La Foire aux vanités/2/23

Traduction par Georges Guiffrey.
Hachette (2p. 264-283).


CHAPITRE XXIII.

Même sujet.


Becky n’était point encore revenue de la stupeur et de l’abattement où l’avaient jetée les événements de la nuit précédente, que déjà les cloches des églises voisines annonçaient le service du matin ; alors sortant avec peine de son lit, elle alla tirer le cordon de la sonnette pour appeler sa femme de chambre française que nous avons vue auprès d’elle quelques heures auparavant.

Mistress Rawdon Crawley agita vainement la sonnette. Personne ne répondit à son appel, et bien que le cordon finît par céder à la violence de ses secousses, Mlle  Fifine ne fit point son apparition. En vain sa maîtresse, en camisole de nuit, le cordon à la main et les cheveux en désordre, s’aventura jusque sur le palier, et appela à plusieurs reprises Mlle  Fifine, celle-ci ne se présenta point.

En effet, elle n’était plus dans la maison depuis plusieurs heures, et, suivant l’expression française, elle avait brûlé la politesse à ses maîtres. Après avoir rassemblé tous les bijoux qui couvraient le parquet du salon, Mlle  Fifine était montée dans sa chambre, avait fait ses paquets, les avait ficelés, était sortie pour aller chercher un fiacre, avait descendu elle-même ses bagages sans demander l’assistance des autres domestiques, qui la lui auraient probablement refusée, car ils la détestaient cordialement, et, sans dire adieu à personne, elle s’était éloignée de Curzon-Street.

Dans la conviction intime de Mlle  Fifine, le ménage de ses maîtres était une maison démontée, où il ne lui restait plus rien à faire. Beaucoup de gens, en pareille circonstance, auraient fait leurs paquets et pris un fiacre comme Mlle  Fifine, mais, moins prévoyants ou moins heureux qu’elle, ils n’auraient peut-être pas, comme elle, su mettre en lieu sûr non-seulement leurs biens propres, mais encore quelques débris de ceux de leur maîtresse, si toutefois l’on peut dire que cette dernière ait jamais eu quelque chose à elle.

Non-seulement Mlle  Fifine emporta les bijoux ci-dessus mentionnés, mais, de plus, certaines robes sur lesquelles elle avait depuis longtemps jeté son dévolu ; item quatre candélabres Louis XIV richement décorés ; item six albums ou keepsakes dorés sur tranche ; item une tabatière en or qui avait appartenu à la Dubarry ; item un charmant petit buvard garni de perles, sur lequel Becky composait d’ordinaire de charmants petits billets roses. Tout cela s’était envolé de Curzon-Street avec Mlle  Fifine, avec le service en argenterie disposé sur la table pour le souper que Rawdon était venu interrompre si mal à propos. Mlle  Fifine n’avait laissé derrière elle, comme étant trop peu portatifs, que les pelles et les pincettes, les glaces de cheminées et le piano en bois de rose.

Peu de temps après, on put voir dans une boutique de modiste de la rue du Helder, à Paris, une femme qui avait toute l’apparence extérieure de Mlle  Fifine. Sa maison, l’une des mieux achalandées de la capitale, était placée sous la protection de milord Steyne. Cette femme parlait toujours de l’Angleterre comme d’un pays livré à la plus insigne mauvaise foi ; elle disait à ses demoiselles de magasin qu’elle avait été affreusement volée par les naturels de cette île. Un sentiment compatissant pour de si touchantes infortunes, avait sans doute déterminé le marquis de Steyne à traiter avec générosité Mme  de Sainte-Amaranthe : nous souhaitons qu’elle ait tout le succès que mérite sa vertu.

Mistress Crawley, indignée de ne point voir ses domestiques répondre à ses coups de sonnette, et entendant un grand tumulte et un grand tapage à l’étage inférieur, s’enveloppa dans sa robe du matin, et d’un pas majestueux s’avança vers le salon d’où partait le bruit.

La cuisinière, la figure noircie par la fumée de ses fourneaux, s’était installée dans un magnifique sopha couvert d’étoffe perse à côté de mistress Raggles, à laquelle elle versait du marasquin. Le groom qui portait les billets doux de Becky, et grimpait derrière sa voiture avec une si grande légèreté, fourrait en ce moment ses doigts dans un plat de crème, tandis que le laquais causait avec Raggles, dont la figure exprimait la douleur et le désespoir. Bien que la porte fût ouverte, et que Becky, à quelque pas de là, criât de toute la force de ses poumons, personne ne répondait à son appel.

« Allons, mistress Raggles, encore une petite goutte, disait la cuisinière au moment où Becky arrivait sur la porte, enveloppée de sa robe de chambre de cachemire blanc.

— Simpson ! Trotter ! criait la maîtresse de la maison au comble de la fureur, vous restez là les bras croisés, pendant que je vous appelle ? Vous avez l’impudence de vous asseoir devant moi sur mon sopha ? Où est la femme de chambre ? »

Effrayé par cette apostrophe imprévue, le groom retira ses doigts de sa bouche ; mais la cuisinière, saisissant le verre de marasquin, dont mistress Raggles déclarait avoir assez, en avala le contenu tout en jetant à Becky des regards provocateurs par-dessus les bords dorés du verre. Ce supplément de liqueur sembla redoubler encore l’insolence de l’insurgée.

« Votre sopha ! Ah ! par exemple, dit le cordon bleu révolté, votre sopha ! vous voulez dire celui de mistress Raggles. C’est le sopha de milord et de mistress Raggles, entendez-vous ? Ils l’ont payé à beaux deniers comptants, et il leur coûte assez cher, allez ! S’il me prenait fantaisie d’y rester jusqu’à ce qu’on me payât mes gages, je pourrais y demeurer longtemps ; et, après tout, pourquoi pas ? Ah ! ah ! ah ! »

Là-dessus elle se versa un verre de liqueur, et l’avala avec une grimace insolente et moqueuse.

« Trotter ! Simpson ! jetez-moi cette ivrognesse à la porte ! hurla mistress Crawley.

— Mettez l’y vous-même si vous voulez, répondit Trotter le laquais ; payez-moi mes gages, et je vous laisserai bien libre de m’y envoyer aussi. Je vous assure que nous ne serons pas longs à déguerpir.

— Croyez-vous donc que vous êtes ici pour m’insulter tous les uns après les autres ! s’écria Becky furieuse ; quand le colonel Crawley va rentrer, je lui… »

Cette menace, loin d’effrayer les domestiques, ne fit que provoquer de bruyants éclats de rire de leur part. Raggles toutefois ne s’en mêla point, tout absorbé qu’il était par ses tristes préoccupations.

« Il ne reviendra pas, répliqua milord Trotter ; il a envoyé chercher ses affaires ; mais je n’ai point voulu les livrer malgré le consentement qu’y donnait M. Raggles. Il n’est pas plus colonel que moi, voyez-vous ; et maintenant qu’il a pris des champs, vous voudriez faire comme lui. À vous deux, vous faites la paire ; vous voulez escroquer le pauvre monde, mais il faut en rabattre, ma belle dame ; payez-nous nos gages, vous dis-je, payez-nous nos gages. »

Il était évident, à la tournure chancelante de M. Trotter, à sa prononciation pâteuse, qu’il avait demandé à la bouteille son courage et ses inspirations.

« Monsieur Raggles, dit alors Becky au comble de l’exaspération, me laisserez-vous insulter de la sorte par cet ivrogne ?

— Voyons, Trotter, pas tant de tapage, dit le petit Simpson. Entendez-vous, Trotter ? »

Il souffrait de l’humiliation de sa maîtresse, et il réussit à lui éviter les injures qu’allait lui attirer l’épithète d’ivrogne appliquée au laquais.

« Ah ! madame, disait Raggles, j’aurais pu vivre bien longtemps sans croire qu’un pareil malheur fût possible. Je connais la famille Crawley depuis que je suis né. Je suis resté pendant trente ans chez miss Crawley en qualité de sommelier, et je n’aurais jamais pensé que ce serait un des membres de cette famille-là qui me mettrait sur la paille. (Le pauvre diable, en disant ces mots, avait les yeux remplis de larmes.) Pouvez-vous seulement me donner un shilling pour tout ce que vous me devez ; voilà quatre ans que vous demeurez dans cette maison ; c’est moi qui ai fourni à l’entretien de votre table, c’est moi qui vous ai donné la vaisselle et le linge, vous avez chez moi une note de lait et de beurre qui monte à deux cents livres ; c’est moi qui vous ai fourni tous les œufs pour vos omelettes, toute la crème pour votre épagneul.

— Et à côté de ça, reprit la cuisinière, elle se moquait pas mal que son enfant, qui est son sang et sa chair, ait de quoi seulement manger à sa faim. Il y a beaux jours que sans moi le pauvre martyr serait mort de faim.

— On l’élèvera pour l’amour de Dieu, » dit alors M. Trotter avec un hoquet bachique.

L’honnête Raggles, continua d’une voix lamentable à énumérer ses griefs. Il ne disait que trop vrai, Becky et son mari l’avait ruiné. Il avait des billets à payer la semaine suivante, et pas un shilling en caisse ; on allait le déclarer en faillite, le chasser de sa boutique, le chasser de sa maison, par ce qu’il avait eu la faiblesse de se fier à la parole d’un Crawley. Ses larmes et ses gémissements ajoutèrent encore à l’arrogance de Becky.

« C’est donc un complot contre moi, s’écria-t-elle d’un ton d’aigreur. Que prétendez-vous ? Si je ne vous paye pas aujourd’hui, vous n’avez qu’à repasser demain, et tout sera soldé. Je croyais que le colonel avait réglé vos comptes ; mais vous pouvez être sûrs qu’il le fera demain. Je vous le déclare sur l’honneur, il est parti ce matin emportant quinze cents livres dans sa poche. Il ne m’a rien laissé. Allez lui faire vos jérémiades. Donnez-moi mon chapeau et mon châle, et je vais aller le trouver. Ce matin nous avons eu une dispute ; vous avez l’air, du reste, d’en savoir aussi long que moi à ce sujet ; mais, je vous le jure, vous serez tous payés. Il vient d’obtenir une excellente place, laissez-moi seulement aller le trouver. »

L’audacieux sang-froid de Rebecca laissa Raggles et ses compagnons tout surpris et comme pétrifiés, et ils se regardèrent les uns les autres sans plus savoir où ils en étaient. Pendant ce temps, Rebecca étant remontée dans sa chambre, s’habillait elle-même sans avoir le moins du monde besoin de l’assistance de sa femme de chambre. Elle se rendit ensuite dans la chambre de Rawdon, y trouva les paquets tout faits avec l’ordre, au crayon, de les livrer lorsqu’on viendrait pour les prendre. Elle se dirigea de là dans la mansarde de la femme de chambre : le pillage était complet et les tiroirs parfaitement vides. Elle se ressouvint alors des bijoux restés sur le parquet, et ne douta plus un instant que cette femme ne les eût emportés dans sa fuite.

« Mon Dieu, s’écria-t-elle alors, fut-il jamais malheur pareil au mien ? Tout perdre, lorsqu’on est à la veille de tout gagner ! Tout espoir est-il donc évanoui pour moi sans retour ? Non, non ! j’entrevois encore une dernière chance de salut. »

Après avoir achevé sa toilette, elle sortit seule, mais sans avoir à essuyer les injures qui l’avaient assaillie le matin. Il était alors quatre heures : elle se dirigea à pied à travers les rues de Londres, car elle n’avait pas d’argent pour payer une voiture, et elle ne s’arrêta que devant la porte de sir Pitt Crawley. Avant d’entrer, elle demanda si lady Jane était chez elle, et elle apprit avec satisfaction qu’elle se trouvait alors à l’église. Sir Pitt était renfermé dans son cabinet et avait défendu sa porte. Mais rien ne put l’arrêter : en dépit de l’obstacle que lui opposait le cerbère en livrée, elle s’élança vers le cabinet de sir Pitt, où le baronnet resta pendant quelques secondes, tout surpris de cette apparition soudaine. Il devint tout rouge à sa vue, et fit un mouvement en arrière en lui jetant un regard qui exprimait à la fois la crainte et la répulsion.

« Ah ! ne me regardez pas ainsi, Pitt, lui dit-elle ; au nom de votre ancienne amitié. Non, je ne suis point coupable ; devant Dieu, je ne suis point coupable. Oui, malgré ces apparences qui sont contre moi, malgré ce concours de circonstances qui déposent contre moi, c’est au moment où j’allais voir toutes mes espérances réalisées que tout vient à s’écrouler autour de moi.

— C’est donc vrai, ce que j’ai vu dans le journal, dit sir Pitt, qu’un article du même jour avait grandement surpris.

— Rien de plus vrai. Lord Steyne m’en a donné la première nouvelle vendredi soir, à ce bal de funeste mémoire. Depuis six mois on le remettait toujours de promesses en promesses. M. Martyr, le secrétaire d’État des colonies, lui avait annoncé la veille que la nomination était signée ; et sur ces entrefaites est arrivée cette malheureuse arrestation, et puis cette déplorable bataille. Tout mon crime est d’avoir été trop dévouée aux intérêts de Rawdon. Il m’est arrivé plus de cent fois de recevoir lord Steyne tout seul. Quant à cet argent dont Rawdon ignorait l’existence, je ne l’avais mis en réserve que parce que je n’osais point le confier à Rawdon, car vous savez combien il est dissipateur. »

Elle continua sur le même ton à lui débiter une histoire qui témoignait de son art parfait, et qui agita profondément les fibres sensibles de son tendre et cher beau-frère. Voici en quelques mots le résumé de l’histoire qu’elle lui fit : Becky reconnaissait avec la plus touchante franchise et la plus parfaite contrition, que s’étant aperçue des sentiments qu’elle avait inspirés à lord Steyne (et nous disons en passant que cet aveu fit beaucoup rougir sir Pitt), elle avait résolu, tout en sauvegardant sa vertu, de tirer profit, pour elle et sa famille, de la passion naissante du noble pair.

« Ainsi, pour vous je voyais déjà la pairie, dit-elle à son beau-frère dont la rougeur redoubla encore ; nous avions même déjà eu avec lord Steyne quelques conversations à ce sujet. Vos talents et l’intérêt que vous porte le noble lord, rendaient plus que probable le succès de mes démarches, lorsque ce coup pénible est venu renverser toutes nos espérances ; et, je ne crains pas de l’avouer, mon but principal était de mettre mon bien-aimé à l’abri de toutes poursuites, mon mari, que j’aime en dépit de tous ses soupçons, de ses durs traitements, mon mari que je voulais affranchir de la pauvreté et de la ruine suspendues sur nos têtes. Sachant quels étaient les sentiments de lord Steyne pour moi, continua-t-elle en baissant les yeux, j’avoue que je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour lui plaire, bien entendu dans les limites permises à une honnête femme, afin de me mettre en crédit auprès de lui. Vendredi matin seulement est arrivée la nouvelle de la mort du gouverneur de Coventry-Island, et aussitôt milord s’est empressé de faire donner la place à mon mari. Je lui réservais cette surprise, il en aurait lu la nouvelle dans les journaux de ce matin. Au lieu de cela, au moment même où milord s’offrait généreusement à désintéresser les créanciers de mon mari, Rawdon est rentré à la maison et aveuglé par ses soupçons, il s’est livré contre lord Steyne à toute la violence de son caractère. Mon Dieu ! mon Dieu ! vous savez ce qui est arrivé. Ah ! mon cher Pitt, ayez pitié de moi, c’est vous qui aurez le mérite de me réconcilier avec mon mari. »

Alors Becky, se jetant à genoux, accompagnait ses paroles de larmes et de sanglots, et prenant la main de sir Pitt, la couvrait des baisers les plus passionnés.

Ce fut dans cette situation que lady Jane trouva le baronnet et sa belle-sœur lorsqu’au retour de l’église elle accourut tout droit au cabinet en apprenant que mistress Rawdon y était enfermée avec son mari.

« Je m’étonne que cette femme ait l’audace de passer le seuil de cette maison, » dit lady Jane pâle d’indignation et tremblante de colère.

Lady Jane, aussitôt après le déjeuner, avait envoyé aux renseignements sa femme de chambre qui avait eu des détails par Raggles et les autres gens de la maison. Ceux-ci lui en avaient raconté bien plus long encore qu’ils n’en savaient sur cette histoire ainsi que sur beaucoup d’autres.

« Mistress Crawley, continua lady Jane, s’est sans doute trompée de maison, car sous ce toit demeure une honnête famille. »

Sir Pitt tressaillit, tout surpris de l’énergique apostrophe de sa femme ; et Becky, toujours à genoux, serrait d’autant plus fort la main de son beau-frère.

« Dites-lui, continuait-elle en s’adressant à lui, dites-lui qu’elle ne sait point ce qui s’est passé, dites-lui que je suis innocente, mon cher Pitt.

— Je vous assure, ma chérie, que vous êtes injuste envers mistress Crawley. — Cette parole de sir Pitt permit à Rebecca de respirer plus librement. — Et en vérité je crois qu’elle est…

— Que voulez-vous dire ? s’écria lady Jane dont la voix était émue par l’indignation et dont le cœur battait avec violence. Vous avez devant vous la plus méprisable des femmes ; une mère sans cœur, une épouse sans foi ! jamais elle n’a eu la moindre tendresse pour son enfant qui venait se réfugier auprès de moi et me raconter les mauvais traitements qu’il avait à subir de sa mère. Jamais elle ne s’est présentée dans une famille sans y porter avec elle le trouble et la désolation, sans chercher à ébranler les affections les plus saintes par ses pernicieuses séductions et ses impudents mensonges. Elle a trompé son mari comme elle a trompé tout le monde ; c’est une âme souillée par la vanité, la débauche et les crimes de toute espèce. Son contact me fait horreur. Je tiens mes enfants hors de sa vue…

— En vérité, lady Jane, s’écria sir Pitt en se levant, un pareil langage…

— Sir Pitt, continua lady Jane, sans que sa voix perdît de sa fermeté, j’ai rempli envers vous mes devoirs de fidèle épouse. Je vous ai gardé la foi du mariage comme si je l’avais jurée à Dieu lui-même ; j’ai été une femme soumise comme toute femme doit l’être à son mari ; mais la soumission la plus légitime a des bornes, et je vous déclare que je ne permettrai pas que cette femme trouve asile sous le toit que j’habite. Si elle y reste plus longtemps, je pars de suite avec mes enfants ; elle n’est pas digne que l’on pratique à son égard les prescriptions de la charité chrétienne. C’est à vous, c’est à vous de choisir entre elle et moi. »

Après ces énergiques paroles, lady Jane se retira épuisée de la sortie qu’elle venait de faire et laissa Rebecca et sir Pitt tout surpris de tant de fermeté. Becky, loin de regretter ce qui venait de se passer, en était, au contraire, satisfaite.

« Tout cela vient de la broche en diamants que vous m’avez donnée, » dit-elle à sir Pitt en lui laissant aller la main.

Peu de temps après, lady Jane, qui épiait à la fenêtre de son cabinet de toilette, la vit sortir de chez le baronnet, mais elle avait obtenu de lui qu’il irait voir son frère et tâcherait de l’amener à une réconciliation.

Rawdon trouva les jeunes officiers assis déjà à la table commune ; ils l’eurent bien vite décidé à partager leur repas, et il finit par fêter aussi bien que les autres les cuisses de poulet et l’eau de Seltz destinées à refaire l’estomac délicat des jeunes guerriers. La conversation fut telle qu’elle devait être au milieu de cette vive jeunesse, elle roula sur les principaux incidents du jour. On parla du prochain tir au pigeon et des paris engagés à cette occasion ; de Mlle  Ariane, de l’Opéra français, abandonnée comme son homonyme et consolée par un jeune lion. On parla d’un combat de boxe entre l’invincible Boucher et le redoutable Broaïcott. Le jeune Tandyman, héros de dix-sept ans, qui, à force de pommade et de soins, espérait faire germer une magnifique paire de moustaches, avait été témoin du combat et parlait de la manière la plus pertinente de la vigueur des combattants, de la souplesse de leurs muscles. Il n’y avait environ qu’une année que le jeune cornette était si fort sur les questions de boxe ; auparavant, il mangeait encore de la bouillie et recevait le fouet à Eton.

On parla ainsi de danseuses, de demi-vertus et de parties fines jusqu’au moment où Macmurdo vint se joindre à la conversation. Il semblait avoir oublié le proverbe latin qui recommande de respecter l’innocence de la jeunesse, et se mit à débiter les histoires les plus égrillardes avec aussi peu de retenue que le plus mauvais sujet. Rien ne l’arrêtait, ni ses cheveux gris, ni les jeunes oreilles de son auditoire. Mac était renommé comme conteur ; mais ce n’était pas précisément un homme fait pour la société des dames, ou, si l’on veut, ses jeunes camarades le présentaient à leurs maîtresses plutôt encore qu’à leurs mères. Il était difficile de mener une existence plus modeste que la sienne, mais il s’en contentait, et, en toutes circonstances, il répondait à l’appel de ses amis avec sa bonne et joyeuse nature, toujours simple et sans ambition.

Avant que Mac eût terminé son copieux déjeuner, la plupart de ses jeunes compagnons s’étaient levés de table. Le jeune lord Wainas fumait une immense pipe d’écume de mer, le capitaine Hugues s’époumonait à faire brûler son cigare, et le fougueux petit Tandyman, retenant son terrier entre ses jambes, faisait une partie de cartes avec le capitaine Deuceace. Il ne passait pas un instant sans être à gagner ou à perdre avec quelqu’un. Mac et Rawdon partirent pour le club sans que personne eût pu soupçonner leurs préoccupations, et même ils avaient pris comme les autres leur part de ces folles et rieuses conversations. Et pourquoi en auraient-ils agi autrement ? est-ce que tous les jours, dans la vie, ce ne sont pas des fêtes, des éclats de rire, des orgies à côté des plus tristes événements ? La foule sortait des églises au moment où Rawdon et son ami traversèrent Saint-James-Street et arrivèrent au club.

Les vieux barbons qui, d’ordinaire dans les clubs, se postent sur le balcon et de là lorgnent et grimacent en regardant les passants, qui s’amusent de leur mine bizarre, ne garnissaient point encore leur rampe de velours. La salle de lecture était presque vide, et il ne s’y trouvait encore qu’un habitué inconnu de Rawdon, et un autre envers lequel il restait débiteur d’une petite somme perdue au whist ; aussi n’était-il pas bien pressé d’engager la conversation avec lui ; un troisième personnage lisait le Royaliste, feuille célèbre par sa médisance et son attachement au roi et à l’Église. Ce lecteur, replaçant le journal sur la table, et levant les yeux sur Crawley, lui dit d’un air affectueux :

« Crawley, recevez nos sincères félicitations.

— Que voulez-vous dire ? fit le colonel étonné.

L’Observateur en parle tout aussi bien que le Royaliste.

— De quoi ? » s’écria Rawdon rouge jusqu’aux oreilles et croyant déjà la presse au courant de ses affaires avec lord Steyne.

Smith regarda avec un sourire de surprise la figure terrifiée du colonel, qui, prenant la feuille, se mit à parcourir le passage qu’on lui indiquait. M. Smith et M. Brown, le joueur de whist, avec lequel Rawdon était en compte, venaient justement de s’entretenir du colonel quelques minutes avant son arrivée.

« Cela lui arrive fort à propos, avait dit Smith, car je crois que Crawley n’a plus un shilling vaillant.

— C’est une rosée bienfaisante dont tout le monde ressentira les effets, dit Brown, car je compte bien qu’il va s’acquitter envers moi.

— À quelle somme s’élève le traitement ? demanda Smith.

— À deux ou trois mille livres, répondit son interlocuteur, mais on n’a pas à en jouir longtemps, c’est un climat qui dévore son monde. Liverseege y est mort au bout de dix-huit mois, et en six semaines celui qui l’avait précédé avait eu son affaire.

— Son frère est, dit-on, un habile homme ; moi, je ne l’ai jamais trouvé qu’un homme insupportable… vaniteux… tout rempli de lui-même ; selon la rumeur publique, ce serait lui qui aurait fait avoir la place au colonel.

— Lui ! reprit M. Brown en ricanant, allons donc, c’est lord Steyne qui lui vaut cela.

— Que voulez-vous dire par là ?

— Une femme vertueuse est le plus beau présent que le ciel puisse faire à un mari, » répondit l’autre interlocuteur par une phrase à double entente ; puis il se remit à lire les journaux.

Mais revenons à Rawdon. Nous l’avons laissé lisant le Royaliste, et tout surpris d’y trouver les lignes suivantes :

Gouvernement de Coventry-Island.

« Les dernières dépêches que nous a apportées de cette île le brick Yellow-Jack de la marine royale, capitaine Yaunders, contiennent la nouvelle de la mort de sir Thomas Liverseege. Il a succombé aux fièvres qui sévissent à Swamptown. Sa perte sera vivement regrettée par tous les habitants de cette florissante colonie. Nous apprenons que ce gouvernement a été offert au colonel Rawdon Crawley, chevalier du Bain et l’un des officiers les plus distingués de notre armée. L’intérêt de nos possessions lointaines réclame la présence d’hommes qui joignent à une bravoure éprouvée des talents administratifs, et nous ne doutons point que celui qui a été choisi par le secrétaire d’État au département des colonies, pour remplir le poste devenu vacant par une mort si regrettable, ne réunisse toutes les qualités nécessaires pour s’acquitter dignement de ses nouvelles fonctions. »

« Coventry-Island ! Où placez-vous cela ? Qui vous a désigné à ce gouvernement ? Dites donc, vous m’emmènerez comme secrétaire, mon vieux camarade, » dit le capitaine Macmurdo en riant.

Tandis que Crawley et son ami, en proie à la même surprise, cherchaient à s’expliquer le mystère de cette affaire, le garçon du club apporta au colonel une carte sur laquelle se trouvait le nom de M. Wenham. Il demandait à voir le colonel Crawley. Le colonel et son second passèrent dans une autre pièce pour recevoir celui qu’ils considéraient à juste titre comme l’envoyé de lord Steyne.

« Ah ! mon cher monsieur Crawley, que je suis aise de vous voir, dit M. Wenham avec un sourire caressant, comment vous portez-vous ? »

Et il serra la main de Crawley d’une façon toute cordiale.

« Vous venez, je pense, de la part de…

— Précisément, dit M. Wenham.

— Alors voici mon ami, le capitaine Macmurdo, des life-guards.

— Enchanté, en vérité, de faire la connaissance du capitaine Macmurdo, » reprit M. Wenham.

Et il fit un nouveau sourire et tendit de nouveau sa main au capitaine Mac, qui se contenta de présenter un doigt recouvert d’un gant de peau de buffle, et à faire à M. Wenham un salut très-froid, peu capable de déranger l’économie de sa cravate. Il était sans doute vexé d’avoir à traiter avec un pékin, et trouvait que lord Steyne aurait bien pu lui envoyer pour le moins un colonel.

« Je laisse à Macmurdo tout pouvoir pour agir en mon nom, dit alors Crawley ; il connaît mes intentions, et je me retire afin que vous soyez plus à votre aise pour traiter de cette affaire.

— C’est fort bien, dit Macmurdo.

— Pourquoi vous en aller, mon cher colonel, reprit à son tour M. Wenham ; puisque c’est à vous, à vous en personne que je demande l’honneur d’un entretien auquel la présence du capitaine Macmurdo ne peut qu’ajouter un nouvel attrait. Pour ma part, capitaine, j’espère que notre conversation se terminera tout à l’amiable et d’une manière fort différente de celle que le colonel Crawley semble lui assigner d’avance.

— Hum ! fit le capitaine Macmurdo, et il ajouta en lui-même : Au diable tous ces pékins ! ils sont toujours pour les arrangements à l’amiable et les fleurs de rhétorique. »

M. Wenham s’empara d’un fauteuil, sans attendre qu’on le lui offrît, puis il tira un morceau de papier de sa poche et continua.

« Vous avez certainement lu, colonel, la nouvelle que répètent tous les journaux de ce matin. Le gouvernement fait par là l’acquisition d’un homme dévoué, et si vous acceptez cette place, comme il n’y a pas à hésiter à le faire, vous aurez un excellent traitement. Trois mille livres par an, un climat délicieux, un palais magnifique, une souveraine puissance dans la colonie, et la certitude d’un avancement prochain. Recevez, je vous prie, mes sincères félicitations. Vous connaissez sans doute, messieurs, le puissant protecteur auquel mon excellent ami est redevable de cette haute marque de bienveillance ?

— Du diable si je le sais, dit le capitaine, tandis que Rawdon rougissait jusqu’aux oreilles.

— C’est à l’homme le plus généreux, le plus serviable qui soit au monde, en même temps qu’il est un des personnages les plus influents de ce pays ; c’est à mon excellent ami le marquis de Steyne.

— Nous nous verrons en face et à quinze pas de distance, avant que je prenne sa place, fit Rawdon en murmurant entre ses dents un gros juron.

— Vous en voulez à mon noble ami, dit M. Wenham avec un calme imperturbable ; mais au nom du bon sens et de la justice je vous demanderai pourquoi.

— Pourquoi ! s’écria Rawdon tout surpris.

— Pourquoi ! fit le capitaine en frappant le parquet de sa canne.

— En vérité, messieurs, fit Wenham avec le plus agréable sourire, considérez, je vous prie, la chose comme des gens du monde, comme des honnêtes gens doivent la voir, et dites alors si les torts ne sont pas de votre côté. Après une absence de quelque temps, vous rentrez chez vous, et vous y trouvez, qui ? lord Steyne soupant avec mistress Crawley. Qu’y a-t-il là de si étrange et de si propre à vous dérouter ainsi ? Mais c’est là une chose qui s’est présentée déjà plus de cent fois. En âme et conscience, je vous le jure (et ici M. Wenham posa sa main sur sa poitrine en se donnant des airs parlementaires), vos soupçons n’ont rien de fondé, et je les qualifierai à la fois de déraisonnables et d’injurieux pour le noble personnage qui vous a toujours comblé de ses bienfaits, pour la plus pure et la plus chaste des épouses.

— Ainsi, selon vous, il n’y aurait eu que méprise de la part de Crawley ? demanda Macmurdo.

— À mon sens, reprit M. Wenham avec un redoublement d’énergie, je crois à la vertu de mistress Crawley comme à celle de mistress Wenham. Je crois qu’aveuglé par une détestable jalousie, notre ami s’est laissé emporter, en cette circonstance, à des violences impardonnables envers un homme que son âge autant que son rang devait désigner à son respect, envers un homme qui n’a eu pour lui que des bienfaits. Je dis de plus que, par sa conduite, il a compromis l’honneur de sa femme, ce bien le plus cher pour un mari, le nom que doit porter son fils, enfin son propre avenir… Je veux que vous sachiez toute cette histoire, reprit alors M. Wenham avec un ton tragique et solennel. Ce matin, milord Steyne m’a fait venir, et je l’ai trouvé dans un état déplorable mais facile à expliquer après cette prise de corps qu’il a eue à son âge et malgré sa faiblesse avec le colonel Crawley. Mais, monsieur, aux tortures physiques de mon noble ami, il s’enjoint de morales qui sont bien plus poignantes encore. Figurez-vous un homme, monsieur, qu’il avait accablé de ses bienfaits, pour lequel son amitié ne connaissait pas de bornes ! eh bien ! cet homme dans un moment de démence l’a traité avec l’ingratitude la plus indigne. Cette nomination que le journal de ce matin enregistrait dans ses colonnes ne témoignait-elle pas à nouveau de sa bonté pour lui ? et ce matin lorsque je me suis présenté chez Sa Seigneurie, je l’ai trouvée dans un état à faire mal à voir, et aussi désireux que vous-même de laver dans le sang l’insulte qu’il avait reçue. Et vous n’ignorez pas sans doute qu’il a fait ses preuves, colonel Crawley !

— Eh ! bon Dieu, qui lui conteste la qualité d’excellent tireur ? repartit le colonel.

— Dans le premier mouvement de sa juste indignation, il m’a ordonné de vous écrire pour vous proposer un cartel, colonel Crawley. Après l’insulte de la nuit dernière, disait-il, l’un de nous doit cesser de vivre. »

Crawley fit un signe d’assentiment.

« Enfin, vous arrivez au fait, Wenham, lui dit-il.

— J’ai alors essayé de tout mon pouvoir de modérer l’exaltation de lord Steyne. Mon Dieu, monsieur, lui disais-je, je m’en veux bien maintenant de ne m’être pas rendu avec mistress Wenham à l’invitation que nous avait envoyée mistress Crawley.

— Elle vous avait aussi invités à souper ? demanda le capitaine Macmurdo.

— Certainement ; le rendez-vous était chez elle, au sortir de l’Opéra. Attendez, je vais vous montrer l’invitation… Non… ce n’est pas encore ce papier-là ; je croyais pourtant l’avoir pris avec moi. Mais, enfin, peu importe, car, pour le fait, je vous le garantis sur l’honneur. Si donc nous nous étions rendus à cette invitation, et cela n’a tenu qu’à une migraine de mistress Wenham, qui y est fort sujette, surtout pendant la belle saison ; si nous nous étions rendus à cette invitation, il n’y aurait eu ni querelle, ni insultes, ni soupçons ; et la migraine de ma pauvre femme va être cause que deux hommes d’honneur vont aller se couper la gorge, et que, par suite, deux des meilleures et des plus anciennes familles de l’Angleterre vont se trouver plongées dans le deuil et la douleur. »

M. Macmurdo regarda son ami de l’air d’un homme qui ne sait plus dans quel sens arrêter ses convictions. Quant à Rawdon, il éprouvait un sentiment de rage en pensant que sa proie allait lui échapper. Il ne croyait pas un mot de toute cette histoire débitée avec tant d’aplomb et de sang-froid, et il n’avait aucun moyen d’en démontrer la fausseté et le mensonge.

M. Wenham continua avec cette volubilité de paroles pour laquelle il était réputé auprès de ses collègues de parlement.

« Je suis resté près d’une heure au chevet de milord Steyne, le suppliant et le conjurant d’abandonner tout projet de duel. Je lui ai fait remarquer que, dans l’état actuel, les apparences étaient bien de nature à donner des soupçons, et les soupçons les plus graves. Je lui ai fait remarquer que tout homme à votre place s’y serait laissé prendre tout aussi bien que vous. J’ai beaucoup insisté pour lui faire remarquer que dans les égarements de la jalousie un homme n’est plus maître de lui et qu’on doit en quelque sorte le considérer comme fou ; que ce duel serait pour vous, pour vos familles la chose la plus désastreuse ; que dans la position de Sa Seigneurie et dans les temps actuels on était tenu d’éviter tout scandale public, alors que les doctrines les plus révolutionnaires, les principes les plus niveleurs sont prêchés dans tous les carrefours et font fermenter toutes les têtes ; qu’enfin, en dépit de son innocence, il passerait pour coupable aux yeux de la populace ; et, en somme, je l’ai supplié de ne point envoyer de cartel.

— Il n’y a pas un mot de vrai dans toute cette histoire, fit Rawdon en grinçant des dents ; tout ceci n’est qu’un infâme mensonge dont vous vous faites le complice, monsieur Wenham, et si lord Steyne est assez lâche pour ne pas envoyer lui-même la provocation, je lui promets de la lui adresser de ma main. »

M. Wenham devint pâle comme la mort en entendant cette brusque et énergique interruption, et en même temps il regarda du côté de la porte. Le capitaine Macmurdo prit alors fait et cause pour M. Wenham, et, se levant avec un gros juron, réprimanda vertement son ami de l’intempérance de sa langue.

« Vous m’avez mis cette affaire entre les mains, vous me la laisserez conduire comme je l’entends, et vous n’en ferez point à votre tête. Vous n’avez aucun motif pour insulter ainsi M. Wenham, et maintenant vous devez des excuses à M. Wenham. Quant à votre cartel avec milord Steyne, vous en chercherez un autre que moi pour le porter, je ne m’en charge pas. Si après avoir été maltraité, milord préfère se tenir tranquille, à quoi bon aller le déranger ? En ce qui concerne mistress Crawley, mon opinion à moi est qu’il n’y a rien de prouvé du tout, et que votre femme est innocente, aussi innocente que le prétend M. Wenham. Enfin vous ferez la plus grande sottise en refusant cette place et en ne vous tenant pas en paix.

— Capitaine Macmurdo, s’écria M. Wenham, auquel ces paroles avaient rendu toute son énergie, vous parlez en homme de sens, et pour ma part je veux oublier les expressions dont le colonel s’est servi à mon égard dans un moment d’emportement.

— J’en étais sûr, dit Rawdon avec un air de mépris.

— Vous tairez-vous, vieil entêté, reprit le capitaine d’une voix radoucie, M. Wenham n’est pas un bretteur, et tout ce qu’il a dit est fort bien dit.

— Que tout ceci, continua l’émissaire de lord Steyne, reste enseveli dans le plus profond silence, et que jamais un seul mot de cette affaire ne transpire au dehors. Ceci est autant dans l’intérêt de mon noble ami que dans celui du colonel Crawley qui a le tort de vouloir toujours me traiter en ennemi.

— Je pense que lord Steyne n’a pas l’intention d’ébruiter cette affaire, reprit le capitaine Macmurdo, et je ne vois point pour nous l’intérêt que nous aurions à le faire. De toute façon c’est une affaire désagréable, et le moins qu’on en pourra dire sera le mieux. Vous êtes la partie offensée, si en conséquence vous vous déclarez satisfait, je ne vois pas pourquoi nous ne le serions pas aussi. »

Là dessus M. Wenham prit son chapeau ; le capitaine Macmurdo, l’ayant reconduit jusqu’à la porte, sortit avec lui, laissant Rawdon tout seul en proie à une fureur concentrée. Lorsqu’ils se trouvèrent tous les deux face à face, le capitaine Macmurdo, toisant alors d’un air dédaigneux l’ambassadeur du marquis, lui dit d’un ton de souverain mépris :

« Vous êtes fort habile à faire des contes, monsieur Wenham.

— Vous me flattez, capitaine, répondit l’autre avec un sourire, en honneur et conscience mistress Crawley nous avait invités à souper après l’Opéra.

— Voyez un peu comme la migraine de mistress Wenham est venue mal à propos déranger tout cela… J’ai à vous remettre un billet de mille livres sterling contre un reçu de vous, s’il vous plaît, le voici sous enveloppe à l’adresse du marquis de Steyne. Dites-lui de se tranquilliser, il n’aura point à se battre, et quant à son argent nous n’en voulons point.

— Dans toute cette affaire il n’y a qu’un malentendu, mon cher monsieur, un malentendu d’un bout à l’autre, » reprit son interlocuteur avec le ton de la plus parfaite innocence.

Le capitaine Macmurdo lui rendait son dernier salut au bas de l’escalier au moment où sir Pitt Crawley mettait le pied sur la première marche. Le baronnet et le capitaine se connaissaient déjà un peu. Le capitaine conduisit le baronnet dans la pièce où se trouvait Rawdon, et, chemin faisant, lui confia qu’il venait d’arranger l’affaire avec lord Steyne de la façon la plus satisfaisante.

Cette nouvelle fit grand plaisir à sir Pitt ; il félicita beaucoup son frère de ce dénoûment pacifique, lui adressa quelques observations morales appropriées à la circonstance sur le duel et sur les tristes satisfactions qu’il procure à la suite d’une offense.

Après cette exorde, sir Pitt appela toute son éloquence à son aide en vue d’amener une réconciliation entre Rawdon et sa femme. Il retraça les faits tels que Becky les lui avait présentés, insista sur leur vraisemblance, et déclara qu’il avait une foi entière à l’innocence de sa belle-sœur. Rawdon ne voulut rien entendre.

« Voilà dix ans, répondit-il, qu’elle amasse de l’argent en cachette. La nuit dernière encore elle me jurait n’avoir rien reçu de lord Steyne. Elle espérait que je ne découvrirais pas son trésor, mais j’ai mis la main dessus. En admettant qu’elle ne soit pas coupable, Pitt, son égoïsme est du moins inexcusable ; je ne veux plus la revoir, je ne la reverrai plus. »

En prononçant ces derniers mots, Rawdon laissa retomber sa tête sur sa poitrine et resta quelques instants comme accablé sous le poids d’une grande douleur.

« Pauvre ami ! » murmura Macmurdo en secouant tristement la tête.

Rawdon Crawley résista quelque temps à l’idée de prendre une place qu’il devait à un pareil protecteur. Il voulait aussi faire sortir son fils de l’école où le crédit de lord Steyne l’avait seul fait entrer. Toutefois, les représentations de son frère et de Macmurdo le décidèrent à ne point se priver de ces avantages ; ce dernier le détermina surtout en lui faisant entrevoir la rage de lord Steyne à la pensée que personne plus que lui n’aurait travaillé à la fortune de son ennemi.

Peu de temps après, lorsque le marquis de Steyne commença à recevoir, après l’accident qui lui était arrivé, le secrétaire d’État au département des colonies vint le remercier de l’excellente acquisition dont l’administration lui était redevable. On aurait peine à se figurer combien lord Steyne lui sut gré de ces félicitations.

Pour nous servir de l’expression de Wenham, on ensevelit toute cette histoire dans le plus profond silence. Néanmoins, malgré ces précautions, il y avait plus de cinquante maisons dans Londres où l’on en parlait le soir même, et cette aventure fit pendant plus de trois semaines le texte de toutes les conversations de la ville. Si les journaux n’en dirent rien à l’étranger, ce fut grâce aux démarches que M. Wagg fit à l’instigation de M. Wenham.

Les huissiers opérèrent une saisie à Curzon-Street, dans la maison du pauvre Raggles. Qu’était alors devenue la belle divinité qui naguère encore brillait dans ce temple ? qui prenait encore souci d’elle ? qui demandait quel était son sort ? qui s’informait davantage si elle était coupable ou non ? Dieu sait quelle est la charité de l’espèce humaine et quelles sont ses excellentes dispositions à transformer le doute en certitude. Les uns disaient que Rebecca était partie pour Naples à la poursuite de lord Steyne et que Sa Seigneurie, en apprenant son arrivée, avait couru se réfugier à Palerme ; d’autres qu’elle vivait à Bierstad, où elle était devenue une dame d’honneur de la reine de Bulgarie ; d’autres disaient qu’elle s’était réfugiée à Boulogne, et d’autres, enfin, qu’elle était dans une pension de Cheltenham.

Rawdon lui constitua un revenu raisonnable et nous savons par expérience qu’avec fort peu d’argent elle savait faire grande figure. Rawdon n’aurait pas mieux demandé que de payer ses dettes avant de quitter l’Angleterre, si une compagnie d’assurance sur la vie avait voulu s’en charger pour l’abandon de ses émoluments annuels, mais le climat de l’île de Coventry avait une trop mauvaise réputation.

Toutefois, il fit passer régulièrement une partie de ses appointements à son frère, et à chaque occasion qui se présentait il ne manquait pas d’écrire au petit Rawdon. Il expédia des cigares à Macmurdo, des cargaisons de poivre de Cayenne, de confitures de goyaves, des fruits et des denrées coloniales à lady Jane. Il envoyait à son frère la Gazette de Swamptown, où le nouveau gouverneur était l’objet des plus pompeux éloges, tandis que la Sentinelle de Swamptown (Rawdon n’avait point invité au palais du gouverneur la femme du rédacteur en chef) traitait Son Excellence de tyran, auprès duquel Néron aurait mérité une place comme bienfaiteur de l’humanité. Le petit Rawdon était au comble de la joie toutes les fois qu’il pouvait mettre la main sur un de ces journaux et lire ce qui concernait Son Excellence.

Sa mère ne fit jamais la moindre tentative pour le voir ; il allait chez sa tante passer les dimanches et les jours de fête. Il n’était pas, dans le parc de Crawley-la-Reine, un nid qu’il ne connût parfaitement ; il sortait à cheval avec les meutes de sir Huddlestone, qui avaient excité son admiration à un si haut point lors de sa première visite dans l’Hampshire.