La Foire aux vanités/2/28

Traduction par Georges Guiffrey.
Hachette (2p. 331-336).


CHAPITRE XXVIII.

Où l’on revient à une existence plus douce.


La fortune commence enfin à sourire à Amélia. Nous sommes heureux de la sortir de cette humble et modeste condition qui, depuis si longtemps, était son partage. Elle va rentrer enfin dans une sphère plus brillante et plus élevée. Ce ne sera point toutefois dans une société d’un aussi grand ton et de manières aussi raffinées que celle où mistress Becky avait trouvé le moyen de pénétrer. C’est néanmoins dans un monde qui a des prétentions à suivre la mode et à posséder les allures aristocratiques. Joseph avait des amis parmi les ex-fonctionnaires des trois présidences de l’Inde. Aussi avait-il pris son logement dans le quartier anglo-indien, qui a pour centre Moira-Place. Ses revenus n’étaient pas assez considérables pour lui permettre l’habiter sur la place même.

Jos s’était contenté d’une maison de second ou troisième ordre dans Gillespie-Street. Il avait fait emplette de tapis, de glaces magnifiques, d’un ameublement presque entièrement neuf, provenant d’une vente à la suite d’une saisie opérée sur un pauvre diable qu’une faillite de son banquier venait de jeter sur la paille. Son nom fut inscrit à la quatrième page du journal, son mobilier disputé par les acheteurs, sous la surveillance du vendeur public, et puis il n’en fut plus question.

Les fournisseurs de ce malheureux, payés jusqu’au dernier shilling, se présentèrent chez Jos pour le prier de leur continuer la pratique. Les marmitons en veste blanche, qui avaient préparé les dîners du maître précédent, continuèrent à exercer leur profession au profit de Jos ; l’épicier, le fruitier, la laitière chacun de leur côté, vinrent se recommander à l’intendant et tâchèrent de gagner ses bonnes grâces, tout le monde enfin, jusqu’au petit groom à la livrée couverte de passementerie et de boutons, dont le devoir était d’accompagner mistress Amélia partout où il lui plaisait d’aller.

C’était du reste un train de maison fort modeste. L’intendant de Jos, qui remplissait en même temps les fonctions de valet de pied, ne fut jamais vu plus ivre qu’il ne convient à l’intendant d’un ménage bien tenu.

Emmy eut pour son service une femme de chambre originaire d’une propriété du père Dobbin, et dont les prévenances et l’humilité désarmèrent mistress Osborne, d’abord épouvantée de l’idée d’avoir une domestique attachée à son service. Cette fille se rendit très-utile par les soins entendus qu’elle donna au vieux Sedley qui ne sortait plus beaucoup de son appartement et ne paraissait jamais dans les fêtes qui se donnaient dans la maison.

Mistress Osborne commença à recevoir beaucoup de visites. Lady Dobbin et ses filles la félicitèrent de son changement de position et se montrèrent fort empressées auprès d’elle ; miss Osborne vint lui faire visite dans sa grande voiture armoriée. La rumeur publique attribuait à Jos d’immenses richesses, et pour le vieil Osborne rien n’était plus naturel que Georgy héritât de la fortune de son oncle, comme il devait hériter de la sienne.

« Morbleu ! disait-il, pourquoi maître George ne deviendrait-il pas un grand personnage ? J’entends qu’il entre au parlement avant ma mort. Vous pouvez allez voir sa mère, miss Osborne, quoique, pour ma part, je sois bien résolu à ne jamais me rencontrer avec elle. »

Miss Osborne alla lui faire visite. Emmy en fut enchantée, comme vous pouvez le croire. Elle entrevoyait dans ce rapprochement de plus fréquents rapports avec Georgy ; on permit au bambin de venir plus souvent chez elle. Il dînait deux ou trois fois par semaine à Gillespie-Street. Il y exerçait dans cette maison la même domination qu’à Russell-Square.

La présence du major Dobbin lui inspirait toutefois un certain respect et une certaine retenue ; l’enfant savait très-bien son monde, et le major Dobbin lui en imposait. George ne pouvait s’empêcher d’admirer la simplicité de son ami, son égalité d’humeur, la variété de son instruction, dont il faisait un usage si calme et si sensé, son amour inaltérable pour la vérité et la justice. Personne, dans sa petite appréciation d’enfant, n’était comparable au major, et il éprouvait à son endroit une tendresse spontanée et instinctive. On le voyait toujours accroché à l’habit de son parrain, n’ayant pas de plus grand plaisir que d’aller se promener au parc avec lui et d’écouter ses histoires. William parlait à George de son père, de l’Inde, de Waterloo, de tout excepté de lui. Quand George se laissait aller à ses caprices et à ses petites colères, le major le relevait par quelque raillerie que mistress Osborne trouvait toujours fort dure. Un jour Dobbin vint le prendre pour aller au spectacle, l’enfant refusa d’aller au parterre, trouvant que c’était bon pour la canaille ; Dobbin, en conséquence, lui fit ouvrir une loge, l’y laissa et alla au parterre. Le major se trouvait à peine depuis quelques minutes à sa place lorsqu’il sentit un bras se glisser sous le sien, et une petite main bien gantée chercher la sienne et la serrer. George avait reconnu le ridicule de sa conduite et était venu s’asseoir humblement à côté de son ami. Un sourire bienveillant éclaira la figure de Dobbin, et ce fut avec un regard affectueux qu’il accueillit l’enfant prodigue. Dobbin aimait cet enfant comme il aimait tout ce qui tenait à Amélia ; quant à elle, elle éprouva une joie ineffable en entendant raconter ce bon mouvement de son fils. Ses yeux regardaient Dobbin avec une tendresse qu’ils n’avaient jamais eue jusque-là.

George ne se lassait point de faire l’éloge du major à sa mère.

« Je l’aime, ma chère maman, lui disait-il, parce qu’il est au courant de toutes choses, et qu’il ne ressemble point au vieux Veal qui passe son temps à se vanter et à nous faire des phrases d’une demi-lieue. À la pension, nous l’appelons M. le barboteur. C’est moi qui lui ai donné ce joli nom ; n’est-ce pas qu’il ne lui va pas mal, chère maman ? Dobbin lit le latin comme l’anglais, et le français de même, et lorsque nous sortons ensemble, il me raconte des histoires sur papa et jamais sur lui. Cependant, le colonel Buckler, que j’ai entendu chez grand-papa, nous disait que c’était le plus brave officier de l’armée, et qu’il s’est distingué en maintes circonstances. Alors, bon papa, tout surpris, a dit : « Comment, ce garçon-là ? je l’aurais pris pour la plus grande poule mouillée de la terre. » Mais ce n’est pas vrai ça, n’est-ce pas, maman ? »

Emmy se mettait à rire et pensait comme son petit garçon, que Dobbin n’était point une poule mouillée.

Ainsi s’établissait entre George et le major une affection réciproque et beaucoup plus grande, il faut l’avouer, que celle qui existait entre l’oncle et le neveu. George avait attrapé une certaine manière de gonfler ses joues, de mettre les mains dans les poches de sa veste et de répéter les expressions et les allures favorites de Jos d’une manière si exacte, qu’on éclatait de rire rien qu’à le voir. Les domestiques avaient toutes les peines du monde à se contenir lorsque le petit garnement, demandant quelque chose qui n’était point sur la table, contrefaisait son oncle à s’y méprendre. Dobbin était tout prêt lui-même à étouffer en voyant la pantomime de l’enfant ; et George en aurait fait autant à la barbe et au nez de son oncle sans les réprimandes de Dobbin et les supplications d’Amélia.

Le digne fonctionnaire civil s’était fort bien aperçu que l’enfant le tournait en dérision, aussi éprouvait-il une grande gêne en sa présence, et s’efforçait-il de se rendre plus imposant par la solennité de sa tournure toutes les fois qu’il se trouvait en la présence de maître George. Mais s’il pouvait être prévenu d’avance de la venue du petit bonhomme à Gillespie-Street, M. Jos ne manquait pas alors d’avoir une partie arrangée à son club. Peut-être cette absence n’était-elle pas très-regrettée. Ces jours-là seulement, M. Sedley consentait à descendre de sa retraite et à se mêler à une de ces bonnes et intimes réunions de famille dont le major se trouvait presque toujours faire partie. D’ailleurs n’était-il pas, à plus d’un titre, l’ami de la maison, l’ami de tous les membres de la famille.

« Il aurait fait aussi bien de rester à Madras pour le temps qu’il passe avec nous, disait miss Anna en parlant de son frère.

— Mais, mon Dieu, miss Anna ! le major ne songe point à vous épouser ! »

Jos Sedley menait une existence noblement oisive, ainsi qu’il convenait à une personne de sa haute importance. Sa première démarche avait été pour se faire recevoir au Club-Oriental où il passait toutes ses matinées en compagnie de ses amis des Indes, où il dînait, où il prenait des convives qu’il amenait chez lui.

Il était convenu qu’Amélia ferait les honneurs à ces messieurs et à leurs femmes ; et comme de juste, dans ces dîners, on ne parlait guère que de l’Inde. Ne vous imaginez pas, toutefois, que ce sujet présente quelque chose de bien neuf et de bien original ; la comédie humaine est toujours à peu près la même partout !

Avant peu, Amélia eut un carnet de visite, et une grande partie de sa journée se passa régulièrement à aller voir les femmes des hauts dignitaires qui avaient exercé dans les présidences de Bombay, de Calcutta et de Madras. Nous nous habituons bien vite, en général, aux changements qui surviennent dans notre existence. C’est ainsi qu’Amélia fut bientôt rompue à cette vie. La voiture allait tous les jours faire sa tournée ordinaire, et le petit groom en livrée ne faisait que quitter le siége et y remonter, déposant à chaque porte les cartes de Jos et d’Amélia. À de certaines heures, Emmy allait prendre Jos à son club pour aller ensuite se promener au grand air, ou bien elle emmenait le vieux Sedley et le conduisait à Regent-Park. Au bout de quelque temps, elle avait aussi bien pris son parti de sa femme de chambre et de sa voiture, de son carnet et de son groom, que naguère de l’humble existence qu’elle menait à Brompton, et elle s’accommodait aussi bien de l’un que de l’autre. Sa destinée lui aurait donné une couronne de duchesse qu’elle ne se serait pas moins bien tirée du rôle qu’elle aurait eu à jouer.

Parmi les femmes de la société de Jos, chacune s’accordait à dire que c’était une charmante jeune femme qui n’avait peut-être pas beaucoup de ressources en elle, mais qui, au demeurant, était charmante. Qui aurait pu dire autrement ?

Les hommes aimaient en elle sa bonté simple et naturelle, sa candeur et la franchise de ses manières. Les jeunes élégants qui venaient passer à Londres le temps de leur congé, les lions de la mode, aux chaînes d’or étincelantes, aux moustaches retroussées, qui sur la banquette de leur cab éblouissaient les passants, qui hantaient les plus riches hôtels du quartier aristocratique ; eh bien ! ces lions de la mode admiraient mistress Osborne, aimaient galoper dans le parc aux portières de sa voiture ou à être admis à l’honneur de lui faire une visite du matin. Swankey, officier dans les gardes du corps, un lovelace de la plus dangereuse espèce, le plus grand garnement de toute l’armée des Indes, fut un jour surpris par le major Dobbin à faire en tête à tête à Amélia une description de la chasse aux cochons sauvages. À partir de ce moment, cet officier allait toujours disant du mal d’un grand diable des armées royales, aussi maigre que long, qui ne pouvait souffrir l’esprit des autres dans la conversation.

Tout autre que le major n’aurait pas manqué de ressentir de la jalousie à l’occasion de ce capitaine du Bengale ; mais Dobbin était d’une nature trop généreuse, d’une âme trop confiante pour concevoir jamais aucun soupçon sur Amélia. Il se sentait heureux des hommages et de l’admiration qu’avaient pour elle tous ceux qui l’approchaient. Depuis qu’elle était femme n’avait-elle pas toujours été persécutée et méconnue ? Il ressentait donc une véritable joie à voir cette âme si bien douée s’épanouir au souffle du bonheur et sa gaieté lui revenir avec les jours de prospérité. Tous ceux qui avaient du cœur et de l’esprit complimentaient le major du bon sens dont il faisait la preuve par un tel choix, s’il est vrai de dire que l’on conserve son bon sens au milieu des illusions de l’amour.

Jos s’était fait présenter à la cour, comme doit faire tout bon sujet de notre gracieux souverain ; mais Jos avait eu soin de se rendre d’abord à son club dans sa grande tenue en attendant Dobbin, qui devait venir l’y chercher dans un vieil uniforme râpé. À partir de ce moment, Jos, qui avait eu auparavant des tendances libérales, devint un effréné tory et l’une des colonnes de l’État, si bien qu’il ne se tint pour content qu’après avoir fait présenter Amélia à la cour. Il s’était persuadé qu’il entrait pour quelque chose dans le salut du royaume et que le souverain ne pouvait être parfaitement heureux que lorsqu’il aurait vu Jos Sedley et sa famille se ranger sur les marches du trône.

Emmy s’amusait beaucoup de cette idée de présentation.

« Faudra-t-il mettre les diamants de la famille ? demandait elle à Jos.

— Des diamants, pensait en lui-même le major ; ah ! si j’avais jamais le droit de vous en offrir, je voudrais vous prouver qu’il n’y en a point de trop beaux pour vous ! »

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