La Foire aux vanités/2/09


CHAPITRE IX.

Becky au manoir de ses ancêtres.


Dès que les époux Crawley furent, comme le page de Marlborough, tout de noir habillés, et qu’ils eurent prévenu sir Pitt Crawley de leur arrivée, le colonel et sa femme montèrent dans cette même diligence qui jadis avait transporté Rebecca et le défunt baronnet, lors du premier voyage de notre héroïne à Crawley-la-Reine. Neuf années s’étaient écoulées depuis, et Rebecca se rappela cependant, comme s’ils eussent daté de la veille, les événements qui avaient signalé son premier voyage.

Les époux Rawdon trouvèrent à Mudbury un carrosse attelé de deux chevaux, avec un cocher en deuil ; le tout envoyé à leur rencontre.

« Eh mais ! c’est le vieux coffre de famille dit Rebecca à Rawdon, tout en franchissant le marchepied de la voiture ; les vers ont déjà fait d’assez fortes entailles au drap. »

La voiture, après une course aussi rapide que le permettait la maigreur des chevaux, arriva à la grille du parc.

« Le châtelain, à ce qu’il paraît, a jugé à propos de faire des coupes, » dit Rawdon en jetant un coup d’œil autour de lui ; puis il retomba dans son silence ordinaire.

Nos deux visiteurs éprouvaient une certaine émotion en se reportant vers leur passé : Rawdon se voyait encore simple écolier à Eton ; il se rappelait sa mère, une grande femme sèche et glaciale ; la sœur qu’il avait perdue et pour laquelle il nourrissait la plus tendre affection ; puis il songeait aux roulées qu’il avait administrées autrefois à Pitt : mais ses préoccupations étaient par-dessus tout pour son petit garçon, qu’il avait laissé à Londres. Rebecca, de son côté, repassait les années écoulées, la triste époque de son enfance flétrie dans sa fleur, la manière dont elle était entrée dans la vie par la porte dérobée ; et en même temps se présentait à son esprit miss Pinkerton, Joe, Amélia.

L’allée d’honneur et la terrasse avaient déjà été l’objet d’un nettoyage particulier ; un écusson aux armes de la famille était suspendu au-dessus de la porte principale. Deux grands laquais à la tournure solennelle, à la taille majestueuse et en livrée de deuil, ouvrirent la porte à deux battants quand la voiture s’arrêta devant les marches du perron. Rawdon devint tout rouge, Becky devint toute pâle lorsqu’ils traversèrent l’antichambre en se donnant le bras. Mistress Rawdon pressa légèrement la main de son mari en entrant dans le salon boisé où sir Pitt et sa femme attendaient leurs hôtes. Sir Pitt et lady Jane étaient vêtus de noir, et lady Southdown avait sur la tête une espèce d’échafaudage où le jais se mêlait aux plumes. Rien ne ressemblait plus à un panache de corbillard ; c’étaient les mêmes ondulations aux moindres mouvements de Sa Seigneurie.

Sir Pitt avait bien jugé de l’importance qu’il fallait attacher à ses menaces de départ. Lady Southdown était demeurée au château ; mais elle se renfermait dans le silence le plus absolu lorsqu’elle se trouvait en face du couple rebelle.

Les deux nouveaux arrivés ne se tourmentèrent pas autrement de cette froideur affectée. La douairière était bien pour eux l’un des moindres de leurs soucis ; ce qui les préoccupait beaucoup plus, c’était la réception qu’allaient leur faire le maître et la maîtresse du logis.

Pitt, avec une figure quelque peu émue, s’avança vers son frère et lui serra la main ; il fit même politesse à Rebecca et la gratifia en outre d’un profond salut. Lady Jane, prenant les deux mains de sa belle-sœur, l’embrassa très-tendrement, et ses caresses firent presque venir des larmes aux yeux de notre aventurière, marque de sensibilité d’autant plus précieuse qu’elle était plus rare chez elle. Cet accueil cordial et ouvert avait été au cœur de Becky, quant à Rawdon, encouragé par ces témoignages d’affection de la part de sa belle-sœur, il frisa sa moustache et s’octroya la permission d’embrasser lady Jane, ce qui fit singulièrement rougir cette timide jeune femme.

« Lady Jane est un petite femme diablement gentille ! telle fut l’opinion qu’il exprima sur elle en se retrouvant seul avec sa femme ; Pitt a pris trop d’embonpoint, mais au moins il fait crânement les choses.

— C’est que ses moyens le lui permettent, fit Rebecca, se rangeant à l’avis de son mari. Quant à la belle-mère, on dirait une marchande de vulnéraire. Vos sœurs sont maintenant assez belles femmes. »

Ces jeunes demoiselles avaient quitté la pension pour assister au convoi de leur père. Sir Pitt avait pensé que, pour l’honneur du château et de sa dignité personnelle, il devait faire paraître à cette cérémonie le plus grand nombre possible de personnes en habits de deuil. Tous les gens de la maison, toutes les vieilles femmes de l’hospice, auxquelles le défunt, de son vivant, avait cherché toute espèce de mauvaises querelles au sujet des rentes qu’il leur payait, la famille du vicaire, tous ceux enfin qui dépendaient de quelque manière du château ou de la cure, furent obligés de prendre le costume de deuil. Il y avait, en outre, les hommes des pompes funèbres, au nombre d’une vingtaine au moins, portant des branches de cyprès et des brassards de soie noire, ce qui donnait un coup d’œil satisfaisant à tout l’ensemble du cortége. Mais ce ne sont là que des comparses, qui, à ce titre, ne doivent point tenir dans notre drame une plus large place.

Avec ses belles-sœurs, Rebecca n’eut point l’air d’oublier qu’elle avait été leur gouvernante. Après le leur avoir rappelé, elle leur demanda, de son plus grand sérieux, où elles en étaient de leurs études, les assura de son attachement passé et futur. À l’entendre, on aurait pu croire, en vérité, que depuis leur séparation Rebecca n’avait fait autre chose que de penser à elles. Ce fut là du moins ce dont Lady Crawley resta bien persuadée, ainsi que ses jeunes belles-sœurs.

« C’est à peine si elle est changée, disait miss Rosalinde à miss Violette, tandis que ces demoiselles s’apprêtaient pour le dîner.

— La couleur fauve de ses cheveux lui sied à ravir, répliquait l’autre sœur.

— Ils étaient bien plus clairs que cela autrefois, et je la soupçonne de les avoir teints, reprit miss Rosalinde ; elle a aussi beaucoup engraissé, ce qui ne la dépare nullement, continua Rosalinde, qui avait des dispositions à l’obésité.

— Au moins elle ne fait pas la grande dame avec nous et elle se souvient qu’elle a été notre gouvernante, dit miss Violette, dans l’opinion de laquelle les gouvernantes ne devaient pas chercher à sortir de leur place, oubliant que, si elle était la petite-fille de sir Walpole Crawley, elle avait aussi pour grand-père le quincaillier de Mudbury, et qu’à la rigueur une enclume aurait fort bien pu figurer dans son écusson.

— Nos cousines du presbytère ne me feront jamais croire que sa mère ait été une danseuse de l’Opéra.

— Nous n’avons pas à regarder à la naissance, répondit Rosalinde avec un esprit dégagé de tout préjugé ; je partage sur ce point l’avis de mon frère, qu’en sa qualité de membre de la famille elle a droit à nos égards. D’ailleurs, c’est bien à ma tante Bute de parler ainsi, elle qui veut marier Kate au jeune Hooper, le fils du marchand de vins ; elle a fait auprès de lui les plus vives instances pour le faire venir au presbytère et le faire entrer dans les ordres.

— Je ne serais pas étonné de voir partir lady Southdown ; elle lançait à mistress Rawdon des regards furibonds.

— Pour ma part, j’en serais enchantée ; cela me dispenserait de lire la Blanchisseuse de Finchley-Common. »

En achevant ces mots, Violette passa devant un corridor qui conduisait à une pièce où se trouvait une bière placée entre deux gardiens, au milieu d’une chapelle ardente, et les deux jeunes filles rejoignirent dans la salle à manger le reste de la société, que la cloche du dîner y avait réunie comme à l’ordinaire.

Pendant ce petit dialogue, lady Jane avait conduit Rebecca aux appartements qu’elle devait occuper et où l’on retrouvait cet ordre et ce confort que l’avénement du nouveau maître avait introduits dans tout le château. Les modestes bagages de mistress Rawdon avaient déjà été apportés dans la chambre à coucher. Lady Jane, après avoir aidé sa belle sœur à ôter son petit chapeau blanc et son manteau, lui demanda en quoi elle pouvait lui être utile.

« Ce que je désire par-dessus tout maintenant, lui dit Rebecca, ce serait de voir vos enfants. »

Les deux mères échangèrent en même temps un coup d’œil qui résumait tous les mystères de la tendresse maternelle, puis elles sortirent de la pièce en se donnant le bras.

Becky s’extasia beaucoup sur la petite Mathilde, qui avait à peine quatre ans, et qui était un véritable amour. Elle réserva aussi une part d’admiration pour le petit garçon, qui, âgé de deux ans au plus, était pâle de couleur, avait les yeux caves, la tête très-grosse, et auquel Becky donna un brevet de gentillesse et de beauté pour son âge.

« Je voudrais bien que ma mère cessât de lui administrer ses médecines, fit lady Jane avec un soupir ; leur suppression complète serait pour sa santé une excellente chose. »

Lady Jane entrait là dans une voie de confidence qui est un sujet intarissable pour les jeunes mères de famille. Ces épanchements intimes contribuèrent singulièrement à cimenter l’amitié des deux jeunes femmes. Au bout d’une demi-heure, elles furent les meilleures amies du monde, et le soir, lady Jane déclarait à sir Pitt que sa belle-sœur était la plus charmante et la plus aimable créature du monde.

Une fois maîtresse de l’esprit de la fille, l’infatigable petite intrigante combina ses efforts pour s’emparer de celui de la mère. Au premier moment où elle se trouva seule avec Sa Seigneurie, Rebecca la mit bien vite sur la question des soins à donner aux enfants ; elle lui dit qu’elle n’avait conservé son petit garçon que pour lui avoir administré le calomel à de très-fortes doses, alors que les médecins de Paris le condamnaient tous. Elle ajouta qu’elle avait l’honneur de connaître déjà lady Southdown pour avoir entendu parler d’elle au révérend Lawrence Grills dans la chapelle de May-fair, où elle allait faire ses dévotions ; ses opinions à ce sujet, donnait-elle à entendre, s’étaient bien modifiées en passant au creuset de l’infortune ; elle témoigna le désir de s’éloigner de plus en plus de la dissipation et de l’erreur au milieu desquelles elle avait vécu, pour se régler sur la conduite de personnes pieuses et exemplaires. Les instructions religieuses de M. Crawley avaient fait, ajoutait-elle, une grande impression sur son esprit, et elle s’était sentie très-édifiée en lisant la Blanchisseuse de Finchley Common. Elle demanda des nouvelles de lady Emily, cette femme si supérieure devenue désormais lady Emily Cornmiouse et demeurant au cap avec son mari, qui avait des chances pour voir réussir sa candidature à l’évêché de Cafrerie.

Enfin elle acheva de se concilier les bonnes grâces de lady Southdown, en simulant une défaillance et une attaque de nerfs après les funérailles du baronnet, et en réclamant le ministère médical de Sa Seigneurie. Non-seulement la douairière vint elle-même en camisole lui apporter la drogue demandée, mais elle y joignit encore un choix de ses brochures favorites, et insista beaucoup pour que mistress Rawdon acceptât ses deux présents.

Becky prit les brochures avec empressement et eut l’air de trouver un grand intérêt à les parcourir ; elle soutint même avec la douairière une discussion sur certains points de doctrine, sur les moyens d’arriver au salut de son âme, espérant de cette manière épargner à son corps l’affreuse médecine qui était là toute prête. Mais, après cette digression sur les principes du dogme, l’inexorable douairière déclara qu’elle ne quitterait pas la chambre avant d’avoir vu Becky avaler sa potion ; et la pauvre Becky dut encore remercier son bourreau du regard, sans avoir pu échapper à l’impitoyable comtesse, qui se retira seulement alors en donnant sa bénédiction à sa nouvelle convertie.

Mistress Rawdon l’aurait bien dispensée de tant de sollicitude, et elle faisait assez piteuse mine lorsque Rawdon, entrant dans la chambre, apprit d’elle ce qui s’était passé. Il éclata de rire au récit moitié tragique, moitié burlesque de cette aventure, que Becky lui fit avec la plus franche gaieté, bien qu’elle eût été victime de la crédulité de lady Southdown. Lord Steyne et le petit Rawdon s’amusèrent beaucoup de cette histoire, quand Rawdon et sa femme furent de retour à leur maison de May-fair et que Becky leur répéta la scène que nous venons de raconter. Vêtue de son peignoir de nuit, elle nasillait un sermon du genre le plus sérieux, énumérant les vertus prodigieuses de son spécifique avec une gravité si parfaite, qu’on aurait juré voir la comtesse ornée de son nez sonore et musical.

« La représentation, la représentation de lady Southdown et de sa médecine noire ! »

Telle était chaque soir la demande générale des habitants de May-fair. Une fois dans sa vie, la comtesse douairière Southdown avait trouvé le moyen d’être amusante.

Sir Pitt se souvenait des marques de déférence et de respect que Rebecca lui avait jadis données ; aussi trouva-t-elle de ce côté les dispositions les plus favorables. Si le mariage du colonel n’était pas en tous points satisfaisant, au moins avait-il eu pour excellent résultat de le dégrossir et de le transformer un peu ; et d’ailleurs sir Pitt, pour sa part, n’avait qu’à s’en applaudir. L’habile diplomate s’avouait, avec une joie intérieure, que c’était ce mariage qui avait fait sa fortune ; ce n’était donc pas à lui à y trouver à redire. Les manières confiantes de Rebecca à son égard étaient bien de nature encore à accroître ses bonnes dispositions pour elle.

Rebecca redoublait de prévenances pour sir Pitt ; elle appelait à son aide tout son arsenal de séductions. Sir Pitt, déjà enclin à se complaire dans l’admiration et la glorification de ses talents, était enchanté de voir Rebecca lui épargner la peine d’en découvrir de nouveaux. Rebecca réussit bien vite à prouver à sa belle-sœur, par des arguments victorieux, que mistress Bute Crawley était l’auteur du mariage contre lequel elle s’était ensuite si énergiquement élevée. C’était une tactique inspirée par l’avarice à mistress Bute, qui avait espéré ainsi s’approprier toute la fortune de miss Crawley et spolier Rawdon des libéralités de sa tante. Il avait fallu son imagination perverse pour forger tant de méchants propos sur le compte de la pauvre Becky.

« Elle a pu réussir à nous plonger dans la gêne, disait Rebecca d’un air de résignation vraiment angélique ; mais comment en vouloir à la femme à qui je dois la perle des maris ? Son avarice d’ailleurs n’a-t-elle pas été assez punie par la ruine de ses espérances, par la perte des biens auxquels elle attachait un si haut prix ? Eh ! mon Dieu, chère lady Jane, continuait-elle sur le même ton, que me fait la pauvreté ? Dès ma plus tendre enfance j’ai été élevée à cette rude école, et ce m’est une large compensation à la gêne où je me trouve de voir que l’argent de la pauvre miss Crawley va servir à rétablir dans son antique splendeur la noble famille dont je suis fière d’être membre. Nul doute que sir Pitt ne fasse de cet argent un bien meilleur usage que s’il eût été entre les mains de Rawdon. »

Toutes ces paroles étaient scrupuleusement reportées à sir Pitt par sa trop confiante épouse, et ajoutaient encore à l’impression favorable qu’il avait conçue de Rebecca. Pour en donner une idée, nous dirons que, le troisième jour après la réunion de la famille pour la triste cérémonie, sir Pitt Crawley, tout en découpant une volaille, adressa les paroles suivantes à mistress Rawdon :

« Rebecca, vous offrirai-je cette aile ? »

Il n’en fallut pas davantage pour faire passer un éclair de joie dans les yeux de la petite femme.

Tandis que Rebecca en venait ainsi à ses fins ; que Pitt Crawley prenait les dispositions nécessaires pour la célébration des funérailles, afin qu’elles fussent en harmonie avec ses vues de grandeur et d’ambition ; que lady Jane s’occupait des enfants, dans la limite, du moins, où sa mère l’en laissait libre ; que le soleil se levait et se couchait suivant son habitude, et que la cloche du château tintait ni plus ni moins à l’heure du dîner et de la prière, le corps du seigneur défunt de Crawley-la-Reine gisait étendu sur un lit de parade, dans la pièce qu’il avait occupée de son vivant ; auprès de ces dépouilles mortelles se tenaient des mercenaires que l’on payait pour ce service. Mais du reste, nulle plainte, nul regret, excepté de la part de la malheureuse qui avait espéré longtemps se voir enfin l’épouse et la veuve de sir Pitt, et qui avait été contrainte de fuir honteusement du château où, la veille encore, elle régnait en souveraine. Avec un vieux chien d’arrêt pour lequel le vieux baronnet, dans la dernière période de son existence et jusqu’au milieu de son affaiblissement intellectuel, avait conservé une affection marquée, elle était le seul être à qui la mort du maître eût causé un chagrin réel. Aussi devons-nous ajouter que, pendant sa vie, le baronnet s’était fort peu préoccupé du soin de se faire regretter après sa mort. Il fut oublié, comme cela arrive par ceux même dont la vie a été le mieux remplie ; seulement le fut-il peut-être encore quelques jours plus tôt.

On peut suivre, pour s’édifier et s’instruire, ce cercueil qui se rend à la sépulture de famille ; contempler ce cortége si recueilli et si rigoureusement vêtu de noir, toute la famille du défunt entassée dans les voitures de deuil, ces mouchoirs déployés pour essuyer des larmes qui ne couleront jamais, l’entrepreneur des pompes funèbres qui s’agite et se démène avec ses hommes pour gagner son argent en conscience, les tenanciers faisant au nouveau seigneur leur compliment de condoléance d’un ton lamentable et contrit, les voitures de tous les hobereaux du voisinage marchant en file, au petit pas, et du reste parfaitement vides, le ministre prononçant la formule sacramentelle : « Le très-cher frère que nous venons de perdre, etc.… » enfin tout l’étalage de vanités réservé pour ce jour suprême, depuis les housses de velours couvertes de larmes d’argent jusqu’à la pierre qui couvre la tombe et où l’on ne grave jamais que des mensonges.

Le vicaire de Bute, sortant tout frais émoulu de l’université d’Oxford, composa, en collaboration avec sir Pitt, une épitaphe latine de circonstance, qui fut gravée sur la pierre tumulaire. Ce jeune vicaire prêcha en outre un sermon remarquable, où il exhortait les survivants à savoir réprimer leur chagrin, et les avertissait, avec tous les ménagements possibles, de se préparer, quand leur tour viendrait, à franchir le seuil de ces portes terribles et mystérieuses qui venaient de se refermer sur l’homme si regrettable qu’ils avaient tant aimé.

La cérémonie finie, les fermiers remontèrent sur leurs chevaux pour rentrer à leurs fermes, les voitures des seigneurs voisins s’en allèrent comme elles étaient venues, et les hommes des pompes funèbres, après avoir ramassé leurs tentures, leurs velours, leurs panaches et tout l’attirail mortuaire, grimpèrent sur le char d’apparat et repartirent pour Southampton. Chacune de ces figures contristées reprit son expression naturelle dès que les chevaux eurent franchi la grille du parc, et, sur la route, on put voir à la porte de plus d’un cabaret ces sombres escouades rangées en cercle autour d’un pot de bière. Voilà tout ce qui signala le départ de sir Pitt du château où il avait été le maître pendant plus de soixante ans.

Le gibier était fort abondant dans les bois de Crawley, et l’on sait que la chasse à la perdrix est un délassement fort goûté de tout gentilhomme anglais qui a des prétentions politiques ; aussi, dès que les premiers transports de la douleur de sir Pitt furent passés, on le vit sortir avec un chapeau blanc garni d’un crêpe, afin de faire diversion aux idées noires qui l’assiégeaient. Il voyait avec une joie secrète et un orgueil intérieur ces champs qui désormais lui appartenaient. Quelquefois, avec un air de charmante bonhomie, il faisait sa tournée en compagnie de Rawdon et de son état-major de piqueurs. Les revenus et les immeubles de Pitt produisaient une grande impression sur l’esprit de son frère. Notre pauvre colonel à la bourse plate prit le rôle de complaisant et de flatteur du chef de la maison, et oublia son ancien mépris pour M. Pitt. Rawdon prêtait une oreille attentive et complaisante aux projets de plantation et de défrichement que lui communiquait son aîné ; de temps à autre, il hasardait un conseil sur la manière de disposer l’étable et l’écurie : il alla lui-même à Mudbury pour acheter une jument à lady Jane, et s’offrit ensuite pour la dresser. L’indomptable dragon d’autrefois était maintenant façonné au frein et se montrait le cadet le plus traitable. Il recevait souvent des nouvelles de miss Briggs, restée à Londres avec le petit Rawdon. Nous citerons ici une des épîtres de l’enfant, d’après laquelle on pourra se faire une idée des autres :

« Je vais bien, j’espère que vous allez bien et maman aussi, le poney va bien. Grey me met sur son dos et me conduit dans le parc ; je commence à galoper ; j’ai rencontré le petit garçon qui était monté derrière moi ; il a crié en galopant et moi je ne crie pas. »

Rawdon lisait ces lettres à son frère et à lady Jane, qui les trouvait charmantes. Le baronnet promit de se charger de l’éducation de son neveu, tandis que son excellente tante donnait une bank-note à Rebecca pour acheter un joujou au petit bonhomme.

Les jours s’écoulaient ainsi au milieu de ces distractions et de ces plaisirs que procure la vie de château ; les jeunes sœurs de sir Pitt recevaient chaque matin de Rebecca une leçon de piano. Après le déjeuner, on mettait des sabots et on allait se promener dans le parc et dans le verger jusqu’au village voisin, où l’on faisait aux pauvres gens une ample distribution des drogues et des médicaments de lady Southdown. Lady Southdown ne bougeait plus sans Rebecca, qui prenait place à côté d’elle au fond de la voiture et l’écoutait de l’air du plus profond recueillement. Le soir, Becky exécutait devant la famille assemblée des morceaux de Handel et de Haydn, ou travaillait à une immense tapisserie. À la voir, on eût dit qu’elle n’avait jamais connu d’autre manière de vivre et qu’elle devait continuer de la sorte jusqu’au jour où la mort viendrait l’enlever, dans une vieillesse avancée, à une famille nombreuse et inconsolable ; les soucis, les intrigues, les expédients, la pauvreté, les créanciers semblaient ne plus l’attendre de l’autre côté des murs du parc. Elle paraissait ne devoir plus échanger les délices de ce séjour contre une vie plus réelle de luttes et de combats.

« Il n’est pas bien difficile de faire la grande dame dans un château, pensait Rebecca en elle-même ; je me chargerais très-bien de ce rôle, si l’on voulait m’assurer cinq mille livres sterling de revenu. Ce n’est pas bien fatigant d’aller donner un coup d’œil aux enfants et de compter les abricots sur les espaliers, au besoin même j’irais jusqu’à ôter les feuilles mortes des géraniums, jusqu’à demander aux vieilles femmes comment vont leurs rhumatismes et faire distribuer des bouillons aux pauvres. C’est là un métier dont je m’accommoderais fort bien moyennant cinq mille livres sterling de rente. On me verrait aussi bien qu’une autre me rendre en voiture chez des voisins où je serais invitée à dîner, et suivre les modes de l’année précédente. Je paraîtrais avec avantage à l’église, dans le banc seigneurial, ou bien, mon voile baissé et dans l’embrasure de la boiserie, j’apprendrais à dormir sans en rien laisser voir : tout cela s’acquiert par l’usage. Avec de l’argent on paye ses dettes ; avec de l’argent on a le droit de faire les fiers et de nous mépriser nous autres pauvres diables, parce que nous n’avons pas le sou. Ils s’imaginent avoir fait acte de bien grande générosité pour une bank-note donnée pompeusement à notre fils, et, quant à nous qui n’en avons pas, nous ne sommes pas bons à jeter aux chiens. »

C’est ainsi que Becky se consolait des injustices du sort en établissant à sa manière la balance du bien et du mal.

Ces bois, ces prairies, ces charmilles, ces étangs, ces jardins, ces salles du vieux manoir qu’elle revoyait après une absence de sept ans, étaient l’objet de ses visites les plus curieuses. Par rapport au temps où elle se trouvait, c’était là l’époque de sa jeunesse ; car autrement avait-elle connu ce temps si doux et si pur de la jeunesse ? En se rappelant les pensées, les sentiments qu’elle avait eus alors, elle les rapprochait de ceux qu’elle avait maintenant et qu’elle devait aux frottements du monde depuis qu’elle avait vécu dans la société, qu’elle s’était élevée au-dessus de l’humble condition à laquelle le sort semblait l’avoir condamnée.

« C’est à ma petite cervelle, se disait tout bas Becky, que je dois d’en être venue où je suis. Du reste, pour rendre justice à l’humanité, il faut avouer qu’elle est bien bête. S’il m’en prenait envie, je ne pourrais maintenant me mêler à cette société que je fréquentais jadis dans l’atelier de mon père. Adieu, pauvres artistes, avec vos blagues à tabac et vos pipes, je ne puis plus maintenant recevoir que des lords tout chamarrés de crachats et de décorations. J’ai pour mari un gentilhomme, la fille d’un comte pour belle-sœur, et l’on me traite à ce titre avec toute espèce de considération dans la même maison où, quelques années auparavant, j’étais tout juste un peu plus qu’une servante. Mais, en vérité, ma condition présente est-elle si fort préférable à celle de la fille du pauvre peintre, qui, par ses câlineries, arrachait de l’épicier du coin un peu de cassonade et de thé ? J’aurais épousé le jeune peintre auquel j’avais tourné la tête, que je ne vois guère en quoi je serais plus pauvre que je ne suis maintenant. Ah ! si cela se pouvait, je serais toute prête à troquer ma condition et ma parenté contre une bonne petite rente en trois pour cent. »

C’est ainsi que Becky commençait à se pénétrer de la vanité des choses humaines et cherchait des biens plus positifs et plus solides que tout le clinquant qui les couvre.

Peut-être ses méditations l’eussent-elles conduite à reconnaître que l’on peut aussi bien arriver au bonheur par l’observation fidèle de la vertu, par l’accomplissement courageux de son devoir, que par la sentier détourné dans lequel elle se fourvoyait. Mais, dès que ces pensées s’élevaient dans l’esprit de Becky, elle avait hâte de s’y soustraire, avec non moins d’empressement que les demoiselles de Crawley-la-Reine en mettaient à éviter la pièce où reposaient les dépouilles mortelles de leur père. On serait, en vérité, tenté de croire que le remords est de tous les sentiments humains le plus facile à assoupir lorsque parfois il se réveille. Ce qui nous préoccupe le plus, en effet, n’est point le regret d’avoir mal fait, mais la crainte d’être trouvé en faute et d’avoir à encourir ou la honte ou le châtiment.

Pendant son séjour à Crawley-la-Reine, Rebecca réussit, par ses manœuvres et ses intrigues, à se faire des amis de tous ceux qui la voyaient. Lady Jane et son mari lui firent les plus pathétiques adieux. On se quitta en se promettant de se revoir bientôt à l’hôtel de Great-Gaunt-Street, dès que les réparations en seraient achevées. Lady Southdown fit un paquet de drogues à l’intention de Rebecca et lui remit une lettre pour le révérend Lawrence Grills. Pitt reconduisit ses deux hôtes jusqu’à Mudbury dans sa voiture à quatre chevaux, après avoir à l’avance expédié leur bagage dans une charrette avec renfort de gibier.

« C’est un bonheur pour vous d’aller retrouver votre charmant petit garçon, dit lady Crawley à sa belle-sœur au moment de la séparation.

— Un très-grand bonheur, » dit Rebecca en levant au ciel ses petits yeux verts.

Et, en effet, elle se trouvait fort heureuse de quitter ce château, dont elle ne s’éloignait pourtant pas sans un certain regret. On mourait d’ennui à Crawley-la-Reine, mais l’air y était plus pur que celui que l’on respirait à Londres. Les personnages qui l’habitaient étaient on ne peut plus monotones, mais ils témoignaient à leurs visiteurs toutes les prévenances dont ils étaient capables.

« Il n’y a rien de plus facile que d’être aimable lorsqu’on a du trois pour cent, » se disait Rebecca, non sans quelque apparence de vérité.

Les réverbères de Londres illuminaient les rues de leurs rougeâtres clartés lorsque la diligence entra dans Piccadilly. Briggs avait allumé un feu splendide pour fêter le retour de Rawdon et de sa femme, et le petit garçon était resté sur pied pour embrasser le soir même son père et sa mère.