La Foire aux vanités/2/24

Traduction par Georges Guiffrey.
Hachette (2p. 283-297).


CHAPITRE XXIV.

Georgy devient un grand personnage.


Georgy Osborne menait une vie de prince dans la maison de son grand-père à Russell-Square. En qualité d’héritier présomptif de tout ce luxe dont il était environné, il occupait la chambre que son père avait eue autrefois. Sa bonne tournure, ses airs de grand seigneur, ses prétentions à l’élégance lui avaient concilié les affections de son grand-père. M. Osborne était aussi fier du fils qu’il l’avait été du père.

L’enfant vivait au milieu d’un luxe et d’une opulence ignorés de ses père et mère. Pendant ces dernières années, le commerce de M. Osborne s’était soutenu dans une voie de très-grande prospérité. Son crédit et sa considération dans la Cité n’avaient fait que s’accroître. Jadis il s’était estimé heureux de pouvoir mettre George dans un bon pensionnat, et il avait ensuite fait grand bruit du grade qu’il avait obtenu pour lui dans l’armée.

Dans ses projets d’avenir pour le petit George, il visait encore plus haut, il voulait en faire un gentleman, c’était là son idée fixe. Il le voyait déjà en imagination membre du parlement, et qui sait, baron peut-être ; tout ce que désirait le vieillard avant de mourir c’était de voir son petit-fils marcher déjà sur la route des honneurs.

Quelques années auparavant on aurait pu l’entendre traiter avec des paroles de mépris et de dédain tous ces rongeurs de livres et ces gratte-papier, troupeaux de cuistres et de pédants qui n’étaient bons qu’à abrutir la jeunesse à l’aide du grec et du latin, et qu’avec toutes leurs tournures doctorales un marchand anglais pouvait acheter à la douzaine. Désormais il déplorait du ton le plus pathétique le peu de soin avec lequel on lui avait fait faire son éducation, et dans de magnifiques tirades il faisait à George l’éloge le plus pompeux des études classiques.

Au dîner, le grand-père était dans l’habitude de demander au petit-fils quel avait été pendant le jour le sujet de ses lectures. Il prenait le plus vif intérêt aux détails qu’il recevait du petit bonhomme sur ses études ; il voulait à toute force paraître au courant de toutes les questions d’enseignement, et commettait des énormités qui attestaient assez son ignorance en ces matières et n’ajoutaient pas beaucoup au respect que l’enfant avait pour son aïeul. Avec sa petite pénétration, et grâce à l’éducation qu’il recevait, le bambin ne tarda pas à s’apercevoir que son grand-père n’était qu’un âne et un sot, et, en conséquence, il le soumit à toutes ses volontés et ne le tint pas en grande estime, car, tout humble et toute modeste qu’avait été l’éducation première de Georgy, elle avait plus fait pour lui donner la suffisance de soi-même et le mépris des autres que n’y contribuaient les rêves et les projets de son grand-père. N’avait-il pas été élevé par une douce et tendre femme dont tout l’orgueil se résumait en lui, et dont la vie était un sacrifice à l’humeur égoïste, aux petites volontés de son fils ?

Georgy avait déjà conquis tout pouvoir sur cette nature douce et soumise, et il lui fut encore plus facile de gouverner l’épaisse suffisance d’un parvenu dont la vanité n’avait d’égale que la bêtise. L’enfant comprit bien vite que là aussi il pouvait régner en petit despote. Car, fût-il né sur le trône, la flatterie n’aurait pas mis plus d’empressement à combler ses instincts présomptueux.

Tandis que sa mère passait les longues heures du jour en proie à un amer chagrin et soupirait dans la triste solitude des nuits sur l’absence de son fils, le bambin, au milieu des plaisirs et des distractions qu’on lui prodiguait, ne se sentait pas autrement privé de la présence de sa mère. Si vous avez vu des enfants pleurer pour se rendre à l’école, n’attribuez point cette sensibilité à un motif de tendresse et d’affection ; s’ils pleurent, c’est qu’ils voient devant eux l’ennui de la classe et du travail.

Ainsi donc maître George s’enivrait du luxe et de l’opulence dont l’entouraient à plaisir l’orgueil et les écus du vieil Osborne. Ce dernier avait donné l’ordre à son cocher d’acheter pour le bambin le plus joli poney qu’il trouverait, sans regarder à l’argent. George apprit d’abord à monter à cheval, puis, lorsqu’il se fut bien affermi sur ses étriers et qu’il sauta la barre sans broncher, il alla caracoler dans Regent’s-Park, dans Hyde-Park, suivi à distance du cocher Martin. Le vieil Osborne, qui descendait moins souvent dans la Cité et laissait à ses plus jeunes associés la direction des affaires, se faisait souvent conduire avec sa fille dans les promenades à la mode ; tandis que le petit George, bien campé sur ses étriers et avec un air de gentleman, faisait caracoler son cheval autour de la voiture, le grand-père, le montrant à miss Osborne, lui disait :

« Voyez un peu, je vous prie. »

Puis il se mettait à rire, et sa face devenait toute rouge de contentement, et il ne pouvait s’empêcher de passer la main par la portière pour applaudir aux évolutions du petit bonhomme. Là aussi, chaque jour, venait se promener son autre tante, mistress Frédérick Bullock, dans une voiture aux panneaux et aux harnais armoriés. Aux portières on pouvait apercevoir trois petits Bullock à la figure de papier mâché et presque ensevelis sous les plumes et les rubans, tandis qu’au fond de la voiture, leur mère lançait des regards de haine à leur jeune cousin, qui passait à cheval auprès d’eux le chapeau sur l’oreille, et aussi fier qu’un membre du parlement.

Bien qu’il eût à peine ses onze ans, maître George portait des bottes à revers ni plus ni moins qu’un homme véritable. Il avait des éperons dorés, un fouet à pomme d’or, une épingle de diamant sur sa cravate longue et des gants de chevreau de la meilleure fabrique. Sa mère lui avait fait cadeau de deux cravates, et lui avait ourlé et marqué de charmantes petites chemises ; mais quand monsieur le fashionable vint revoir la pauvre veuve, elles étaient remplacées par du linge beaucoup plus fin et beaucoup plus beau. George portait des boutons en brillants à ses devants de chemise ; et quant au modeste présent de sa mère, on s’en était débarrassé ; miss Osborne les avait données, je crois, au petit garçon du cocher. Amélia s’efforça de se persuader qu’elle était bien aise de cette substitution, et, en fait, elle était heureuse et ravie de voir à son fils si bonne mine et si bonne tournure.

Elle possédait une petite silhouette de lui qu’elle avait payée un shilling ; elle l’avait suspendue à son chevet à côté d’un autre portrait que nous connaissons déjà. Un jour, le petit bonhomme vint lui faire sa visite accoutumée faisant retentir du galop de son cheval toute la rue de Brompton, et attirant tout le monde aux fenêtres pour faire admirer sa bonne grâce et son brillant costume. Arrivé auprès de sa mère, il tira de sa poche un écrin de maroquin et le lui présenta avec une joie mêlée de fierté.

« C’est moi qui l’ai acheté de mon argent, chère maman, lui dit-il, parce que j’ai pensé que ça vous ferait plaisir. »

Amélia ouvrit l’écrin et poussa un petit cri de surprise et de bonheur. Puis elle prit l’enfant entre ses bras et le couvrit de mille baisers. C’était le portrait de son fils en miniature, charmant petit chef-d’œuvre qui dans la pensée de la veuve toutefois ne valait pas l’original. Le grand-père avait tenu à avoir le portrait de l’enfant de la main d’un artiste dont les tableaux exposés chez un marchand de peinture avaient attiré son attention. George qui avait toujours les poches remplies d’argent demanda au peintre combien il lui prendrait pour lui faire un second portrait, disant que c’était un cadeau qu’il voulait faire à sa mère et qu’il le payerait de son propre argent. Le peintre touché de cette bonne pensée lui fit la copie pour un prix très-modique. Le vieil Osborne en apprenant cette petite histoire fut transporté d’admiration pour son petit-fils et lui donna deux fois autant d’argent que lui avait coûté la miniature.

Mais l’admiration du grand-père pouvait-elle se comparer au ravissement qu’éprouvait Amélia ? Cette preuve d’affection de la part de l’enfant la charmait au point qu’elle ne croyait pas que son fils eût son pareil pour la bonté et pour le cœur. Elle fut heureuse de cette marque d’affection pendant bien des semaines de suites. Elle s’endormit plus contente avec ce portrait sous son oreiller. De combien de baisers et de larmes ne le couvrait-elle pas chaque jour ; combien de prières n’adressait-elle pas au ciel en le tenant dans ses mains. Il fallait de la part de ceux qu’elle aimait si peu de chose pour pénétrer son cœur de la plus vive reconnaissance ! Jamais pareille joie ne lui était arrivée depuis sa séparation d’avec George.

Dans sa nouvelle condition maître George se conduisait en vrai gentleman. À dîner il offrait du vin à ses voisines avec un sérieux magnifique, et buvait son champagne avec un aplomb qui enthousiasmait son grand-père.

« Regardez-le, disait le vieillard, en poussant du coude son voisin, avez-vous jamais vu un gaillard de cette espèce ; Dieu me pardonne, il ne lui manque plus qu’un lavabo et des rasoirs pour se raser les favoris ; je suis sûr que monsieur ne demanderait pas mieux. »

Les amis de M. Osborne n’admiraient peut-être pas autant que lui les espiègleries du petit bonhomme. M. Coffin n’était pas bien aise de se voir toujours interrompu à l’endroit le plus pathétique de ses narrations par les saillies de maître George. Le colonel Fogey n’éprouvait aucun plaisir à le voir trébucher à moitié étourdi par les fumées du vin. Mistress Toffy ne lui savait aucun gré des coups de coude qu’il lui donnait pour lui faire répandre son verre de porto sur sa robe de satin jaune, et des éclats de rire que poussait ensuite le garnement à la vue des taches qu’il venait de faire. Elle en voulut surtout à George d’avoir rossé un jour son troisième petit garçon qui avait un an de plus que lui, et qu’elle avait amené un jour de congé à Russell-Square. M. Osborne fut au contraire très-fier de cette victoire, et il donna deux souverains à son petit-fils en lui en promettant autant pour l’encourager chaque fois qu’il rosserait plus grand et plus âgé que lui. Nous aurions peine à déterminer ce que le vieillard trouvait de si louable dans ces luttes à coups de poing, mais il lui semblait, sans toutefois qu’il se rendît compte de cette opinion, que les enfants acquièrent par là une certaine hardiesse, et que l’un des premiers principes de l’éducation est d’apprendre à imposer sa volonté aux autres. Tel est l’esprit dans lequel on a de tout temps, il est fâcheux de le dire, élevé la jeunesse anglaise.

Tout bouffi des éloges que lui avait valus sa victoire sur maître Toffy, George désira tout naturellement récolter de nouveaux lauriers. Un jour que dans une promenade des plus fréquentées, il étalait des habits à la dernière mode, un garçon boulanger se mit à le poursuivre de ses railleries et de ses sarcasmes. Notre jeune élégant se débarrasse aussitôt de son bel habit, le remet aux mains de son compagnon, maître Todd, fils du plus jeune associé de la maison Osborne, et rempli d’un noble courage, se dispose à rosser le jeune mitron. Mais, cette fois, les chances lui furent contraires ; George fut rossé, et il rentra l’œil noir, la chemise déchirée et le nez tout en sang. Il raconta à son grand-père qu’il avait livré combat à un colosse, et fit trembler sa pauvre mère au récit détaillé et apocryphe de ce terrible engagement.

Le jeune Todd était l’ami intime, le grand admirateur de maître George. Tous deux avaient le même goût pour le théâtre et les tartelettes ; pour les glissades des jardins de Regent’s-Park lorsque le temps le permettait, ou pour aller au sortir du spectacle, où les accompagnait Rawson, le valet de pied de maître George, prendre des sorbets au café voisin.

Ils allaient à tous les théâtres de la capitale, savaient les noms de chacune des actrices, et en présence de leurs jeunes amis, donnaient sur leurs théâtres de carton la représentation des pièces qu’ils avaient vues. Quelquefois Rawson, qui avait l’âme généreuse, régalait ses jeunes maîtres de quelques douzaines d’huîtres après le théâtre, avec un petit verre de liqueur pour mieux faire dormir les enfants. Rawson, du reste, trouvait son compte à toutes ces complaisances, et en était largement récompensé par la générosité de son jeune maître.

Un des plus fameux tailleurs de la haute aristocratie avait la haute mission d’habiller maître George ; M. Osborne pouvait bien se contenter des ravaudeurs de la Cité, comme il disait, mais ils étaient indignes de faire les vêtements de maître George ; peu importait la dépense, tel était l’ordre donné au grand tailleur, et au bout de quelques jours, il envoyait à maître George une garde-robe des mieux montées en habits, vestes et culottes. Il s’y trouvait des vestes en casimir blanc pour les soirées, des vestes en velours pour les dîners, une robe de chambre en cachemire pour l’appartement. George paraissait tous les jours au dîner tiré à quatre épingles comme un vrai gentilhomme, suivant l’expression de son grand-père. Un domestique, attaché à sa personne, lui aidait à faire sa toilette, accourait à son coup de sonnette et lui apportait ses lettres sur un plateau d’argent.

Après le déjeuner, Georgy se prélassait dans le grand fauteuil de la salle à manger et y lisait le Morning-Post comme un homme de taille ordinaire.

« Comme il jure et sacre bien, » se disaient entre eux les domestiques émerveillés de sa précocité.

Ceux qui se souvenaient du capitaine son père disaient qu’il lui ressemblait trait pour trait. Son humeur vive, impérieuse et enjouée mettait en branle toute la maison.

La soin de l’éducation de George fut confié à un pédant du voisinage qui tenait une maison où la jeune noblesse était préparée aux universités, au parlement et aux professions libérales ; dont le système excluait ces châtiments corporels qui dégradent la nature humaine et qui sont encore en usage dans les établissements de l’ancien régime, et dans laquelle, enfin, les jeunes gens étaient assurés de trouver les traditions de la société et toute la sollicitude que l’on peut rencontrer dans la famille. Telle était la méthode que le révérend Lawrence Veal de Bloomsbury, chapelain particulier du comte de Bareacres, appliquait, de concert avec sa femme, aux élèves qu’on lui confiait.

À force de réclames et de démarches, le chapelain particulier et sa femme parvenaient à réunir chez eux un ou deux écoliers ; le prix de la pension était fort élevé et l’on supposait qu’il était en rapport avec la manière dont on traitait les élèves. Il s’y trouvait un jeune Indien au teint cuivré, à la tête laineuse, à la mise recherchée que personne ne venait jamais voir. Nous pourrions citer encore un garçon de vingt-trois ans, vrai lourdaud, dont l’éducation avait été fort négligée, et auquel M. et mistress Veal cherchaient à faire faire son entrée dans la haute société ; item, les deux fils du colonel Rangles, au service de la compagnie des Indes. Ces quatre pensionnaires formaient les convives habituels de la table de M. Veal lorsque Georgy entra dans la maison.

Georgy venait seulement passer la journée dans cette pension. Le matin, il arrivait sous l’escorte de son ami M. Rawson, et lorsqu’il faisait beau dans l’après-midi, on lui amenait son cheval et il allait se promener, accompagné de son groom. Dans cette pension, on attribuait au grand-père de George une fortune fabuleuse, et le révérend M. Veal saisissait toutes les occasions d’y faire allusion, disant à Georgy qu’il était destiné à occuper dans le monde une haute position ; que par son application et sa docilité il devait se préparer aux graves devoirs qui allaient peser sur lui dans un âge plus avancé ; que l’obéissance dans un jeune homme était la meilleure préparation à l’exercice du commandement dans la virilité, et qu’en conséquence il suppliait Georgy de ne plus apporter de pain d’épice à la pension, ce qui ne pouvait que ruiner l’estomac de MM. Rangles, qui trouvaient une nourriture abondante à la table de mistress Veal.

Au point de vue scolaire, l’Égide de Pallas (c’était le nom que M. Veal donnait à son institution), présentait un heureux mélange de variété et de profondeur. On y traitait dans leur vaste ensemble de toutes les sciences connues. M. Veal avait un planétaire, une machine électrique, un tour, un théâtre dans la buanderie, un cabinet de chimie, une bibliothèque composée des meilleurs auteurs anciens et modernes dans les diverses langues. Il conduisait ses jeunes gens au British-Museum et dissertait devant eux sur les antiquités et les pièces d’histoire naturelle qui s’y trouvaient rassemblées, si bien que les auditeurs se pressaient autour de lui, à ce qu’il disait, et que tout Bloomsbury l’admirait et le prônait comme un puits de science.

En parlant, ce qui lui arrivait assez souvent, il affectait une très-grande recherche dans ses phrases, et demandait au dictionnaire les mots les plus pompeux et les plus recherchés ; il avait pour maxime, qu’il n’en coûte pas plus d’employer une épithète étoffée, magnifique et ronflante, que d’en prendre une dont se servirait le premier venu.

Ainsi, par exemple, il disait à George, quand celui-ci arrivait en classe :

« J’ai remarqué, en rentrant dans mon domicile, au retour d’une séance où j’ai eu à appliquer les facultés intuitives de mon intelligence à une exégèse scientifique chez mon excellent ami le docteur Rocaille, archéologue par essence, messieurs, archéologue par essence, j’ai remarqué, dis-je, que les fenêtres de la demeure de votre respectable aïeul resplendissaient d’une clarté qui révèle la solennité d’un jour de fête. Puis-je, sans m’écarter de la vérité, conclure de ces symptômes que M. Osborne a réuni, la nuit dernière, sous ses somptueux lambris, la fine fleur des esprits précellents de notre époque ? »

Le petit Georgy, plein de malice et d’espièglerie, et qui savait à merveille contrefaire M. Veal, répondait que M. Veal avait une puissance de pénétration avec les lumières de laquelle il était impossible de s’écarter de la voie de la vérité.

« Eh bien ! les commençaux qui ont eu l’honneur de rompre le pain de l’hospitalité à la table de M. Osborne, n’ont eu lieu, j’en suis sûr, qu’à s’applaudir de la succulence des mets. J’ai le droit de m’exprimer ainsi, moi qui, pour ma part, ai été comblé d’une semblable faveur. Au fait, monsieur Osborne, vous arrivez un peu tard ce matin, et vous vous êtes plus d’une fois exposé aux mêmes reproches. Je disais donc, messieurs, que M. Osborne ne m’a pas jugé indigne de m’inviter à m’asseoir à ses somptueux banquets, et bien que j’aie eu pour amphytrions les plus nobles et les plus grands personnages de la terre, et je pourrais dans le nombre vous citer mon ami et mon patron, le très-honorable George, comte de Bareacres, je dois vous déclarer en conscience que la table du marchand anglais offrait à l’œil un spectacle aussi resplendissant que celle d’un noble lord, et que son accueil n’était ni moins magnifique ni moins hospitalier. M. Bluck, voulez-vous reprendre le passage d’Eutrope que nous élucidions lorsque nous avons été interrompus par l’arrivée de maître Osborne. »

Voilà le grand homme auquel on avait confié l’éducation de notre ami George. Amélia ne comprenait rien à ses belles phrases, mais elle n’en tenait pas moins M. Veal pour un prodige de science. La pauvre veuve s’était empressée de se faire une amie de mistress Veal. C’était un bonheur pour elle de se trouver dans la maison à l’arrivée de Georgy, c’était un bonheur pour elle d’être invitée aux conversazioni de mistress Veal, qui avaient lieu une fois par mois, comme en avertissaient des billets roses en tête desquels on lisait ΑΘΗΝΗ[1] et où le professeur invitait ses élèves et leurs amis à venir prendre leur part d’un thé fort clair et d’une conversation non moins scientifique. La pauvre petite Amélia ne manquait pas une seule de ces réunions et s’y trouvait fort heureuse, puisqu’elles lui procuraient la satisfaction de voir George de plus près. N’importe par quel temps, elle se rendait de Brompton à ces soirées, et en embrassant mistress Veal, elle avait presque les larmes aux yeux de reconnaissance pour les délicieux moments qu’elle lui faisait ainsi passer. Puis, lorsque tout le monde se séparait, que George s’en allait avec son escorte obligée, M. Rawson, la pauvre mistress Osborne mettait ses socques et son châle et regagnait seule sa demeure.

Sous la direction d’un homme qui possédait ainsi la clef de toutes les sciences, l’instruction de George devait prendre un développement vaste et rapide, et ses progrès étaient remarquables, à en juger du moins par les bulletins de la semaine régulièrement adressés à M. Osborne. On y lisait une vingtaine de dénominations appliquées à chacune des branches les plus essentielles de l’enseignement, et le professeur notait en regard les progrès de George dans chacune de ces sciences. En grec, George était marqué ἅρίστος[2] ; en latin, optimus ; en français, très-bien ; il en était de même pour le reste. À la fin de l’année, il avait des prix dans toutes les facultés, ainsi que M. Swartz, le jeune créole à la tête laineuse, et beau-frère de l’honorable Mac-Mull, que M. Bluck, à l’esprit inculte et stérile, qu’un certain cancre appelé M. Todd, dont nous avons déjà eu à citer le nom. Chacun de ces messieurs recevait de petits livres dorés et cartonnés qui portaient le mot sacramentel ΑΘΗΝΗ, et en outre, une épigraphe latine de la composition du professeur.

La famille Todd était en quelque sorte vassale de la maison Osborne. De Todd, d’abord son commis, le vieil Osborne avait fait son jeune associé. M. Osborne était le parrain du jeune Todd, qui plus tard, prit le nom de M. Osborne Todd, et devint un des lions à la mode. Miss Osborne avait tenu miss Maria Todd sur les fonts baptismaux, et donnait tous les ans, comme marque d’affection pour son petit protégé, des livres de prières, des brochures, de la poésie d’église qui pouvait passer pour de la poésie de cuisine, et autres cadeaux non moins précieux. De temps à autre, miss Osborne menait promener les Todds dans sa voiture. Lorsqu’ils étaient malades, son valet de pied leur portait de Russell-Square des gelées et des petites douceurs. Mistress Todd déployait un très-joli talent à faire des découpures en papier pour servir de manches aux gigots, pour tailler, dans des navets ou des carottes, des fleurs, rosaces et autres objets d’un effet non moins pittoresque. Tous ces dons naturels, elle les mettait à la disposition de miss Osborne les jours de grands dîners, sans qu’il lui soit jamais venu à l’esprit de demander place au festin. Si un convive manquait au dernier moment, Todd remplissait les fonctions de bouche-trou.

Le soir, mistress Todd et sa Maria revenaient dans leurs plus beaux atours, et attendaient dans le salon que miss Osborne y fît sa rentrée à la tête de sa légion féminine. Aussitôt commençait un feu roulant de duos jusqu’au retour des messieurs. Pauvre Maria Todd ! pauvre jeune fille ! quelle peine, quel travail lui avaient coûté ces duos et ces sonates avant de les soumettre à l’épreuve de la publicité !

Il semblait que Georgy dût faire peser tout le poids de sa volonté sur quiconque l’approchait, qu’amis, parents, domestiques dussent tous plier le genou devant le petit tyran. L’enfant, du reste, s’accommodait très-bien de ce rôle, ni plus ni moins que beaucoup de monde. George aimait à commander, et peut-être, dans cette disposition, y avait-il chez lui quelque chose d’héréditaire.

À Russell-Square, tout le monde était le très-humble serviteur de M. Osborne, et M. Osborne était le très-humble serviteur de Georgy. Ses manières dégagées, son ton de suffisance à traiter les livres de science et les matières d’enseignement, sa ressemblance avec son père, mort à Bruxelles avant la réconciliation, tout cela inspirait au vieillard une certaine terreur et assurait la puissance et la domination de son petit-fils. À certains gestes, à certaines inflexions de voix, le vieillard tressaillait malgré lui et s’imaginait avoir devant les yeux le père de George. À force d’indulgence pour le fils, il s’efforçait de faire oublier sa dureté pour le père. On était tout surpris de le voir se plier avec tant de facilité aux moindres désirs de l’enfant. Il bougonnait et jurait suivant son habitude contre miss Osborne, mais il accueillait toujours par un sourire le petit George, alors même qu’il arrivait trop tard pour le déjeuner.

La tante de George, mistress Osborne, flétrie par cette existence d’ennuis et de rebuffades, était passée à l’état malheureux de vieille fille. Pour un garçon un peu mutin, il n’était pas bien difficile d’en avoir raison. Si George avait envie d’obtenir d’elle quelque chose, de lui arracher un pot de confiture celé dans ses armoires, un pain de couleur tout sec et tout gercé de la boîte qu’elle s’efforçait de conserver dans la même fraîcheur que dans le temps où elle était l’élève de M. Smee, Georgy n’était pas long à se procurer l’objet de ses désirs, et une fois qu’il en était le maître, il ne songeait plus à sa tante.

En fait d’amis, il avait son vieux maître de pension, bien empesé et bien solennel, qui le flattait à plaisir, un camarade plus âgé que lui qu’il pouvait maltraiter à son aise. Mistress Todd ne manquait jamais de laisser maître Georgy en tête à tête avec sa fille Rosa Jemima, ravissante personne de huit ans.

« Ils sont faits l’un pour l’autre, disait-elle (partout ailleurs, bien entendu, qu’à Russell-Square), qui sait ce qui pourrait arriver ? Ce serait un couple charmant ! » continuait à penser la mère dans l’ivresse de ses rêveries.

Le grand-père maternel, le pauvre vieillard brisé par le malheur, courbait aussi la tête sous la tyrannie du petit despote ; comment ne pas se sentir pris de respect pour un jeune gentleman qui portait de si beaux habits et avait un groom à sa suite. Georgy, d’ailleurs, n’entendait-il pas à tous moments les propos les plus durs, les sarcasmes les plus grossiers sortir à l’adresse de John Sedley de la bouche de son implacable ennemi, M. Osborne. M. Osborne avait coutume de le désigner par l’appellation de vieux gueux, de vieux charbonnier, de vieux banqueroutier, et autres aménités de même nature. Au milieu de pareilles injures, comment le petit Georgy aurait-il appris à respecter un homme que l’on mettait si bas à ses yeux ? Quelques mois après l’entrée de George chez son aïeul paternel, mistress Sedley vint à mourir. Il n’avait jamais existé entre la grand’mère et le petit-fils une bien vive tendresse, et l’enfant ne manifesta pas grand chagrin de cette mort. Il vint, dans des habits de deuil tout neufs, voir sa mère, à laquelle il fit part de son regret de ne pouvoir aller au spectacle, dont il avait grande envie.

La dernière maladie de sa vieille mère devint une œuvre de dévouement pour Amélia. Ah ! les hommes ne se doutent jamais des souffrances et des sacrifices qui font la vie des femmes. Avec notre prétendue supériorité d’esprit, nous ne pourrions suffire à endurer la centième partie des épreuves que traversent chaque jour ces anges de résignation. Soumission continuelle et sans espoir de récompense ; bonté et douceur qui ne se démentent point en présence d’une dureté inflexible. Amour, patience, sollicitude, soins empressés que notre ingratitude et notre indifférence ne savent même pas reconnaître par une bonne parole. Combien s’en trouve-t-il, dans le nombre, qui ont l’âme brisée par la douleur, tandis que leur figure respire le calme et la joie. Faibles et tendres esclaves, elles sont obligées de cacher leurs tortures sous les apparences empruntées du bonheur.

De son fauteuil de valétudinaire, la mère d’Amélia avait passé dans son lit, d’où elle ne devait plus se relever. Mistress Osborne ne la quittait que pour aller voir son cher George. Et encore la vieille dame lui reprochait ces biens rares absences. Elle avait été une mère si bonne, si indulgente, si tendre, au temps de son bonheur et de sa prospérité, et était maintenant aigrie par le malheur et la pauvreté. Ces accès de mauvaise humeur et ce refroidissement d’affection ne diminuaient en rien le dévouement filial d’Amélia. C’était en quelque sorte une diversion à ses autres souffrances ; sa pensée était distraite de ces cruelles préoccupations par les exigences continuelles de la maladie. Amélia supportait les impatiences de sa mère avec une douceur inaltérable, relevait l’oreiller que celle-ci trouvait toujours mal placé, avait une réponse de consolation à toutes ses plaintes et à tous ses reproches ; adoucissait ses souffrances par ces bonnes paroles dont les cœurs simples et religieux connaissent seuls le secret. Enfin elle ferma ces yeux qui, pendant de longues années, avaient eu pour elle de si tendres regards.

Alors elle reporta toute sa tendresse sur son malheureux père, abattu par le dernier coup qui venait de le frapper, et lui consacra tout son temps, à lui qui désormais se trouvait entièrement seul au monde. Sa femme, son honneur, sa fortune, tout avait disparu autour de lui. Amélia pouvait seule se faire le soutien et l’appui de ce vieillard chancelant et brisé. Cette histoire, une imagination sensible la trouvera tout entière en elle-même, pour les autres il est inutile de l’écrire.

Un jour que les jeunes élèves de M. Veal étaient réunis dans la classe, et que l’honorable chapelain du comte de Bareacres se livrait à ses divagations ordinaires, un brillant équipage s’arrêta devant la porte où se dressait la statue d’ΑΘΗΝΗ (Minerve) et deux messieurs en sortirent. Les deux messieurs Rangles se précipitèrent vers la fenêtre, pensant que c’était leur père qui arrivait de Bombay ; l’écolier de vingt-trois ans qui suait sang et eau sur un passage d’Eutrope, alla aussi appliquer son grand nez au carreau et regarder la voiture, dont un garçon de place ouvrait la portière et abaissait le marchepied.

« Tiens, observa M. Bluck, il y en a un gros et un maigre. »

Pendant ce temps le marteau retombait sur la porte comme un coup de tonnerre. Les deux étrangers excitaient la plus vive curiosité dans ce jeune auditoire, le chapelain en particulier voyait en eux les pères de quelques futurs élèves, maître George lui-même ne fut pas non plus fâché de saisir ce prétexte pour fermer son livre.

Le domestique de la maison, avec son habit râpé et ses boutons de cuivre qui commençaient à rougir, car il lui était bien recommandé de mettre sa livrée avant d’aller ouvrir, vint annoncer dans l’étude que deux messieurs demandaient à voir maître Osborne. Le professeur avait eu le matin même une petite altercation avec son élève à propos de pétards que celui-ci avait fait partir pendant la classe. Mais cette visite inattendue rendit à sa figure sa sérénité et sa bonne humeur habituelle.

« Je vous permets, monsieur Osborne, d’aller voir ces messieurs qui viennent d’arriver en voiture. Présentez-leur mes compliments respectueux, ainsi que ceux de mistress Veal. »

Georgy se rendit au parloir, où il trouva les deux étrangers, qu’il toisa des pieds à la tête, comme à son ordinaire, sans se sentir le moins du monde intimidé. L’un était gras et portait d’épaisses moustaches ; l’autre était maigre et long, avait un habit bleu, la figure noircie par le soleil et les cheveux grisonnants.

« Quelle ressemblance ! fit le monsieur long et maigre avec un mouvement de surprise. Eh bien ! George, nous reconnaissez-vous ? »

La figure du petit garçon se couvrit de rougeur, comme lorsqu’il éprouvait une vive émotion, ses yeux brillèrent d’un éclair d’intelligence.

« Je ne connais pas l’autre, dit-il alors, mais vous, je crois que vous êtes le major Dobbin. »

C’était, en effet, notre ancien ami. Tout ému du plaisir de se voir reconnu, il attira l’enfant vers lui.

« Votre mère vous a donc quelquefois parlé de moi ? lui demanda-t-il.

— Ah ! je crois bien, répondit George, et bien souvent, encore ! »


Séparateur

  1. Athênê.(Note du correcteur ELG)
  2. Aristos(Note du correcteur ELG)