous plaît, ma charmante lady, fit le propriétaire de l’hôtel en frappant à la porte de Becky à laquelle, la veille encore, il n’accordait qu’un madame tout sec, et qu’il avait traitée jusqu’alors avec fort peu de politesse.

— Qu’est-ce ? » demanda Becky en passant la tête à demi, puis elle poussa un petit cri.

Elle avait devant elle Emmy tremblant de tous ses membres et Dobbin avec sa grande taille appuyé sur sa canne. Il était là en observateur et prenait le plus grand intérêt à la scène qui allait se passer. Emmy s’élança les bras ouverts au-devant de Rebecca. Elle venait de lui pardonner le passé, l’embrassant avec toute l’effusion du cœur. Et toi, pauvre créature, souillée, depuis quand avais-tu été l’objet d’aussi pures, d’aussi saintes caresses !