La Foire aux vanités/2/34

Traduction par Georges Guiffrey.
Hachette (2p. 404-423).


CHAPITRE XXXIV.

Amantium iræ.


Tant de franchise et de bonté d’âme ne pouvaient point laisser insensible, quelque pervertie qu’elle fût, celle qui en était l’objet. Elle répondit aux caresses et aux douces paroles d’Emmy par quelque chose qui ressemblait à de la gratitude et par une émotion qui, si elle ne fut pas durable, était du moins sincère. C’était cet adroit mensonge du fils arraché aux bras de sa mère, c’était l’idée de ce déchirant spectacle qui avait rendu à Becky le cœur d’Amélia ; ce fut aussi le premier sujet dont s’entretinrent tout naturellement les deux amies.

« Ainsi donc ils vous ont pris votre enfant chéri, disait d’une voix émue la trop candide Amélia ; ah ! Rebecca, je comprends vos souffrances, je sais ce que c’est que d’être privée de son enfant ; aussi je compatis bien à la douleur des mères qui sont affligées d’une aussi pénible séparation. Mais le ciel, qui veille sur nous, vous rendra aussi le vôtre, comme une providence miséricordieuse m’a fait retrouver le mien.

— Mon fils, mon enfant ?… Ah ! au fait, j’ai eu le cœur déchiré par de bien cruelles angoisses, » répondit Becky tourmentée peut-être par un secret remords.

Becky se sentait mal à l’aise en amassant mensonge sur mensonge en présence de tant de confiance et de simplicité ; tel est souvent le triste sort de ceux qui se sont écartés une seule fois du sentier de la vérité. Une première fausseté en entraîne une autre, et l’on roule ainsi de faussetés en faussetés avec la crainte de voir à la fin tant d’impostures découvertes.

« Mes tortures, continua Becky, ont été épouvantables lorsqu’on m’a arraché mon fils. (Il est à regretter qu’à ce moment un cliquetis de la bouteille ne soit pas venu mêler ses gémissements aux siens.) J’ai failli en mourir ; j’ai eu une congestion cérébrale, et mon docteur m’avait condamnée ; hélas ! si j’en ai réchappé, c’était pour me trouver dans l’indigence et le délaissement.

— Quel âge a-t-il ? demanda Emmy.

— Onze ans, répondit l’autre.

— Onze ans ! reprit la mère de George toute surprise ; mais il est de l’âge de Georgy, qui a…

— Ah ! c’est pourtant vrai, s’écria Becky qui avait parfaitement oublié toutes les particularités de l’âge du petit Rawdon. Si vous saviez comme le chagrin a bouleversé ma pauvre tête, chère Amélia ! Ah, je ne suis plus la même. Il y a des moments où je ne me souviens plus de rien. Rawdy avait onze ans lorsqu’on me l’a enlevé ; il était joli comme un ange. Mon Dieu ! ayez pitié de moi, je ne le reverrai donc plus ?

— Était-il blond ou brun ? demanda cette petite niaise d’Emmy. Vous devez avoir conservé de ses cheveux ; montrez-les moi, je vous prie. »

Becky eut presque un sourire pour tant de simplicité.

« Un autre jour, chère amie, quand mes bagages seront arrivés de Leipsick que j’ai quitté pour venir ici. J’ai aussi son portrait en médaillon ; je l’avais fait faire hélas ! dans des temps plus heureux.

— Pauvre Becky ! disait Emmy, combien je dois être reconnaissante envers Dieu ! Et elle se laissa aller à ses réflexions ordinaires sur la beauté, l’esprit, les qualités de son fils qui n’avait pas d’égal au monde ; je vous ferai voir mon fils, » continua-t-elle.

Dans sa pensée elle ne pouvait offrir de plus grande consolation à Rebecca, si quelque chose ici-bas pouvait la consoler.

La conversation se prolongea encore plus d’une heure entre ces deux femmes, et Becky en profita pour faire à son amie un récit circonstancié de son existence depuis qu’elles s’étaient quittées jusqu’à cette époque. Elle lui raconta comme quoi son mariage avec Rawdon avait toujours soulevé dans la famille de son mari les animosités les plus violentes ; comme quoi sa belle-sœur, femme artificieuse et passionnée, avait versé contre elle le fiel et le poison dans l’âme de son mari ; comme quoi il avait formé de coupables relations qui l’avaient amené à délaisser complétement sa femme. Tandis qu’elle avait tout supporté, la pauvreté, le mépris, la froideur de l’homme qu’elle avait le plus aimé, et tout cela pour l’amour de son fils ; enfin, par suite des outrages les plus graves, elle avait été obligée de demander une séparation ! Son mari n’avait-il pas eu l’infamie de lui proposer de sacrifier son honneur, afin d’obtenir du marquis de Steyne l’avancement que lui faisait entrevoir à ce prix ce seigneur aussi puissant que corrompu.

Becky débita cette partie dramatique de son histoire avec un accent de pudeur outragée et de vertueuse indignation. À la suite de cette insulte, forcée de fuir le domicile conjugal, elle s’était vue poursuivie par la haine de ce monstre qui avait eu la cruauté de ravir un enfant à sa mère. C’est ainsi que Becky se trouvait pauvre, errante, abandonnée, sans appui, sans ressources.

Emmy accepta sans la moindre défiance l’histoire qui lui fut racontée avec toutes sortes de détails imaginaires. Elle frémissait d’indignation au récit de la conduite du misérable Rawdon, de l’infâme Steyne, et ses yeux exprimaient toute sa sympathie pour Rebecca à chaque nouveau trait des persécutions auxquelles elle avait été en butte de la part de cette noble famille et de son mari. Becky n’en disait point de mal, et ses paroles témoignaient plus de douleur que de colère. Elle avait aimé Rawdon de toutes les forces de son âme, trop passionnément, peut-être, mais enfin il était le père de son enfant. En entendant Becky raconter la scène de l’enlèvement de son fils, Emmy tira son mouchoir de sa poche pour s’essuyer les yeux à la dérobée, et notre petite tragédienne put jouir de l’effet produit sur celle qui l’écoutait par le petit drame qu’elle venait d’inventer.

Le major, fatigué d’attendre la fin de cette conversation dans cet étroit couloir où il heurte sans cesse son chapeau contre les poutres du toit, et ne voulant pas cependant l’interrompre, descend au rez-de-chaussée dans la grande salle commune à tous les habitants de l’hôtel. L’atmosphère de cette pièce est un épais nuage de fumée au milieu duquel, dans la journée, se vide plus d’un verre de bière. Sur une table grasse et noirâtre sont placés des chandeliers de cuivre, garnis d’un bâton de suif et rangés au-dessous des clous qui portent la clef des voyageurs. Emmy avait passé en rougissant à travers ces brouillards flottants, au milieu desquels on trouvait rassemblé un ramassis de gens les plus divers, des colporteurs avec leurs balles, des étudiants qui mordaient après des tartines de beurre et de gros morceaux de viande, des oisifs qui jouaient aux cartes ou aux dominos sur des tables humides de bière, des jongleurs ambulants qui se rafraîchissaient dans l’intervalle de leurs exercices. Tel était le public de cet endroit qui, les jours de fête, se presse dans toutes les auberges allemandes, au milieu de la fumée et du tapage. Le garçon apporta un pot de bière au major qui, tirant un cigare de sa poche, chercha dans la combustion de ce sournois végétal et dans la lecture du journal les moyens de prendre patience jusqu’au moment où il serait rappelé à ses devoirs de cavalier servant.

Hans et Fritz descendirent au même instant le chapeau sur l’oreille, faisant retentir leurs éperons sur les dalles de pierre. Ils avaient des pipes magnifiques ornées de trophées d’armes sculptés. Ils accrochèrent leur clef au no 90, après quoi demandant du beurre, du jambon et de la bière, ils s’assirent à côté du major et se mirent à causer des duels et des défis à boire de l’université de Schoppenhausen, fort renommée par la force des études, et d’où ils arrivaient avec Becky, comme le faisait assez voir leur conversation, afin d’assister aux fêtes du mariage données à Poupernicle.

« La petite fierge d’Érin barait edre en bays de gonnaissance, dit Hans qui savait un peu le français ; quand le crand baba s’est en allé il est venu une bétite combadriote à elle, et je les ai entendues pavarder et chacasser ensemble.

— Il faudra prendre des billets pour son concert. As-tu de l’argent, Hans ?

— Son concert, son concert ; il est dans les brouillards, son concert. Max m’a dit qu’elle en avait annoncé un de même à Leipsick ; toute la ville avait pris des billets, et elle est partie sans chanter. Hier, elle racontait dans la voiture que son pianiste était tombé malade à Dresde. D’ailleurs, on ne me fera jamais croire qu’elle soit capable de chanter ; sa voix est aussi enrouée que la tienne, ô toi le plus célèbre gosier de l’Allemagne comme entonnoir à bière.

— Enrouée ! allons donc ! je l’ai entendue fredonner à sa fenêtre une délicieuse petite ballade anglaise, la Rose sur le balcon, et elle n’avait pas l’air d’être enrouée du tout.

— Les soifeurs et les chanteurs ne passent point par la même porte, dit Fritz, dont le nez rouge témoignait assez qu’il aimait mieux faire entrer du liquide dans son gosier qu’en tirer des notes musicales. Ergo, tu feras mieux de ne pas prendre de billets ; d’ailleurs, elle a fait d’excellentes affaires au trente-et-quarante la nuit dernière ; je l’ai vue qui faisait jouer un petit garçon pour elle. Nous dépenserons notre argent ici, au spectacle, où nous pourrons encore la régaler de vin français et de cognac dans les jardins d’Aurélius ; mais quant à lui prendre des billets, je lui en souhaite. N’est-ce pas là ton avis ? Garçon ! un autre pot de bière ! »

Après avoir à plusieurs reprises trempé leurs blondes moustaches dans l’écume de la liqueur dorée, puis ensuite les avoir retroussées d’une façon très-crâne, ils allèrent se mêler aux flots de la populace qui inondait le champ de foire.

Le major qui les avait vus accrocher leur clef au no 90, et n’avait pas perdu un mot de leur conversation, n’eut pas de peine à comprendre qu’il s’agissait entre eux de Becky.

« Voilà cette infernale petite femme, pensa-t-il tout bas, qui se remet à faire des siennes. »

Il se prit à rire en se rappelant ses agaceries d’autrefois et l’essai comique de ses tentatives auprès de maître Jos. Il en avait ri bien souvent avec George, au moment où ce dernier tomba lui-même dans les filets de cette petite Circé quelques semaines après son mariage, et eut avec elle des relations que son camarade soupçonnait, mais qu’il voulut toujours ignorer. William était à la fois, et trop affecté et trop honteux de la conduite de son ami pour chercher à pénétrer ce triste mystère, bien que George y eût fait allusion comme quiconque est tourmenté par la voix du remords. Le matin de la bataille de Waterloo, alors que les deux jeunes officiers, sous une pluie battante, à la tête de leurs compagnies rangées en bataille, suivaient les mouvements des colonnes françaises qui occupaient les hauteurs opposées, George avait dit à Dobbin :

« Je suis bien aise qu’on nous ait enfin donné l’ordre du départ, car je me trouve engagé avec cette femme dans la plus sotte intrigue qui existe. Si je meurs, j’espère qu’Emmy ne saura jamais un mot de cette affaire, et je voudrais pour tout au monde n’avoir pas fait le premier pas. »

William éprouvait une véritable satisfaction à penser que plus d’une fois il avait adouci les regrets de la veuve de George, en lui rappelant qu’Osborne, un peu avant de quitter la vie, après la première journée des Quatre-Bras, lui avait parlé de sa femme et de son père dans des termes pleins de gravité et de tendresse.

Dans ses conversations avec le vieil Osborne, William était revenu souvent sur ces détails, et c’est ainsi qu’il avait réussi à réconcilier le vieillard avec la mémoire de son fils au moment où il allait lui-même sortir de cette vie.

« Oui, se disait Dobbin, cette infernale créature va encore nous tramer quelque intrigue de sa façon. Je voudrais la voir à mille lieues d’ici. Elle porte toujours le malheur à ses trousses. »

Il se livrait ainsi à ses pressentiments et à ses inquiétudes, la tête appuyée sur sa main, la gazette de Poupernicle à la hauteur de son nez, lorsqu’il se sentit frapper sur l’épaule avec une ombrelle, et levant les yeux, il aperçut Amélia devant lui.

Cette femme possédait le secret de réduire Dobbin à ses volontés, comme il arrive pour les plus faibles qui finissent toujours par trouver quelqu’un qui leur sert de victime, et elle lui ordonnait d’aller, de venir, le chargeait de ses commissions, enfin il n’était pas au monde de caniche mieux dressé ni plus obéissant. Je crois en vérité qu’il se serait jeté à l’eau si par un beau jour il lui avait pris fantaisie de lui dire : Tiens, Dobbin, va chercher !

« Eh bien ! monsieur, lui dit-elle avec un petit mouvement de tête et un salut railleur, c’est comme cela que vous m’avez attendue pour descendre les escaliers.

— Il m’était impossible de me tenir debout dans ce couloir, » lui dit le major d’un air piteux qui avait quelque chose de risible.

Il se leva en même temps, ravi de lui offrir son bras et de trouver l’occasion de sortir de cette atmosphère empestée. Il allait même partir sans penser à payer le garçon, lorsque celui-ci courut après lui et, l’arrêtant sur le seuil de la porte, lui réclama le prix de la bière qu’il n’avait pas consommée. Emmy se mit à rire ; elle l’appela mauvais payeur, l’accusa de fuir devant ses créanciers et l’accabla de mille petites railleries autorisées par les circonstances. Jamais elle n’avait été si animée ni si joyeuse, et elle eut rapidement traversé la place du marché. Il lui fallait son frère à l’instant même, et le major riait de cette tendresse subite, car à vrai dire il y avait longtemps qu’il ne l’avait vue si pressée de courir après son cher Jos.

L’ex-fonctionnaire civil était dans le salon du premier étage où il se promenait dans la chambre, rongeait ses ongles et allait sans cesse à la fenêtre pour examiner s’il ne sortait personne de l’hôtel de l’Éléphant, tandis qu’Emmy était renfermée avec son amie, et que le major battait la générale sur les tables graisseuses de la salle commune. Si donc mistress Osborne était pressée de revoir son frère, ce désir était bien partagé.

« Eh bien ? lui demanda-t-il du plus loin qu’il l’aperçut.

— Hélas ! répondit Emmy, elle a eu beaucoup à souffrir.

— Par mon âme, je le crois bien, dit Jos, dont les joues frémissaient ni plus ni moins qu’une gelée au rhum.

— On pourrait lui donner la chambre de Paym, reprit Emmy, et Paym ira coucher à l’étage supérieur. »

Paym était une gouvernante anglaise, d’un certain âge, spécialement attachée au service de mistress Sedley, à laquelle M. Kirsch, comme le lui prescrivaient son devoir et sa position, avait le soin de faire sa cour, et que George s’amusait à effrayer par des histoires de voleurs et de revenants. Toutes ses journées se passaient à grogner, et tous les matins en habillant sa maîtresse elle lui signifiait sa résolution irrévocable de partir le lendemain pour son village natal de Clapham.

« Elle prendra la chambre de Paym, dit Emmy.

— Eh quoi ! vous songeriez à loger cette femme sous le même toit que vous ? s’écria le major en bondissant.

— Mais sans doute, dit Amélia de l’air le plus candide du monde ; ce n’est pas la peine de vous fâcher, major Dobbin, et de vous en prendre à notre mobilier. Il est tout naturel que nous la prenions avec nous.

— Tout naturel, mon cher, dit Joseph à son tour.

— La pauvre créature a passé par tant d’épreuves ! continua Emmy : son banquier, qui fait faillite et disparaît ; son mari, ce misérable, ce monstre qui l’abandonne et lui enlève encore son enfant, — en même temps Emmy avançait le poing avec une expression menaçante et résolue qui enthousiasma le major ; — enfin cette pauvre créature, délaissée, en est réduite maintenant à donner des leçons de chant pour gagner sa subsistance, et nous aurions la cruauté de ne pas la prendre avec nous ?…

— Prenez de ses leçons tant qu’il vous plaira, reprit le major avec la même animation ; mais ne la recevez pas dans votre appartement. Je vous en supplie, ne le faites point.

— Peuh ! fit Jos en haussant les épaules.

— Comment ! vous, toujours si bon, si généreux, toujours si dévoué en toute occasion ; je ne vous comprends pas, William, reprit Amélia s’animant à son tour. N’est-ce pas le moment de lui tendre la main alors que le malheur l’accable et de lui rendre service. Elle serait ma plus ancienne amie, et je ne…

— Elle n’a pas toujours été votre amie, » dit le major Dobbin, irrité de cette résistance.

Cette allusion était trop dure ; Emmy lança au major un regard plein de dignité.

« C’est mal, c’est bien mal, lui dit-elle, ce que vous faites là, major Dobbin. »

Puis, après ces paroles, elle se retira d’un pas ferme et majestueux, et alla cacher dans sa chambre l’offense dont elle se croyait blessée.

« Me rappeler un pareil souvenir ! dit-elle lorsqu’elle eut fermé la porte ; il y a de la cruauté de sa part à rouvrir une blessure qui m’a tant fait souffrir. Ah ! c’est bien mal à lui ! Si je l’avais oublié, devait-il m’en faire souvenir ? Non, non, certainement. » En même temps, elle regardait le portrait de son mari suspendu, comme à l’ordinaire, à son chevet, et au-dessous celui de son fils. « Et quand j’y pense, c’est lui-même qui a tout fait pour me prouver que ma jalousie était injuste et aveugle et que vous étiez au-dessus de tout reproche, ô vous qui maintenant me regardez du haut du ciel ! »

Suffoquée d’indignation, elle parcourait à grands pas sa chambre et fut enfin s’appuyer sur le bois du lit au-dessus duquel était suspendue la petite miniature de son mari. Elle resta pendant longtemps à le contempler sans en détacher ses regards, et dans les yeux du portrait elle croyait voir une expression de reproche qui lui paraissait redoubler à mesure qu’elle le contemplait davantage. Tous les vieux souvenirs de ce premier amour se pressaient en foule dans son esprit et sa blessure à peine cicatrisée se rouvrait avec des douleurs plus vives. Le courage manquait à Emmy pour supporter les reproches qui semblaient lui venir de la peinture ; c’était trop pour ses forces, c’était plus que n’en pouvait supporter cette âme timorée.

Pauvre Dobbin ! pauvre William ! une seule parole a renversé l’ouvrage de bien des années. L’édifice péniblement élevé par tant de constance et de dévouement a été détruit par un seul mot ; un seul mot a dissipé ses espérances et lui enlève ce cœur qui était la conquête et la récompense d’une vie d’abnégation.

Bien que William eût pu lire dans les regards d’Amélia qu’une crise allait avoir lieu, il n’en continua pas moins à supplier Sedley de se tenir sur ses gardes à l’égard de Rebecca, et, avec une énergie sans égale, il insista pour que Jos ne donnât point asile à Rebecca. Jos devait commencer par prendre quelques renseignements sur son compte, et le major lui dit à cette occasion de quelle manière il avait appris l’existence qu’elle menait au milieu de joueurs et de gens mal famés, et rappela le mal qu’elle avait fait jadis. N’était-ce pas elle qui, de concert avec Crawley, avait précipité le pauvre George à sa ruine ? De son propre aveu, elle était séparée de son mari et peut-être pour d’autres motifs que ceux qu’elle mettait en avant ; en somme, ce serait une fâcheuse société pour sa sœur, qui n’entendait rien aux affaires du monde. William, en conséquence, avec toute l’éloquence dont il était capable et avec une énergie inaccoutumée, suppliait Jos de fermer sa porte à Rebecca.

Avec moins d’emportement et plus d’habileté, Dobbin eût peut-être réussi auprès de Jos ; mais le fonctionnaire civil se sentait profondément froissé des allures dominatrices que le major prenait à son égard. Il était d’ailleurs confirmé dans cette manière de voir par son laquais, M. Kirsch, que le major contrariait singulièrement en contrôlant ses dépenses et qui se trouvait ainsi tout naturellement porté à prendre le parti de son maître. À la tirade de Dobbin, Jos opposa une vigoureuse réplique et lui donna à entendre qu’il s’entendait mieux que tout autre au soin de défendre son honneur, qu’il désirait qu’on ne se mêlât point de ses affaires, et qu’il était résolu à s’affranchir enfin du joug que le major faisait peser sur lui. Cet entretien fut long et orageux, et se termina de la manière la plus simple par l’entrée de mistress Becky qui arrivait à l’hôtel de l’Éléphant avec son bagage, porté par un commissionnaire.

Elle exprima à Jos une tendre et respectueuse gratitude, et jeta au major Dobbin un coup d’œil poli quoique défiant, car une voix secrète lui disait qu’elle avait en lui un ennemi et qu’il venait d’élever la voix contre elle. En entendant la voix de Becky dans le salon, Amélia sortit de sa chambre et alla embrasser sa protégée avec la plus vive effusion. Elle ne fit attention au major que pour lui lancer un regard de colère. Jamais peut-être on n’avait surpris une expression à la fois plus injuste et plus dédaigneuse sur les traits de cette petite femme. Mais, par des motifs à elle connus, elle tenait à laisser voir sa mauvaise humeur contre Dobbin. Le major, plus indigné de cette injustice que de sa disgrâce, se retira après un salut non moins provocateur que l’adieu qu’il obtint pour réponse.

Débarrassée de sa présence, Emmy se livra sans contrainte à ses accès de tendresse pour Rebecca ; et avec un entrain qui surprenait dans sa personne, s’occupa à installer son amie dans la chambre qu’elle lui destinait. Lorsqu’une nature faible et chancelante est sur le point de commettre une injustice, elle est plus que toute autre pressée d’en avoir fini. Emmy pensait qu’elle venait de faire preuve d’une grande fermeté et de témoigner de son respect pour la mémoire du capitaine Osborne.

Georgy rentra de la fête pour l’heure du dîner, et trouva quatre couverts mis comme d’habitude ; mais à la place qu’occupait d’ordinaire le major Dobbin se trouvait une dame.

« Et Dobbin ? demanda l’enfant avec la candeur de son âge.

— Le major dîne probablement en ville, lui répondit sa mère en l’attirant vers elle et en le couvrant de baisers. Puis après avoir écarté les cheveux qui lui tombaient sur le front, elle le présenta à mistress Crawley.

— Voici mon fils, Rebecca, » lui dit-elle.

Cette seule parole dans la bouche de mistress Osborne semblait dire : Trouvez-moi dans tout l’univers une semblable merveille. Becky regarda l’enfant avec admiration et lui serra tendrement la main.

« Cher enfant, dit-elle tout haut, comme il ressemble à… »

L’émotion coupa sa phrase, mais Amélia la comprit comme si elle l’eût achevée. La vue de Georgy lui avait rappelé son enfant chéri. Fort heureusement, la joie d’avoir retrouvé une amie aida mistress Crawley à supporter le poids de cette douleur, car elle mangea d’un excellent appétit.

Pendant le repas, Becky eut occasion de parler à plusieurs reprises, et George l’écoutait et la regardait avec une attention toute particulière. Au dessert, Emmy étant allée donner un coup d’œil à ses arrangements intérieurs, et Jos s’étant mis à ronfler en parcourant les colonnes du Galignani, Georgy, assis à côté de la nouvelle arrivée, continua à l’examiner comme une personne qu’il croyait reconnaître.

« Je parie… dit-il enfin.

— Eh bien, que pariez-vous ? fit Becky en riant.

— Que vous êtes la même femme que j’ai vue hier jouant au rouge ou noir.

— Silence, petit espiègle, dit Becky en lui prenant la main et en la couvrant de baisers ; votre oncle s’y trouvait aussi, et votre maman n’en doit rien savoir.

— Soyez tranquille, répondit l’enfant.

— Vous voyez que nous sommes déjà comme une véritable paire d’amis, » dit Becky à Amélia, qui rentrait en ce moment.

Mistress Osborne avait, en vérité, fort bien choisi la personne à laquelle elle accordait l’hospitalité de son toit.

William, transporté d’indignation, bien qu’il fût loin de se douter encore de la catastrophe qui le menaçait, arpentait la ville comme un fou jusqu’au moment où il rencontra le secrétaire de légation, M. Tapeworm, qui l’invita à dîner. Tout en dressant le menu de leur repas, il demanda au diplomate quelques renseignements touchant une certaine mistress Rawdon Crawley qui avait fait, disait-on, quelque bruit à Londres. Tapeworm, qui était au courant des commérages de la grande Cité, et qui, de plus, avait des liens de parenté avec lady Gaunt, donna au major tous les détails qu’il désirait sur Becky. Le major ouvrit de grandes oreilles au récit de Tapeworm, qui lui fit les révélations les plus étourdissantes sur le compte de Becky, de Tufto et de Steyne, au point que les oreilles simples et candides du major ne tardèrent pas à en rougir. Lorsque Dobbin lui raconta que Rebecca devenait la commensale de mistress Osborne et de M. Jos Sedley, Tapeworm poussa un éclat de rire qui acheva de rendre le major tout stupéfait. Mieux valait, selon Tapeworm, envoyer chercher de suite à la prison un de ces messieurs à la tête rasée, portant veste jaune, et enchaînés deux à deux, avec fonction de balayer les rues de Poupernicle, pour en faire ses hôtes et leur confier Georgy, que d’admettre chez soi cette petite intrigante.

Ces renseignements causèrent au major un certain trouble mêlé d’inquiétude. Le matin même il avait été décidé, avant l’entrevue avec Rebecca, qu’Amélia irait le soir même au bal de la cour. Le major, espérant l’y rencontrer pour lui faire part de tout ce qu’il venait d’apprendre, endossa son uniforme et se rendit au palais dans l’espérance d’y rencontrer mistress Osborne ; mais malheureusement elle n’y vint point, et, en rentrant chez lui, il s’assura que l’appartement des Sedley était plongé dans l’obscurité. Il était donc trop tard pour voir mistress Osborne avant le lendemain matin. Dieu sait si Dobbin ferma l’œil de toute la nuit, agité par les terribles confidences qu’il avait reçues la veille.

Le lendemain de bonne heure, il envoya son domestique porter à mistress Osborne un billet dans lequel il lui témoignait le désir d’avoir avec elle un entretien particulier. Il lui fut répondu que mistress Osborne, se trouvant fort souffrante, était dans la nécessité de garder la chambre.

Elle aussi n’avait point fermé l’œil de la nuit. Elle aussi avait été tourmentée par une pensée qui, depuis longtemps déjà, portait le trouble dans son cœur. Cent fois elle avait failli céder et toujours le sacrifice lui avait paru au-dessus de ses forces. Tant d’amour, de constance, de dévouement, de respect, de gratitude ne pouvaient triompher d’un sentiment secret inexplicable qui la poussait à la résistance ; aucune considération n’avait d’empire sur Amélia, tous les prétextes lui étaient bons pour s’enfoncer dans cette ligne de conduite où la poussait son aveuglement.

Lorsqu’enfin, dans l’après-midi, le major eut obtenu la permission de se présenter chez elle, au lieu de l’accueil cordial et ouvert auquel elle l’avait habitué depuis si longtemps, il ne reçut d’elle qu’un salut froid et cérémonieux ; on lui présenta une petite main gantée qu’on retira presque aussitôt de la sienne.

Rebecca, qui se trouvait dans la même pièce, s’avança vers Dobbin avec un sourire caressant et lui tendit la main. Dobbin retira la sienne, en proie à une agitation que trahissait sa figure.

« Pardonnez-moi, Madame, lui dit-il, il est de mon devoir de vous déclarer que si je me trouve ici, ce n’est nullement un sentiment d’amitié pour vous qui m’y amène.

— Que diable, s’il vous plaît, laissons tout cela de côté, fit Jos désirant éviter une scène.

— Je ne sais trop ce que le major Dobbin pourrait avoir à dire contre Rebecca ? fit Amélia d’une voix nette, quoique légèrement émue. Et elle jeta sur lui un regard très-résolu.

— Je ne veux point de toutes ces discussions-là chez moi, reprit de nouveau Joseph, entendez-vous, Dobbin ? je vous en prie, restons-en là. »

Puis, après avoir jeté un regard autour de lui et poussé un gros soupir, il se dirigea tout rouge et tout tremblant vers la porte de sa chambre.

« Ma chère amie, dit Rebecca avec une douceur angélique, je vous prie, ne vous refusez pas à entendre les accusations que le major Dobbin vient porter contre moi.

— Quant à moi, je ne veux rien entendre, s’écria Jos sur un ton de fausset, et, s’enveloppant dans sa robe de chambre, il s’élança hors de la pièce.

— Maintenant que vous n’avez plus devant vous que des femmes, il n’y a plus rien qui puisse retenir vos paroles, monsieur, lui dit Amélia.

— Amélia, répondit le major d’un ton de dignité blessée, pouvez-vous bien parler ainsi, et surtout à moi, à moi qui suis sûr de n’avoir à me reprocher aucun mauvais procédé à l’égard d’une femme ; et en cette circonstance, ce n’est point un plaisir qui m’amène auprès de vous, c’est un devoir que je viens y remplir.

— Dépêchez-vous alors, major Dobbin, » répondit Amélia qui s’animait de plus en plus.

Comme elle prononçait ces paroles avec un accent impérieux dans la voix, la figure de Dobbin prit une expression dure et sévère.

« Eh bien ? je viens vous dire… — vous pouvez rester, mistress Crawley, car il n’y a rien que je ne puisse dire devant vous, — je viens vous dire que je ne trouve point convenable qu’une famille que j’aime et j’estime, donne asile à une femme séparée de son mari, qui voyage sous un nom emprunté et fréquente les maisons de jeu…

— J’étais au bal, s’écria Becky.

— Et que ce n’est point la compagne qu’il faut à mistress Osborne et à son fils. J’ajouterai, continua Dobbin en se tournant vers Rebecca, que j’ai trouvé ici des gens qui vous connaissent parfaitement, madame, et qui m’ont donné sur votre conduite des détails que je craindrais de répéter en présence de mistress Osborne.

— Major Dobbin, répliqua Rebecca, vous vous servez d’une manière de calomnier les gens pleine de réserve et de convenance, et vous avez l’adresse de les mettre sous le poids d’une mystérieuse accusation sans avoir le courage de la formuler ; prétendez-vous faire allusion à des infidélités de ma part à l’égard de mon mari ; je mets au défi qui que ce soit, et vous tout le premier, d’en produire aucune preuve. Mon honneur est intact, entendez-vous, et aussi intact, pour le moins, que celui du plus cruel ennemi qui ait jamais cherché à y porter atteinte. Après quoi, vous vous en prendrez à ma pauvreté, à mon malheur, à mon état d’isolement. Voilà ce qu’on peut surtout me reprocher ; voilà les crimes dont chaque jour je subis la douloureuse expiation. Je m’en vais, Emmy, je m’en vais, oubliez que vous m’avez retrouvée, mais ne croyez pas que je sois plus coupable maintenant que lorsque vous m’avez connue autrefois. Pour moi, ces quelques heures de bonheur seront un rêve, et, comme un pauvre pèlerin, je reprendrai ma route sans jeter un regard en arrière. Vous rappelez-vous cette romance que nous chantions autrefois ? hélas ! ce temps a déjà fui bien loin. Et depuis lors ma vie a été un long pèlerinage, pendant lequel je me suis vue méprisée partout parce que j’étais pauvre, outragée parce que j’étais seule. Adieu, je me retire puisque mon séjour ici dérange les plans de votre ami.

— C’est la seule chose, madame, qui vous reste à faire, répliqua le major, et si je possède quelque autorité dans cette maison…

— De l’autorité, vous n’en exercez aucune, s’écria Amélia furieuse. Rebecca, vous resterez avec moi ; non, non, ne craignez point que je vous abandonne, parce qu’on vous persécute et qu’on vous insulte, parce qu’il prend au major Dobbin la fantaisie de vous faire une scène. Venez avec moi, ma chère. »

Les deux femmes se dirigèrent en même temps vers la porte. William s’avança pour l’ouvrir, et comme elles quittaient la pièce, le major prit la main d’Amélia et lui dit :

« Veuillez rester, je vous prie, j’ai à vous parler.

— C’est pour vous parler contre moi lorsque je n’y serai plus pour me défendre, fit Becky prenant un air de victime. »

Amélia pour toute réponse lui serra la main.

« Sur l’honneur, il ne s’agit point de vous, dit Dobbin, restez, je vous prie, Amélia. »

Amélia resta et Dobbin fit un profond salut à mistress Crawley comme elle tirait la porte sur elle. Amélia fixa ses regards sur le major tout en s’appuyant contre la cheminée. Ses lèvres et sa figure étaient toutes pâles.

« J’ai à vous faire des excuses, lui dit le major, pour la manière dont je viens de vous parler. C’est à tort que j’ai employé le mot d’autorité.

— Ah ! c’est heureux que vous le reconnaissiez, dit Amélia dont les dents claquaient les unes contre les autres.

— Vous me laisserez au moins le droit de m’expliquer, continua le major Dobbin.

— C’est une manière adroite et généreuse de me rappeler les obligations que je vous ai, fit Amélia.

— Les droits que je réclame, répondit William, sont ceux que m’a laissés le père de George.

— Vous n’avez pas craint d’insulter à sa mémoire hier encore ; vous savez bien ce que je veux dire ; soyez-en sûr, je ne l’oublierai jamais, non, jamais. »

Amélia prononça ces derniers mots avec le petit tremblement convulsif que donnent d’ordinaire la colère et l’émotion.

« Y pensez-vous, Amélia ? fit Dobbin avec un retour de tristesse ; croyez-vous que ces mots prononcés dans l’emportement de la colère soient assez forts pour ne plus rien laisser de toute une vie de dévouement. La mémoire de George n’a point à s’offenser de la manière dont je me conduis par égard pour elle, et si je mérite des reproches, je n’aurai jamais à en recevoir de sa veuve et de la mère de son fils. Pensez-y, pensez-y dans le calme de la réflexion, et je suis convaincu qu’en âme et conscience vous serez obligée de m’absoudre d’une pareille accusation ; et déjà, maintenant, vous n’aurez pas le courage de me condamner. »

Amélia laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

« Ce ne sont point mes paroles d’hier, Amélia, qui vous ont ainsi animée contre moi. Ce n’est là qu’un prétexte, ou bien j’aurais perdu ma peine à vous aimer pendant quinze ans, à veiller avec tendresse sur votre cœur. Et croyez-vous donc que, depuis de si longues années, je n’aie pas appris à lire dans votre âme, dans vos pensées. Je sais ce dont votre cœur est capable ; il peut s’attacher avec fidélité à un souvenir, chérir une image ; mais il ne peut ressentir un attachement assez fort pour répondre à celui que j’éprouve pour vous, enfin tel que j’aurais voulu le rencontrer dans une âme mieux trempée que la vôtre. Non, vous n’êtes pas digne de l’amour que je vous avais voué ; je l’ai reconnu depuis longtemps, le but que je proposais à mon existence n’était pas digne des efforts que j’ai tentés pour l’atteindre. Insensé, je me suis bercé de vaines chimères, et, dans mon fol abandon, je me sentais toujours prêt à échanger la franchise et l’ardeur de mon âme contre la faible étincelle d’amour assoupie dans la vôtre ; mais maintenant je renonce à un pareil marché, je me retire et sans qu’il y ait reproche ou ressentiment de ma part. Oh ! nullement ; avec une bonne nature, vous avez fait tout ce qu’on pouvait attendre de vous ; mais la hauteur de l’attachement que je vous portais est trop élevée pour vous, et pour y atteindre, pour avoir part à cette généreuse tendresse, il fallait un cœur plus grand que le vôtre. Adieu, Amélia ; après avoir suivi toutes les vicissitudes du combat qui se livrait en vous, je reconnais qu’il est temps d’y mettre fin ; nous sommes tous deux à bout de nos forces. »

Amélia, consternée et silencieuse, écoutait William qui secouait tout à coup la chaîne qui jusqu’alors les tenait unis et regagnait à la fois son indépendance et sa supériorité. Depuis longtemps cette petite créature le sentant prosterné à ses pieds, avait cru qu’il ne saurait jamais se relever. Elle ne voulait point l’épouser, mais le tenir à sa discrétion, elle voulait tout de lui, sans lui faire aucune concession. C’était un de ces marchés tels qu’on en voit souvent en amour.

Cette véhémente apostrophe de William l’avait complétement renversée et mise en déroute. Étonnée désormais de la position offensive qu’elle avait prise d’abord, elle ne songeait plus qu’à battre en retraite.

« Si je vous comprends bien, vous allez partir, William ? » lui demanda-t-elle.

William sourit tristement.

« Une fois déjà je vous ai quittée, lui dit-il, et je suis revenu après douze années ; alors nous étions jeunes tous les deux, mais la vie s’use enfin à jouer ainsi avec l’espérance. »

Pendant cet entretien la porte de la chambre de mistress Osborne s’était doucement entrebâillée, et Becky, tournant le bouton au moment même où Dobbin l’avait lâché, n’avait point perdu un mot de toute cette conversation.

« C’est un noble cœur, pensa-t-elle en elle-même, et c’est bien mal à cette femme de se jouer ainsi de lui. »

Elle admirait Dobbin sans lui conserver aucune rancune pour s’être déclaré aussi ouvertement contre elle. C’était là une partie jouée avec loyauté et à armes égales de part et d’autre.

« Ah ! pensait-elle, si j’avais trouvé un homme comme celui-là, un homme qui aurait eu comme lui du cœur et de la tête, je n’aurais point regardé à ses grands pieds. »

Elle alla alors s’enfermer dans sa chambre, se recueillit pendant un instant, et écrivit un billet à Dobbin, où elle l’engageait à attendre quelques jours avant de partir, lui promettant de tout faire pour lui auprès d’Amélia.

Sa séparation consommée, le pauvre Dobbin se dirigea vers la porte et sortit. La petite aventurière de qui venait cette brouillerie était enfin maîtresse du champ de bataille, c’était à elle maintenant de savoir tirer de la victoire le meilleur parti possible.

Maître George rentrant comme d’habitude à l’heure du dîner, avait remarqué l’absence de son vieux Dobbin. Le silence le plus profond régna pendant tout ce repas ; Jos n’avait rien perdu de son appétit, mais Emmy ne mangeait pas.

Après le dîner, Georgy s’étendit sur un canapé tout proche de la fenêtre, ayant vue sur la place du marché. Georgy regardait ce qui se passait dehors, tandis que sa mère s’occupait à ranger d’un autre côté, tout à coup il s’aperçut qu’il y avait grand mouvement dans l’hôtel occupé par le major.

« Hélas ! dit-il, voilà le voiturin de Dobbin que l’on sort de la remise. » Ce voiturin avait été acheté par Dobbin, moyennant six livres sterling, et lui avait valu de la part de ses amis un feu roulant de plaisanteries.

Emmy tressaillit sans rien dire.

« Hé ! hé ! continua George, voici François qui sort avec le porte-manteau, et Kunz, le postillon borgne, qui traverse le marché avec ses trois rosses ; le voilà avec ses grandes bottes et sa veste jaune. Il y a donc quelqu’un qui s’en va ? Mais ils mettent les chevaux à la voiture de Dobbin : le major va donc partir ?

— Oui, dit Emmy, il part en voyage.

— En voyage ! et quand reviendra-t-il ?

— Jamais, répondit Emmy.

— Non, il ne partira pas ! s’écria le petit Georgy en s’agitant sur le canapé.

— Allez-vous vous tenir tranquille, monsieur ! lui cria Jos.

— Je vous défends de sortir, Georgy, » lui dit sa mère avec une expression de tristesse.

L’enfant s’arrêta, frappa du pied, puis, sautant et s’agitant sur le canapé, il donna tous les signes de l’impatience et de la curiosité.

Les chevaux furent attelés, les bagages chargés sur la voiture ; François apporta l’épée, la canne et le parapluie de son maître, tout cela lié ensemble ; il les plaça dans le filet, mit à côté de lui sur le siége le nécessaire de voyage et l’étui du chapeau à cornes. François sortit encore le vieux manteau de drap bleu doublé de serge rouge qui, depuis quinze ans, tenait fidèle compagnie à son propriétaire ; il était tout neuf à la campagne de Waterloo, et avait couvert George et William la nuit qui avait suivi l’affaire des Quatre-Bras.

Le propriétaire de l’hôtel vint à son tour donner un coup d’œil à la voiture. François apporta ensuite le reste des bagages ; Dobbin parut enfin. Le maître de l’hôtel pleurait presque de le voir partir ; le major était adoré de tous ceux avec qui il était en rapport. Ce ne fut qu’à grand’peine qu’il parvint à se soustraire à l’attendrissement de ces adieux.

« Moi, je veux aller lui dire adieu, s’écria George en frappant du pied.

— Vous lui donnerez ceci, » dit Becky, qui semblait fort émue.

Et elle remit à l’enfant un petit morceau de papier. Descendre l’escalier, traverser la rue fut pour George l’affaire d’une seconde ; déjà le postillon jaune commençait à faire claquer son fouet. William était dans la voiture. George monta sur le marchepied, et entourant le cou du major de ses deux bras, comme on pouvait le voir de la fenêtre, lui adressa des questions sans fin ; puis il lui donna le petit billet que sa mère l’avait chargé de lui remettre. William le saisit avec empressement et il tremblait pour l’ouvrir ; mais tout à coup ses traits s’altérèrent, il déchira ce papier et en jeta les morceaux par la portière ; puis il embrassa George sur le front, et l’enfant redescendit avec l’aide de François en se frottant les yeux. Georgy resta encore quelques moments à regarder la voiture. Le postillon agita de nouveau son fouet, François s’élança sur le siége, les trois chevaux s’ébranlèrent. En même temps, la tête de Dobbin s’inclina sur sa poitrine ; il ne leva point les yeux quand la voiture passa sous les fenêtres d’Amélia, et Georgy resta seul dans la rue éclatant en larmes et en sanglots au milieu des passants attroupés.

La femme de chambre d’Emmy entendit l’enfant pleurer pendant toute la nuit ; elle lui porta des bonbons pour essayer de le consoler et mêla ses regrets aux siens, car tous ceux qui connaissaient cet honnête et brave major ne pouvaient s’empêcher de se laisser prendre d’affection pour lui.

Quant à Emmy, n’avait-elle pas rempli son devoir ? n’avait-elle pas pour se consoler la miniature de George ?