La Foire aux vanités/2/22

Traduction par Georges Guiffrey.
Hachette (2p. 254-263).


CHAPITRE XXII.

Le lendemain de la bataille.


La maison qu’habitait sir Pitt Crawley, dans Great-Gaunt-Street, était au milieu de ses préparatifs du dimanche, lorsque Rawdon, toujours dans le même costume de bal qu’il n’avait pas quitté depuis deux jours, heurta en passant la femme qui balayait l’escalier, et entra précipitamment dans le cabinet de son frère. Lady Jane, en peignoir du matin, était à l’étage supérieur dans la chambre des enfants, occupée à surveiller leur toilette ; puis, prenant ces petits êtres sur ses genoux, elle leur faisait réciter leur prière. Elle ne négligeait jamais de leur faire remplir régulièrement ce pieux devoir, avant la prière en commun, présidée par sir Pitt lui-même, et à laquelle assistaient tous les gens de la maison. Rawdon s’assit près du bureau du baronnet, où se trouvaient des brochures, des lettres disposées avec un ordre parfait, des paperasses, des imprimés soigneusement étiquetés, des cartons pour les factures et les correspondances. On voyait encore sur le bureau une Bible, le Quaterly Rewiew, l’Annuaire de la Cour. On s’apercevait que tout cela avait passé sous l’œil du maître.

Au premier coup de neuf heures que sonna la grande pendule en marbre noir, sir Pitt apparut sur le seuil de la porte de son cabinet, frais comme une rose, le menton bien rasé ; on eût dit une figure de cire plantée sur une cravate à l’empois. Ses cheveux étaient peignés, pommadés et parfumés ; il avait achevé ses ongles tout en descendant l’escalier d’un pas majestueux, et sous sa robe de chambre couleur cendrée il possédait tout à fait la mise d’un gentilhomme anglais de vieille roche. Il fit un mouvement de surprise en apercevant dans son cabinet le pauvre Rawdon avec les vêtements en désordre, les yeux injectés de sang, les cheveux tout hérissés. Il pensa d’abord que son frère était ivre et que c’étaient là les traces d’une orgie.

« Mon Dieu ! Rawdon, lui dit-il, que voulez-vous avec cette figure toute décomposée ? qui vous amène de si bonne heure ? pourquoi n’êtes-vous point chez vous ?

— Chez moi ! dit Rawdon avec un rire sauvage ; n’ayez pas peur, Pitt, j’ai mon sang-froid. Fermez la porte, j’ai à vous parler. »

Pitt ferma la porte et revint à son bureau, se plaça dans un fauteuil à côté de son frère, et se mit à limer ses ongles avec une dextérité sans égale.

« Pitt, reprit alors le colonel après une pause, c’en est fait de moi : je suis perdu sans ressources.

— C’est la fin que je vous avais toujours prédite, s’écria le baronnet d’un ton bourru et en battant le rappel avec ses ongles, dont le poli lui paraissait désormais satisfaisant. Vous ne viendrez pas me dire que je ne vous ai pas averti. Il m’est impossible de rien faire pour vous : tout mon argent est engagé, les cent livres à l’aide desquelles Jane vous a tiré de prison, je les avais promises pour demain à mon homme d’affaires, et leur absence va me jeter dans un grand embarras. Ce n’est pas qu’en ce qui dépend de moi je refuse de vous venir en aide ; mais pour ce qui est de payer vos créanciers, c’est tout comme si je m’engageais à acquitter la dette publique ; ce serait une folie, une folie sans nom. Tâchez de vous arranger avec eux. C’est triste, j’en conviens, pour une famille, mais cela se voit tous les jours. La semaine dernière, Georges Kiteley, fils de lord Bugland, a fait une convention de ce genre, et le voilà, comme on dit, blanchi à neuf, et cela sans bourse délier pour son père. Ainsi donc…

— Ce n’est point d’argent qu’il s’agit, fit Rawdon d’une voix rauque ; je ne viens point vous parler de moi, et vous ne pouvez douter du motif qui m’amène.

— Qu’y a-t-il donc ? dit Pitt en respirant plus librement.

— C’est pour mon fils que je viens réclamer votre appui, fit Rawdon d’une voix émue. Promettez-moi d’avoir soin de lui quand je n’y serai plus. Votre chère femme a toujours été bien bonne pour lui et il l’aime plus que sa… Damnation sur cette femme ! Tenez, Pitt, vous savez que j’étais destiné à avoir un jour l’héritage de miss Crawley ; mais on m’a encouragé dans mes extravagances et dans ma paresse, et sans cela j’aurais été un homme tout autre. Au régiment, je ne me suis pas encore acquitté trop mal de mon affaire ; et quant à cet héritage, vous savez comment je l’ai perdu et où il est passé.

— Après les sacrifices que j’ai faits pour vous, l’assistance que je vous ai donnée, répliqua sir Pitt, une pareille allusion me semble déplacée dans votre bouche. C’est à vous et non à moi qu’il faut vous en prendre.

— Tout est fini de ce côté, dit Rawdon, tout est fini maintenant. »

Il prononça ces paroles avec un sourd frémissement qui fit tressaillir son frère.

« Mon Dieu ! Y a-t-il quelqu’un de mort ? demanda Pitt avec un accent de pitié et d’inquiétude.

— J’en aurais terminé avec la vie, continua Rawdon sans prendre garde à ces paroles, si ce n’avait été mon petit Rawdy. Je me serais déjà coupé la gorge après avoir tué ce misérable gueux. »

Toute la vérité se dévoila alors à sir Pitt, et il comprit que c’était à la vie de lord Steyne que Rawdon en voulait. Le colonel fit alors à son frère, d’une voix brève et émue, le récit de toute cette affaire.

« C’était, lui dit-il, un complot tramé entre elle et lui. Les recors auxquels j’étais signalé m’ont arrêté au moment où je sortais de chez lui. Alors je lui ai écrit de m’envoyer de l’argent ; elle m’a répondu qu’elle était malade, au lit, et m’a engagé à attendre jusqu’au lendemain ; et en rentrant à l’improviste, je l’ai trouvée couverte de diamants de la tête aux pieds, en compagnie de cet infâme. »

Alors il lui dépeignit, au milieu de l’agitation la plus vive, sa lutte avec lord Steyne, et montra à son frère qu’après ce qui s’était passé il ne restait pas deux partis à prendre ; par conséquent, il devait se tenir prêt pour la rencontre qui ne pouvait manquer d’avoir lieu.

« Et comme le dénoûment peut m’être fatal, fit Rawdon d’une voix émue, et que mon fils n’a point de mère, c’est sous votre garde, c’est sous celle de Jane que je le remets, et assurément vous le traiterez comme s’il était votre enfant. »

Le frère aîné se sentit profondément touché ; il serra la main de Rawdon avec une cordialité qui ne lui était pas ordinaire, et Rawdon essuya du revers de sa main ses paupières humides.

« Merci, frère, lui dit-il ; j’ai maintenant votre parole, et cela me suffit.

— C’est un engagement d’honneur, » répondit le baronnet.

Rawdon tira alors de sa poche le petit portefeuille qu’il avait trouvé dans le pupitre de Becky, et dont il sortit un paquet de billets de banque.

« Tenez, dit-il à son frère avec un amer sourire, voici six cents livres pour Briggs, qui a toujours été si bonne pour l’enfant ; vous ne me croyiez pas si riche, n’est-ce pas ? C’est l’argent qu’elle nous avait prêté ; je me suis toujours senti mal à l’aise en recevant l’argent de cette pauvre femme. Quant au surplus, que j’ai emporté dans le premier moment, on peut le rendre à Becky pour qu’elle se tire d’affaire avec… »

Tout en parlant ainsi, il prenait dans le portefeuille les autres billets pour les remettre à son frère ; mais ses mains tremblaient si fort, il était si ému que le portefeuille lui échappa, et qu’il en sortit le billet de mille livres, la plus terrible et la dernière des pièces accusatrices qui déposaient contre Becky.

Pitt se baissa pour le ramasser, tout étonné de l’importance de la somme.

« Celui-là me regarde, dit Rawdon ; je compte bien loger une balle dans la tête du propriétaire de ce chiffon. »

Il goûtait une joie intérieure en pensant à la satisfaction qu’il aurait à mettre ce billet en guise de bourre par-dessus la balle avec laquelle il voulait tuer le marquis.

Ensuite les deux frères se serrèrent une dernière fois la main et se séparèrent. Lady Jane, ayant appris que le colonel se trouvait dans le cabinet de son mari, attendait dans la pièce voisine l’issue de leur entretien avec la plus vive anxiété. La porte de la salle à manger ayant été laissée entr’ouverte comme par hasard, elle put voir les deux frères sortir du cabinet. À ce moment, elle s’avança, tendit la main à Rawdon, et lui dit que c’était bien à lui de venir leur demander à déjeuner, bien qu’à sa longue barbe, à sa figure bouleversée, aux sombres regards de son ami, elle pût juger que ce n’était point de déjeuner qu’il avait été question entre eux. Rawdon s’excusa sur un engagement antérieur ; il serra fortement la petite main que sa timide belle-sœur lui tendait, et Jane le suivit d’un regard plein de compassion, en voyant à ses traits qu’il s’agissait de quelque grand malheur. Mais il partit sans prononcer un mot, et sir Pitt n’entra avec elle dans aucune explication.

En quittant Great-Gaunt-Street, toujours en proie à la même agitation, Rawdon se dirigea vers Gaunt-House, et fit gémir le lourd marteau qui étale sur la porte cochère sa tête de Méduse ; à ses coups redoublés accourut une espèce de Silène à la face enluminée, à la veste rouge galonnée d’argent, qui remplissait dans l’hôtel les fonctions de portier. Cet homme, épouvanté du désordre qui régnait dans la tenue du colonel, lui barra le passage comme s’il eût craint que cet étrange visiteur ne voulût forcer l’entrée. Mais le colonel lui présenta une de ses cartes, et lui ordonna de la remettre à lord Steyne, en lui faisant remarquer qu’elle portait son adresse et en lui disant qu’il serait toute la journée, à partir d’une heure, à Regent-Club, et que c’était là, et non chez lui, qu’il fallait aller le chercher quand on voulait le trouver. Cet homme, à la face rubiconde, regarda partir le colonel avec des grands yeux surpris et étonnés, comme firent les passants qui, dans leurs habits de dimanche, commençaient à remplir les rues dès cette heure matinale. Le gamin, avec son air mutin et joyeux, l’épicier qui bâillait sur sa porte, le cabaretier qui fermait ses volets pendant la durée du service, croyaient voir quelque fou échappé de Bedlam, et les quolibets pleuvaient sur l’infortuné au moment où, arrivant enfin à la station des voitures, il se décida à prendre un fiacre et dit au cocher de le conduire à la caserne de Knightsbridge.

Les cloches se répondaient de tous les points de la capitale, lorsque Rawdon arriva au terme de sa course ; et, s’il s’était rendu compte de ce qui se passait autour de lui, il aurait reconnu Amélia, qu’il avait vue autrefois, se dirigeant de Brompton vers la paroisse de Russell-Square. Les écoliers se rendaient en rangs à l’église, et dans les faubourgs, les rues et les voitures étaient remplies de gens qui allaient chacun du côté où les appelait le plaisir. Le colonel était en proie à de trop vives préoccupations pour remarquer ce mouvement. En arrivant à Knightsbridge, il alla droit à la chambre de son vieil ami et camarade le capitaine Macmurdo, et fut fort satisfait de le trouver à la caserne.

Le capitaine Macmurdo était un ancien officier qui avait eu sa part de gloire à la journée de Waterloo ; son régiment l’aimait beaucoup, et la médiocrité de sa fortune l’avait seule empêché d’arriver aux grades supérieurs. Il méditait tranquillement sur les douceurs du lit en savourant sa grasse matinée.

Lorsque Rawdon ouvrit la porte, ce vénérable guerrier aux cheveux gras et grisonnants portait sur la tête un foulard de soie, au-dessus de la lèvre une moustache teinte et un nez bourgeonnant.

Rawdon ayant annoncé au capitaine qu’il venait lui demander un service d’ami, il ne fut pas besoin d’une plus longue explication pour que celui-ci comprît parfaitement de quoi il s’agissait. Il avait déjà conduit plusieurs affaires du même genre avec une grande prudence et une grande habileté. Son Altesse Royale, de si regrettable mémoire, lorsqu’elle commandait en chef, professait à ce sujet la plus grande estime pour le capitaine Macmurdo ; enfin, c’était à lui qu’avait recours tout homme d’honneur lorsqu’il se trouvait dans une passe difficile.

« Et le motif, mon vieux Crawley ? lui dit son ancien camarade. Est-ce encore pour quelque affaire de jeu comme celle où nous avons fait mordre la poussière au capitaine Marker ?

— Il s’agit de… de ma femme, » répondit Crawley en baissant les yeux et en devenant tout rouge.

Le capitaine fit claquer sa langue.

« J’ai toujours pensé, reprit-il, qu’elle finirait par vous jouer quelque tour. »

En effet, au régiment et dans les clubs, il y avait eu plus d’un pari engagé sur le sort probable réservé au colonel Crawley. Ces suppositions étaient une conséquence naturelle de la légèreté que mistress Rawdon étalait dans sa conduite ; mais, au sombre regard par lequel Rawdon accueillit cette observation, Macmurdo comprit qu’il ne fallait pas insister davantage sur ce sujet.

« N’y aurait-il donc pas moyen d’en sortir autrement, mon vieux ? reprit le capitaine avec plus de gravité. Sont-ce seulement des soupçons, dites, ou bien avez-vous des lettres ? Ne pourriez-vous pas tenir cela secret et caché ? En pareille circonstance, le mieux est ne point faire de bruit quand c’est possible… Il a fallu y mettre de la complaisance pour ne s’en apercevoir que maintenant, continua le capitaine en se parlant à lui-même, et il se rappelait les mille propos tenus à la table des officiers, d’où la réputation de mistress Crawley était bien souvent sortie en morceaux.

— Pour des gens comme nous, reprit Rawdon, il n’y a pas deux manières de terminer cette affaire, entendez-vous ? Ils avaient eu soin de se débarrasser de moi, de me faire arrêter ; je me suis échappé, et je les ai retrouvés seuls en tête-à-tête. Je l’ai appelé lâche et menteur ; enfin, je l’ai frappé et envoyé à terre.

— Il a eu ce qu’il méritait, répondit Macmurdo ; mais vous ne m’avez pas encore dit son nom ?

— C’est lord Steyne, répliqua Rawdon.

— Ah ! diable ! un marquis ! on disait qu’il… c’est-à-dire, c’était vous qui…

— Quel galimatias est-ce là ? cria Rawdon ; voulez-vous dire qu’on aurait exprimé des doutes en votre présence sur la vertu de ma femme ? Pourquoi alors ne m’en avez-vous rien dit, Mac ?

— Le monde est si médisant, mon pauvre vieux ! répliqua l’autre ; à quoi bon aller vous répéter des propos d’écervelés sur votre compte ?

— Vous avez manqué aux devoirs de l’amitié, » lui dit Rawdon ; et, ne pouvant plus maîtriser son émotion, il se couvrit la figure de ses deux mains et donna un libre cours à sa douleur.

Ce spectacle toucha profondément son vieux compagnon d’armes.

« Allons, courage, mon vieux, dit le vieux Mac ; grand ou petit, il aura une balle dans la tête, ce gibier du diable. Et quant à votre femme, que voulez-vous ? c’est toujours la même histoire.

— Ah ! vous ne savez pas combien je l’aimais, dit Rawdon d’une voix sourde. Je la suivais comme un petit chien. Je lui donnais tout ce que j’avais. Je me suis condamné à l’indigence pour l’épouser ; j’ai engagé jusqu’à ma montre pour satisfaire à ses moindres fantaisies. Pendant ce temps, elle faisait bourse à part, et enfin elle m’a refusé cent livres pour me tirer de prison. »

Il raconta alors à Macmurdo, dans un langage plein de dignité, malgré ce qu’il avait de confus, tous les détails de cette histoire. Macmurdo était tout surpris de cette agitation extraordinaire, qu’il s’efforçait de calmer par ses réflexions adoucissantes.

« Elle peut être innocente, après tout, lui disait-il ; n’est-ce pas là ce qu’elle soutient ? Ce n’est pas la première fois qu’elle se trouvait seule chez elle avec lord Steyne.

— Sans doute, répondait Rawdon avec tristesse, mais voici qui ne prouve pas en faveur de son innocence. » Et il montrait au capitaine le billet de mille livres qu’il avait trouvé dans le portefeuille de Becky. « Voilà ce qu’il a donné, et elle ne m’en a rien dit, et c’est lorsqu’elle avait cet argent-là entre les mains qu’elle a refusé de venir me tirer de la prison où j’étais enfermé. »

Le capitaine fut obligé de convenir qu’il y avait là quelque chose qui n’était pas très-clair.

Pendant cet entretien, Rawdon avait envoyé le domestique du capitaine Macmurdo à Curzon-Street, avec ordre de se faire donner des habits et du linge, dont le capitaine avait grand besoin. Pendant l’absence de cet homme, Rawdon et son ami avait composé à grand’peine et à coups de dictionnaire une lettre destinée à lord Steyne. Le capitaine Macmurdo, au nom du colonel Crawley, avait l’honneur de se mettre aux ordres du marquis de Steyne, et lui annonçait qu’il avait reçu plein pouvoir de lui pour arrêter les conditions du combat que Sa Seigneurie, il n’en faisait aucun doute, serait la première à réclamer, et qui, d’après la manière dont les choses s’étaient passées, lui paraissait inévitable. Le capitaine Macmurdo, usant toujours des formes les plus polies, priait lord Steyne de lui désigner un de ses amis avec lequel, lui, le capitaine Macmurdo, pourrait s’entendre. Il finissait en exprimant le désir que le duel eût lieu dans le plus bref délai possible.

Le capitaine ajoutait en post-scriptum qu’il avait entre les mains un billet de banque d’une valeur considérable, que le colonel Crawley avait de fortes raisons pour supposer qu’il appartenait au marquis de Steyne, et qu’il désirait l’envoyer à l’adresse de son propriétaire.

Pendant que cette lettre s’élaborait, le domestique du capitaine était de retour de sa commission à la maison du colonel ; mais il ne rapportait ni le sac de nuit ni le portemanteau qu’on l’avait envoyé chercher, et sa figure exprimait une stupéfaction comique.

« Ils ne veulent rien donner, dit-il alors ; la maison est au pillage, ils ont tout mis sens dessus dessous ; le propriétaire veut retenir tous les effets pour sa garantie. Les domestiques boivent le vin dans le salon ; et on dit que… que vous êtes parti en emportant l’argenterie, colonel. » Puis, après une pause, il ajouta : « Il y a déjà un domestique qui a disparu. Simpson, qui a l’air fort excité par la boisson, crie bien fort que rien ne sortira de la maison qu’on ne lui ait payé ses gages. »

Le récit de cette petite insurrection domestique surprit Rawdon, et le fit sourire par la diversion qu’elle apportait à ses tristes préoccupations. Les deux officiers s’amusèrent beaucoup de cet orage qui s’élevait autour des débris de cette fortune renversée.

« Je suis bien aise au moins que le petit ne soit plus chez moi, dit Rawdon en se rongeant les ongles. Vous le rappelez-vous, Mac, lorsqu’il venait au manége et qu’on lui faisait monter le sauteur ? comme il se tenait bien dessus !

— C’est vrai qu’il avait un petit air crâne, » reprit l’excellent capitaine.

Le petit Rawdon se trouvait pour le moment dans la chapelle de Whitefriars, au milieu d’une rangée de petits garçons en robe comme lui ; et certes il n’écoutait pas le sermon avec grande attention ; mais il pensait bien plutôt à sa sortie du samedi suivant, calculant que son père viendrait le chercher comme d’habitude et le mènerait peut-être au spectacle.

« Ce sera un fameux gaillard que ce garçon-là, continua Rawdon en pensant toujours à son fils. Vous me promettez, Mac, que, si cela tourne mal pour moi, si j’y laisse ma peau, je puis compter que… que vous irez le voir, n’est-ce pas ? Ah ! je puis dire que j’aimais bien cet enfant-là. Que voulez-vous, mon pauvre vieux ! Tenez, vous lui donnerez ces boutons d’or de ma part, c’est tout ce qui me reste. »

Il se couvrit la face de ses deux larges mains, et les larmes en tombant sur ses joues y traçaient un sillon brûlant. M. Macmurdo, que l’émotion gagnait aussi, ôta son foulard de soie et s’en servit pour essuyer ses yeux.

« Descendez et faites-nous préparer à déjeuner, dit-il à son domestique. Que voulez-vous, Crawley ? des oignons et des sardines ? Commandez. Clay, vous allez donner des habits au colonel ; nous avons toujours été tous les deux de la même taille. Mon vieux Rawdon, il n’y avait pas d’aussi fins cavaliers que nous, lorsque nous sommes entrés au régiment. »

Macmurdo se tourna alors contre le mur, et, reprenant la lecture de son journal, laissa Rawdon à sa toilette, pour commencer la sienne lorsque son ami aurait terminé.

Comme il s’agissait d’un lord, le capitaine Macmurdo apporta un soin particulier à cette opération. Il cira ses moustaches, leur donna le brillant des jours de fête, mit une cravate empesée et son plus beau ceinturon de buffle. Les jeunes officiers, en le voyant arriver pour le déjeuner dans un si brillant costume, lui en firent leur compliment, et lui demandèrent s’il allait se marier et si Crawley était son témoin.