La Foire aux vanités/2/27

Traduction par Georges Guiffrey.
Hachette (2p. 319-331).


CHAPITRE XXVII.

Le vieux piano.


La visite du major laissa John Sedley dans un état de très-grande surexcitation pendant toute la soirée. Sa fille ne put lui faire reprendre ses occupations, ses distractions ordinaires. Il se mit à bouleverser tiroirs et cartons, à fouiller dans ses paperasses, à arranger tous ses dossiers pour l’arrivée de Jos. Il classa avec le plus grand soin ses reçus et ses lettres d’affaires, tous les documents relatifs à la société vinicole qui, après les plus magnifiques débuts, avait manqué tout à coup sans qu’on pût en expliquer le motif ; les prospectus de la société houillère, que l’absence des capitaux avait seule empêché de devenir une magnifique affaire. Un brevet d’invention pour une scierie mécanique destinée à fabriquer de la poudre à l’usage de ceux qui écrivent (sans garantie du gouvernement). Le vieillard passa toute la soirée jusqu’à une heure fort avancée de la nuit à réunir toutes ces pièces, allant et venant d’une chambre à l’autre et portant d’une main tremblante une lumière à moitié éteinte. Il fit un paquet pour la scierie et un autre pour les vins, un autre pour les charbons, etc., etc…

« Il va me trouver parfaitement en règle, Emmy, » disait le vieillard d’un air satisfait.

Emmy lui répondit par un sourire.

« Je crains bien que Jos ne regarde pas ces papiers.

— Vous n’y entendez rien, ma chère, » lui répondit son père en hochant la tête avec un air d’importance.

Certes, il avait raison, Emmy n’y entendait rien, et il est à déplorer que tant d’autres y soient au contraire si entendus. Toutes ces paperasses, bonnes pour l’épicier, une fois disposées sur son bureau, le vieux Sedley les couvrit soigneusement d’un mouchoir de couleur ; c’était un cadeau de l’Inde envoyé par le major Dobbin, puis il enjoignit, du ton le plus solennel, à la fille et à la dame de la maison, de ne point toucher à tout cela ; c’étaient des papiers qu’il avait préparés et mis en ordre l’arrivée de M. Jos Sedley le lendemain matin, de M. Jos Sedley de la compagnie des Indes orientales, division du Bengale !

Le lendemain matin, Amélia trouva son père sur pied ; il s’était levé de très-bonne heure. Jamais elle n’avait remarqué en lui une aussi grande agitation de corps et d’esprit.

« Je n’ai pu fermer l’œil, ma chère Emmy, dit-il à sa fille. Je pensais à ma pauvre Bessy. Je pensais que si elle avait été encore de ce monde, elle serait venue se promener avec moi dans la voiture de Jos. Elle a eu aussi la sienne autrefois, et elle y faisait fort bonne mine. »

Ses yeux, en même temps, se remplissaient de larmes qui s’amassaient sur le bord de ses paupières et roulaient lentement le long de ses joues. Amélia les essuya et l’embrassa avec un doux sourire ; puis elle fit à la cravate du vieillard un nœud des plus magnifiques ; elle lui mit ensuite son épingle en or, triste reste de sa grandeur passée. Installé de la sorte dans son vieux fauteuil, dès six heures du matin, en grand costume des dimanches, il attendit l’arrivée de son fils.

Dans la grande rue de Southampton, de splendides étalages de tailleur provoquent par leur élégance l’admiration de tous les passants ; derrière des glaces de toute hauteur se laissent apercevoir des habits dont la coupe gracieuse est faite pour charmer l’œil et tenter l’acheteur ; la soie et le velours, l’or et le satin y rivalisent d’éclat et de magnificence. Sur des gravures qui n’ont point leurs pareilles dans la réalité, de merveilleux dandys avec une vitre à l’œil donnent la main à de petits enfants qui ont tous de grands yeux et des cheveux frisés ; ou bien encore ce sont des amazones caracolant autour de l’Achille d’Apsley-House. Bien que la garde-robe de Jos fût garnie des plus splendides vêtements qui soient sortis des ateliers de Calcutta, il pensa qu’avant de se présenter à la ville pour y faire une entrée convenable, il devait se munir de quelques-unes de ces galantes nouveautés. Il choisit en conséquence un gilet de satin cramoisi parsemé de papillons d’or, un autre gilet en velours rouge à carreaux blancs avec un collet rabattu, et compléta son costume par une cravate bleu de ciel et une épingle en or surmontée d’un cavalier en émail rose franchissant une barrière. Après ces emplettes seulement, il se crut en état de paraître dignement dans la grande Cité. L’ancienne gaucherie de Jos et sa funeste maladie de rougir à tout propos semblaient avoir cédé désormais devant la conscience de sa valeur personnelle, et s’il éprouvait encore sous le regard des femmes, aux bals du gouverneur, un certain malaise suivi de quelque rougeur, si leurs œillades le faisaient fuir avec un reste d’effroi, c’était uniquement parce qu’il avait peur d’inspirer une trop forte passion dont il n’aurait su que faire avec sa résolution bien arrêtée de ne jamais se marier, et cependant tout Calcutta ne possédait personne qui pût y faire aussi bonne figure que Waterloo Sedley. C’était lui qui avait le train de maison le plus splendide, c’était lui qui donnait les meilleurs déjeuners de garçon, c’était lui qui avait la cuisine la mieux montée.

Pour faire un habit à un homme de sa circonférence et de son importance, le tailleur demanda au moins un jour, qui fut employé par Sedley à chercher un domestique pour le servir lui et son nègre, à aller retirer ses bagages, ses boîtes et les livres qu’il n’avait jamais lus, ses caisses de provisions, ses châles destinés il ne savait pas encore bien à qui, et enfin tout le reste de ses richesses indiennes.

Le troisième jour, Jos se décida enfin à partir pour Londres dans tout l’éclat de sa nouvelle toilette. Le nègre installé sur le siége à côté du domestique européen claquait des dents et grelottait de froid sous le tartan qui l’enveloppait. Jos fumait dans la voiture et de temps à autre lâchait une bouffée de tabac par la portière. Il avait un extérieur si majestueux et si solennel que les gamins accouraient pour le voir passer et le prenaient tout au moins pour le gouverneur général. Quant à lui, on peut en être assuré, il se rendait volontiers aux invitations empressées des hôteliers de la route ; il ne manqua pas une seule fois de se rafraîchir dans toutes les petites villes qu’il traversa.

Par précaution, il avait pris avant le départ un copieux déjeuner à Southampton, composé à la fois de riz, de poisson et d’omelette ; l’estomac ainsi garni, il avait pu aller jusqu’à Winchester, où un verre de xérès lui avait paru nécessaire. À Alton, il était descendu pour goûter à la bière, en grand renom dans la localité. À Farnham, il s’était arrêté pour visiter le château de l’évêque et prendre une légère collation composée d’anguilles, de côtelettes, de haricots de Soissons, le tout arrosé d’une bouteille de bordeaux. Se sentant un peu impressionné par le froid, au relais de Bagshot, et voyant son nègre claquer de plus en plus des dents, il avait avalé un grog pour se réchauffer. Si bien qu’en débarquant à Londres, il avait l’estomac garni de vin, de bière, de viande, de xérès, de poisson et de tabac, ni plus ni moins que la cabine aux provisions d’un bateau à vapeur. Il commençait déjà à se faire nuit lorsque la voiture arriva avec un bruit de tonnerre devant la petite porte de Brompton, où, par un sentiment de tendresse filiale, il avait voulu descendre avant d’aller au logement que M. Dobbin avait dû arrêter pour lui chez Slaughter.

Les habitants de la rue étaient tous à leurs fenêtres ; la petite bonne de la maison accourut à la porte grillée du jardin ; les dames Clapp regardèrent par le soupirail de la cuisine. Emmy était fort occupée au milieu de ses chiffons, tandis que le vieux Sedley, dans le petit salon, battait la campagne plus que jamais. Jos descendit de sa berline, s’avança avec un air majestueux à travers le jardin en faisant crier le gravier sous ses pas. Il était escorté du nouveau domestique qu’il avait engagé à Southampton, et de son nègre, transi de froid, et dont la figure noire, sous l’impression de la température, était devenue couleur café au lait. Le pauvre gelé produisit une sensation immense sur mistress et miss Clapp, qui, étant sorties de leur retraite pour écouter peut-être à la porte du salon, trouvèrent Loll Jewab étendu sur un banc, tremblant de tous ses membres, au milieu de lamentations pitoyables, et dont les grandes prunelles jaunes et les dents d’une blancheur éblouissante se détachaient sur l’ébène de sa figure.

Car, mon cher lecteur, vous avez dû remarquer que nous avons adroitement fermé la porte sur Jos, son vieux père, sa douce et aimable sœur, pour laisser passer les premiers épanchements de la tendresse. Le vieillard fut très-ému, sa fille ne le fut pas moins, comme on peut se l’imaginer, et Jos céda aussi quelque peu à l’attendrissement général. Après dix années d’absence, quel est l’égoïste assez endurci pour que les souvenirs du passé, les liens de la famille n’aient aucun pouvoir sur lui ? La séparation semble consacrer les affections du jeune âge, et lorsqu’on reporte sa pensée sur les plaisirs évanouis, les chagrins dont ils furent entourés disparaissent dans l’éloignement pour ne plus laisser voir que ce qu’ils ont eu de doux et d’aimable. Jos avait réellement du plaisir à serrer la main de son père, malgré le refroidissement passager qu’avaient amené entre eux les entreprises commerciales. Il était enchanté de voir sa sœur, si charmante dans le temps où le chagrin n’avait pas encore chassé le sourire de ses lèvres, et il suivait avec peine les rides profondes que l’indigence, le malheur et les années avaient marquées dans les traits de ce vieillard, traversé par de si cruelles épreuves. Emmy, allant au-devant de son frère jusqu’à la porte, lui avait glissé quelques mots à l’oreille pour lui apprendre la mort de leur mère et lui recommander de n’en point parler devant le vieux Sedley. Précaution inutile ! ce fut là le premier sujet par lequel débuta le vieux Sedley, et il versa d’abondantes larmes. L’émotion fut contagieuse pour le fonctionnaire de la compagnie des Indes, et ce spectacle lui inspira de plus sérieuses réflexions qu’il n’était habitué à en faire.

Le résultat de cette entrevue fut on ne peut plus satisfaisant sans doute, car lorsque Joseph fut remonté dans sa chaise de poste pour se faire conduire à son hôtel, Emmy embrassa tendrement son père et lui demanda avec un air de triomphe si elle n’avait pas eu raison de lui soutenir que son frère avait un excellent cœur.

Jos Sedley, touché en effet de la misérable position de ses parents, leur déclara, au milieu des premiers épanchements du cœur, qu’il voulait sans plus de retard les soustraire à la gêne et au besoin, que pendant tout le temps qu’il allait passer en Angleterre, et il ne prévoyait pas qu’il dût en partir de sitôt, il mettait à leur disposition et sa maison et ce qu’il possédait. Amélia ferait à merveille les honneurs de sa table jusqu’au moment où elle deviendrait en son propre nom maîtresse de maison.

En entendant ces paroles, la pauvre femme laissa tristement tomber sa tête sur sa poitrine, puis les larmes commencèrent à arriver en abondance ; elle avait bien saisi le sens caché sous ces paroles. Elle avait causé longuement à ce sujet avec sa jeune confidente miss Mary, le même soir de la visite du major. L’indiscrète Polly avait fait une découverte qu’elle ne put garder pour elle, et dont elle s’empressa de faire part à Amélia. Elle lui raconta le tressaillement, le frisson de joie qui avaient trahi Dobbin au moment où, M. Binney passant à côté d’eux avec sa jeune épouse, le major avait reconnu qu’il n’avait plus de rival à craindre.

« N’avez-vous pas remarqué, disait-elle à Emmy, comme il était tout hors de lui quand vous lui avez demandé s’il était marié, et avec quelle vivacité il vous a répondu : Où avez-vous entendu un pareil mensonge ? Ah ! madame, madame, ses yeux ne vous ont pas quittée un seul instant, et je crois en vérité que ses cheveux ne sont devenus gris qu’à force de penser à vous. »

Amélia, levant alors les yeux, regarda les portraits de son mari et de son fils suspendus au-dessus de son lit. Puis, elle ordonna à sa petite protégée de ne plus jamais, au grand jamais, lui parler de semblables choses. Le major Dobbin avait été l’ami intime de son mari, son protecteur affectueux et dévoué, celui de son fils ; elle l’aimait comme un frère, mais une femme qui avait eu le bonheur d’avoir un époux comme le sien, et à cette pensée ses yeux se tournaient vers le mur, ne pouvait songer à un nouvel hyménée.

La pauvre Polly soupira et pensa au jeune chirurgien Tom Kins, qui, à l’église, avait toujours tourné les yeux de son côté, et qui, par les œillades incendiaires qu’il lui lançait, avait presque amené son pauvre petit cœur à capitulation ; elle savait déjà le parti qu’elle prendrait si le hasard voulait qu’il mourût. Elle craignait qu’il ne fût poitrinaire, ses joues étaient si rouges et sa taille si mince.

Ce n’est point qu’Emmy, instruite de la passion du bon major, en éprouva de l’aversion ou du dédain. Quelle femme aurait pu se fâcher de l’attachement d’un cœur aussi loyal et aussi sincère ? Sans encourager son admirateur, Emmy avait pour lui cette estime et cette amitié que méritait bien un si complet dévouement, et tant qu’il renfermerait en lui-même ses secrets sentiments de tendresse, oh ! alors elle ne demandait pas mieux que de lui faire un accueil franc et cordial ; mais s’il venait à lui faire ses propositions, alors elle prendrait la parole pour mettre un terme à des espérances qui ne pouvaient jamais devenir une réalité.

Ce soir-là, après sa conversation avec miss Polly, elle dormit d’un sommeil plus profond. Elle éprouvait une joie qu’elle n’avait pas goûtée depuis longtemps.

« Je suis bien aise, pensait-elle, qu’il n’aille pas épouser cette miss O’Dowd. La sœur du colonel O’Dowd n’a pas la délicatesse de sentiments qu’il faut à la femme du major William. »

Mais parmi les femmes qu’elle connaissait, laquelle aurait bien fait l’affaire ? Ce n’était point miss Binney, elle était trop vieille et avait trop mauvais caractère. La petite Polly était trop jeune. Mistress Osborne, avant de s’endormir, ne réussit à trouver personne qui aurait pu convenir au major.

Jos se trouvait si commodément installé à Saint-Martin-Lane, y goûtait avec tant de charmes les douceurs de son hookah, et se trouvait si bien à portée de tous les théâtres, qu’il serait indéfiniment resté chez Slaughter, s’il n’avait été harcelé par les vives instances du major. Notre digne ami ne laissa ni paix ni trêve à maître Jos que celui-ci n’eût exécuté sa promesse de prendre chez lui Amélia et son père. Jos était une pâte molle que le premier venu pétrissait à sa guise ; et quant à Dobbin, il prenait plus à cœur ce qui intéressait les autres que ce qui le touchait personnellement. L’employé civil devint donc le point de mire de toutes les manœuvres si louables d’ailleurs de l’excellent Dobbin. Il ne faisait jamais la moindre objection toutes les fois que son ami lui disait de vendre, d’acheter ou de céder quelque chose. Loll Jewab, l’Indien, après avoir été quelque temps poursuivi des huées de l’impitoyable jeunesse de Saint-Martin-Lane toutes les fois qu’il montrait dans la rue sa figure basanée, fut renvoyé à Calcutta sur un bâtiment équipé en partie par le père de Dobbin ; toutefois, avant de quitter son maître, il lui apprit à préparer un pilaw et un curry et à bourrer une pipe. La principale occupation de Jos, et son plus grand plaisir était de surveiller la confection d’une jolie voiture qu’il avait commandée avec le major chez un carrossier voisin. Il avait fait emplette d’une paire de chevaux avec lesquels on le voyait se promener au parc ou faire visite aux amis qu’il avait connus dans l’Inde. Il sortit fréquemment avec Amélia, et lorsqu’il en était ainsi, on pouvait presque toujours voir le major Dobbin sur la banquette de derrière. D’autres fois, le vieux Sedley accompagnait sa fille, et miss Clapp, qu’Amélia emmenait quelquefois avec elle, était enchantée de se faire voir avec son châle jaune et dans cette splendide voiture à son jeune chirurgien dont elle apercevait parfaitement la figure à travers les fentes de la croisée.

Peu après la première visite de Jos à Brompton, il se passa dans cette humble demeure où les Sedley avaient vécu dix années de leur vie, une scène des plus touchantes. La voiture de Jos, non pas celle d’apparat, une autre qu’il avait louée temporairement, pour attendre qu’on eût fini de construire celle dont nous avons parlé, vint prendre un matin le vieux Sedley et sa fille pour ne plus les ramener dans cette demeure. Les larmes que le maître et la maîtresse du logis et leur fille versèrent en cette occasion furent aussi sincères qu’aucune de celles qui ont été versées dans le cours de cette histoire. Pendant cette longue durée de rapports journaliers et intimes, ils ne pouvaient se rappeler une dure parole sortie de la bouche d’Amélia. En toute occasion même douceur et même bonté ; même égalité de caractère, jusque dans les circonstances où miss Clapp s’était montrée la plus exigeante et avait réclamé son loyer avec une certaine aigreur. Lorsque cette excellente et bonne créature fut sur le point de la quitter pour tout à fait, la maîtresse de la maison se reprocha son excessive dureté. Elle avait les larmes aux yeux en fixant sur le volet, avec des pains à cacheter, l’écriteau qui annonçait la vacance de ses petites chambres ; jamais, jamais elle ne pouvait espérer de revoir de pareils locataires, et la suite ne confirma que trop ce funeste pressentiment. Miss Clapp se vengea de la perversité de l’espèce humaine en levant sur ses locataires de très-lourdes contributions pour le thé et les rôties ; le plus souvent ils faisaient la moue et grognaient beaucoup, quelques-uns ne payaient pas, et aucun d’eux ne restait. La maîtresse du logis se prenait alors à regretter ses vieux et fidèles amis.

Quant à miss Mary, le jour du départ d’Amélia, son chagrin fut tel, que nous renonçons à le dépeindre. Depuis son enfance, elle ne l’avait pas quittée un seul jour, et avait pour elle une passion si vive et si tendre, que lorsque la voiture vint chercher Amélia, la jeune fille s’évanouit presque dans les bras de son amie, dont l’émotion n’était pas moins grande que la sienne. Amélia aimait miss Clapp comme sa fille ; pendant onze ans elle l’avait eue pour confidente de ses pensées et de ses peines. La séparation fut donc des plus déchirantes pour toutes les deux. Il fut du moins convenu que Mary irait voir souvent miss Osborne dans la grande maison qu’elle allait occuper, et où Mary était sûre qu’elle ne serait jamais aussi heureuse que sous l’humble toit qu’elle quittait.

Espérons qu’elle se trompait dans cette appréciation de l’avenir, car cet humble asile avait donné bien peu de jours de bonheur à la pauvre Emmy. La fatalité semblait s’y être appliquée à l’y persécuter, et elle éprouva un sentiment pénible toutes les fois qu’elle fut obligée de revenir dans cette maison et de se trouver en face de la femme qui l’avait tyrannisée, dont elle avait eu à essuyer les bourrades et les reproches, et même la brusque familiarité, chose qui ne lui était pas moins pénible. Les serviles protestations de bons offices qu’Amélia en reçut lorsqu’elle se trouva en pleine voie de prospérité furent loin d’être beaucoup plus agréables à cette dernière. Sa voix n’avait pas assez d’inflexions diverses pour témoigner de son admiration pour cette nouvelle maison et pour l’ameublement qui la décorait. Elle tâtait avec les doigts toutes les robes de mistress Osborne et en estimait la valeur ; elle protestait bien haut et bien fort que rien n’était trop beau pour une si excellente dame. En recevant ces banales flatteries, Emmy ne pouvait s’empêcher de se souvenir que c’était la même bouche dont les grossières et cruelles paroles lui avaient causé de si vives souffrances ; que c’était la même personne qui la recevait si mal lorsqu’il lui était arrivé de lui demander des délais pour payer son terme ; qui la taxait de folles dépenses lorsque par hasard elle achetait quelques petites douceurs pour son père et sa mère souffrants, qui enfin avait pris plaisir à lui faire avaler jusqu’à la lie le calice de l’humiliation.

Personne ne saura jamais tous les chagrins qui ont joué un si grand rôle dans la vie de cette pauvre femme ; elle ne voulut point les laisser voir à son père dont l’imprévoyance était la cause principale de ses afflictions, et supportait sans se plaindre les conséquences d’une faute à laquelle elle était étrangère. Par sa nature humble et douce, elle semblait prédestinée au rôle sublime de l’immolation.

Il n’est pas de malheur qui n’ait, dit-on, son bon côté. En effet, la pauvre Marie éprouva un si violent accès de douleur du départ de son amie, qu’il fallut la confier aux mains du jeune aide en chirurgie dont les soins la rétablirent au bout de quelque temps. Emmy, en quittant Brompton, laissa en souvenir à Marie tous les meubles que cette maison renfermait. Elle enleva seulement les tableaux placés au-dessus du chevet de son lit ainsi que son vieux piano, son vieux piano dont les sons étaient un peu sourds et cassés à cause de son grand âge, mais pour lequel elle conservait toujours une affection particulière. Elle était encore enfant lorsqu’elle s’en servit pour la première fois, c’était un cadeau que lui avaient fait ses parents ; et lorsque la ruine la plus complète vint s’abattre sur sa famille il avait été sauvé du naufrage et lui avait été donné comme une seconde fois.

Le major éprouva un vif plaisir lorsqu’en veillant à l’installation de Jos dans la nouvelle maison, qu’il avait choisie avec lui, il vit arriver de Brompton au milieu des effets et des malles, le vieux piano qu’il connaissait bien. Amélia voulut à toute force le placer dans sa chambre, jolie petite pièce du second étage qui touchait à celle de son père et où le vieillard passait ses soirées.

Lorsque les commissionnaires se présentèrent avec cette épinette, et que d’après l’ordre d’Amélia ils l’eurent placée dans la pièce désignée, Dobbin, ne se possédant plus, lui dit d’un ton très-sentimental :

« Je suis bien heureux de voir que vous l’avez si soigneusement conservé. Je craignais que maintenant vous n’en eussiez plus nul souci.

— C’est peut-être la chose à laquelle je tiens le plus au monde, répondit alors mistress Osborne.

— En vérité, Amélia ? » fit le major.

Le major qui l’avait acheté, bien qu’il n’en eût jamais rien dit, ne pouvait supposer qu’Emmy se trompât au point de croire qu’elle le devait à un autre et d’ignorer quel en était le donateur.

Il allait hasarder la question que depuis si longtemps il avait sur ses lèvres, lorsque soudain elle reprit :

« Qu’y a-t-il d’extraordinaire à cela ; n’est-ce pas lui qui me l’avait donné ?

— Ah ! j’ignorais, » fit le pauvre Dobbin perdant tout à fait contenance.

Emmy ne fit d’abord aucune attention à l’air embarrassé du pauvre Dobbin ni à l’expression piteuse que prit sa figure ; mais par la suite tout cela lui revint à l’esprit et en y réfléchissant elle acquit la triste et douloureuse certitude que c’était William et non point George, comme elle se l’était imaginé, qui lui avait donné ce piano. Ce qu’elle avait aimé et conservé comme une relique de George, son plus cher trésor enfin, ne venait point de celui qu’elle avait si tendrement chéri. Seule devant son piano, combien de fois elle s’était oubliée à penser à George, que de fois assise devant lui pendant de longues heures elle en avait tiré des notes mélancoliques tout en versant des larmes silencieuses et secrètes. Puisque le piano ne venait plus de George, dès lors il perdait tout son prix : aussi lorsqu’après cette découverte le vieux Sedley lui demanda d’en jouer, elle lui répondit que l’instrument était faux à déchirer les oreilles, qu’elle avait mal à la tête et qu’elle était incapable d’y mettre les mains.

Puis ensuite, suivant son habitude, elle se reprocha son égoïsme et son ingratitude, et résolut de faire réparation à l’honnête William du dédain qu’elle ne lui avait pas témoigné, mais qu’elle avait ressenti pour son piano. Comme on était quelques jours après dans le salon, et tandis que Jos, selon son ordinaire, se laissait aller aux douceurs du sommeil, Amélia, d’une voix défaillante, dit au major Dobbin :

« J’ai à vous demander pardon.

— Et à propos de quoi ? répliqua celui-ci.

— Mais… à propos de ce petit piano… Je ne vous ai jamais remercié de me l’avoir donné ; il y a bien des années de cela… avant mon mariage… Je croyais qu’il me venait d’un autre… Je vous remercie, William. »

En même temps, elle tendit la main, mais le cœur de la pauvre femme était bien gros et ses yeux se remplirent bientôt de larmes.

William ne put y tenir davantage.

« Amélia, Amélia, lui dit-il, j’avais acheté ce piano pour vous, je vous aimais alors comme je vous aime encore maintenant, car il faut bien que je finisse par vous le dire. Je crois que mon amour a commencé dès le premier jour où je vous ai vue, lorsque George me conduisit chez vous pour me faire voir la femme à laquelle il avait engagé sa foi. Vous étiez alors une jeune fille en robe blanche, en longues boucles. Vous êtes arrivée en chantant, il me semble vous voir encore. Le soir, nous sommes allés au Vauxhall ; dès lors, je n’ai plus pensé qu’à une femme au monde, et cette femme c’était vous. Pendant ces douze années qui viennent de s’écouler, je crois n’avoir pas été une heure entière chaque jour sans penser à vous. J’étais venu pour vous le dire avant mon départ pour l’Inde, mais alors vous m’avez paru si indifférente et si froide que je ne n’ai pas eu le courage de vous faire cet aveu. Ma présence ou mon départ, peu vous importait alors.

— Ah ! je suis une ingrate, reprit alors Amélia.

— Non, non, mais une indifférente, continua Dobbin sur le ton du désespoir. Et d’ailleurs, de quel droit puis-je prétendre inspirer d’autres sentiments à une femme ? Je sais maintenant à quoi m’en tenir. Votre découverte sur le piano vous a brisé le cœur, vous regrettez qu’il vienne de moi et non de George. Mais pardonnez à un moment d’oubli sans lequel je n’aurais jamais parlé comme je viens de le faire, à un égarement d’une minute et à la folle pensée qui m’a fait croire qu’un dévouement et une constance de plusieurs années pouvaient plaider en ma faveur.

— C’est vous qui êtes bien dur et bien cruel maintenant, dit Amélia en s’animant à son tour. George est toujours mon mari sur la terre comme dans le ciel. Comment pourrais-je jamais en aimer un autre que lui ? Encore maintenant je lui appartiens comme la première fois où vous m’avez vue, mon cher William. C’est lui qui m’a appris à connaître tout ce qu’il y avait de bon et de généreux en vous, à vous aimer comme un frère. Et depuis lors n’avez-vous pas fait tout au monde pour moi, pour mon enfant ? Vous, mon meilleur ami, mon protecteur le plus dévoué ! Ah ! si vous étiez venu quelques mois plus tôt, vous m’auriez épargné peut-être cette cruelle et pénible séparation. J’ai manqué en mourir, mais, hélas ! vous n’étiez point là, quoique mes vœux, mes prières vous appelassent alors, et on m’a séparé de mon enfant, on l’a enlevé à sa mère ! William, c’est un noble cœur que celui de Georgy. Soyez son ami et restez encore le mien… »

Sa voix s’éteignit avec ces dernières paroles, et Amélia pencha la tête sur l’épaule de Dobbin. Le major, l’entourant de ses bras, l’attira vers lui comme un enfant et déposa un baiser sur son front.

« Vous me trouverez toujours le même, chère Amélia, lui dit-il ; je ne vous demande que votre affection ; je ne veux rien de plus. Permettez-moi seulement de rester près de vous et de vous voir souvent.

— Oui, souvent, » répondit Amélia.

C’est ainsi qu’il fut permis à Dobbin de la voir en toute liberté et d’espérer dans l’avenir, comme le petit écolier qui, n’ayant pas d’argent dans sa poche, peut du moins soupirer tout à son aise devant la boutique du pâtissier.