La Foire aux vanités/2/26

Traduction par Georges Guiffrey.
Hachette (2p. 305-319).


CHAPITRE XXVI.

Notre ami le major.


Notre ami le major s’était rendu si populaire à bord, qu’au moment où lui et M. Sedley descendirent dans le canot qui vint les prendre pour les débarquer, tout l’équipage, matelots et officiers, à commencer par le capitaine, l’accompagnèrent de hourras d’adieux qui firent rougir le major, et il secoua la tête en signe de remercîments. Jos, persuadé que ces acclamations étaient pour lui, ôta son chapeau à galon d’or et l’agita avec une grâce pleine de majesté. En quelques coups de rames le canot fut au rivage ; nos deux voyageurs descendirent sur le port et se dirigèrent vers l’hôtel du Roi-George.

La vue de la réjouissante tranche de bœuf, du pot d’argent couronné d’écume qui, dans les magnifiques salons du Roi-George, accueillent le voyageur au retour de ses courses lointaines, n’eurent point assez d’empire sur Dobbin pour le décider à passer plusieurs jours au milieu de ces douceurs et de ce bien-être. Dès son arrivée, il demanda des chevaux de poste, et à peine à Southampton, il aurait voulu être déjà sur la route de Londres. Jos se refusa obstinément à quitter le soir même cette nouvelle Capoue. À quoi bon passer la nuit au milieu des cahots de la route alors que la plume et l’édredon vous invitent à une douce et moelleuse paresse, au lieu et place de cet affreux lit de Procuste, sur lequel les voyageurs qui reviennent du Bengale sont obligés de s’étendre dans leur étroite et incommode cabine ? Jos ne comprenait pas que l’on pût songer à partir avant d’avoir retrouvé son bagage, que l’on pût se remettre en route avant d’avoir au moins pris un bain.

Le major se vit donc forcé d’attendre encore pour cette nuit, et d’annoncer tout simplement par lettre son arrivée à sa famille. Dobbin supplia Jos d’écrire de son côté à ses amis ; Jos promit, mais ne tint pas sa promesse. Le capitaine, le chirurgien et un des deux passagers vinrent dîner à l’hôtel avec nos deux amis. Jos déploya toute sa science à commander un dîner. Il promit qu’il partirait le lendemain avec le major pour Londres. L’hôtelier racontait depuis que c’était plaisir de voir avec quelle satisfaction M. Sedley huma sa première pinte de bière, comme doit faire tout bon Anglais qui, après une longue absence, remet le pied sur le sol britannique.

Le lendemain matin, de très-bonne heure, suivant son habitude, le major Dobbin était sur pied, tout rasé et tout habillé. Personne n’était levé dans l’auberge, à l’exception de celui qui fait les souliers et qui semble être une créature pour laquelle le sommeil est un mythe. Le major pouvait entendre les gens de la maison ronfler en chœur, tandis que lui errait à l’aventure dans les corridors déserts. À ce moment le décrotteur, dont les yeux ne se ferment jamais, allait de porte en porte faire sa distribution de bottes à revers, bottes à haute tige, demi-bottes, etc., etc… Le domestique indigène de Jos se leva enfin, prépara le hookah de son maître et disposa son formidable attirail de toilette. Les filles d’auberge commençaient alors à sortir de leurs soupentes, et, rencontrant le nègre dans les couloirs, elles furent tout effrayées, pensant se trouver en face du diable. Lui et Dobbin faillirent plus d’une fois se laisser tomber au milieu des seaux qui obstruaient le passage et dont elles se servaient pour laver l’hôtel du Roi-George. Enfin l’un des garçons vint ouvrir la porte et tira les verrous. Le major crut qu’enfin l’heure du départ était sonnée, et il demanda sur-le-champ une chaise de poste pour se mettre en route.

Puis il se rendit à la chambre de Sedley, et écartant les rideaux d’un lit immense où Jos s’évertuait à ronfler :

« Debout ! debout ! lui cria le major ; il est temps de partir ; la voiture sera à la porte de l’hôtel avant une demi-heure. »

Jos se mit à grogner contre le malencontreux interrupteur de son sommeil et demanda quelle heure il était. Quand le major qui ne savait point mentir, quelque avantage qu’il en pût tirer, lui eut avoué en rougissant la vérité sans détour, Jos fit pleuvoir sur lui une grêle d’imprécations que nous ne consignerons point ici, mais qui n’auraient point laissé de doute à Dobbin au sujet de la damnation éternelle de son ami, s’il avait dû comparaître incontinent devant le juge suprême. Il envoya le major à tous les diables, il lui déclara qu’il ne voyagerait pas avec lui ; que c’était le comble de la cruauté, de l’inconvenance, que de venir troubler ainsi le sommeil d’un honnête homme. Le major dut battre en retraite devant l’ouragan qu’il venait de soulever et laissa Jos reprendre le fil de son sommeil.

Pendant ce temps, la chaise de poste était amenée devant l’auberge ; le major monta dedans et partit sans plus de retard.

Il eût été un grand seigneur anglais voyageant pour son plaisir, ou bien le courrier d’un homme de bourse, car ceux du gouvernement ont d’ordinaire des allures plus pacifiques, qu’il n’aurait pas couru la grande route avec plus de célérité. Les postillons, en voyant les pourboires qu’il leur jetait, prenaient Dobbin pour un prince déguisé.

Comme elle lui paraissait verte et souriante, cette campagne qui, dans la rapidité de sa course, semblait fuir bien loin derrière lui ! comme elles lui paraissaient aimables et animées ces petites villes où les bateliers venaient à sa rencontre avec de gais sourires et de profonds saluts ! Il passait comme un ouragan devant ces auberges placées au bord de la route, dont les enseignes pendaient aux arbres, où chevaux et charretiers s’arrêtaient pour se rafraîchir sous un ombrage épais ; devant les vieux châteaux avec leurs parcs ; devant les chaumières groupées autour d’une antique église ; enfin il foulait le sol anglais ; enfin il respirait l’air natal. Est-il au monde une joie que l’on puisse comparer à celle-là ? Tout prend un air de fête aux yeux du voyageur qui revient dans sa patrie ; tout, sur son passage, semble le saluer et lui souhaiter sa bienvenue ; et pourtant le major Dobbin, sur la route de Southampton à Londres, ne voyait rien autre chose que le chiffre décroissant des bornes milliaires. Ah ! n’en doutez pas, c’est qu’il était pressé de revoir sa famille, d’embrasser sa mère et ses sœurs !

Une fois à Piccadilly, il compta les secondes qu’il lui fallut pour se rendre à son ancien logis, chez Slaughter, auquel il ne voulut point faire d’infidélité. Dix années s’étaient écoulées depuis qu’il y avait fait sa dernière visite, depuis que George et lui, ils étaient jeunes alors, y avaient donné de joyeux déjeuners, y avaient fait maintes parties. Ils étaient maintenant passés dans la catégorie des vieux garçons. Ses cheveux grisonnaient ; les passions, les sentiments de sa jeunesse s’étaient refroidis aux glaces de l’âge. Il retrouva sur la porte le même garçon, de dix ans plus vieux, mais dans le même habit bien gras, toujours avec la même quantité de cachets en breloques, avec la même manière de remuer son argent dans ses poches. Il reçut le major absolument comme s’il était de retour d’une absence de huit jours.

« Les effets du major au numéro 23, dit John sans témoigner la moindre surprise, c’est la chambre qu’on lui donne d’habitude. Que voulez-vous pour votre dîner ? Du poulet rôti, je pense. Eh bien ! êtes-vous marié maintenant ?… Le bruit courait que vous étiez marié… Le chirurgien écossais de votre régiment… non, c’était le capitaine Humby du 33e, en garnison avec le vôtre à Unjee, qui racontait cela… Prendrez-vous un grog ?… Pourquoi êtes-vous venu en poste ?… la diligence ne vous aurait-elle pas aussi bien amené ?… »

Là-dessus le fidèle John, dont la mémoire ne perdait le souvenir d’aucun des officiers qui fréquentaient sa maison, qui savait tous les égards qu’il leur devait et avec qui dix années ne faisaient pas plus d’effet qu’un jour, conduisit Dobbin à son ancienne chambre, où le major retrouva son grand lit aux rideaux de serge, son vieux tapis peut-être encore plus rapiécé et l’ancien mobilier en bois noir recouvert d’une étoffe foncée telle que le major se rappelait l’avoir vue au temps de sa jeunesse.

Il se figurait voir encore George arpenter à grands pas cette chambre la veille de son mariage, se ronger les ongles et jurer qu’il faudrait bien que son père finisse par mettre les pouces, et que si, en définitive, il ne cédait pas, alors il s’arrangerait pour pouvoir se passer de lui. Tous ces détails lui revinrent aussi clairs, aussi précis que si c’eût été hier.

« Vous n’avez pas rajeuni, » dit John en examinant son ancienne connaissance.

Dobbin se mit à rire.

« Dix années et la fièvre ne sont pas faits pour vous ôter des années, mon garçon, dit-il à John. Quant à vous, vous êtes toujours jeune, ou plutôt non, vous êtes toujours vieux.

— Qu’est devenue la veuve du capitaine Osborne, reprit John ; c’était un bon garçon, celui-là, un gaillard qui ne comptait pas avec l’argent. Il n’est pas revenu depuis le jour où il a été se marier en quittant d’ici. Il me doit encore trois guinées. Regardez, c’est inscrit sur mon livre : 10 avril 1815, le capitaine Osborne, trois livres sterling. Si jamais j’en reçois le payement de son père, cela m’étonnera bien. »

En disant ces mots, John remit dans sa poche son carnet de maroquin où se trouvait inscrite la dette du capitaine sur une page sale et crasseuse qui restait entière au milieu d’une foule d’autres notes griffonnées portant également le montant des dettes des autres habitués de la maison.

Après avoir installé son client dans la chambre qui lui était destinée, John se retira avec un calme parfait. Le major Dobbin, moitié rouge, moitié souriant des sottises de ce vieux radoteur, tira de sa valise le plus beau et le plus élégant costume de ville qu’il eût en sa possession. Il fut pris d’un mouvement de gaieté en voyant dans une petite glace placée au-dessus de sa toilette sa figure brûlée par le soleil et ses cheveux grisonnant par l’âge.

« C’est de bon augure, pensa-t-il, que le vieux John se soit souvenu de moi ; elle me reconnaîtra peut-être aussi, je l’espère. »

Et il sortit de l’hôtel en prenant comme autrefois le chemin de Brompton.

Tout en marchant, il retrouvait les moindres incidents de sa dernière entrevue avec Amélia, aussi présents à sa mémoire que si c’eût été la veille. L’Arc-de-Triomphe et la statue d’Achille, élevés dans Piccadilly depuis qu’il y était venu, ne frappèrent que très-faiblement ses yeux et son esprit. Mais il fut pris comme d’un frisson général en entrant dans un passage qui conduisait à la rue de Brompton où se trouvait la demeure d’Amélia. Était-elle ou non mariée ? S’il la rencontrait avec son petit garçon, qu’allait-il lui dire ? Il aperçut une femme qui se dirigeait de son côté, menant à la main un enfant de cinq ans ; c’était elle, peut-être ? Il ne lui en fallut pas davantage pour le faire trembler comme une feuille. Quand il fut enfin devant sa maison, quand il se vit en face de la porte, il saisit la sonnette et s’arrêta un moment. Il aurait presque pu entendre les battements de son cœur contre sa poitrine.

« Quoi qu’il en soit, se dit-il enfin en lui-même, que le Seigneur tout-puissant répande sur elle ses bénédictions. Allons, ajouta-t-il, comme pour se donner du courage, peut-être est-elle sortie en ce moment. »

Cette réflexion était bien faite pour le décider à entrer. La fenêtre de la pièce où elle se tenait d’ordinaire était ouverte et personne n’était dans la chambre. Le major crut apercevoir le piano et le tableau placé au-dessus qui occupait toujours la même place qu’autrefois. Alors les mêmes inquiétudes vinrent l’assaillir. Mais la plaque de cuivre indiquait bien la porte de M. Clapp, et Dobbin, soulevant le marteau, le laissa retomber de tout son poids.

Une jeune fille de seize ans à l’air mutin, aux yeux vifs, aux joues roses, accourut à cet appel et regarda fixement le major qui se soutenait contre le mur. Il était pâle et défait comme un mort, et il eut grand’peine à retrouver assez de force pour murmurer ces mots :

« Mistress Osborne demeure-t-elle encore ici ? »

La jeune fille poursuivit son examen pendant quelques minutes encore, puis pâlissant à son tour :

« Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle, c’est le major Dobbin : et elle lui tendit la main. Vous ne vous souvenez plus de moi, lui dit-elle, je vous appelais le major sucre d’orge. »

Aussitôt, et c’était la première fois de sa vie qu’il se livrait à un pareil transport, le major serra étroitement la jeune fille et l’embrassa. Pour elle, elle se mit à rire, à se livrer aux transports d’une folle gaieté, à pousser des cris de joie, à appeler son père et sa mère de toute la force de ses poumons. Le digne couple ne tarda pas à paraître, déjà ils avaient aperçu le major à travers la fenêtre de la cuisine, et n’avaient pas été peu surpris de voir leur jeune fille entre les bras d’un grand gaillard en habit bleu et en pantalon blanc.

« Vous ne reconnaissez donc pas votre vieil ami ? leur dit-il non sans rougir un peu. Vous ne vous souvenez donc plus de moi, mistress Clapp, et de ces bons gâteaux que vous étiez dans l’usage de me faire pour le thé ? Regardez-moi bien, Clapp, je suis le parrain de George : me voici tout frais débarqué de l’Inde. »

On se donna aussitôt de bonnes poignées de main, mistress Clapp parut à la fois fort attendrie et fort charmée, et elle prit plusieurs fois le ciel à témoin de sa joie.

Le maître et la maîtresse du logis conduisirent le digne major auprès de John Sedley ; il reconnut jusqu’aux moindres parties de l’ameublement, depuis le vieux piano, qui avait bien eu aussi son mérite dans son temps, jusqu’aux écrans et au petit porte-montre en albâtre dont le disque blanchâtre encadrait la montre d’or du vieux Sedley. Dobbin se plaça dans le fauteuil vacant de son ancien ami. Le père, la mère et la fille, en entremêlant leur récit des exclamations les plus pathétiques, informèrent le major des faits que nous connaissons déjà, mais qu’il ignorait pour sa part complétement, tels que la mort de mistress Sedley, l’installation de George chez son grand-père Osborne, la séparation qui avait été si cruelle pour sa mère enfin, et tous les autres détails de la vie d’Amélia. Deux ou trois fois il fut sur le point d’entamer la question de mariage, et deux ou trois fois il s’arrêta tout court pour ne point exposer à leurs yeux les secrets de son cœur. On lui apprit enfin que mistress Osborne était allée se promener avec son père à Kensington-Gardens où elle accompagnait toujours ce vieillard désormais si faible et si débile, ce qui rendait bien triste et bien pénible l’existence de cette pauvre femme qui se conduisait comme un ange à l’égard de son père.

« Je suis fort à court de temps, dit alors le major, et je suis pris ce soir par des affaires d’importance ; je serais pourtant bien aise de voir mistress Osborne. Miss Polly pourrait-elle m’accompagner et me montrer le chemin ? »

Miss Polly fut à la fois charmée et surprise de cette proposition ; elle connaissait le chemin et ne demandait pas mieux que de le montrer au major Dobbin ; elle allait, elle aussi, fort souvent, avec M. Sedley les jours où mistress Osborne se rendait à Russell-Square ; elle connaissait le banc favori du vieillard. Elle alla donc bien vite s’apprêter, et au bout de quelques minutes elle redescendit avec son plus beau chapeau, le châle jaune de sa mère, une grande broche en caillou d’Irlande, qu’elle avait pris également à sa mère, afin de faire meilleure mine au bras du digne major.

Dobbin, en habit bleu et en gants de peau de daim, offrit son bras à la jeune fille, et ils partirent comme un couple joyeux. Le major n’était pas fâché de sentir quelqu’un près de lui pendant cette entrevue qui lui inspirait une certaine terreur. Il fit à sa compagne mille questions sur Amélia. L’excellent cœur du major saignait à la pensée que la pauvre mère avait eu à se séparer de son fils. Comment avait-elle supporté cette dure extrémité ? Le voyait-elle souvent ? M. Sedley avait-il au moins les moyens de mener une vieillesse douce et facile ? Polly s’efforçait de satisfaire de son mieux à toutes les questions du major.

Au milieu de leur course, il survint un petit incident qui fut la source d’un très-vif plaisir pour notre ami. Ils rencontrèrent un jeune homme aux pâles couleurs, aux favoris clair-semés, à la cravate blanche et roide, et qui se promenait en sandwich[1], c’est-à-dire ayant une femme à chaque bras. L’une des deux était grande et maigre, d’un âge moyen, avec une expression et les allures frappantes par leur conformité avec celles du ministre anglican à côté de qui elle s’avançait. L’autre était une petite femme à la mine terreuse, ornée d’un magnifique chapeau neuf couvert de rubans blancs, enroulée dans une pelisse splendide dont l’adroit ajustement laissait entrevoir sur sa poitrine le large disque d’une montre en or. Le monsieur flanqué de ces deux dames portait en outre un parasol, un châle et un panier, si bien qu’il avait les deux mains complétement embarrassées et qu’il ne put lever son chapeau pour répondre au salut dont le gratifia miss Mary Clapp.

Il lui fit toutefois un gracieux mouvement de tête, tandis que les deux dames se bornaient à un petit salut protecteur et jetaient des regards sévères et soupçonneux sur ce monsieur en vêtement bleu, en canne de bambou, qui accompagnait miss Polly.

« Quelles sont ces personnes ? » demanda le major fort diverti par ce trio burlesque, lorsqu’il fut assez loin pour ne pouvoir plus en être entendu.

Mary le regarda avec un petit air malicieux.

« C’est notre ministre le révérend M. Binney — le major tressaillit — avec sa sœur miss Binney. Dieu merci, elle nous a assez tourmentés avec son école du dimanche ; et l’autre petite dame qui a une paille dans la vue et une si belle montre sur l’estomac, c’est mistress Binney, autrefois miss Grits. Son père était épicier, et tenait une boutique à la Cloche d’or, Kensington-Gravel. Ils se sont mariés le mois dernier, et les voilà de retour de Margate. Elle possède cinq cents livres sterling de revenu ; mais la brouille s’est mise entre elle et miss Binney, qui a conduit tout ce mariage. »

Le major fut presque tenté de faire des sauts de joie ; il frappa le sol de sa canne d’une manière si bizarre que miss Clapp ne put retenir une exclamation et s’empêcher de rire ; puis il resta quelques moments silencieux, la bouche béante, suivant des yeux le couple qui s’éloignait, tandis que miss Mary lui donnait tous les détails qui les concernait ; mais la seule chose qu’il eût entendue, c’est que le ministre avait épousé une autre femme qu’Amélia, et cela lui suffisait pour ouvrir son cœur à la joie. Après cette rencontre, on pressa le pas pour arriver plus vite à destination, et ils arrivèrent encore trop tôt, car le major frissonnait d’autant plus à l’idée de cette entrevue, qu’il n’avait pas été un seul jour sans désirer dans le cours des dix dernières années. Enfin, ils atteignirent l’antique portail formant l’entrée de Kensington-Gardens.

« Nous y voici, » dit miss Polly ; et elle sentit de nouveau le bras de Dobbin tressaillir sous le sien. Elle savait, du reste, à quoi s’en tenir : sa jeune mémoire avait conservé le souvenir de toutes les confidences passées.

« Allez devant, lui dit le major, pour l’avertir. »

Polly partit comme un trait, et son châle flottait derrière elle au souffle du vent.

Le vieux Sedley était assis sur son banc, son mouchoir placé à côté de lui ; il redisait, suivant son habitude, pour la centième fois, quelque vieille histoire du temps de sa jeunesse à la pauvre Amélia, qui la savait déjà par cœur et qui avait encore un sourire résigné pour le récit du vieillard. Toutefois, à force d’entendre les racontages de son vieux père, elle pouvait désormais sourire en toute sécurité, sans même prêter l’oreille, et penser à ses propres affaires. Voyant Mary arriver en courant, Amélia se leva tout effarée de son banc. Sa première pensée fut qu’il était arrivé quelque malheur à Georgy. Mais la figure empressée et joyeuse de la messagère eut bien vite dissipé les craintes qui s’élevaient dans le cœur de cette tendre mère.

« Bonne nouvelle, bonne nouvelle, criait l’éclaireur de Dobbin ; il est arrivé ! il est arrivé !

— « Qui cela ? dit Emmy pensant toujours à son fils.

— Regardez par là, » répondit miss Clapp en faisant un demi-tour et en étendant la main dans la direction qu’elle indiquait.

Amélia aperçut alors la pâle figure de Dobbin et les immenses contours de son ombre qui se dessinaient sur l’herbe. Ce fut à son tour de tressaillir, de rougir et de pleurer. Dans les grandes circonstances, les larmes étaient toujours le suprême recours de cette douce et simple créature.

Les yeux de Dobbin s’arrêtèrent avec tendresse sur Amélia ; elle était bien toujours la même : seulement ses joues étaient un peu pâles, sa figure un peu plus pleine, ses yeux comme autrefois exprimaient la bonté et la confiance. Quelques fils d’argent se mêlaient à sa noire chevelure. Elle tendit les deux mains à Dobbin avec un sourire voilé par les larmes. Et lui, saisissant ces deux mains amies les serra quelques instants dans les siennes, au milieu d’une contemplation muette. Que ne la serrait-il dans ses bras ? Que ne lui jurait-il que, dorénavant, il resterait pour toujours auprès d’elle ? Certainement il n’eût trouvé alors aucune résistance de sa part.

« J’ai… j’ai à vous annoncer l’arrivée d’un autre personnage, fit-il après un moment de silence.

— De mistress Dobbin ? » demanda Amélia avec un mouvement involontaire.

Ah ! c’était bien le moment de lui dire le secret qui lui pesait sur le cœur.

« Non, non, répondit-il en lui lâchant les mains ; qui a pu vous faire un pareil mensonge ? Nous avons fait la traversée avec Jos sur le même bâtiment, et il revient pour vous donner l’aisance et le bonheur.

— Mon père ! mon père ! s’écria Emmy, écoutez ces bonnes nouvelles : mon frère est en Angleterre. Il vient prendre soin de vous. Voici le major Dobbin. »

M. Sedley releva la tête comme un homme qui est pris à l’improviste et qui cherche à recueillir ses pensées ; il fit au major un profond salut à l’ancienne mode, en lui demandant si son digne père, sir William, était toujours en bonne santé, ajoutant qu’il se proposait d’aller lui rendre prochainement la dernière visite qu’il en avait reçue. Il y avait huit ans que sir William n’était venu voir le pauvre Sedley, et c’était cette visite que le bon vieillard songeait à rendre.

« Il n’a plus sa tête bien présente, » dit tout bas Emmy à Dobbin au moment où ce dernier serrait cordialement la main du vieillard.

Malgré les importantes affaires que Dobbin prétextait avoir à Londres ce soir-là, le major, sur l’invitation de M. Sedley, consentit à prendre le thé. Amélia, donnant le bras à sa jeune amie, ouvrit la marche avec elle, tandis que M. Sedley restait en partage à Dobbin. Le vieillard marchait très-doucement, et il en profita pour raconter à son compagnon une foule d’anciennes histoires sur lui, sur sa pauvre chère épouse, sur sa prospérité passée, et enfin sur sa banqueroute. Ses pensées, comme cela arrive toujours pour les vieillards dont la mémoire faiblit, se reportaient toutes au premier temps de la vie, et le passé pour lui se résumait à peu de chose près dans la catastrophe qu’il avait subie. Le major le laissait parler tout à son aise ; ses yeux, pendant ce temps, ne quittaient point l’être adoré qui marchait devant lui, cette chère petite image toujours présente à son imagination, toujours associée à ses prières, divine apparition qui venait embellir tous ses rêves.

Ce soir-là, le bonheur, la joie intérieure d’Amélia éclataient dans ses traits et dans ses mouvements. Elle s’acquitta de ses devoirs de maîtresse de maison avec une grâce et une délicatesse parfaites. Tel fut, du moins, l’avis de Dobbin, qui la suivait des yeux à travers la demi-obscurité du jour sur son déclin. Il était donc enfin arrivé pour lui ce moment après lequel il soupirait depuis si longtemps ; combien de fois sur les rives lointaines, sous les brûlantes ardeurs du soleil de l’Inde, au milieu de marches forcées, sa pensée, traversant les mers, ne s’était-elle pas transportée auprès d’elle ; alors elle lui était apparue telle qu’il la voyait maintenant, comme un ange consolateur pour la vieillesse et l’infirmité, et rehaussant son indigence de toute la grandeur de sa résignation.

Le major trouvait le thé d’autant meilleur qu’il le recevait de la main d’Amélia, et Amélia lui servait tasse sur tasse, se faisant un malin plaisir d’encourager cette disposition. À vrai dire, elle ignorait que le major n’avait point encore dîné, et que son couvert l’attendait chez Slaughter, à cette même place où George et Dobbin avaient fait ensemble de joyeux repas dans le temps où Amélia n’était encore qu’une enfant, une élève à peine sortie de la maison de miss Pinkerton.

La première chose que mistress Osborne fit voir au major fut la miniature de Georgy ; ce fut la première chose qu’elle monta chercher en arrivant à la maison. L’enfant, bien entendu, était dix fois plus joli, mais n’était-ce pas d’un noble cœur d’avoir pensé à l’apporter à sa mère ? Jusqu’au moment où son père alla se coucher, elle ne parla pas beaucoup de Georgy. Il était trop douloureux pour lui d’entendre parler de M. Osborne de Russell-Square ; il ne se doutait point assurément que depuis quelques mois il ne vivait que des bienfaits de son rival, et ce nom prononcé en sa présence eût excité de sa part la plus vive colère.

Dobbin raconta à Amélia ce qui s’était passé à bord du Ramchunder et exagéra peut-être encore les bienveillantes dispositions de Jos à l’égard de son père. Ce qu’il y avait de certain, c’est que le major, par son insistance pendant le voyage à représenter à son compagnon les devoirs que sa position lui imposait vis-à-vis de son père, avait fini par arracher de lui la promesse qu’il se chargerait de sa sœur et de son neveu. L’irritation de Jos, à propos des billets que le vieillard avait tirés sur lui, s’était un peu calmée au récit que Dobbin lui avait fait de ses petites misères personnelles, du fameux envoi de vins dont le vieillard l’avait favorisé. Enfin, par ses ménagements, il avait amené M. Jos qui, après tout, n’était pas d’un caractère intraitable, quand on savait le prendre par la douceur et la flatterie, à manifester des dispositions très-favorables pour la famille qu’il allait retrouver en Europe.

En un mot, s’il faut le dire, le major donna une entorse à la vérité au point d’affirmer au vieux M. Sedley que la cause du retour de Jos en Europe était l’unique désir de le revoir.

À son heure ordinaire, le vieux M. Sedley commença à ronfler dans son fauteuil, et Amélia put alors entamer cette conversation qu’elle désirait si ardemment, puisque Georgy devait en être l’objet exclusif. Elle ne dit rien à Dobbin des souffrances que lui avait coûtées la séparation, car bien que cette blessure fût pour elle ouverte et toujours saignante, elle regardait comme un sentiment condamnable son regret de ne plus l’avoir près d’elle. Mais elle avait mille choses à lui dire sur tout ce qui tenait à son fils, sur ses qualités, ses talents, son avenir. Elle lui dépeignit sa beauté angélique, lui cita mille exemples de sa générosité, de la noblesse de son cœur. Quand il était encore avec elle, une princesse de sang royal l’avait arrêté pour l’admirer dans Kensington-Gardens ; maintenant il coulait ses jours au milieu de tous les raffinements du luxe et de l’opulence. Il avait un groom, un poney. Sa gentillesse et sa vivacité étaient incomparables ; enfin le révérend Lawrence Veal, le maître de George, était un homme prodigieux pour son érudition et l’agrément de sa conversation.

« Il sait tout, disait Amélia ; il a des réunions charmantes. Allons, monsieur, avec votre instruction, les hautes connaissances que vous possédez et toutes vos perfections en esprit et en science… Vous avez beau branler la tête pour dire non…, il me le disait bien souvent…, vous aurez un véritable plaisir à venir aux réunions de M. Veal. C’est le dernier mardi de chaque mois. Il prétend qu’au barreau et dans la politique il n’y a point de place à laquelle George ne puisse prétendre. Regardez-moi ceci. »

Ouvrant alors un tiroir de table, elle présenta au major un travail de la façon de George. Voici le texte de ce chef-d’œuvre qui se trouve encore en la possession de la mère de George :

L’ÉGOÏSME.

De tous les vices qui dégradent la nature humaine, l’égoïsme est le plus odieux et le plus méprisable. Un amour exagéré de soi-même conduit aux crimes les plus monstrueux et occasionne les plus grands malheurs dans les États comme dans les familles. Un homme égoïste appauvrit sa famille et cause souvent sa ruine, tout comme un monarque égoïste cause la ruine de son peuple en le précipitant dans la guerre.
Exemple : L’égoïsme d’Achille, comme l’a remarqué Homère, causa aux Grecs des maux sans nombre : μυρἴ Ἀχαιοῖς ἂλγἐ ἒθηχε. (Hom., Il., A, 2.) L’égoïsme de feu Napoléon Bonaparte plongea l’Europe dans des guerres sans fin, et le fit périr sur un misérable rocher de l’océan Atlantique, à Sainte-Hélène.
Nous voyons, par ces exemples, que nous ne devons point consulter notre ambition ou notre intérêt personnel, mais prendre en considération l’intérêt des autres aussi bien que le nôtre.

George Sedley Osborne.
Athêné-House, 24 avril 1827.

« Eh bien ! que dites-vous de ce style et de ces citations grecques à son âge ? disait la mère en extase. Oh ! William, ajoutait-elle en prenant la main du major, quel trésor m’est venu du ciel lorsqu’il m’a donné ce fils. C’est la joie et la consolation de ma vie, c’est l’image vivante de… de celui qui n’est plus.

— Puis-je lui en vouloir de sa fidélité ? se disait Dobbin à lui-même. Puis-je être jaloux d’un ami qui maintenant repose dans la tombe, ou me trouver blessé si un cœur comme celui d’Amélia ressent un amour éternel. George, George, vous n’avez pas su apprécier le trésor que vous aviez là. »

Ces réflexions traversèrent l’esprit de William en moins de temps que nous n’en mettons à les dire, tandis qu’il tenait la main d’Amélia, et que celle-ci passait son mouchoir sur ses yeux.

« Mon bon ami, lui disait-elle en lui serrant la main qu’elle tenait dans la sienne, vous avez toujours été pour moi d’une bonté, d’un dévouement exemplaires… Ah ! voici mon père qui s’éveille. Vous irez voir George demain, n’est-ce pas ?

— Demain, je ne pourrai pas, répondit le bon Dobbin ; demain, j’ai beaucoup à faire. »

Il ne voulait pas lui avouer qu’il n’avait pas encore été voir sa famille, embrasser sa sœur aînée ! Il se décida enfin à prendre congé d’elle et à lui laisser son adresse pour Jos lorsqu’il serait arrivé.

Ainsi s’écoula sa première journée, cette journée où il la revoyait pour la première fois.

Quand il rentra chez Slaughter, il trouva sa volaille froide et la mangea sans y prendre garde. Comme il savait qu’on se couchait de bonne heure dans sa famille, il ne jugea pas à propos de les déranger à une heure si avancée ; aussi, après cette sage réflexion, se décida-t-il à aller prendre une contre-marque au théâtre d’Haymarket, où, nous l’espérons bien, il passa une soirée agréable.

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  1. On sait qu’un sandwich est une tranche de jambon entre deux tranches de pain.