La Foire aux vanités/2/32

Traduction par Georges Guiffrey.
Hachette (2p. 375-394).


CHAPITRE XXXII.

À l’aventure.


Par un motif dont on nous saura gré, nous sommes obligé de jeter le voile sur une certaine partie de l’existence de mistress Rebecca Crawley. C’est une de ces concessions qu’il convient de faire à ce monde moral qui, sans déclarer une guerre acharnée au vice, éprouve cependant une répugnance insurmontable à l’entendre appeler par son nom. Dans la Foire aux Vanités il est des choses qui se font tous les jours, que personne n’ignore, et dont cependant on ne parle jamais, à la mode de ces sectateurs d’Arhiman, qui veulent bien adorer le diable, mais à la condition de n’en jamais prononcer le nom. Un public délicat et poli ne pourra souffrir qu’on lui présente une description du vice dans sa laideur native, tout comme une Américaine ou une Anglaise aux principes sévères et inflexibles se récriera toutes les fois que le mot culotte viendra blesser ses chastes et candides oreilles ; et cependant, madame, vous voyez chaque jour ce vêtement si indispensable se promener dans nos villes, sans que votre vue en soit autrement offusquée. Si l’on en était réduit à rougir toutes les fois qu’on le voit passer, il faudrait en ce cas disposer d’une terrible provision de pudeur. Mais heureusement votre modestie ne s’alarme, votre pudeur ne se croit outragée que lorsque ce nom est prononcé devant vous.

L’écrivain du présent récit, désirant donner la preuve de sa déférence aux susceptibilités du l’usage, ne fera voir la dépravation que sous son jour léger, coquet, aimable et séduisant, de manière à ne blesser la délicatesse de personne. Aucun de nos lecteurs ne pourrait jusqu’ici accuser Becky, qui certainement n’est pas un dragon de vertu, d’avoir froissé en rien la bienséance dans ses formes extérieures, et l’écrivain prie ses lecteurs de lui dire si jamais une seule fois il lui est arrivé de manquer aux convenances, et si dans la description de cette syrène à la voix enchanteresse, aux sourires trompeurs, aux irrésistibles séductions, aux artifices pleins de grâce et de coquetterie, nous avons fait paraître à la surface de l’eau les écailles hideuses du monstre ? Non, non ; jamais. C’est aux gens avides de pareils spectacles de plonger leurs regards dans la transparence de l’onde pour contempler à leur aise les contorsions et les replis de cette queue visqueuse et gluante qui s’enroule autour des os broyés et des cadavres palpitants de ses victimes. Mais a-t-on jamais vu paraître à la clarté du jour rien qui puisse blesser les lois les plus sévères de la décence, du goût, des bonnes mœurs ? Le Tartufe le plus cafard de la Foire aux Vanités a-t-il jamais eu le droit de crier au scandale ? Quoi ! la syrène disparaît et se plonge dans l’élément liquide pour aller se repaître de cadavres, l’eau s’agite alors et se trouble sans que l’œil le plus curieux parvienne malgré de vains efforts, à distinguer les mystères que cache cette fange. C’est bien assez de contempler ces créatures redoutables lorsque sur leur rocher elles s’accompagnent de leurs instruments et attirent par un chant qui doit donner la mort. Mais lorsqu’elles s’enfoncent et plongent dans l’élément qui les a vues naître, croyez-moi, il n’est pas bon d’examiner leurs évolutions sous-marines et d’assister à ces horribles festins, où ces anthropophages se repaissent de chair humaine et de membres en lambeaux. De même Becky a disparu à nos regards pour quelque temps. À merveille, et nous ne perdons pas grand’chose à n’avoir pas à parler de ses faits et gestes pendant cette période.

Si nous donnions le compte exact de sa vie pendant les deux années qui suivirent la catastrophe de Curzon-Street, peut-être certaines personnes auraient-elles le droit de nous accuser de manquer à la bienséance, car Becky encourut, pendant ce temps, les reproches que méritent presque toutes les personnes qui sacrifient à de vains plaisirs les nobles inspirations du cœur et du devoir, reproches encore plus légitimes lorsque cette personne est une femme dans laquelle on ne trouve ni foi, ni tendresse, ni principes. Pour ma part, je penche à croire que mistress Becky, inaccessible aux remords, se trouva pour un temps en proie à un sombre désespoir, et, prenant en quelque sorte sa personne en dégoût, n’eut plus aucun souci de sa réputation.

Ce n’est jamais du premier bond que l’on arrive au dernier degré de l’infamie et de la dégradation ; mais on y descend par une pente insensible en dépit de tous les efforts pour se retenir. C’est l’histoire du naufragé qui, cramponné longtemps à un débris du navire comme à une dernière chance de salut, sent peu à peu ses forces l’abandonner et finit par lâcher tout et se laisse aller au fond de l’abîme qui se referme sur lui.

Becky errait à l’aventure dans la ville de Londres, tandis que son mari prenait toutes ses dispositions pour se rendre au poste qui venait de lui être désigné ; elle fit, comme on n’en peut douter, plus d’une tentative pour revoir son beau-frère et réchauffer des sentiments auxquels elle s’était, en quelque sorte, acquis des droits réels auprès de lui. Un jour où sir Pitt, en compagnie de M. Wenham, se rendait à la chambre des communes, ce dernier découvrit mistress Rawdon qui, cachée sous un voile noir, faisait le guet aux abords du Palais législatif. Elle s’esquiva comme une couleuvre quand ses yeux rencontrèrent ceux de M. Wenham ; ses projets échouèrent donc en ce qui concernait le baronnet.

Peut-être aussi lady Jane y était-elle bien pour quelque chose. On nous a raconté que son mari fut tout étonné de l’énergique vigueur qu’elle déploya en cette occurrence et de la résolution avec laquelle elle se déclara contre mistress Becky. Elle engagea spontanément Rawdon à venir demeurer à Gaunt-Street jusqu’à son départ pour Coventry-Island. Dans son opinion, un pareil hôte ne pouvait manquer d’écarter Becky de sa porte. Toutes les adresses des lettres qui arrivaient pour son mari passaient rigoureusement par son inspection, dans la crainte que sa belle-sœur ne fût en correspondance avec sir Pitt. Mais pour écrire, il aurait fallu à Becky cette présence d’esprit que nous lui avons connue jadis. Or elle ne fit aucune tentative pour voir Pitt ou lui écrire chez lui, et obtempéra à ses désirs en ne lui faisant remettre de correspondance touchant ses débats matrimoniaux que par des gens d’affaire.

Le fait est que l’on n’avait rien négligé pour indisposer contre elle l’esprit de son beau-frère. Peu après l’arrivée de lord Steyne, Wenham avait eu une conférence avec le baronnet et lui avait communiqué sur mistress Becky des détails biographiques qui avaient fort étonné le député de Crawley-la-Reine. M. Wenham en savait long sur son compte ; il n’ignorait ni ce qu’était son père, ni l’année où sa mère avait débuté à l’Opéra, ni les détails de la vie antérieure de Becky et de sa conduite pendant son mariage. Comme nous sommes persuadé que la plupart de ces récits étaient accrédités par la malveillance, nous ne voulons point nous en faire ici l’écho. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que Becky avait singulièrement baissé dans l’estime de son noble parent, qui jadis la voyait avec des yeux fort prévenus en sa faveur.

Bien que les émoluments de gouverneur à Coventry-Island ne soient pas fort considérables, une partie fut mise de côté par son excellence pour servir à acquitter certaines dettes ou être placée en rentes viagères ; les charges de cette position entraînaient d’ailleurs des dépenses considérables. Après avoir établi la balance de son budget, Rawdon constitua à sa femme une rente de trois cents livres sterling, qu’il s’engageait à lui faire tenir, à la condition expresse qu’il n’entendrait plus jamais parler d’elle. Autrement il se montrerait décidé à ne point reculer devant le scandale d’une séparation judiciaire. Mais, en somme, M. Wenham, lord Steyne, Rawdon lui-même, tout le monde enfin avait intérêt à étouffer cette malheureuse affaire et à faciliter à cette femme les moyens de sortir de la Grande-Bretagne.

Ce fut sans aucun doute le tracas des arrangements avec les hommes d’affaires qui empêcha mistress Rawdon de rien faire pour son fils, ou même d’aller le voir et lui dire adieu. L’enfant était sous le patronage immédiat de son oncle et de sa tante, qui avait réussi à entrer fort avant dans la confiance et la tendresse de leur neveu. Rebecca écrivit à l’enfant une lettre datée de Boulogne ; elle l’y exhortait à bien travailler, et lui annonçait qu’elle allait visiter le continent, que là elle se proposait bien de lui écrire encore plus d’une fois ; mais une année se passa sans qu’elle donnât aucun signe de vie, et elle ne se décida à écrire que lorsque le fils de sir Pitt, après une existence maladive, mourut enfin d’une complication de rougeole et de coqueluche. La mère de Rawdon écrivit alors à son cher fils une lettre des plus tendres ; cette mort, en effet, le rendait héritier de Crawley-la-Reine, et son excellente tante, qui était déjà comme une mère pour Rawdon, reporta sur lui toute l’affection qu’elle éprouvait pour l’enfant qui venait de lui être enlevé si cruellement. Le petit Rawdon Crawley était maintenant un beau et grand garçon, et il rougit beaucoup à la réception de cette lettre.

« Ma tante Jane, lui dit-il, ma véritable mère, c’est vous, et… non pas elle. »

Il n’en répondit pas moins par une lettre fort respectueuse à mistress Rebecca, qui se trouvait alors dans un hôtel de Florence. Mais n’anticipons point sur les événements.

Dans son premier vol, l’intéressante Becky n’avait pas été s’abattre bien loin. Après avoir traversé le détroit, elle s’était arrêtée à Boulogne, asile ouvert à toutes les innocentes créatures méconnues par d’injustes concitoyens ; là, elle prit une femme de chambre et deux pièces dans un hôtel et mena une existence assez agréable en se faisant passer pour veuve. À la table d’hôte elle s’était acquis une réputation d’amabilité, et racontait à ses voisins des histoires sur son frère sir Pitt et sur les hauts personnages qu’elle connaissait à Londres. Elle avait cette parole élégante et facile dont l’effet est immanquable sur les gens d’un rang inférieur.

Au milieu de cette société de second ordre, elle passait pour une personne qu’il ne fallait point traiter comme tout le monde ; elle invitait à venir prendre le thé dans sa chambre, et partageait tout comme les autres les innocentes distractions que cette localité offre à ses visiteurs, telles que les bains de mer, les courses en char à banc, les promenades sur la plage, les parties de spectacle. Mistress Burjoice, la femme de l’imprimeur, qui était venue se fixer à l’hôtel pour la saison d’été, et auprès de laquelle M. Burjoice se rendait très-exactement le samedi soir pour passer avec elle la journée du dimanche ; mistress Burjoice chantait partout les louanges de Becky. Mais ses éloges cessèrent un beau jour où Burjoice avait montré beaucoup trop de prévenances à l’égard de Becky. Les torts, n’en doutez point, étaient du côté de mistress Burjoice, car le seul reproche qu’on pût faire à Becky, c’était de se montrer peut-être trop accueillante et trop aimable, surtout à l’égard des hommes.

On était alors dans la belle saison, à cette époque de l’année qui, pour tous les Anglais, est le signal de déserter le sol natal et de se disperser sur la surface du globe habité. Becky put, de cette manière, juger plus d’une fois de quelle façon sa conduite était appréciée dans la haute société de Londres, au milieu de laquelle elle avait été naguère introduite. Un jour qu’elle se promenait sur la jetée de Boulogne, elle se trouva face à face avec lady Tartlet et ses filles, qui contemplaient les blanches falaises d’Albion se dessinant dans le lointain sur l’azur du ciel et des eaux. À sa vue, lady Tartlet se retrancha derrière son ombrelle, et, rassemblant autour d’elle ses filles en bataillon carré, elle battit en retraite en foudroyant du regard notre pauvre Becky, qui se trouva dans un complet isolement.

Une autre fois, étant allée assister au débarquement du paquebot, un matin où il avait fait beaucoup de vent, elle s’amusait à considérer les ravages causés par le mal de mer sur la figure des passagers. Lady Hingstone se trouvait au nombre des victimes et avait énormément souffert de la traversée. Ses jambes pouvaient à peine la soutenir pour traverser la planche qui conduisait du navire à la jetée ; mais elle retrouva toute son énergie en apercevant Becky qui, sous son chapeau rond, la regardait avec un sourire impitoyable et railleur. La noble dame y répondit par un air de souverain mépris, et d’un pas résolu se dirigea vers le bâtiment de la douane, sans avoir besoin de soutien. Becky fit semblant de rire, mais je n’oserais assurer qu’elle fût au fond fort contente. Désormais repoussée de tous, en apercevant de loin les blanches falaises de l’Angleterre, elle comprenait qu’il lui était interdit pour toujours d’y rentrer.

Les hommes aussi avaient singulièrement changé dans leur manière d’agir avec elle. Grinstone lui riait au nez et la traitait avec des airs de familiarité qui lui déplaisaient fort. Le petit Bob Suckling, qui, trois mois auparavant, lui parlait toujours chapeau bas et aurait fait un mille par une pluie battante rien que pour se trouver sur le passage de sa voiture, étant un jour à causer sur la jetée avec le jeune Fitzoof, officier aux gardes, au moment où Becky passait, la salua à peine de la tête avec un petit air de connaissance et sans se déranger le moins du monde de sa conversation. Tom Raikes eut l’impertinence de se présenter chez elle avec un cigare à la bouche ; elle lui ferma, il est vrai, la porte au nez, et si elle eut un regret, ce fut de ne pas lui avoir pris les doigts dans les battants. C’est ainsi que le vide se faisait de plus en plus autour de Becky.

« S’il avait été ici, se disait-elle, ces lâches n’auraient jamais osé m’insulter. »

Elle se mettait alors à penser avec une tristesse mêlée de regrets à l’honnête homme confiant et fidèle, de la part duquel elle avait toujours trouvé une soumission absolue, une humeur des plus égales, un dévouement sans bornes, et sans doute alors elle se mettait à pleurer, car ces jours-là sa figure était plus animée et plus rouge que de coutume quand elle descendait pour le dîner.

Les outrages du sexe le plus noble ne lui étaient peut-être pas encore aussi intolérables que la sympathie qu’affectaient certaines femmes à son égard. Deux de ces créatures qu’elle avait dédaignées à Londres, en traversant Boulogne, vinrent lui faire leurs compliments de condoléance, et prirent avec elle des airs protecteurs qui lui causèrent un accès de rage. Ces dames, après l’avoir embrassée, la quittèrent en souriant, et elle entendit le colonel Hornby, leur cavalier servant, pousser sur l’escalier des éclats de rire dont il n’était que trop facile de comprendre le sens.

Après cette visite, Becky qui avait exactement payé sa note de chaque semaine, qui était d’une politesse exquise avec la maîtresse de l’hôtel, et qui, par tous les moyens, s’était efforcée de se faire bien venir des gens de service, Becky eut la douleur et l’affront d’entendre le maître de la maison l’engager à chercher un autre logement, vu qu’il lui était impossible de la recevoir dans un hôtel fréquenté par des femmes honnêtes ; elle se vit donc réduite à prendre gîte ailleurs et à s’ensevelir dans un isolement qui lui devenait de plus en plus odieux.

En dépit de tous ces rebuts, elle essaya toutefois de se faire une réputation et d’avoir raison de la médisance. Elle se rendit à l’église exactement, y chanta plus haut que personne, se mit à la tête d’une bonne œuvre pour les veuves et les matelots naufragés, donna des dessins et des broderies pour la mission de Quashyboo ; fut dame patronesse de plusieurs œuvres charitables et renonça complétement à la valse. En un mot, elle se couvrit des dehors les plus respectables, et c’est précisément le motif qui nous engage à nous arrêter plus longtemps sur cette partie de sa vie, car les autres ne seraient peut-être pas aussi bonnes à rapporter. Mais les sourires des uns, les airs de mépris des autres ne lui échappaient pas, et cependant vous n’auriez pu deviner à l’expression de ses traits quels étaient ses supplices intérieurs.

Sa vie, du reste, était un mystère, les opinions à ce sujet étaient partagées. Parmi cette espèce de gens qui trouvent toujours du plaisir à se mêler des affaires d’autrui, les uns déclaraient qu’elle était coupable, tandis que les autres la proclamaient aussi blanche qu’un agneau et rejetaient tous les torts sur son affreux mari. Elle s’était fait plus d’un partisan par les larmes abondantes qu’elle versait toutes les fois qu’il était question de son enfant, par le luxe de douleur qu’elle étalait toutes les fois que ce nom revenait dans la conversation ou qu’elle voyait quelqu’un lui témoigner de la sympathie à ce sujet. C’est ainsi qu’elle avait gagné le cœur de la bonne mistress Alderney qui tenait le sceptre dans la société anglaise de Boulogne et qui donnait à elle seule plus de bals et de dîners que toutes les autorités réunies. Pour cela il lui avait suffi de répandre des larmes lorsque le petit Alderney, pensionnaire du docteur Swishtail, était venu passer ses jours de congé auprès de sa mère.

« Mon Rawdon a le même âge, et je crois l’avoir sous les yeux, » avait dit Becky en étouffant ces dernières paroles dans un soupir.

Or, il y avait tout simplement cinq années de différence et les deux enfants se ressemblaient tout autant que l’aimable lecteur à son très-humble et très-obéissant serviteur. Mais Wenham étant venu à passer par Boulogne, pour aller rejoindre lord Steyne, renversa tout cet échafaudage sentimental. Il apprit à mistress Alderney comme quoi il pouvait lui dépeindre le petit Rawdon beaucoup mieux que sa mère qui le détestait au vu et su de tout le monde, et avait toujours cherché à le voir le moins possible. Il lui dit que le petit Rawdon n’avait que neuf ans ; qu’il était blond tandis qu’Alderney était brun, et enfin il laissa à l’excellente dame le regret d’une sympathie mal employée.

Partout où Becky portait ses pas errants elle réussissait ainsi, à force de peine et de travail, à gagner les bonnes grâces de tout son entourage ; puis arrivait quelqu’un qui, d’un mot, faisait évanouir cette bienveillance si péniblement acquise, et il fallait aller recommencer ailleurs la même besogne. C’était là une existence bien pénible et bien dure qui, montrant à Becky l’étendue de l’abandon où elle se trouvait, la poussait peu à peu au désespoir.

Une certaine mistress Newbright prit pendant quelque temps parti pour elle. Elle avait été séduite par la douceur de son chant dans les cantiques chantés à l’église et par la profondeur de ses vues sur quelques points d’une haute gravité, dans lesquels mistress Becky avait acquis une certaine force lors de son premier séjour à Crawley-la-Reine. Non-seulement elle avait lu mais encore étudié certaines brochures dogmatiques ; elle faisait, en outre, des gilets de flanelle pour les sauvages de Quashyboo, des bonnets de coton pour les Indiens de Cocoanut ; elle peignait des écrans pour l’œuvre de la conversion du pape et des juifs, et assistait à tous les sermons et à tous les offices de sa chapelle ; mais, hélas ! tant de zèle devait finir par être sans résultats pour elle. Mistress Newbright ayant eu occasion de correspondre avec la comtesse de Southdown, au sujet de la fondation de la société de la Bassinoire, pour la conversion des insulaires de Freejoe, elle reçut, à propos de certains éloges qu’elle donnait dans une lettre de sa chère amie mistress Rawdon Crawley, une réponse de la comtesse douairière, où celle-ci lui communiqua des détails qui firent cesser toute espèce de rapports entre mistress Newbright et mistress Crawley. Toutes les personnes graves de Tours, — ce fut là que Becky eut à essuyer ces désagréments ! — évitèrent dès lors comme la peste la société de cette réprouvée.

Nulle part Becky ne réussissait à former un établissement durable. Ses efforts avaient toujours le même et triste sort. De Boulogne, elle avait été à Dieppe, de Dieppe à Caen, de Caen à Tours. Partout elle avait tenté de s’entourer de considération, et partout il lui avait fallu un beau matin déguerpir et prendre la fuite devant les vautours acharnés à sa ruine.

Au milieu de ses courses aventureuses, Becky avait fait la connaissance d’une certaine mistress Hook Eagles, qui jouissait d’une réputation irréprochable et d’une maison dans Portman-Square. Elle habitait un hôtel de Dieppe au moment où Becky était venue y chercher un refuge. Ce fut à la mer que ces deux dames se virent pour la première fois. Après avoir nagé côte à côte, elles se retrouvèrent dans la même position à la table d’hôte de l’hôtel. Comme tout le monde, mistress Eagles avait entendu parler de l’affaire de lord Steyne, et en cela elle en était au même point que tout le monde. Mais à la suite d’une conversation avec Becky, elle déclara que mistress Crawley était un ange, son mari un gredin, lord Steyne un vieux débauché, sans foi ni loi, comme c’était, du reste, connu de tout le monde, et qu’enfin toute cette affaire n’était qu’une infâme conspiration de ce traître de Wenham contre l’innocence et la vertu de mistress Crawley.

« Si vous aviez pour deux liards de cœur, monsieur Eagles, disait-elle à son mari, vous tiendriez une paire de soufflets toute prête pour ce drôle la première fois que vous le rencontreriez au club. »

Mais M. Eagles était déjà d’un certain âge et d’une humeur peu belliqueuse ; par état mari de mistress Eagles, par goût géologue, et d’une taille peu pyramidale, il ne voulait prendre qui que ce fût par les oreilles.

Mistress Eagles, après avoir ainsi placé mistress Rawdon sous sa haute protection, voulut qu’elle l’accompagnât à Paris et se fâcha contre la femme de l’ambassadeur, qui refusait de recevoir sa protégée ; en un mot elle ne négligea rien de ce qui était humainement possible pour attirer à Becky tout la respect que mérite une personne vertueuse.

Becky eut pendant quelque temps la tournure d’une personne fort rangée et fort respectable ; mais cette nécessité d’observer si rigoureusement les convenances lui devint bientôt d’un ennui mortel. Les journées se ressemblaient avec une monotonie désespérante : c’était un bien-être fastidieux à force de régularité ; chaque jour, même promenade en voiture dans le même bois, aux environs de Boulogne ; même société tous les soirs ; même sermon de Blair tous les dimanches : on eût dit une comédie qu’on s’empressait de recommencer sitôt qu’elle était finie. Becky en avait par-dessus la tête. Par bonheur, arriva de Cambridge le jeune Eagles ; mais sa mère s’étant bientôt aperçue de l’impression produite sur lui par sa jeune amie, notifia à Becky que rien désormais ne la retenait plus.

Elle songea alors à tenir une maison avec une autre personne de son sexe ; mais leur temps se passa à se quereller ou à faire des dettes. Puis ensuite Becky essaya de la pension bourgeoise ; elle entra dans la fameuse maison tenue par Mme  de Saint-Amour, rue Royale, à Paris ; et là elle commença à faire l’essai de ses grâces et de leur puissance séductrice sur les dandys un peu râpés et les beautés équivoques qui fréquentaient les salons de la maîtresse de la maison. Becky aimait la société ; elle en avait besoin à tout prix, comme un fumeur d’opium ne peut se passer de sa pipe, et en somme elle fut assez satisfaite du temps qui s’écoula pour elle dans cette pension bourgeoise.

Pendant quelque temps, Becky sut obtenir le sceptre dans les salons de la comtesse. Mais à la fin, ses anciens créanciers de 1815, ayant sans doute découvert son gîte, la forcèrent de quitter Paris, et la pauvre créature n’eut que tout juste le temps de se diriger en toute hâte sur Bruxelles.

Elle avait conservé de cette ville un souvenir parfaitement exact ; elle ne put retenir un sourire de satisfaction en se retrouvant à l’entre-sol jadis occupé par elle et d’où elle avait pu contempler la famille Bareacres demandant à grands cris des chevaux pour fuir tandis que la voiture restait stationnaire sous la porte cochère de l’hôtel. Elle visita Waterloo et Lacken, et, reconnaissant dans ce dernier endroit le monument élevé à George Osborne, elle s’amusa à en prendre une esquisse.

« Ce pauvre Cupidon, murmura-t-elle tout bas, il m’aimait à en mourir. Cette tête-là n’était pas sans un grain de folie. Et la pauvre Emmy, est-elle encore de ce monde ? C’était là une bonne petite créature. Je n’oublierai jamais son gros gaillard de frère ; je crois avoir quelque part, dans mes papiers, la caricature de sa grosse personne. En somme, c’étaient d’assez braves gens, mais un peu naïfs. »

Becky arrivait à Bruxelles recommandée par Mme  de Saint-Amour à son amie, la comtesse de Borodino, veuve d’un général de Napoléon, le fameux comte de Borodino, auquel son illustre maître n’avait laissé en mourant d’autres ressources que la table d’hôte et l’écarté. Des élégants de bas étage, des roués de second ordre, des veuves qui n’ont jamais eu de maris, des Anglais qui se figurent avec leur candeur native que ces salons leur représentent la meilleure société du continent et se font un plaisir d’y dépenser leur argent, tel était le personnel qui garnissait la table d’hôte de Mme  Borodino. De jeunes dupes régalaient tour à tour la compagnie de vin de Champagne, allaient au bois avec ces dames, louaient des voitures pour les parties de campagne et des loges à l’Opéra pour la soirée, puis se pressaient au-dessus de ces blanches épaules, pour parier autour des tables d’écarté, et écrivaient à leurs parents des lettres où ils se félicitaient d’avoir leur entrée dans les maisons les plus distinguées de la capitale.

Là, aussi bien qu’à Paris, Becky était l’âme de toutes ces fêtes et charmait les maisons où elle allait. Elle acceptait le champagne, les promenades à la campagne, les bouquets, les loges au théâtre, mais ce qu’elle mettait au-dessus de tout, c’était le jeu, et elle s’y livrait avec une folle audace. Elle risqua d’abord une mise fort modeste, puis vint ensuite la pièce de cinq francs, puis les napoléons puis les billets de banque. Si parfois elle se sentait gênée pour payer ses mois de pension, elle s’adressait à quelque jeune homme qui lui prêtait de l’argent, et lorsqu’elle se trouvait en fonds elle traitait avec la dernière insolence mistress Borodino que la veille elle avait cherché à amadouer par ses cajoleries. Il y avait des jours où elle n’aventurait que dix sous sur le tapis, c’est qu’alors ses finances étaient à sec ; d’autres fois au contraire, elle risquait tout un quartier de ses revenus et se disait toute prête à s’acquitter envers Mme  Borodino. Ces jours-là elle aurait tenu contre tous les chevaliers d’industrie de la terre.

Un beau jour, Becky quitta Bruxelles, devant, il faut bien le dire, trois mois de pension à Mme  de Borodino, qui, pour s’en venger, ne manquait jamais de raconter à tout Anglais qui venait chez elle quel était l’amour de Becky pour le jeu et la boisson ; par quelle habile comédie elle avait su soutirer de l’argent à M. Muff, ministre de l’Église réformée ; les audiences particulières qu’elle avait données dans sa chambre à milord Noodle, fils de sir Noodle et élève de M. Muff, et enfin cent autres coquineries au courant desquelles la comtesse de Borodino ne manquait pas de mettre ses visiteurs.

C’est ainsi que notre voyageuse promenait sa tente à travers les différentes capitales de l’Europe, et menait une existence aussi vagabonde que celle d’Ulysse ou du Juif-Errant. Ses dispositions à l’intrigue ne faisaient chaque jour que croître et embellir, et elle devint bientôt une vraie bohémienne dans toute la force du terme, ne fréquentant plus que les gens dont la réputation ne répand pas précisément un parfum d’honnêteté.

Il n’existe point de ville un peu importante en Europe, où les industriels anglais n’aient établi une succursale, et dont le public ne puisse voir les noms affichés dans la cour du shériff. Ce sont souvent des jeunes gens de très-bonne famille répudiés par leur famille, vrais piliers d’estaminets et maquignons ambulants, sous les auspices desquels ont lieu les courses de chevaux à l’étranger, et s’ouvrent les maisons de jeu. C’est parmi cette espèce de gens que se recrute surtout la population des prisons pour dettes. Ils aiment le vin et le tapage, les duels et les rixes ; et quelque beau matin on apprend qu’ils ont disparu sans avoir payé leur note. Au jeu ils se feraient scrupule de ne point tricher ; lorsqu’ils ont plumé quelque innocent pigeon, on les voit s’étaler à Baden-Baden dans d’élégantes briskas ; ont-ils la poche vide, on les aperçoit rôdant avec un air piteux et des habits râpés autour des tables de jeu, jusqu’au moment où ils parviennent à glisser une fausse lettre de change à quelque juif avide ou à dépouiller une nouvelle dupe. Ces alternatives de grandeur et de misère présentent de singulières bizarreries. C’est une vie de fièvre continuelle et parfaitement conforme, du reste, aux goûts et aux dispositions de Becky. Elle errait ainsi de ville en ville, s’adressant partout à ces sociétés de bohémiens. Dans toutes les maisons de jeu de l’Allemagne, le bonheur de Mme  de Rawdon était devenu proverbial ; avec Mme  de Cruche-Cassée elle ouvrit une maison à Florence, et l’un de mes amis, M. Frédéric Pigeon, me raconta que, chez elle, à Lausanne, après s’être grisé à un souper, il avait perdu huit cents louis contre le major Loder et l’honorable M. Deuceace. Nous sommes obligé d’esquisser rapidement la biographie de Becky, mais à en juger par ces traits rassemblés au hasard, moins on en dira et mieux cela vaudra.

Quand la fortune tenait mistress Rebecca au bas de la roue, elle avait alors recours aux concerts et aux leçons de musique. Une matinée musicale fut donnée à Wildbad par une certaine Mme  Rawdon, avec le concours du premier pianiste de l’hospodar de Valachie, M. Spoft. Mon jeune ami, M. Eaves, qui connaît tout ce monde et a visité tous les pays, m’a affirmé qu’étant à Strasbourg, en 1830, il assista aux débuts d’une Mme  Rebecque dans l’opéra de la Dame blanche, et que son apparition sur le théâtre souleva une épouvantable tempête. Elle fut sifflée à outrance par toute la salle, en partie pour son peu d’habitude de la scène et en partie à cause des sympathies maladroites que lui avaient témoignées de l’orchestre quelques officiers de la garnison. Eaves était certainement convaincu que l’infortunée débutante n’était autre que la malheureuse Rawdon-Crawley.

Elle en était ainsi réduite à l’état de ces êtres nomades pour qui la vie s’écoule au jour le jour. Dès qu’elle avait de l’argent, elle le jouait ; quand elle l’avait joué, elle ne reculait devant aucun expédient pour s’en procurer, et Dieu sait par quels moyens elle y parvenait ! On la vit quelque temps à Saint-Pétersbourg, mais elle reçut bientôt un ordre de la police de quitter cette capitale, ce qui prouve la fausseté de la chronique qui, plus tard, la représente comme résidant à Tœplitz et à Vienne, en qualité d’espion de la Russie. On m’a raconté aussi qu’à Paris, elle retrouva une de ses parentes, sa grand’mère maternelle, qui, loin d’être une Montmorency, remplissait les fonctions d’ouvreuse de loges dans l’un des plus crasseux théâtres des boulevards.

Leur entrevue, comme me l’ont donné à entendre des témoins oculaires, fut très-touchante et très-pathétique ; mais les détails à ce sujet n’ont point un caractère assez authentique pour que l’historien se hasarde à les répéter.

Il arriva qu’à Rome, mistress Rawdon eut à toucher un semestre de sa pension chez le principal banquier de la ville, et comme tous ceux qui avaient chez ce prince des usuriers un compte ouvert de plus de cinq cents scudi étaient invités au bal qu’il donnait pendant l’hiver, Rebecca reçut une invitation et parut à l’une des splendides soirées du prince et de la princesse Polonia. La princesse était de la maison des Pompili, qui descendent en ligne directe du second roi de Rome et d’Egerie de la maison d’Olympus. Le grand-père du prince Alexandre Polonia vendait des pains de savons, des essences, du tabac, des mouchoirs de poche, se chargeait de maintes commissions délicates moyennant salaire et prêtait de l’argent à la petite semaine. Toute la haute société de Rome se pressait dans ses salons. Princes, ducs, ambassadeurs, artistes, vieux ou jeunes gens de tout rang et de toutes conditions, tout le monde y accourait. Des flots de lumière éclairaient ses somptueux portiques ; les murs étaient couverts de boiseries dorées et de toiles d’une authenticité suspecte. Une vaste couronne d’or surmontait l’écusson princier du propriétaire. Un énorme champignon d’or sur champ de gueule avec une fontaine d’argent représentant les armes de la famille Pompili, brillait à tous les chambranles des portes et sur toutes les boiseries, et enfin sur le dais qui ombrageait l’estrade tapissée de velours et destinée à recevoir les papes et les empereurs.

Becky était arrivée par la diligence de Florence et était descendue dans un hôtel d’une apparence fort mesquine ; elle reçut néanmoins une invitation pour la fête du prince Polonia. Sa femme de chambre l’habilla avec un soin tout particulier ; puis Becky se rendit à ce bal au bras du major Loder, en compagnie duquel elle voyageait alors. C’était le même major qui, l’année suivante, tua en duel le prince de Ravioli à Naples, et fut roué à coups de canne par sir John Buckskin pour avoir mis par mégarde, en jouant à l’écarté, quatre rois dans son chapeau en sus de ceux qui se trouvaient dans le jeu. Ces deux honnêtes personnes se rendirent donc ensemble au bal, et Becky y reconnut une foule de visages qu’elle avait rencontrés dans des temps plus heureux, alors que, sans être plus vertueuse, elle jouissait du moins de la réputation qui s’attache à cette qualité. Le major Loder y retrouva une foule d’étrangers à la mine équivoque, aux moustaches effilées, portant à la boutonnière des rubans froissés et fanés, et laissant voir le moins de linge possible. Quant aux Anglais, ils se détournaient à l’approche du major. Becky y rencontra aussi quelques dames de sa connaissance : des veuves françaises, des comtesses italiennes d’une provenance douteuse, victimes, comme toujours, des brutalités de leurs maris.

Pour nous, qui fréquentons la meilleure compagnie de la Foire aux vanités, quittons vite cet égout où s’agite tout ce que ce bas monde renferme de plus impur. Jouons, si nous y trouvons du plaisir, mais que ce soit au moins avec des cartes propres et non avec des cartes grasses. Mais, hélas ! il suffit d’avoir un peu voyagé pour s’être trouvé en présence de quelques-uns de ces escrocs qui portent les couleurs du roi, montrent une commission parfaitement en règle, et font profession de dévaliser leurs semblables jusqu’au moment où, sans autre forme de procès, on les prend à quelque coin de rue.

Becky, toujours au bras du major Loder, parcourait les salons du prince Polonia, et figurait d’une manière fort méritante dans les nombreux assauts donnés au buffet et au champagne par une armée irrégulière d’avides invités. Quand notre couple se sentit suffisamment rafraîchi, il dirigea ses pas vers un petit salon de velours rose, où venait aboutir cette longue suite d’appartements. Là, au milieu de la pièce, on voyait la statue de Vénus, mille fois répétée par les glaces de Venise qui garnissaient les lambris. Le prince avait fait servir dans cette pièce un petit souper fin pour les hôtes qu’il honorait d’une distinction particulière. Parmi ces convives d’élite assis à cette table privilégiée se trouvait lord Steyne. Becky l’eut bien vite reconnu.

La blessure faite par la broche avait laissé une cicatrice rougeâtre sur ce front lisse et blanc ; les favoris d’un rouge clair avaient reçu une teinte plus foncée, ce qui ajoutait encore à la pâleur de sa figure. Il portait son collier, ses ordres, son ruban bleu et sa jarretière. C’était le plus important personnage de la réunion, bien qu’on y comptât cependant un duc régnant et une Altesse royale. Sa Seigneurie avait à côté d’elle la belle comtesse de Belladonna, dont le mari, le comte Paolo della Belladonna, célèbre par ses collections entomologiques, était en ce moment en mission auprès de l’empereur de Maroc.

Becky, en apercevant l’illustre tête à laquelle se rattachaient tant de souvenirs, dut être plus vivement choquée de la vulgarité du major Loder, et de l’odeur infecte de tabac que répandait le capitaine Rook. Elle chercha sans doute à retrouver les grands airs, à reprendre les allures et les sentiments qu’elle étalait avec tant de supériorité dans sa petite maison de May-Fair.

« Cette femme paraît sotte et capricieuse, pensa-t-elle tout bas ; je suis sûre qu’elle ne sait comment s’y prendre pour le distraire ; il doit en avoir déjà par-dessus la tête, ce qui ne lui est jamais arrivé avec moi ! »

La crainte, l’espoir, les souvenirs firent battre ce petit cœur, et Becky, avec des yeux où brillait un éclat surnaturel augmenté encore par le rouge qui entourait sa paupière, contemplait fixement le noble personnage auquel ses plaques réservées pour les grandes occasions, donnaient encore une nouvelle majesté. Comment ne pas admirer ces manières faciles et pleines d’une familiarité imposante ? Ah ! c’était bien là le type du grand seigneur à l’esprit pétillant, à la conversation aimable, aux manières empreintes d’une exquise distinction ; et pour le remplacer, elle avait un troupier qui puait le cigare et l’eau-de-vie ; un capitaine Rook, dont les bons mots sentaient l’écurie, qui ne parlait que courses et que chevaux, et autres sujets de la même espèce.

« Je voudrais bien savoir s’il me reconnaîtrait, » pensait Rebecca en elle-même.

Au même instant, lord Steyne, qui causait avec une grande dame placée à ses côtés, leva les yeux et aperçut Becky. Ses jambes tremblèrent sous elle à la rencontre de leurs yeux ; toutefois, elle eut assez d’empire sur elle-même pour adresser au noble lord un de ses plus gracieux sourires accompagné d’un petit salut bien timide et bien suppliant. Pendant une minute, lord Steyne la regarda d’un œil tout effaré, et il resta les yeux fixes et la bouche béante, comme Macbeth à la vue du spectre de Banquo, jusqu’au moment où l’affreux major Loder entraîna Becky d’un autre côté.

« Gagnons le souper, lui avait dit son cavalier ; à voir manger tous ces gros personnages, cela donne appétit. Dépêchons-nous d’aller dire un mot au champagne du gouverneur. »

Becky trouvait que le major lui en avait déjà dit beaucoup trop long.

Le lendemain, elle alla se promener au Corso, ce rendez-vous des oisifs de Rome, espérant y retrouver lord Steyne ; mais elle n’y vit que M. Fenouil, l’homme de confiance de Sa Seigneurie qui, l’abordant avec un salut assez familier, lui adressa les paroles suivantes :

« Je savais, madame, vous trouver ici ; car je vous suis depuis le moment où vous avez quitté votre hôtel, et j’ai à vous faire une communication qui vous intéresse.

— De la part du marquis de Steyne ? demanda Becky en s’efforçant de prendre un air de dignité qui déguisait mal l’agitation où la jetaient la crainte et l’espérance.

— Non, reprit l’homme de service, mais de ma part. Le climat de Rome est un climat fort malsain.

— Oh ! pas encore, monsieur Fenouil ; attendez à Pâques pour cela.

— Je vous répète, madame, qu’il est des gens auxquels il ne convient en aucune saison ; il y règne une mal’aria dont le souffle empoisonné fait des victimes en tout temps. Moi, je vous ai toujours considérée comme une brave femme, et, parole d’honneur, je serais fâché qu’il vous arrivât malheur. Vous voilà avertie ; c’est à vous maintenant de quitter Rome, à moins que vous ne soyez fatiguée de la vie. »

Becky s’efforçait de rire, mais elle était au comble de la rage et de la fureur.

« Vous plaisantez, monsieur Fenouil… On irait assassiner une pauvre femme ; voilà qui ressemble fort à du roman. Milord Steyne a donc des bravi pour cochers et des stylets plein ses voitures ? Je reste, entendez-vous ? ne serait-ce que pour le faire enrager, et, d’ailleurs, j’ai plus d’un défenseur. »

M. Fenouil se mit à rire à son tour.

« Des défenseurs ! et qui donc ? le major ? le capitaine ? tous ces chevaliers du tapis vert qui forment le cortége obligé de madame et qui, pour cent louis, se chargeraient de la débarrasser du fardeau de la vie. Nous en savons fort long sur le major Loder, qui n’est pas plus major que je ne suis marquis, et, au besoin, l’on pourrait l’envoyer aux galères. Allez, allez, nous sommes bien informés, et nous avons des amis partout. Nous savons parfaitement vos rencontres de Paris, et quelle parenté vous y avez retrouvée. Madame a beau ouvrir de grands yeux, c’est comme j’ai l’honneur de le dire. Comment se fait-il qu’aucun de nos ambassadeurs sur le continent n’ait consenti à recevoir madame, c’est qu’elle a offensé quelqu’un qui ne lui pardonnera jamais, et dont la fureur s’est réveillée à son aspect. La nuit dernière, en rentrant chez lui, milord était dans une agitation qui tenait de la démence ; Mme  de Belladonna lui a fait une scène à cause de vous ; jamais on ne l’avait vue dans un pareil accès de fureur.

— C’est pour le compte de Mme  de Belladonna que vous faites alors cette démarche, dit Becky se remettant un peu du trouble où l’avait jetée cette conversation.

— Nullement ; elle n’est pour rien dans tout ceci. La jalousie est son état normal, et, puisqu’il faut vous le dire, c’est de la part de monseigneur. Vous auriez le plus grand tort de vous montrer à lui ; et si vous restez ici, vous pourrez bien vous en repentir. Rappelez-vous le conseil que je viens de vous donner ; partez vite. Mais voici la voiture de milord… »

En même temps, M. Fenouil, saisissant Becky par le bras, l’entraîna dans une autre allée du jardin, au moment où la voiture de milord Steyne, toute chargée d’armes et de devises, débouchait comme un ouragan à l’entrée de l’avenue, traînée par des chevaux du plus grand prix. Mme  de Belladonna était assise dans le fond de la voiture ; elle avait un air sombre et maussade, portait un king-Charles sur ses genoux, et s’abritait derrière une ombrelle blanche. Lord Steyne était étendu à côté d’elle, la face livide et les yeux à moitié morts. La haine, la colère, le désir, pouvaient de temps à autre leur rendre un éclat passager, mais d’ordinaire ils semblaient éteints et fermés pour un monde dont ce vieux débauché avait épuisé tous les plaisirs et toutes les illusions.

« Son Excellence n’est pas encore remise de la crise de cette nuit, » murmura M. Fenouil à l’oreille de mistress Crawley, tandis que la voiture disparaissait dans un tourbillon de poussière.

Et alors seulement elle sortit de derrière les buissons qui l’avaient dérobée aux regards du noble lord.

— Tant mieux, » pensa Becky qui prit cela comme consolation.

Milord nourrissait-il en réalité des projets d’assassinat contre mistress Rawdon, ainsi que M. Fenouil le lui avait donné à entendre, ou avait-il seulement mission de l’effrayer pour la forcer à quitter la ville où Sa Seigneurie se proposait de passer l’hiver et où elle n’eût pas été bien aise de se retrouver face à face avec son ancienne connaissance, c’est là un point qui n’a jamais été fort bien éclairci. En ce qui concerne ce digne serviteur, nous dirons seulement qu’après la mort de son maître il retourna dans son pays natal, où il vécut respecté de tous jusqu’à la fin de ses jours sous le titre de baron Finelli qu’il avait acheté de son souverain. Quant à Becky, cette menace eut tout l’effet qu’on en attendait, si l’on cherchait seulement à se délivrer par là de la présence de cette petite aventurière.

Pour ce qui est du marquis de Steyne, chacun sait la triste fin de ce noble personnage, qui succomba à Naples, deux mois après la révolution de 1830. On lisait à ce propos dans les journaux : « L’honorable George Gustave, marquis de Steyne, comte de Gaunt-Castle, pair d’Irlande, vicomte d’Hellborough, baron de Pitobley et de Grilleby, chevalier de l’ordre de la Jarretière, de la Toison d’or d’Espagne, de l’ordre russe de Saint-Nicolas de première classe, de l’ordre turc du Croissant ; premier lord du cabinet des poudres, valet de chambre ordinaire de Sa Majesté britannique, colonel du régiment de Gaunt, conservateur du Musée britannique, administrateur du collége de la Trinité, gouverneur de Grey-Friars, est mort de la douleur que lui a causée le triomphe de la faction orléaniste. »

Cette éloquente énumération de titres parut successivement dans tous les journaux de la semaine où l’on fit les plus pompeux éloges de ses vertus, de sa libéralité, de ses talents, de bonnes actions. Son corps fut enseveli à Naples et son cœur, qui n’avait jamais battu que pour de nobles et généreuses inspirations, fut transporté à Castle-Gaunt dans une urne d’argent.

« Les arts et les malheureux, écrivit M. Wagg, ont perdu en lui un protecteur éclairé, la société un de ses plus beaux ornements, l’Angleterre un de ses plus grands citoyens. »

Son testament ouvrit le champ à un grand nombre de débats, et l’on chercha quantité de chicanes à Mme  de Belladonna pour l’obliger à restituer un magnifique diamant que Sa Seigneurie portait toujours au petit doigt, et qu’on accusait cette dame d’avoir détourné après le regrettable trépas de lord Steyne. Mais l’homme de confiance de milord, M. Fenouil, prouva que cette bague avait été offerte à ladite Mme  de Belladonna, par le marquis, deux jours avant sa mort, ainsi que les billets de banque, les bijoux, les valeurs françaises et napolitaines, qu’on l’accusait d’avoir pris dans le secrétaire de Sa Seigneurie, et que les héritiers n’eurent pas honte de réclamer à cette femme aussi honnête que calomniée.