La Foire aux vanités/2/31


CHAPITRE XXXI.

Où nous nous retrouvons avec une vieille connaissance.


L’excessive politesse de lord Tapeworm produisit sur l’esprit de M. Jos la plus favorable impression, et le lendemain matin, à déjeuner, il déclara qu’à son avis Poupernicle était bien le plus charmant pays du monde. Il était toujours très-facile de saisir les finesses de Jos, et Dobbin riait en lui-même en entendant le digne fonctionnaire parler sur le ton d’un homme qui s’y connaît, du château de Tapeworm et du lignage de cette noble famille. Dobbin eut par là la preuve que son digne compagnon s’était levé de grand matin afin de consulter le Dictionnaire de la Pairie, qu’il ne quittait jamais, pas même en voyage. Jos, à ce qu’il disait, affirmait avoir déjà vu le très-honorable comte de Bagwig, le père de sa seigneurie…, à la cour… au petit lever… ; il en appelait aux souvenirs de Dob.

Le diplomate, fidèle à sa promesse, étant venu visiter nos voyageurs, et ayant fait à Jos de grands saluts et de profondes révérences, ce dernier se sentit dès lors tout porté pour lui.

Dès l’arrivée de son excellence, Jos jeta un coup d’œil à Kirsch qui, prévenu à l’avance, alla disposer une petite collation de viandes froides, de gelées et autres friandises, à laquelle le noble visiteur fut obligé de prendre part pour mettre un terme aux obsessions de Jos.

Tapeworm ne laissait échapper aucune occasion de témoigner son admiration pour les beaux yeux de mistress Osborne, dont la fraîcheur et la beauté semblaient gagner chaque jour un nouvel éclat ; aussi paraissait-il fort satisfait de toutes les invitations qui lui procuraient le moyen de venir passer quelques heures chez M. Sedley. Il lui adressa deux ou trois questions un peu gaillardes sur l’Inde et sur les jolies filles que l’on y rencontre ; il demanda à Amélia si ce bel enfant qu’elle avait avec elle était le sien, et il étonna grandement la petite femme en la complimentant de la sensation qu’elle avait produite au théâtre ; enfin il acheva la conquête de Dobbin en lui parlant des exploits en Belgique, du contingent de Poupernicle, commandé par le prince héréditaire, maintenant duc de Poupernicle.

La galanterie était, chez les Tapeworm, une vertu de famille ; aussi, leur digne représentant se persuadait-il que toutes les femmes sur lesquelles il daignait laisser tomber un regard devenaient aussitôt amoureuses de lui. Il quitta Emmy bien convaincu qu’elle était désormais fascinée par la force de son esprit et de ses séductions, et il se hâta de rentrer chez lui pour lui écrire un poulet des mieux tournés. Emmy, à vrai dire, ne se sentait nullement gagnée par l’admiration ; les grimaces, le babillage, le mouchoir parfumé, les bottes vernies et à haute tige de Tapeworm l’avaient d’abord étourdie, puis, enfin, lui avaient donné la migraine. Elle n’avait rien entendu à la moitié de ses beaux compliments. Avec le peu d’expérience qu’elle avait du monde, elle ignorait encore complétement ce que c’était qu’un homme à bonnes fortunes, et milord lui paraissait plus curieux encore qu’amusant. S’il n’excitait pas son admiration, il éveillait du moins sa surprise. Quant à Jos, il était plongé dans l’enchantement.

« Voilà un grand seigneur fort poli, disait-il. Voyez un peu jusqu’à quel point il pousse la prévenance ! Sa seigneurie n’a-t-elle pas été jusqu’à m’offrir de m’envoyer son médecin. Kirsch, vous allez de ce pas porter nos cartes chez le comte de Schlüsselback, j’aurais, ainsi que le major, un véritable plaisir à aller lui faire ma cour le plus tôt possible. Kirsch, sortez mon uniforme, nos deux uniformes, nous les mettrons pour cette visite ; c’est une marque de politesse à laquelle ne doit pas manquer un Anglais en voyage vis-à-vis du souverain dont il traverse les États, et des représentants de sa nation.

Le docteur de lord Tapeworm, M. Von Glauber, médecin ordinaire de son altesse le grand-duc, ne manqua pas de venir faire sa visite. Il n’eut pas de peine à persuader à Jos que les eaux minérales de Poupernicle et qu’un régime particulier auquel il offrait de le mettre ne pouvaient manquer de rendre au fonctionnaire du Bengale la vigueur et les roses de la jeunesse.

« Il est arifé ici, lui dit-il, l’an ternier, le chénéral Bulkeley, un chénéral anclais teux fois cros comme fou. Eh pien ! monsieu, au pou de troa moa, che l’ai renfoyé tout à fait maigre, et au pou de teux mois, il afé pu tanser afec la paronne de Glauber. »

Il n’y avait plus à hésiter, les sources, le docteur, la cour, le chargé d’affaires parlaient à son esprit avec une éloquence irrésistible. Il résolut, en conséquence, de passer l’automne dans cette délicieuse résidence. Fidèle à sa parole, le chargé d’affaires présenta Jos et le major à Victor Aurélius XVII. Ce fut le comte de Schlüsselback, maréchal du palais, qui les introduisit à l’audience du souverain.

Bientôt ils reçurent une invitation à dîner à la cour, et lorsqu’ils eurent annoncé leur intention de s’arrêter dans cette ville, les dames les plus huppées de l’endroit allèrent rendre visite à mistress Osborne, et comme chacune de ces dames, quelque pauvre qu’elle pût être, était pour le moins baronne, l’excellent Jos ne se sentait pas d’aise. Il écrivit à un de ses amis du club qu’on savait en Allemagne traiter avec les plus justes égards l’importante Compagnie des Indes ; qu’il allait apprendre à son ami le comte de Schlüsselback la manière indienne de chasser le sanglier, et qu’enfin ses augustes amis le duc et la duchesse étaient tout ce qu’il y avait de plus aimable et de plus poli au monde.

Emmy fut également présentée à cette auguste famille, et comme le deuil est contraire à l’étiquette de cour, elle se rendit au palais avec une robe en crêpe rose, une garniture de diamants au corsage et donnant le bras à son frère. La toilette lui allait si bien, que le duc et sa cour ne se lassèrent point de l’admirer. Nous ne parlons point de Dobbin, qui n’avait presque jamais vu Amélia en toilette de bal ; aussi jurait-il alors qu’on ne lui aurait pas donné plus de vingt-cinq ans.

Elle dansa une polonaise avec le major Dobbin, tandis que M. Jos avait l’honneur d’être le cavalier de la comtesse de Schlüsselback, vieille dame qui portait une touffe de plumes sur le chignon, mais qui comptait seize quartiers de noblesse et des alliances avec presque toutes les maisons royales de l’Allemagne.

Poupernicle est situé au fond d’une heureuse vallée, baignée par les eaux fertilisantes de la Rump, qui s’y déroule en mille replis tortueux avant d’aller se jeter dans le Rhin, à un endroit que je ne puis indiquer, faute d’avoir la carte sous les yeux. Dans certains points la rivière est assez forte pour supporter un bac, et dans d’autres pour faire tourner un moulin. Dans Poupernicle même, le grand et fameux Victor Aurélius XIV a construit un pont magnifique, sur lequel s’élève sa statue, entourée de naïades, qui portent les emblèmes de la victoire, des cornes d’abondance et le rameau d’olivier. Il a le pied sur la tête d’un Turc prosterné devant lui. Le prince fait aux passants un gracieux sourire et désigne de son glaive la place Aurélius, où il avait commencé à édifier un nouveau palais, qui eût été la merveille de son siècle, si ce prince magnanime avait eu l’argent nécessaire pour le terminer. Mais il ne put être achevé faute d’argent comptant. Le parc et le jardin, tombés désormais dans un état de dépérissement déplorable, pourraient contenir dix cours et dix souverains comme ceux que possède Poupernicle.

Les jardins renferment des terrasses et des bassins allégoriques pour le moins dignes de ceux de Versailles et qui exciteraient l’admiration des étrangers, s’ils n’étaient en réparation continuelle pour les conduits.

Le gouvernement est despotique, pour le plus grand bien des sujets, mais tempéré par une chambre élective ou non à volonté. Pendant tout le temps de mon séjour à Poupernicle, je n’ai point entendu dire qu’elle se fût réunie. L’armée se composait d’un fort bel état-major, mais d’un très-petit nombre de soldats ; pour la cavalerie, on compte environ trois ou quatre cavaliers qui font le service des dépêches ; chacun d’eux a un uniforme différent pour représenter les différents corps.

La noblesse se visite régulièrement. Chaque marquise, comtesse ou baronne a son jour de réception ; ce qui fait que la semaine se trouve toute remplie pour le mortel fortuné qui jouit des grandes et petites entrées dans la haute société de Poupernicle.

Malgré son peu d’étendue, la capitale de ce petit royaume a été cependant le théâtre des querelles les plus vives. La politique fait rage à Poupernicle, et les partis y sont très-ardents. Deux factions y règnent : l’une tenant pour mistress Strumpff et l’autre pour mistress Lederburg. L’une est soutenue par le ministre anglais, l’autre par le chargé d’affaires français, M. de Macabau. Du moment où notre ministre plénipotentiaire se déclarait pour mistress Strumpff, de beaucoup la meilleure chanteuse, car elle compte trois notes de plus dans la voix, il n’en fallait pas davantage pour que le ministre français se jetât dans l’autre parti et se montrât toujours en opposition avec notre envoyé.

Tout le monde dans la ville était obligé de se ranger de l’un ou de l’autre côté.

Nous avions pour nous le ministre de la maison du grand-duc, son premier écuyer, son secrétaire particulier et le précepteur du jeune prince. Le parti français se recrutait du ministre des affaires étrangères, de la femme du général en chef qui avait servi sous Napoléon, du maréchal du palais et de sa femme, qui, enchantée de suivre les modes de Paris, avait toute espèce de renseignements à ce sujet par l’entremise du courrier d’ambassade de M. de Macabau. Le secrétaire de chancellerie était un petit de Grignac malin comme Satan, et qui avait dessiné la caricature de Tapeworm sur tous les albums de la localité.

Leur quartier général et leur table d’hôte étaient à l’hôtel de l’Éléphant, qui, avec celui des Princes, composait tout ce que Poupernicle avait d’établissements en ce genre. Tout en observant en public les plus strictes convenances, ces messieurs n’avaient garde, cependant, de s’épargner les épigrammes les plus mordantes. Tels on voit des lutteurs se couvrir de meurtrissures et de plaies sans que jamais l’expression de leur figure trahisse la souffrance physique.

Tapeworm et Macabau ne manquaient jamais d’assaisonner les dépêches qu’ils adressaient à leur gouvernement, d’attaques ou de récriminations contre un odieux rival. Notre résident, par exemple, écrivait à son gouvernement les lignes suivantes :

« L’intérêt de la Grande-Bretagne, dans ce pays comme dans le reste de l’Allemagne, restera compromis aussi longtemps que l’envoyé français qui se trouve ici sera maintenu à son poste. C’est un homme infâme, abominable, qui ne recule devant aucune scélératesse, et commettrait tous les crimes pour arriver à ses fins. Par de perfides insinuations, il cherche à pervertir l’esprit de la cour à l’égard des ministres de la Grande-Bretagne ; il s’efforce de présenter la conduite de notre gouvernement sous le jour le plus atroce et le plus odieux, et il est malheureusement approuvé par un ministre dont l’ignorance est aussi notoire que son influence est fatale. »

Dans une autre correspondance on écrivait :

« M. de Tapeworm n’a rien rabattu de son arrogance britannique et de son système de dénigrement ridicule à l’égard de la plus grande nation de la terre. On l’a surpris l’autre jour à parler fort légèrement de la cour de France, et hier on l’a entendu accuser son altesse royale le duc d’Orléans, qui sait si bien ce qu’il doit à sa famille et surtout à lui-même, de conspirer contre le trône de notre auguste souverain. Il prodigue l’or à pleines mains, si par hasard ses menaces n’ont pas tout le succès qu’il en attend. À force de bassesses, il est parvenu à se faire un assez grand nombre de créatures à la cour. En résumé, Poupernicle ne peut espérer de repos, l’Allemagne de tranquillité ; la France ne peut prétendre à un légitime respect et l’Europe à la satisfaction qui lui est due, tant qu’on n’aura point commencé par écraser cette bête venimeuse. »

Que le lecteur se figure plusieurs pages écrites ainsi dans le même style. En outre, lorsque de part ou d’autre on envoyait quelque dépêche confidentielle, le contenu ne manquait jamais d’en transpirer toujours au dehors.

La saison d’hiver était à peine commencée qu’Emmy avait déjà choisi un jour de réception et se distinguait par la manière aussi gracieuse que modeste dont elle faisait les honneurs de chez elle. Elle prit un maître de français qui lui fit compliment de la pureté de son accent et de la facilité qu’elle montrait à apprendre, ce qui s’expliquait du reste par l’étude particulière qu’elle avait faite de la grammaire dans le temps où elle s’essayait à donner des leçons à George. Mme  Strumpff lui donnait des leçons de chant, et Emmy s’en acquittait d’une façon si agréable et d’une voix si douce, que le major, qui avait pris un appartement en face d’elle, laissait ses fenêtres ouvertes pour entendre la leçon. Les dames allemandes, si sentimentales et si simples dans leurs goûts, se prirent d’une belle passion pour elle, et se mirent à l’appeler leur chère amie. Ces détails paraîtront peut-être minutieux et vulgaires, mais nous nous faisons un devoir de les citer, parce qu’ils se rattachent à des temps heureux. Quant au major, il était devenu l’instituteur de George ; il lisait avec lui les Commentaires de César, et lui faisait repasser les mathématiques, en supplément des leçons que lui donnait un maître particulier. Tous les soirs on allait se promener à cheval à côté de la voiture d’Emmy, trop timide pour se risquer de même, et toujours prête à pousser un cri au moindre mouvement de la monture de George. Elle causait dans un coin de la voiture avec quelque blonde Allemande, tandis que Jos faisait un somme dans l’encoignure voisine.

Jos fut atteint de sentiments fort tendres pour la comtesse Fanny de Butterbrod, douce et tendre créature dont les parchemins établissaient parfaitement les droits aux titres de chanoinesse et de comtesse, mais qui, pour tout revenu, ne possédait qu’une somme de 250 livres par an. Fanny disait, à qui voulait l’entendre, qu’elle demandait au ciel, comme le plus grand bonheur, de devenir la sœur d’Amélia.

Jos aurait pu, de cette façon, mettre sur les panneaux de sa voiture et sur son argenterie la couronne et l’écusson de la comtesse. Lorsqu’au milieu de tous ces projets, survinrent de grandes réjouissances à l’occasion du mariage du prince héréditaire de Poupernicle avec la princesse Amélie de Hombourg-Schlippen-Schloppen.

La splendeur de ces fêtes rappela les prodigalités du règne de Victor XIV. Les princes, les princesses et les grands personnages du voisinage furent invités à y prendre part. Les lits montèrent au prix fabuleux, à Poupernicle, de 3 francs par nuit, et l’armée eut peine à suffire à tous les postes d’honneur qu’il fallut établir aux portes des excellences et des altesses qui arrivaient de tous côtés. La princesse avait été épousée par procuration, à la résidence de son père, par le comte de Schlüsselbach. Quantité de tabatières furent données à cette occasion, ainsi que je l’ai appris d’un joaillier de la cour, qui, après s’être chargé de les vendre, se chargea aussi de les racheter. On envoya la plaque de l’ordre de Saint-Michel de Poupernicle à tous les grands dignitaires de la cour de la demoiselle ; tandis que les cordons et les croix de Ste-Catherine de Schlippen-Schloppen brillaient sur toutes les poitrines les plus considérables de Poupernicle. L’envoyé français reçut les deux décorations.

« Le voilà couvert de rubans comme un cheval de corbillard, disait Tapeworm, auquel, d’après les principes de son gouvernement, il était interdit de recevoir aucune décoration ; à lui les cordons, mais à nous la victoire. »

Le fait est que le parti britannique triomphait. Le parti français avait proposé une princesse de la maison de Potztausend-Donnerwerter, et aussitôt le parti anglais s’était mis en campagne pour trouver une autre alliance.

Tout le monde fut convié à ces fêtes. Des guirlandes de fleurs et des arcs de triomphe furent disposés sur la route par laquelle devait arriver la jeune mariée. De la grande fontaine de la place Saint-Michel jaillissait un vin passablement aigre, tandis que celle de la place d’Armes versait des flots de bière. Les grandes eaux jouèrent aussi pour cette solennité ; des mâts de cocagne furent dressés dans le parc et dans les jardins, et à leur sommet des montres, des couverts d’argent, et des saucisses entourées de rubans roses, provoquaient la convoitise des amateurs. Georgy, aux grands applaudissements des spectateurs, eut l’idée de grimper à l’un de ces mâts, puis ensuite il se laissa glisser avec la rapidité de l’éclair. Mais cette prouesse était uniquement pour la gloire, et il donna son saucisson à un paysan qui, ayant tenté l’ascension avant lui, se désolait au pied du mât de son peu de succès.

La chancellerie française comptait six lampions de plus que la légation britannique, mais la légation britannique avait un transparent sur lequel on voyait, à l’approche du jeune couple, la discorde prendre la fuite ; la discorde ressemblait, traits pour traits, à l’ambassadeur français ; la France eut donc le dessous, et il n’y a aucun doute pour nous que l’avancement du Tapeworm et la croix de chevalier du Bain n’aient été la récompense de cette manifestation éclatante.

Les étrangers arrivèrent en foule pour les fêtes, les Anglais ne manquèrent pas à l’appel. Il y eut des bals à la cour, bals dans tous les lieux publics ; on installa même des tapis verts pour le trente et quarante et la roulette, mais seulement pour les huit jours que durèrent les fêtes.

Georgy, qui avait toujours les poches pleines d’écus, et dont les parents étaient invités aux fêtes de la cour, se rendit au bal de la Cité en compagnie de l’interprète de son oncle, M. Kirsch. Jusqu’alors il n’avait fait que passer dans la salle de jeu de Baden où, conduit par le bon Dobbin, il n’avait été autorisé qu’au simple rôle de spectateur. Georgy était donc enchanté de pouvoir se rendre sans contrôle et sans entraves dans les salons où croupiers et spectateurs agitaient sans rien voir le râteau fatal. Des femmes étaient aussi assises à la table de jeu, mais elles portaient des masques ; c’était une licence accordée pendant ces temps de fête et de plaisir.

Une femme aux cheveux d’un blond clair, à la toilette fanée, et qui présentait, par sa couleur, un singulier contraste avec la fraîcheur qu’elle pouvait avoir eue autrefois, laissait apercevoir à travers son masque noir l’éclat étrange de ses yeux qui suivaient sur le tapis les vicissitudes du jeu, puis se reportaient sur une carte où elle marquait chaque coup avec une rigoureuse exactitude, à mesure que le croupier appelait un nombre ou une couleur ; elle n’aventurait son argent que lorsque la sortie répétée du rouge ou du noir lui faisait espérer le gain. Sa vue produisait sur ceux qui l’entouraient une singulière sensation.

Mais, en dépit de tant de soin et d’attention, le sort s’était décidé contre elle, et son dernier florin venait de disparaître sous le râteau du croupier. Au moment où celui-ci proclamait, de sa voix inexorable, la couleur et le nombre gagnants, elle poussa un soupir, haussa de blanches épaules qui déjà s’aventuraient peut-être hors de sa robe avec trop de complaisance, puis elle piqua son épingle sur sa carte et la perça à plusieurs reprises avec une sorte d’impatience fiévreuse. À ce moment elle aperçut, en levant les yeux, l’honnête figure de George, qui la contemplait d’un air tout ébahi. Que diable aussi ce petit drôle avait-il à faire dans ce repaire !

« Monsieur n’est pas joueur ? demanda-t-elle en français à l’enfant, en lui jetant à travers les ouvertures de son masque le coup d’œil fascinateur de la bête féroce prête à s’abattre sur sa proie.

— Non, madame, » répondit l’enfant dans la même langue. Mais son accent ayant trahi son origine britannique, elle reprit avec une prononciation légèrement étrangère :

« N’auriez-vous donc jamais joué ? En ce cas, rendez-moi un petit service.

— Et lequel ? » fit Georgy en rougissant de nouveau.

M. Kirsch était alors tout absorbé dans une partie de rouge et noire, et ne faisait nulle attention à ce que devenait son jeune maître.

« Jouez pour moi, je vous prie, et placez cette pièce sur un numéro, le premier qui vous passera par la tête. »

En même temps elle tirait une bourse de sa poche, y puisait une pièce d’or, la seule qui lui restât, et la mettait dans la main de l’enfant. Celui-ci fit en riant ce qu’elle lui demandait. L’enfant gagna. Ce sont là des jeux de la fortune : aux innocents les mains pleines, dit le proverbe.

« Merci, lui fit-elle en attirant l’argent à elle ; merci. Quel est votre nom ?

— Je m’appelle Osborne. » répondit George.

En même temps il plongeait les mains dans ses poches, et se disposait à tenter la fortune à ses risques et périls, lorsque le major en uniforme et Jos en marquis firent leur entrée dans la salle ; ils arrivaient du bal de la cour. D’autres personnes, trouvant que l’on s’ennuyait au château, avaient abandonné plus tôt qu’eux encore l’étiquette princière pour les plaisirs bourgeois. Quant au major et à Jos, il est probable qu’en rentrant chez eux, et en ne trouvant point le petit bonhomme, ils s’étaient aussitôt émus de son absence et avaient été à sa recherche. Le major alla droit à Georgy, le prit par le bras, et le tira brusquement à lui au moment où, sous l’empire de la tentation, l’enfant étendait déjà la main sur le tapis vert ; ensuite, en regardant autour de lui, il aperçut Kirsch occupé, à une autre table, de la manière que nous avons dite. Il se dirigea vers lui, et lui demanda comment il avait osé conduire M. George dans un pareil endroit.

« Laissez-moi tranquille, dit M. Kirsch sous la double excitation du jeu et du vin ; il faut s’amuser, parbleu ! et d’ailleurs je ne suis pas au service de monsieur. »

En voyant dans quel état maître Kirsch se trouvait, le major jugea qu’il était inutile de discuter avec lui, et il se contenta d’emmener George, après avoir demandé à Jos s’il voulait rentrer. Jos s’était mis à côté de la dame masquée, à qui la veine semblait être revenue, et qui commençait à gagner. Jos paraissait prendre un très-vif intérêt à son jeu.

« Allons, Jos, dit le major, je vous engage à rentrer avec George et moi, c’est ce que vous avez de mieux à faire.

— Tout à l’heure, dit Jos, je rentrerai avec ce drôle, » continua-t-il en désignant maître Kirsch.

Les égards que l’on doit à de jeunes oreilles épargnèrent à Jos une remontrance de Dobbin, et le major partit seul avec George, laissant son ami dans le salon de jeu.

« Avez-vous joué ? demanda le major à Georgy, dès qu’ils furent hors de la salle.

— Non, répondit l’enfant.

— Donnez-moi votre parole d’honneur que vous ne jouerez de votre vie.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ? cela m’a l’air fort amusant. »

Le major lui exposa alors, avec toute l’énergie d’une profonde conviction, les motifs qui l’engageaient à lui tenir ce langage. Si, par une réserve des plus louables, le major ne s’était imposé le devoir d’écarter avec soin tout ce qui pouvait porter atteinte à la mémoire d’un ami, il aurait pu citer à Georgy les funestes résultats du jeu pour son père. Lorsqu’il fut rentré à son hôtel, le major vit s’éteindre la lumière qui se trouvait dans la petite chambre voisine d’Amélia, et peu après, celle qui se trouvait dans la chambre d’Amélia s’évanouit également, et tout rentra dans l’obscurité la plus profonde. On voit que le major était bon observateur de ce qui se passait autour de lui.

Mais revenons à Jos, qui s’était approché de la table de jeu, et derrière une haie de pointeurs considérait les vicissitudes du tapis vert. Il n’était pas joueur, mais il ne dédaignait pas les émotions que de temps à autre pouvait lui procurer ce genre de distraction. Au fond des poches du gilet dont il venait d’étaler les magnificences à la cour se trouvaient quelques napoléons. Étendant le bras par-dessus les jolies épaules de la joueuse masquée qu’il avait devant lui, il jeta une pièce d’or et gagna. Elle fit aussitôt un petit mouvement pour lui ménager une place à côté d’elle, et ramenant les plis bouffants de sa robe elle dégagea la chaise la plus voisine.

« Venez, lui dit-elle, vous me porterez bonheur. »

Elle prononça ces paroles avec un accent étranger fort différent de cette pureté de langage avec laquelle elle avait à plusieurs reprises remercié le petit Georgy du coup qu’il avait tenté en sa faveur. Le gras et majestueux Joseph jeta un coup d’œil autour de lui pour s’assurer qu’il n’était observé de personne, puis après cet examen préalable, il s’assit auprès de la belle inconnue et lui dit à demi-voix.

« En vérité, par mon âme, je suis très-bien comme cela… J’ai beaucoup de chance, allez ; et je vais vous porter bonheur. » Puis il se confondit en une suite de compliments non moins embrouillés.

« Jouez-vous gros jeu ? demanda la dame masquée.

— Je vais risquer un ou deux napoléons, fit Jos avec un air magnifique en jetant sur le tapis sa pièce d’or.

— Oui, vous pouvez jouer un napoléon comme un autre jouerait un shilling, » continua le masque avec un tel aplomb que Jos le regarda tout effaré ; le masque poursuivit avec un accent français qui émouvait le cœur : « Oh ! je le sais, vous ne jouez pas pour gagner non plus que moi. Je joue pour m’étourdir, pour oublier, mais je n’en puis venir à bout. Le temps passé, monsieur, ne peut plus s’effacer de mon cœur. Votre petit neveu est le portrait vivant de son père, et vous… vous n’êtes point changé… mais si, car tout le monde change ici-bas, tout le monde oublie. Tous les cœurs…

— Mon Dieu, à qui ai-je l’honneur de parler, murmura Jos, ne sachant plus où il en était.

— Comment, vous ne devinez pas, Joseph Sedley, dit cette femme d’une voix mélancolique, en enlevant son masque et tenant un moment son interlocuteur sous la fixité de son regard. Vous aussi vous m’avez oubliée !

— Juste ciel ! Mistress Crawley, s’écria Jos sans pouvoir revenir de sa surprise.

— Oui, Rebecca, » dit cette femme en lui prenant la main.

Et tout en le tenant ainsi sous son regard fascinateur, elle n’avait point cependant cessé de suivre les retours du jeu.

« Je suis à l’hôtel de l’Éléphant, continua-t-elle. Demandez madame Rawdon. J’ai aperçu aujourd’hui cette chère Amélia, elle est bien jolie et paraît bien heureuse ; et vous aussi, M. Jos. Hélas ! mon cher monsieur Sedley, la douleur et le chagrin ne sont plus désormais que pour moi seule. »

En même temps elle poussa son argent du rouge au noir comme par un mouvement machinal, tout en faisant semblant d’essuyer ses yeux avec un mouchoir de poche garni d’une dentelle en lambeaux.

Le rouge passa de nouveau, et elle perdit tout par ce dernier coup.

« Partons, dit-elle, et donnez-moi votre bras jusqu’à mon hôtel. Ne sommes-nous pas de vieux amis, mon cher M. Sedley ? »

M. Kirsch qui, de son côté, avait perdu tout l’argent qu’il avait sur lui, suivit de loin son maître aux clartés argentées de la lune, dont la splendeur éclipsait les derniers reflets des illuminations mourantes.