La Foire aux vanités/2/10

CHAPITRE X.

Où l’on revient à la famille Osborne.


Voici bien longtemps que nous n’avons aucune nouvelle de notre respectable ami M. Osborne de Russell-Square. Depuis que nous l’avons quitté, les événements qu’il avait traversés n’étaient point de nature à adoucir son caractère ; tout, au contraire, semblait désormais aller à l’encontre de ses souhaits. La moindre résistance avait toujours exaspéré ce vieillard, et l’âge, la goutte, l’abandon, la ruine de ses espérances ne firent qu’augmenter chez lui cette disposition et aigrir son humeur. Ses cheveux noirs et épais blanchirent rapidement après la mort de son fils, sa figure se couperosa ; sa main tremblante pouvait à peine porter jusqu’à sa bouche son verre de porto ; ses bureaux étaient devenus un enfer pour ses commis, et le séjour de sa maison n’était guère plus tolérable.

Rebecca, qui priait le ciel avec tant de ferveur de lui envoyer des rentes, n’aurait point à coup sûr échangé sa pauvreté et les hasards de sa vie d’expédients contre l’argent d’Osborne, à la condition de prendre aussi ses tortures. Ce vieux grondeur avait demandé pour lui la main de miss Swartz, et avait essuyé un humiliant refus de la part des tuteurs de la jeune demoiselle, qui avaient fini par la marier au jeune rejeton d’une noble famille écossaise. Le vieil Osborne aurait consenti à épouser la femme de la plus basse extraction, pourvu qu’il pût ensuite faire passer sur elle ses colères ; mais, comme il ne trouvait personne pour accepter ce rôle peu enviable, il se mit à persécuter la fille qui restait chez lui faute d’avoir trouvé un mari. Sa victime avait un splendide équipage, de magnifiques chevaux, occupait la place d’honneur à une table couverte de vaisselle plate ; elle pouvait puiser à pleines mains dans la caisse, avait un grand laquais pour l’escorter quand elle sortait, jouissait d’un crédit illimité chez tous les premiers fournisseurs, qui la suivaient jusqu’à la porte de leurs salutations et de leurs politesses les plus empressées. En un mot, elle était entourée de tous les hommages dont on accable une riche héritière, et avec tout cela il n’y avait point de vie plus triste que la sienne.

Frédéric Bullock, de la maison Hulker, Bullock et Comp., avait fini par épouser Maria Osborne, non sans avoir préalablement fait à son beau-père des chicaneries et des objections sans nombre au sujet de la dot. Puisque George était mort et rayé du testament, Frédéric ne voulait plus prendre sa bien-aimée si le père de Maria n’assurait à sa fille la propriété de la moitié de sa fortune, et les retards qui furent apportés au mariage provenaient, comme il le disait, de ce qu’il ne voulait pas se laisser faire au même.

À cette argumentation, Osborne répondait que Frédéric avait consenti à prendre sa fille pour vingt mille livres sterling, et qu’il était bien résolu à ne pas lâcher un rouge patard de plus : tout ce qu’il pouvait ajouter, c’était sa bénédiction ; si cela ne suffisait pas à Frédéric, il n’avait qu’à s’en aller au diable. Frédéric, qui s’était bercé des plus flatteuses espérances au moment où George avait été déshérité, accusait le vieux marchand de fraude et de mauvaise foi. Il songea un instant à envoyer promener toute l’affaire. Osborne retira ses capitaux de la maison Hulker et Bullock, et alla un jour à la Bourse une cravache à la main, jurant qu’il voulait couper en deux la figure d’un certain drôle qu’il saurait bien trouver.

Cette rupture, du reste, ne fut que passagère ; le père de Frédéric et ses amis lui conseillèrent de prendre Maria et de se contenter de ses vingt mille livres sterling, dont la moitié était payée comptant et le reste devait être touché à la mort de M. Osborne, avec une chance éventuelle de partage pour le surplus. Frédéric se résigna en conséquence à mettre les pouces, comme il disait élégamment. M. Osborne rechigna d’abord, puis consentit enfin ; car Hulker et Bullock tenaient une place élevée dans l’aristocratie financière et avaient des relations avec les plus gros bonnets de la banque. Quelle satisfaction de pouvoir dire : « Mon gendre est de la maison Hulker, Bullock et Comp. ! » En présence de telles considérations, la célébration du mariage fut décidée.

Les jeunes époux eurent un hôtel non loin de Berkeley-Square et une petite villa à Roehampton, rendez-vous champêtre de presque toute la finance. Auprès des femmes de sa famille, Frédéric passait pour avoir fait une mésalliance ; ces dames oubliaient que leur grand-père sortait de l’hospice des Enfants-Trouvés : leurs maris, il est vrai, appartenaient à quelques-unes des plus nobles familles de l’Angleterre. Maria comprit que le soin de sa dignité et les noms qui figuraient sur la liste de ses visites lui imposaient l’obligation de faire oublier autant que possible la bassesse de son extraction : elle résolut, en conséquence, de voir son père et sa sœur le moins possible.

Elle avait, toutefois, trop de bon sens pour songer à mettre de côté ce vieillard, dont elle pouvait encore espérer une vingtaine de mille livres sterling. Frédéric Bullock, d’ailleurs, ne l’aurait point souffert. Mais, avec ses bonnes intentions, elle n’avait pas encore assez d’usage et de pratique pour savoir bien dissimuler. Elle n’invitait son père et sa sœur qu’à ses petites soirées, et les recevait avec une extrême froideur, se montrait fort rarement à Russell-Square, priait son père de quitter ce quartier, où l’on ne voyait que des gens du commun, et par là se faisait un tort énorme, malgré les efforts de Frédéric Bullock à réparer le mal par sa diplomatie. Ces puériles et ridicules niaiseries finissaient par compromettre gravement les droits de sa femme à la succession.

« Voilà Maria devenue trop grande dame pour daigner se montrer à Russell-Square, disait le vieillard en revenant un soir avec sa fille de chez mistress Frédéric Bullock, où ils avaient dîné tous deux. Elle invite son père et sa sœur à venir manger les restes de ses grands galas, car le diable m’emporte si ces plats n’en étaient pas à la seconde apparition ; et puis elle nous reléguera avec les gens de la cité ou quelque gratte-papier, en réservant les comtes, les lords et les ladies, et toute sa clique aristocratique, pour une meilleure occasion. Avec cela qu’elle est belle, son aristocratie !… tas de courtisans, de parasites, de pique-assiettes que tous ces gens-là ! Allons, Jack, un coup de fouet aux chevaux ; nous devrions déjà être rentrés à Russell-Square ! »

Puis il se rejeta brusquement dans le fond de la voiture, avec un ricanement convulsif.

Lorsque mistress Frédéric accoucha de son premier enfant, Frédéric-Auguste-Howard-Stanley-Devereux Bullock, le vieil Osborne fut prié d’assister au baptême et d’être le parrain du nouveau-né ; mais il se contenta d’envoyer une timbale en or pour l’enfant et vingt guinées pour la nourrice.

« Je voudrais bien savoir si un de leurs grands seigneurs en a jamais autant donné, » se disait-il à part lui.

Il refusa du reste d’assister à la cérémonie.

Ce magnifique cadeau fit très-grand plaisir aux Bullock. Maria en conclut aussitôt que son père avait un faible pour elle, et Frédéric entrevit déjà un splendide avenir pour son jeune héritier.

On peut difficilement se faire une idée des souffrances endurées par miss Osborne, lorsque dans sa solitude de Russell-Square elle voyait dans le journal le nom de sa sœur cité parmi les élégantes du jour ; la description de la toilette qu’elle portait pour sa présentation à la cour par lady Frédérica Bullock. Hélas ! en comparaison, la vie de Jane s’écoulait bien triste et bien maussade ; elle ne connaissait ces jouissances de l’amour-propre et de l’orgueil que pour en apprécier la privation. Dans l’hiver, elle avait à se lever dès le matin pour préparer le déjeuner du vieillard grondeur et bourru, qui aurait mis la maison sens dessus dessous si son thé n’avait pas été prêt pour huit heures et demie. À neuf heures et demie, son tyran se levait et partait pour la Cité.

Le temps qui s’écoulait alors jusqu’au dîner se passait pour elle à inspecter la cuisine, à semoncer les domestiques, à faire sa promenade en voiture, ses courses chez les fournisseurs, qui ne savaient lui témoigner assez d’égards. Elle profitait aussi de ses loisirs pour mettre ses cartes et celles de son père chez leurs respectables et ennuyeux amis de la cité, pour rester dans le salon à attendre les visites, pour confectionner une grande pièce de tapisserie au coin du feu. Quand par hasard, relevant la couverture en cuir de son vieux piano, elle en tirait des notes mal assurées, les échos troublés de la maison lui renvoyaient des modulations plaintives qui semblaient répandre autour d’elle une tristesse plus grande encore. Le portrait de George avait disparu ; il avait été monté au grenier dans une salle de débarras. Le père et la fille conservaient bien comme un secret sentiment du fils et du frère qu’ils avaient perdu ; mais ce souvenir venait machinalement à leur pensée ; jamais on ne prononçait le nom de cet être jadis si cher à leurs affections.

À cinq heures, M. Osborne rentrait pour le dîner ; il prenait ce repas silencieusement, en tête-à-tête avec sa fille ; il avait le plus souvent l’air morne et abattu, excepté quand il lui arrivait de tempêter et jurer contre le cuisinier, si par hasard ses ragoûts et ses sauces ne lui plaisaient pas. Deux fois par mois Osborne recevait des amis de son âge et de sa condition, et aussi peu divertissants que lui.

Ces invités rendaient à leur tour à M. Osborne des dîners non moins somptueux et non moins ennuyeux que les siens. Après avoir suffisamment dégusté le porto et le xérès, on allait cérémonieusement faire une partie de whist, et à dix heures et demie chacun partait dans sa voiture.

Au milieu de cette morne existence, un secret planait sur la vie de Jane, secret qui avait développé chez son père cette humeur morose et farouche, dont le germe se trouvait déjà dans son naturel orgueilleux et vain. Miss Wirt, la demoiselle de compagnie, aurait pu donner plus d’un détail sur cette affaire. Elle avait pour cousin un artiste, depuis très-célèbre comme peintre de portraits, mais qui à ses débuts avait été fort aise d’apprendre à dessiner aux femmes à la mode. M. Smee a oublié depuis longtemps le chemin de Russell-Square ; mais en 1818, lorsqu’il avait miss Osborne pour élève, il voyait avec bonheur s’ouvrir pour lui la porte de cette maison.

Smee, autrefois élève de Sharp, artiste débauché, flâneur et malheureux, mais plein d’adresse et de talent, était cousin de miss Wirt, ainsi que nous venons de le dire ; celle-ci le présenta à miss Osborne, dont la main et le cœur se trouvaient encore en disponibilité après plusieurs petites amourettes qui étaient restées en chemin. Le jeune peintre s’éprit d’une vive passion pour cette jeune demoiselle, et tout porte à croire qu’il fut payé de retour. Miss Wirt était la confidente de ces amours. Peut-être espérait-elle que son cousin, emportant d’assaut la fille du riche marchand, lui donnerait une part dans la fortune qu’il serait venu à bout de conquérir grâce à elle. Mais la triste réalité vint mettre à néant toutes ces ravissantes illusions. M. Osborne, ayant eu vent de cette affaire, rentra un jour à l’improviste et parut dans la salle de dessin sa canne de bambou à la main. Le maître et l’élève avaient la figure fort rouge et fort animée. Cela déplut à M. Osborne, qui jeta le jeune homme à la porte, en le menaçant de lui casser sa canne sur le dos si jamais il le trouvait sur son passage. Une demi-heure après, miss Wirt était congédiée ; et pour hâter son départ, M. Osborne, du haut de l’escalier, déménageait à coups de pied ses malles et ses cartons, et menaçait encore du poing le fiacre qui l’emportait.

Jane Osborne, à la suite de cette aventure, ne quitta pas sa chambre de plusieurs jours, et depuis lors son père ne lui permit plus les demoiselles de compagnie. Il l’avertit en outre de ne pas compter sur le moindre schelling de sa part si elle se mariait sans son consentement. Il lui fallut donc refouler bien loin les espérances que Cupidon avait soulevées dans son cœur. En conséquence, elle s’était résignée, tant que vivrait son père, au genre de vie que nous venons de décrire, et avait pris son parti de rester vieille fille. Pendant ce temps, sa sœur continuait à avoir chaque année un enfant auquel elle donnait des noms de plus en plus beaux, sans que cette augmentation de petits Bullock contribuât au maintien de l’affection entre les deux sœurs.

« Jane et moi vivons dans une sphère tout à fait distincte, disait mistress Bullock, mais elle n’en est pas moins une sœur pour moi ! »

Or, il ne faut pas beaucoup de pénétration pour comprendre ce que voulait dire ce : Elle n’en est pas moins une sœur pour moi !

Nous avons dit quelques mots de la vie que menaient avec leur père les demoiselles Dobbin dans leur belle villa de Denmark-Hill, où le petit George Osborne se faisait fête d’aller cueillir des pêches et des raisins. Les demoiselles Dobbin allaient souvent à Brompton voir la chère Amélia, et entretenaient des relations de visites avec leur ancienne amie de Russell-Square, mistress Osborne. C’était sans doute par déférence pour les désirs de leur frère, le major, que ces demoiselles montraient tant d’égards pour mistress Osborne. Le major ne désespérait pas de voir quelque jour le vieil Osborne revenir de son entêtement et reconnaître enfin pour son héritier le fils de George. Les demoiselles Dobbin tenaient miss Osborne au courant des affaires d’Amélia ; miss Jane savait par elles tous les détails de l’existence de mistress Osborne avec son père et sa mère ; de cette manière elle se trouvait renseignée sur la pauvreté et le dénûment de cette malheureuse famille. Ces demoiselles s’étonnaient en commun que des hommes comme le brave major, comme ce cher capitaine Osborne, eussent pu s’amouracher d’une créature aussi insignifiante, qui du reste n’avait point changé et était toujours restée une minaudière et une pimbêche. Quant au petit garçon, c’était le plus franc démon qui fût au monde.

Il n’est pas une femme dont le cœur ne soit accessible aux grâces aimables de l’enfance ; les humeurs les plus revêches sont toujours prêtes à se dérider en présence de ces petits êtres si charmants et si mutins.

Amélia, cédant un jour aux vives instances des demoiselles Dobbin, permit au petit George d’aller passer la journée à Denmark-Hill. En l’absence de son fils, elle employa la plus grande partie de son temps à écrire au major Dobbin. Elle le complimenta sur les bonnes nouvelles qu’elle avait apprises à son sujet par l’intermédiaire de ses sœurs, lui envoya ses vœux pour son bonheur et celui de la femme qu’il avait choisie, et le remercia de toutes les preuves d’amitié qu’elle avait reçues de lui dans son malheur. Elle lui donnait aussi des nouvelles particulières du petit Georgy, lui annonçant qu’il était allé passer la journée à Denmark-Hill. Elle soulignait beaucoup de passages de la lettre, et terminait en signant Son amie affectionnée, Amélia Osborne. Par un oubli qui ne lui était pas ordinaire, elle ne le chargeait de rien pour lady O’Dowd, dont elle désignait la sœur par ces seuls mots soulignés la fiancée du major, et adressait au ciel des vœux et des prières pour son bonheur en mariage. La nouvelle de ce mariage lui permit de secouer la réserve qu’elle avait jusqu’alors observée vis-à-vis du major. Elle saisit avec empressement cette occasion de lui exprimer avec toute la vivacité de la reconnaissance la chaleur de ses sentiments ; et quant à être jalouse de Glorvina !… Allons donc, Amélia s’en serait voulu à elle-même d’en avoir eu seulement l’idée.

Ce soir-là, George revint tout joyeux dans la voiture de sir William Dobbin, conduite par le vieux cocher de la maison. George avait au cou une jolie chaîne en or, au bout de laquelle pendait une montre. Il raconta à sa mère que c’était une vieille dame, un peu laide, qui la lui avait donnée, tout en le couvrant de ses larmes et de ses baisers. Cette vieille dame ne lui plaisait pas beaucoup ; il aimait encore mieux les raisins ; mais il préférait par-dessus tout sa maman. Un secret mouvement de terreur fit tressaillir Amélia ; cette âme timide frémit sous l’atteinte d’un triste pressentiment en apprenant que son fils avait vu quelqu’un de la famille Osborne.

Miss Osborne, car c’était elle, rentra de son côté pour dîner avec son père. Le vieillard avait fait ce jour-là une excellente affaire ; aussi se montrait-il presque de bonne humeur, ce qui contribua encore à lui faire remarquer l’air troublé et attristé de sa fille.

« Qu’y a-t-il donc, miss Osborne ? » daigna-t-il lui demander.

Celle-ci éclata alors en sanglots :

« Ah ! monsieur, lui dit-elle, j’ai vu le petit George ; il est beau comme un ange ! c’est tout son portrait ! »

Le vieillard, placé en face d’elle, ne répondit pas, rougit beaucoup et commença à trembler de tous ses membres.

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