La Foire aux vanités/2/08


CHAPITRE VIII.

Rentrée de Rebecca dans le manoir de ses ancêtres.


L’héritier des Crawley arriva au château peu après cette première alerte, et l’on peut dire que dès lors il commença à y régner en maître. Le vieux baronnet survécut quelques mois encore à cette attaque, mais sans recouvrer assez complétement l’usage de la pensée et de la parole pour que l’autorité ne fût pas dès lors dévolue tout entière à son fils aîné. Sir Pitt, depuis longues années, empruntait sans cesse sur hypothèques, c’était autour de lui comme une armée de gens d’affaires ; chaque jour il avait avec ses fermiers des disputes qui ne manquaient jamais d’aboutir à des procès ; et quant à ces derniers, il les comptait par centaines : procès avec la compagnie des mines, procès avec la compagnie des Docks, procès avec tous ceux qui avaient avec lui le plus petit rapport. Sortir de tous ces embarras, voir clair dans ce chaos était une tâche vraiment digne de l’esprit d’ordre et de persévérance de l’ex-attaché à la cour de Poupernicle. Il se mit donc à la besogne avec la plus louable énergie.

Toute sa famille vint s’établir à Crawley-la-Reine, y compris même lady Southdown. Dans son ardeur de prosélytisme, elle comptait convertir tous les habitants de la cour à la barbe du ministre, et élever à côté de lui une chaire à ses prédicateurs dissidents, en dépit des fureurs de mistress Bute. Sir Pitt n’ayant point disposé de la survivance à la cure de Crawley-la-Reine, lady Southdown comptait bien, le ministre actuel une fois mort, en prendre la haute direction et faire remplir la place vacante par un de ses jeunes protégés. Notre diplomate la laissait faire à son aise tous ses petits arrangements, et restait aussi impénétrable que la statue du Silence.

Les terribles menaces de mistress Bute contre miss Betsy Horrocks en restèrent là ; elle fut, ainsi que ses rubans, dispensée d’aller faire visite à la prison de Southampton. Elle quitta le château pour un cabaret du village, Aux armes des Crawley, qu’Horrocks avait précédemment pris à loyer du baronnet. L’ex-sommelier ayant ensuite, avec ses économies, acheté quelques immeubles, finit par avoir une voix aux élections. Celle du ministre et de quatre voisins, se joignant à celle-là, formaient le collége électoral envoyant au parlement les deux membres pour représenter Crawley-la-Reine.

Il s’établit bientôt une échange de politesses entre les dames du presbytère et celles du château. Il n’est ici question que de lady Jane, car pour ce qui concerne lady Southdown, ses entrevues avec mistress Bute dégénéraient toujours en vraies batailles, si bien que ces deux dames finirent par éviter mutuellement de se rencontrer. Sa seigneurie s’enfermait dans sa chambre quand la cure venait rendre visite au château. M. Pitt n’était peut-être pas trop fâché, au fond, de se sentir de temps à autre soulagé de la présence de sa belle-mère.

La famille des Binkie était sans aucun doute à ses yeux la plus recommandable de l’Angleterre par sa noblesse et son bon sens ; mais les airs d’autorité qu’affectait lady Southdown, finissaient par le fatiguer et lui peser. Il était sans doute très-flatteur pour sa personne de passer encore pour un jeune homme à quarante-six ans, mais il n’en était pas moins mortifiant de ne pas se sentir à cet âge plus libre qu’un enfant. Quant à lady Jane, elle n’aurait point fait résistance à sa mère, et du reste l’amour de ses enfants absorbait toutes ses facultés. Fort heureusement pour elle, les nombreuses et importantes affaires de lady Southdown, ses conférences avec les ministres, sa correspondance avec les missionnaires de l’Afrique, de l’Asie et de l’Australie, etc., occupaient à un tel point la vénérable comtesse, qu’il ne lui restait point de temps pour songer à l’éducation de la petite Mathilde et de son petit-fils maître Pitt Crawley. Ce dernier était d’une nature maladive, et s’il était encore en vie, lady Southdown l’attribuait aux doses redoublées de calomel qu’elle lui faisait prendre.

Quant au vieux sir Pitt, il passait ses derniers jours de lutte avec la vie dans les appartements où était morte la dernière lady Crawley. Il était soigné par la petite Esther, remplie pour lui des soins les plus touchants et les plus infatigables. Qu’y a-t-il à comparer à la tendre sollicitude d’une garde-malade dont on paye les services ? Qui saurait mieux qu’elle battre les coussins, préparer les soupes et les tisanes ? Ces femmes passent les nuits à veiller à votre chevet, elles endurent patiemment vos plaintes et vos bourrades. Le soleil peut se lever sur la campagne sans qu’elles aient jamais envie de sortir. Elles dorment sur le canapé, elles prennent leur repas sur le coin d’une table. Elles passent de longues soirées sans autre occupation que d’entretenir le feu devant lequel on entend chanter la tisane du malade. Elles lisent religieusement le journal de la première à la dernière ligne. Et puis, elles auront à essuyer vos gronderies et vos querelles si des amis viennent par hasard leur rendre visite une fois la semaine, si elles passent en contrebande un peu de genièvre dans leur cabas. Quelle nature humaine possède un fonds assez inépuisable de tendresse pour trouver en elle le courage d’entourer de soins aussi assidus l’objet même de ses affections ? Cependant lorsqu’on donne dix livres sterling par trimestre à une garde-malade, on croit avoir été fort généreux à son endroit. M. Crawley ne donnait que la moitié à miss Esther pour être si empressée auprès du vieux baronnet ; et encore n’était-ce pas sans se faire tirer l’oreille et sans crier beaucoup.

Dès qu’il faisait un rayon de soleil, on sortait le vieillard dans le même fauteuil qui avait servi à miss Crawley lors de son séjour à Brighton, et qui en avait été rapporté à Crawley-la-Reine avec une quantité d’effets appartenant à lady Southdown. Lady Jane marchait toujours aux côtés du vieillard, dont elle paraissait obtenir toutes les préférences. Sa tête s’agitait, sa figure s’éclairait d’un sourire lorsqu’il la voyait entrer dans sa chambre ; si, au contraire, elle avait l’air de s’éloigner, il en exprimait son mécontentement par des sons inarticulés et confus. À peine lady Jane était-elle hors de la chambre, qu’aussitôt il éclatait en larmes et en sanglots : c’est qu’il y avait alors changement complet et à vue. La figure d’Esther, jusqu’alors souriante, devenait sombre et farouche, et à la place de ses manières douces et empressées, elle montrait le poing au vieillard et lui criait : « Silence, vieil imbécile ! » Puis en dépit de ses gémissements, elle écartait son fauteuil de la cheminée dont la vue faisait sa principale distraction. Tel était le couronnement de soixante-dix années de mensonges, d’ivrognerie, d’égoïsme et de débauche : il ne restait plus de tout cela qu’un vieillard idiot et pleurard, qu’il fallait mettre au lit, faire manger et soigner comme un enfant !

La nature se chargea d’apporter un terme aux fonctions de la garde-malade. Un jour, de grand matin, tandis que M. Pitt examinait dans son cabinet différentes pièces que lui avaient remises l’intendant et le bailli, on frappa à la porte, et presque aussitôt apparut sur le seuil Esther qui, après un salut assez gauche, lui annonça la nouvelle suivante :

« Pardon, monsieur… monsieur est mort… Ce matin, monsieur… Je faisais chauffer sa tisane, monsieur… de l’eau de gruau, monsieur… qu’il prend tous les matins, monsieur… à six heures, monsieur… et j’ai entendu comme une espèce de soupir, monsieur, et… et alors… »

Elle fit à Pitt une nouvelle révérence. La figure de celui-ci, toujours si pâle d’ordinaire, se couvrit d’un certain incarnat. Était-ce parce qu’il se voyait enfin maître et seigneur de Crawley-la-Reine, titulaire d’une place au parlement ? parce qu’il apercevait tout un avenir de grandeurs et dignités ?

« Rien désormais ne m’empêche maintenant, pensa-t-il en lui-même, d’acquitter les dettes qui surchargent mes biens. »

Il eut bien vite fait le calcul des obstacles à vaincre, des améliorations à apporter. Si jusqu’alors il avait laissé sans emploi l’argent qui lui venait de sa tante, c’était dans la crainte que sir Pitt, se rétablissant, ce ne fût autant de perdu pour lui.

Les persiennes furent fermées au château et au presbytère ; les cloches sonnèrent le glas funèbre ; l’église fut tendue de noir. Bute Crawley, par convenance, ne parut pas à un meeting qui eut lieu dans le comté à l’occasion des courses de chevaux, mais il alla tranquillement dîner chez les Fuddleston, où, tout en dégustant le Porto, on causa du défunt et de son héritier. Miss Betsy, mariée récemment à un sellier de Mudbury, poussa de grands hélas ! M. Glauber le chirurgien vint faire visite à la famille du mort, lui présenter ses respectueux compliments, et s’informer de la santé des dames. Ce décès devint l’objet de toutes les conversations à Mudbury et à l’auberge des Armes des Crawley. Le maître du lieu s’était rapatrié avec le ministre, qui, de temps à autre, visitait la salle des buveurs et fêtait l’ale de M. Horrocks.

« Voulez-vous que j’écrive à votre frère, ou bien vous chargez-vous de ce soin ? demanda lady Jane au nouveau baronnet.

— C’est à moi de lui écrire, en ma qualité de chef de la famille, lui répondit sir Pitt. Je vais l’inviter pour l’enterrement, ainsi que le veulent les convenances.

— Et… quant à mistress Rawdon ?… hasarda avec timidité lady Jane.

— Jane, Jane, fit lady Southdown, pensez-vous bien à ce que vous dites ?

— Bien entendu, mistress Rawdon est de moitié dans l’invitation, reprit sir Pitt avec fermeté.

— Une pareille chose ne se passera pas moi présente dans cette maison, reprit lady Southdown.

— Votre Seigneurie, répliqua sir Pitt, aura l’obligeance de se rappeler que je suis désormais le chef de la famille. Écrivez, je vous prie, lady Jane, une lettre à mistress Rawdon Crawley pour la prier d’assister à cette douloureuse cérémonie.

— Jane ! s’écria la comtesse, je vous défends de prendre la plume et d’écrire.

— Je prétends être maître ici, reprit à son tour sir Pitt, et malgré le regret mortel que j’aurais à voir Votre Seigneurie quitter ce logis, je suis décidé, ne vous en déplaise, à y régner à ma guise et d’après mes inspirations personnelles. »

Lady Southdown, se laissant emporter à un sublime mouvement d’indignation, demanda sa voiture et ses chevaux. Condamnée à l’exil par son gendre et par sa fille, elle allait cacher ses chagrins dans quelque lieu solitaire et ignoré, et prier le ciel de les faire revenir à résipiscence.

« Nous ne voulons nullement votre exil, chère maman, dit la timide Jane d’une voix suppliante.

— C’est bien m’exiler que d’ouvrir cette maison à une société que ne peut souffrir une femme qui possède quelques sentiments orthodoxes. Demain matin, je pars dans ma voiture.

— Vous allez me faire le plaisir d’écrire sous ma dictée, Jane, » lui dit sir Pitt se levant ; et il prit cette attitude d’autorité familière aux portraits d’exposition. Écrivez :

« Crawley-la-Reine, 14 septembre 1822.
« Mon cher frère. »

En entendant ces paroles retentir à ses oreilles comme un arrêt décisif et terrible, lady Southdown, qui avait compté sur quelque faiblesse ou quelque hésitation de la part de son gendre, se leva sur-le-champ et quitta le cabinet dans le paroxysme de l’agitation. Lady Jane regarda son mari comme pour lui demander la permission de suivre sa mère afin de la consoler ; mais Pitt la retint du regard.

« Rassurez-vous, elle restera ; sa maison est louée à Brighton ; plus de la moitié de son revenu est dépensé d’avance, et une comtesse qui vit à l’auberge est une femme déconsidérée. Il y avait longtemps, ma chère amie, que j’attendais l’occasion de frapper ce coup nécessaire ; et maintenant, si vous voulez bien, nous allons reprendre notre dictée :

« Mon cher frère,

« Vous deviez pressentir depuis longtemps la douloureuse nouvelle que j’ai l’affliction de vous transmettre, etc., etc. »

En un mot, Pitt, placé par un coup du sort, ou plutôt grâce à son mérite, comme il en était lui-même convaincu, à la tête de la fortune qui avait excité la convoitise de tous ses proches, Pitt était résolu de traiter sa famille avec les plus grands égards et d’être bon prince avec elle. Il songeait à rétablir dans son antique splendeur la maison des Crawley, et l’idée d’être le chef de cette race illustre flattait singulièrement son amour-propre. Le premier emploi qu’il voulait faire de l’immense crédit que ses qualités transcendantes et sa nouvelle position allaient lui assurer dans le comté, devait être de procurer à son frère et aux cousins Bute un établissement digne d’eux. Peut-être était-il tourmenté par un secret remords à la pensée qu’il réunissait sous sa main tous ces biens, qui pour tant de gens avaient été l’objet de si belles espérances. Son règne datait à peine de trois ou quatre jours que déjà il n’était plus reconnaissable. Son plan de conduite était arrêté. Il était déterminé à se montrer juste et serviable, à secouer le joug de lady Southdown, enfin à se maintenir dans les meilleurs termes avec tous les membres de sa famille.

Telle était la disposition d’esprit dans laquelle il avait écrit sa lettre à son frère Rawdon, lettre pleine de dignité et de mesure, où les plus grands mots et les phrases les plus magnifiques enchâssaient les plus splendides pensées. Il avait assurément assez là de quoi remplir d’admiration le petit secrétaire dont la plume courait sous la dictée de sir Pitt.

« Il sera quelque jour un des plus grands orateurs de la chambre des Communes, pensait en elle-même la jeune femme. Que de sagesse ! que de bonté ! C’est bien en vérité un homme de génie ! c’est, il est vrai, une nature un peu froide ! mais elle est si excellente ! En vérité, il a le génie en partage. »

Pitt Crawley avait d’abord composé sa lettre tout à loisir et pesé chaque expression, puis il l’avait ensuite apprise par cœur, avec cette dissimulation dont les diplomates seuls sont capables, et enfin, au moment voulu, il l’avait débitée à sa femme, toute stupéfaite d’admiration.

Cette lettre, entourée d’un large filet noir et cachetée de cire de même couleur, fut expédiée par sir Pitt à son frère le colonel. Rawdon n’éprouva qu’une demi-satisfaction à l’arrivée de cette missive.

« À quoi bon aller nous enfouir dans cette assommante demeure ? se disait-il en lui-même ; je ne puis souffrir de me trouver en tête-à-tête avec Pitt après dîner ; et puis, rien que pour aller et venir il va nous en coûter vingt livres. »

En allant porter dans la chambre de Becky le chocolat que chaque jour il lui préparait de ses propres mains, Rawdon remit à sa femme la lettre en question, pour agir d’après son avis, comme il avait coutume de faire dans toutes les circonstances difficiles.

Il déposa le déjeuner et la fatale missive sur la toilette devant laquelle Becky était occupée à passer le peigne dans sa blonde chevelure. Cette petite femme, après avoir parcouru la lettre objet des terreurs de Rawdon, se redressa de toute sa hauteur en agitant cette lettre au-dessus de sa tête et criant :

« Victoire ! victoire !

— Et pourquoi victoire ? répéta Rawdon tout surpris de voir cette petite créature bondissant dans sa robe flottante et ses boucles éparses sur le cou. Le vieux ne nous laisse rien, Becky ; il m’a déjà compté ma légitime à ma majorité.

— N’aurez-vous donc jamais assez de bon sens pour être majeur ? lui répliqua Becky. Allons vite chez mistress Brunoy ; il me faut des vêtements de deuil, et vous, vous ferez mettre un crêpe à votre chapeau et vous vous commanderez un habit noir, car je ne vous en connais pas. Allez donc demander tout cela pour demain, et nous partirons jeudi.

— Mais vous ne songez pas à aller là-bas, j’imagine ? fit Rawdon tout étonné.

— C’est bien, au contraire, mon intention, lui répondit sa femme ; je compte sur lady Jane pour être, l’année prochaine, présentée à la cour ; et, par votre frère, vous aurez une place au Parlement. Ne verrez-vous donc jamais plus loin que votre nez, mon gros bêta ? Lord Steyne aura votre voix et celle de votre frère ; vous deviendrez secrétaire du vice-roi d’Irlande, gouverneur aux Indes, trésorier, consul, que sais-je ?

— En attendant toutes ces belles choses, la poste va nous coûter encore pas mal d’argent, grommela Rawdon de mauvaise humeur.

— Nous prendrons passage dans la voiture de Southdown, que sa qualité de membre de la famille oblige à être présent aux funérailles. Mais mieux encore que tout cela, n’avons-nous pas la diligence ? Ce n’en sera que plus modeste, et partant plus convenable.

— Et le petit viendra-t-il aussi avec nous ? demanda le colonel.

— À quoi bon ? pour payer une place de supplément ; il est maintenant trop grand pour voyager sur nos genoux. Nous le laisserons ici ; Briggs pendant ce temps lui fera une blouse noire. Allez vite et faites voir comme vous savez obéir. Dites en passant à Sparks que le vieux sir Pitt est mort, et qu’il vous reviendra grosse part dans l’héritage quand les affaires seront arrangées. Il ira bien sûr le répéter à Raggles, qui nous tourmente si fort pour son argent, et il n’en faudra pas davantage pour lui faire prendre patience. »

Ces ordres donnés et ces dispositions réglées, Becky se mit tout tranquillement à prendre son chocolat. Le soir, lorsque lord Steyne vint faire à Becky sa visite ordinaire, il la trouva avec sa compagne, qui n’était autre que notre amie Briggs, occupées à tailler, couper, découdre et déchirer toutes les étoffes noires dont elles pouvaient faire quelque chose pour le besoin du moment.

« Nous sommes, Briggs et moi, en proie à la plus vive douleur, dit Rebecca à son visiteur. Sir Pitt Crawley, le chef de la famille, est décédé ; nous avons passé toute la matinée à nous déchirer la poitrine, et maintenant, de désespoir, nous déchirons nos vieilles guenilles.

— Oh ! Rebecca, est-ce bien vous que j’entends ?… »

Briggs n’en put dire plus long, et ses yeux pleins de larmes s’élevèrent vers le ciel.

« Oh ! Rebecca, est-ce bien vous ?… reprit milord d’un ton tragi-comique ; ainsi donc, le vieux cuistre n’est plus de ce monde ! S’il avait mieux su ménager ses atouts, il aurait pu entrer à la chambre des Lords ; c’eût été, je gage, du goût de M. Pitt ; mais l’étoffe n’y était pas. On n’avait jamais vu pareil bélître.

— Un peu plus, je serais maintenant la veuve du vieux Silène, répondit alors Rebecca. Vous rappelez-vous cela, miss Briggs, ce certain jour où vous me regardiez par le trou de la serrure, et où vous l’avez vu à mes genoux ? »

Miss Briggs se mit à rougir sous le coup de cette apostrophe et s’empressa d’accéder au plus vite à l’invitation de lord Steyne, qui la priait d’aller préparer le thé.

Briggs était ce chien de berger qui devait mettre à l’abri de tout soupçon injurieux la vertu et la réputation de Rebecca. Miss Crawley en mourant lui avait assuré une petite rente viagère, et son plus vif désir eût été de rester auprès de lady Jane, si avenante pour elle comme pour tout le monde ; mais lady Southdown s’était empressée de congédier la pauvre Briggs à la première occasion qui s’était offerte à elle sans blesser les convenances.

Elle alla alors dans sa famille essayer la vie de campagne, mais elle ne put y tenir longtemps : elle y sentait le manque de cette société d’élite, dont désormais il lui était impossible de se passer ; ses parents étaient des petits commerçants de province qui se montrèrent plus âpres après elle à cause de ses quatre cents livres que les parents de miss Crawley ne l’avaient été auprès de la vieille demoiselle pour tout l’héritage qu’ils devaient en avoir ; si bien que pour leur échapper elle n’eut d’autre parti à prendre que de s’enfuir à Londres au plus vite, résolue à chercher de nouveau les chaînes de l’esclavage, mille fois moins lourdes à ses yeux que la liberté. Après avoir fait annoncer par les journaux qu’une demoiselle de compagnie, offrant toutes les garanties possibles, désirait, etc., elle alla chez M. Bowls attendre l’effet de ses insertions.

Or, par un beau jour où la pauvre Briggs rentrait à son hôtel, harassés de ses courses à l’office de publicité afin de se faire mettre dans le Times, le coquet équipage de mistress Rawdon, attelé de deux petits poneys, passa dans la rue. Rebecca le conduisait de ses mains délicates ; elle avait déjà apprécié, comme nous avons pu nous en convaincre, les excellentes qualités de la demoiselle de compagnie, son caractère toujours égal, son humeur flexible et accommodante. Dès qu’elle eut aperçu Briggs, elle dirigea ses chevaux du côté du perron de l’hôtel, passa les rênes au groom, et sautant de la voiture, elle serrait déjà les deux mains de la demoiselle de compagnie que cette dernière n’était pas encore revenue du premier moment de surprise et d’émotion.

Briggs se mit à pleurer, Becky à rire, et embrassa son ancienne amie dès qu’elles furent entrées dans le corridor ; ces tendresses se prolongèrent jusque dans le salon de Bowls. Les rideaux étaient de damas rouge, et au-dessus de la croisée se dessinait un aigle aux ailes déployées, portant dans ses serres une banderole sur laquelle on lisait en grosses lettres : Appartements à louer.

Briggs entremêla son récit de ces sanglots et de ces transports si communs aux natures molles et débiles, toutes les fois qu’il s’agit d’une reconnaissance. Miss Briggs raconta toute son histoire, et Becky l’interrogea sur tous les détails de sa vie avec cette candeur et cette naïveté que nous lui connaissons.

Instruite de la situation de son amie et du petit legs qu’elle devait à la générosité de miss Crawley, et bien convaincue que Briggs n’était point guidée par des vues intéressées, Becky forma aussitôt sur elle des projets qui n’avaient rien que de très-flatteur. N’était-ce pas la compagne dont elle avait besoin ? Sans plus de cérémonie, elle l’invita le soir même à dîner, pour lui faire voir son petit Rawdon.

Mistress Bowls se hasarda à faire remarquer à la trop sensible Briggs qu’elle allait se fourrer dans la gueule du lion.

« Il viendra un jour où vous vous en mordrez les doigts, miss Briggs ; souvenez-vous bien de ce que je vous dis, aussi vrai que je m’appelle Bowls. »

Briggs promit d’être sur ses gardes : la semaine suivante, elle allait s’installer chez mistress Rawdon, et six mois n’étaient pas encore écoulés qu’elle avait déjà prêté deux cents livres à Rawdon sur son petit capital.