La Foire aux vanités/2/05

Traduction par Georges Guiffrey.
Hachette (2p. 56-73).


CHAPITRE V.

Continuation du même sujet.


Nous devons d’abord indiquer comme un des points les plus essentiels le talent de se procurer un gîte sans débourser un sou de loyer. Vous pouvez louer une maison meublée ou non meublée : si vous vous arrêtez à ce dernier parti et que vous possédiez quelque crédit chez les premiers fabricants de meubles et de tapis, vous pourrez avoir un appartement décoré et meublé avec la dernière somptuosité, l’élégance la plus recherchée, et d’après tous les caprices de votre goût ; mais en prenant l’appartement tout meublé vous aurez moins de tracas et d’ennui. Crawley et sa femme usèrent de cette dernière méthode.

M. Bowls n’avait pas toujours eu chez Miss Crawley la haute direction de la cave et de l’office, un autre avant lui avait joui de la confiance de la demoiselle, c’était un garçon du nom de Raggles, né sur les terres de Crawley-la-Reine et fils cadet de l’un des jardiniers. Sa bonne conduite, sa taille avantageuse, son air grave et la rondeur de ses mollets lui valurent un avancement rapide, et il passa successivement du grade de desservant d’office à celui de valet de pied, et de celui de valet de pied aux fonctions de sommelier en chef. Après avoir été un certain nombre d’années à la tête de la maison de miss Crawley, place excellente pour les gages, les profits et les occasions d’épargne, il annonça l’intention d’épouser l’ancienne cuisinière de miss Crawley qui exerçait alors avec un égal succès la profession de blanchisseuse et celle de fruitière dans une petite boutique du voisinage. La célébration clandestine de ce mariage remontait déjà à plusieurs années lorsque la première nouvelle en arriva aux oreilles de miss Crawley. La présence continuelle à la cuisine d’un petit garçon et d’une petite fille de sept à huit ans avait fini par éveiller l’attention de miss Briggs, qui avait été reporter ses soupçons à sa maîtresse.

Lorsque M. Raggles eut quitté le poste qu’il remplissait auprès de miss Crawley, il reporta toute sa sollicitude sur sa boutique et sur ses légumes. Il ajouta encore aux objets de son débit des œufs, de la crème, du lait, du porc frais, se bornant à vendre modestement les produits de la campagne, tandis que les autres sommeliers retirés tenaient café et commerce de vins et liqueurs. Comme M. Raggles était dans les meilleurs termes avec tous les sommeliers du voisinage et leur faisait les honneurs de son arrière boutique, décorée avec tout le luxe d’un boudoir, il trouvait facilement le moyen de placer son lait, sa crème et ses œufs auprès de ses confrères, et à la fin de chaque année, en faisant son inventaire, il pouvait constater une augmentation de bénéfices.

Au sein de cette existence modeste et paisible, il était parvenu, peu à peu, à amasser quelque argent. Aussi, lorsque le joli logement de garçon, situé au no 201, Curzon-Street May-fair fut mis aux enchères, par suite du départ à l’étranger de l’honorable Frédéric Deuceace, pour être vendu avec son riche mobilier provenant des premiers artistes de Londres, nul autre, entendez-vous, nul autre que Charles Raggles ne pouvait songer à se rendre adjudicataire de la maison et de son ameublement. Il emprunta à la vérité, pour parfaire son petit capital, de l’argent à un intérêt assez élevé, à un autre sommelier, mais il paya la plus grosse part sur ses propres économies. Mistress Raggles ressentit un certain orgueil, lorsqu’un beau jour elle s’endormit dans un lit d’acajou sculpté, sous des rideaux de soie, ayant en face d’elle une glace sur chevalet, et une garde-robe si considérable, qu’il y aurait eu de quoi en habiller tous les Raggles de la terre.

Leur intention n’était point de garder pour eux un si somptueux local ; Raggles n’avait acheté cette maison que pour la louer. Dès qu’un locataire se présentait, il lui cédait aussitôt la place et se retirait dans sa boutique de verdurier. Néanmoins, il ne manquait jamais d’aller chaque jour à Curzon-Street pour donner un coup d’œil à sa maison, dont les fenêtres étaient garnies de géraniums, dont le marteau était en bronze sculpté. Les laquais se montraient pleins de déférence à son égard ; le cuisinier prenait les légumes chez lui, et l’appelait monsieur gros comme le bras ; et les locataires ne pouvaient faire un pas, mangr d’un plat à dîner, sans que Raggles le sût aussitôt si la fantaisie lui en prenait.

C’était du reste un excellent homme et à la fois un heureux mortel. Sa maison lui rapportait par an un fort joli revenu ; il tenait à ce que ses enfants eussent les meilleurs maîtres, et en conséquence il ne marchandait point sur le prix. Charles était un des pensionnaires du docteur Shwishtail et la petite Mathilde allait chez miss Peckover, Laurentinum-House.

Raggles avait un culte particulier pour tous les membres de la famille Crawley. Cette famille n’avait-elle pas été pour lui l’origine de sa vie d’aisance et de prospérité ? En conséquence, il conservait dans son arrière-boutique une silhouette de sa maîtresse et un dessin de la maison du portier de Crawley-la-Reine, faite à l’encre de Chine, de la main même de sa digne maîtresse. Le seul embellissement qu’il ait apporté à sa maison de Curzon-Street était l’image de Crawley-la-Reine au temps du baronnet Walpole Crawley. On voyait ce seigneur dans un carrosse doré, tiré par six chevaux blancs, côtoyant un étang couvert de cygnes et de barques remplies de dames à jupes bouffantes et de musiciens en perruques poudrées. Dans l’opinion de Raggles, l’univers entier n’avait pas à offrir un palais aussi magnifique, une famille aussi digne de respect.

Le hasard voulut que la maison de Raggles fût à louer au moment où Rawdon et sa femme revinrent à Londres. Le colonel connaissait à la fois la maison et le propriétaire. Les rapports de ce dernier avec la famille Crawley n’avaient jamais été interrompus, car Raggles venait aider M. Bowls toutes les fois que miss Crawley recevait ses amis. Ce brave homme fut enchanté de louer sa maison au colonel, et il s’offrit même pour remplir les fonctions de sommelier les jours de réception. Dans ces grandes occasions, mistress Raggles s’établissait à la cuisine et y confectionnait des dîners auxquels la vieille miss Crawley elle-même n’eût pas été indifférente. Voilà de quelle manière Crawley s’y prit pour monter sa maison sans qu’il lui en coûtât un sou. C’était sur Raggles que retombait le soin de payer les impôts et les réparations, les intérêts de l’argent emprunté, la pension de ses enfants, la nourriture des siens et même quelquefois celle du colonel Crawley ; le lot du pauvre diable était de se voir ruiné de fond en comble par le marché qu’il venait de conclure, de voir ses enfants jetés sur la paille et lui-même enfermé dans la prison pour dettes. Il faut bien toujours que quelqu’un finisse par payer pour les industriels qui savent vivre sans un sou de revenu, et le hasard avait désigné le malheureux Raggles pour suppléer aux fonds qui manquaient à l’appel dans la bourse du colonel Crawley.

Rawdon et sa femme donnèrent généreusement leur pratique aux anciens fournisseurs de miss Crawley qui vinrent leur faire offre de services. Les plus pauvres étaient les plus exacts. Tous les samedis, la blanchisseuse arrivait avec sa charrette pour rendre le linge à la maîtresse du logis, et en échange elle ne recevait jamais d’argent ; on la remettait toujours à la semaine suivante. M. Raggles lui-même ne se lassait point de fournir les légumes. La note pour la bière de cuisine à l’estaminet de la Gloire restera comme une curiosité parmi les choses de ce genre. La plus grosse partie des gages était due à tous les domestiques, et ils se trouvaient par là intéressés au maintien de la maison. En somme, on ne payait personne, pas plus le serrurier qui ouvrait les portes que le vitrier qui remettait les carreaux, que le carrossier qui louait la voiture, que le cocher qui la conduisait, que le boucher qui fournissait les gigots de mouton, que le charbonnier qui envoyait de quoi les rôtir, que le cuisinier qui les accommodait, que les domestiques qui les mangeaient, et en cela, soyez-en sûr, on faisait comme beaucoup de gens qui savent mener grand train sans avoir un sou de revenu.

Dans une petite ville, de semblables faits ne se passent point sans être remarqués. On sait la quantité de lait que le voisin prend tous les matins, combien de livres de viande ou de pièces de volaille entrent chez lui pour son dîner, tandis que dans Curzon-Street les nos 200 et 202 ne savaient très-certainement pas ce qui se passait dans la maison qui les séparait. Les domestiques se faisaient leur confidences par les fenêtres de la cuisine ; mais Crawley, sa femme et ses amis ne s’en doutaient seulement pas, et lorsque vous alliez au 201, vous y trouviez toujours bon accueil, aimable sourire, excellent dîner, à quoi s’ajoutait comme complément une amicale poignée de main de l’hôte et de l’hôtesse, sans distinction de personnes.

À les voir mener cette luxueuse existence, on eût dit qu’ils avaient au moins 3 ou 4.000 livres sterling de rente ; s’ils ne les avaient pas en espèces sonnantes, ils les avaient assurément par la manière dont ils savaient se faire servir. Ils ne payaient pas, dit-on, leur mouton, mais ils en avaient toujours sur leur table. La note de leur marchand de vin n’était pas acquittée, qu’en savons nous ? nulle part on ne buvait de meilleur bordeaux que chez Rawdon ; nulle part on ne servait de dîners aussi fins et aussi délicats. Ses salons, dans leur simplicité même, étaient les plus coquets que l’on pût imaginer ; et mille petites fantaisies que Rebecca avait rapportées de Paris ajoutaient beaucoup à leur élégance. Lorsque, assise à son piano, la maîtresse de céans en tirait les notes frémissantes dont elle accompagnait les accents voluptueux de sa voix, chaque invité, cédant à l’illusion, se croyait pour un moment ravi dans quelque petit paradis, et s’avouait à lui-même que si le mari était une brute, la femme du moins était charmante et les dîners du meilleur goût.

Rebecca, par son esprit, par sa grâce, par son adresse avait réussi à se mettre en vogue dans une certaine classe de la société de Londres. On pouvait voir à sa porte de très-modestes voitures d’où il sortait de très-grands personnages. Son équipage au parc était toujours entouré des élégants les plus à la mode. À l’Opéra, c’était une succession de visites dans sa petite loge de seconde galerie ; mais, aveu pénible à faire, les dames tournaient le dos et fermaient leur porte à la petite aventurière.

Les femmes dont mistress Crawley avait fait la connaissance sur le continent, non-seulement n’allaient point lui rendre visite, mais affectaient encore de ne pas la voir toutes les fois qu’elles se croisaient avec elle. C’était vraiment chose curieuse que le peu de temps qu’il avait fallu à toutes ces grandes dames pour l’oublier, et Rebecca en recevait chaque jour des preuves qui ne devaient pas la flatter infiniment. Lady Bareacres se trouvant un soir en même temps qu’elle dans le vestibule de l’Opéra, rappela ses filles à ses côtés, comme si le contact de mistress Crawley eût eu quelque chose d’impur et de contagieux, puis, battant d’un ou deux pas en retraite, elle se porta à l’avancée, et lança sur son ennemi des regards flamboyants. Mais pour faire perdre contenance à Rebecca, il fallait des regards plus flamboyants encore que ceux que pouvaient lancer les yeux éteints de cette vieille et glaciale lady. Une autre grande dame, lady de La Mole, qui plus de vingt fois, à Bruxelles, avait été se promener à cheval avec Becky, n’eut pas l’air de la voir lorsqu’elle la rencontra à Hyde-Park, dans sa voiture découverte. Enfin, mistress Blenkinsop, la femme du banquier, lui tournait le dos à l’église ; car, hâtons-nous de le dire, Becky allait maintenant très-régulièrement à l’église. C’était un spectacle fort édifiant de la voir arriver bras dessus bras dessous avec Rawdon, qui portait les deux livres de prières dorés sur tranches, et assister à la cérémonie avec un air plein de gravité et de componction.

Rawdon ressentait très-vivement les injures adressées à sa femme, et, dans les accès de mauvaise humeur et d’emportement qu’il en concevait, il ne parlait rien moins que de provoquer en duel les maris et les frères de toutes ces impertinentes qui n’avaient pas pour Rebecca les égards convenables. Ce n’était qu’à force de prières et par les exhortations les plus pressantes, que celle-ci parvenait à le contenir dans les bornes de la modération.

« Voulez-vous donc faire ma place dans ce monde à coups de pistolet ? lui disait-elle en plaisantant ; je ne suis, après tout, qu’une pauvre gouvernante, et vous un pauvre diable auquel ses dettes, sa passion pour les dés et ses autres imperfections ont donné le plus vilain vernis. Patience, nous aurons un jour autant d’amis que nous en voudrons ; mais, en attendant, calmez-vous, et écoutez les avis de celle en qui vous avez confiance. Quand nous avons appris que votre tante avait laissé tout son bien à Pitt et à sa femme, vous rappelez-vous dans quelle fureur vous êtes entré ? Pour un peu vous l’auriez dit à tout Paris, et si je n’avais pas été là pour calmer la fougue de vos emportements, Dieu sait où vous en seriez maintenant ! À la prison pour dettes de Sainte-Pélagie, peut-être. Au lieu de cela, vous voilà à Londres, dans une maison très-confortable où il ne vous manque aucune de vos aises, et cependant vous pensiez alors que vous alliez partir pour assommer votre frère, ni plus ni moins que Caïn. Convenez-en, vous auriez été trop loin, si vous aviez suivi les transports de votre colère ; toutes vos fureurs auraient été impuissantes à vous rendre l’argent de votre tante, et croyez-m’en, il nous sera bien plus profitable de nous tenir dans de bons termes avec votre frère que de nous mettre en hostilités avec lui comme ces imbéciles du presbytère. Quand votre père n’y sera plus, Crawley-la-Reine nous deviendra un séjour fort agréable pour passer la saison d’hiver. Si d’ici là nous sommes ruinés, on fera de vous un écuyer tranchant et un premier piqueur, et moi je deviendrai la gouvernante des enfants de lady Jane. Mais ruinés ! allons donc ! Avant de voir pareille chose vous aurez attrapé quelque bonne place ; ou bien la mort, emportant Pitt et son petit garçon, aura fait de vous un baronnet et de moi une milady. Tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir, mon très-cher, et je ne désespère pas de vous assurer un avenir. Qui s’est chargé, dites-moi, de vendre vos chevaux, de payer vos dettes ? »

Rawdon, obligé de reconnaître que si ses affaires avaient tourné à bien, c’était à sa femme qu’il le devait, s’empressa de s’en remettre encore à elle du soin de sa conduite.

Lorsque miss Crawley eut dit adieu à ce monde, et que son argent, si vivement disputé de son vivant par tous ses collatéraux, fut enfin devenu le partage de M. Pitt, Bute Crawley, qui ne recevait que cinq mille livres au lieu des vingt mille qu’il espérait, entra dans une violente colère à propos de ce qu’il regardait comme une spoliation, et ne se gêna point pour dire à son neveu, avec une grande brutalité d’expression, tout ce qu’il pensait à cet égard. La querelle s’aigrissant de plus en plus, avait fini par aboutir à une rupture complète.

Rawdon Crawley, au contraire, dont la part se trouvait restreinte à cent livres, avait tenu une conduite tout opposée, bien capable de surprendre son frère et de charmer sa belle-sœur qui nourrissait les dispositions les plus affectueuses à l’égard de toute la famille de son mari. Il écrivit de Paris à M. Pitt une lettre où respirait la franchise et la bonne humeur.

Il savait bien, disait-il, que son mariage lui avait aliéné les faveurs de sa tante, et sans chercher à dissimuler qu’il eût été bien aise de la voir se relâcher un peu de ses rigueurs à son endroit, il se consolait en voyant que cet argent restait du moins dans cette branche de la famille, et il en félicitait sincèrement son frère. Il le priait de le rappeler au bon souvenir de sa belle-sœur dont il réclamait la bienveillance pour mistress Crawley ; la lettre se terminait par quelques lignes de la main de Rebecca pour M. Pitt. Elle joignait ses compliments à ceux de son mari ; elle ne pouvait oublier quelle bienveillance elle avait rencontrée auprès de M. Crawley, alors que, pauvre orpheline, délaissée, elle était tout simplement l’institutrice de ses petites sœurs, pour lesquelles elle conservait toujours la plus tendre affection. Elle lui souhaitait toutes les joies de l’intérieur, et le priait de vouloir bien offrir pour elle ses amitiés à lady Jane, sur la bonté de laquelle les éloges ne tarissaient pas. Elle espérait qu’un jour enfin elle pourrait présenter son petit garçon à son oncle et à sa tante et elle réclamait en sa faveur leur bienveillance et leur appui.

Pitt Crawley fit un excellent accueil à cette lettre. Jamais miss Crawley n’avait si bien reçu ces chefs-d’œuvre produits par la combinaison du style de Rebecca et de la main de Rawdon. Quant à lady Jane, elle en fut si charmée qu’elle engageait déjà son mari à partager sans retard l’héritage de sa tante en deux parts égales, dont l’une serait pour son frère.

À la grande surprise de la jeune femme, Pitt n’accéda point à ses désirs et garda pour lui les trente mille livres. Mais, en revanche, il écrivit à Rawdon qu’il aurait plaisir à lui donner une poignée de main quand il se déciderait à faire le voyage d’Angleterre. Il remercia mistress Crawley de la bonne opinion qu’elle avait de Jane et de lui, et promit de la manière la plus aimable de ne laisser échapper aucune occasion d’être utile au petit bambin.

Ainsi donc la réconciliation était complète et l’entente cordiale régnait entre les deux frères. Lorsque Rebecca vint à Londres, Pitt et sa femme en étaient partis. Plus d’une fois elle se rendit à Park-Lane pour voir s’ils avaient pris possession de la maison de miss Crawley ; mais les nouveaux héritiers n’y avaient encore fait aucune apparition. Raggles seul put lui fournir les renseignements suivants : les domestiques de miss Crawley avaient été congédiés après avoir reçu d’honnêtes gratifications ; M. Pitt ne s’était montré à Londres qu’une seule fois, où il était venu passer quelques jours pour arranger ses affaires avec les hommes de loi ; il avait vendu tous les romans français de miss Crawley à un libraire de Bond-Street.

Becky avait bien ses raisons pour s’enquérir ainsi et attendre impatiemment la venue de sa nouvelle parente.

« Quand lady Jane sera arrivée, se disait-elle dans son for intérieur, elle répondra de moi auprès de la société de Londres ; et quant aux femmes, bah ! les femmes courront après moi quand elles me verront recherchée par les hommes. »

Dans une certaine position, il est un objet aussi indispensable à une femme que sa voiture ou son bouquet, c’est une compagne. J’ai toujours admiré la sensibilité excessive de ces affectueuses créatures qui ne sauraient se passer de concentrer toutes leurs tendresses sur un objet de leur sexe doué d’une laideur raisonnable. Chez ces natures privilégiées, le principe aimant est si développé qu’elles ont toujours besoin d’avoir auprès d’elle un être sur lequel elles puissent répandre cet excédant d’amour ; aussi vous ne verrez jamais une de ces femmes paraître en public sans traîner après elle cette compagne nécessaire en robe fanée et reteinte, et toujours placée sur le second plan.

« Rawdon, disait Becky à une heure fort avancée de la nuit, devant un cercle d’hommes rangés autour d’un feu pétillant, car les hommes venaient chez elle finir leur nuit et trouvaient des glaces et du café provenant, ne vous en déplaise, des meilleures maisons de Londres, Rawdon, il me faut un chien de berger.

— Un quoi ? dit Rawdon de la table de jeu où il faisait sa partie.

— Un chien de berger ! dit le jeune lord Southdown, ma chère mistress Crawley, voilà une singulière idée. Pourquoi n’auriez-vous pas plutôt un chien danois ? J’en sais un en vérité qui est bien aussi grand qu’une girafe, et on pourrait presque l’atteler à votre voiture ; ou bien encore un lévrier d’Égypte, qu’en dites-vous ? J’en tiens un à votre disposition si vous en voulez ; prenez, si vous aimez mieux, un de ces petits carlins, qui entreraient dans la tabatière de lord Steyne ? J’ai vu à Bayswater un homme qui en offrait un au nez duquel vous auriez pu… Je marque le roi et je joue… au nez duquel vous auriez pu accrocher votre chapeau.

— Je marque la levée, dit Rawdon avec gravité.

Il ne s’occupait d’ordinaire que de son jeu et ne se mêlait à la conversation que lorsqu’on y parlait de chevaux ou de paris.

— Que voulez-vous donc faire d’un chien de berger ? continua d’un ton enjoué le jeune Southdown.

— Je parle au figuré, dit Becky en riant et en jetant un coup d’œil à lord Steyne.

— Nous expliquerez-vous cette énigme ? fit à son tour Sa Seigneurie ?

— Il me faut un chien pour me préserver des loups ravisseurs continua Rebecca ; j’ai besoin de compagnie.

— Pauvre innocente brebis ; il ne vous manquait que cela, » dit alors le marquis avec une contraction de mâchoire et une affreuse grimace qui était chez lui l’expression du rire, et, en même temps, il faisait à Rebecca des yeux en coulisses.

Le vieux lord Steyne était debout près de la cheminée à savourer son café ; une flamme claire et brillante répandait dans la pièce une douce et agréable chaleur. Une douzaine de bougies disposées sur la cheminée dans des candélabres en porcelaine et bronze, illuminaient d’un vif éclat la figure de Becky, étendue sur un sofa couvert d’une riche étoffe. Becky portait une robe rose, et l’on eût dit une fleur rafraîchie par la rosée du matin. La transparence de son écharpe de tulle flottant comme une vapeur autour de son cou, laissait entrevoir ses bras et ses épaules d’une blancheur éblouissante ; ses cheveux descendaient en boucles derrière ses oreilles, et son pied mignon s’échappait avec coquetterie des plis d’une robe de soie dans tout le lustre de sa nouveauté. C’était le plus joli pied, la plus jolie chaussure, le plus joli bas de soie que l’on pût trouver dans le monde entier.

Les bougies éclairaient aussi le crâne luisant de lord Steyne, que garnissait une frange demi-circulaire de cheveux rouges. Il avait des sourcils touffus et épais, des petits yeux injectés de sang et encadrés de rides. Sa mâchoire inférieure avançait d’une manière formidable, et quand il voulait rire il mettait à découvert deux rangées de crocs qui donnaient un aspect farouche aux contractions de sa figure. Il avait dîné ce jour-là à la table royale, et portait sa jarretière et son ruban. Sa Seigneurie avait la taille petite, l’encolure assez large et les jambes en cerceau ; il paraissait très-fier de la petitesse de son pied et de la finesse de sa cheville, et caressait sans cesse le genou qui portait sa jarretière.

« Le berger ne suffit donc pas, dit le noble lord, pour défendre son tendre agneau ?

— Le berger aime trop les cartes et le club, répondit Rebecca en riant.

— Voilà un Corydon de mœurs fort déréglées, reprit milord, et bien peu fait pour tenir la houlette.

— Je marque trois contre vous deux, dit Rawdon à la table de jeu.

— Regardez notre Mélibée, murmura le marquis en ricanant, n’est-il pas occupé d’une façon très-pastorale ? il est en ce moment à tondre un mouton du Southdown, une espèce de mouton bien innocent, n’est-ce pas ? Mais, ma foi, c’est une fort belle toison.

— Milord s’y connaît en fait de toison, » dit Rebecca en lui lançant un regard méprisant et sarcastique, car milord est chevalier de l’ordre.

Milord portait en effet à son cou le collier de la Toison d’or, présent qui lui venait des princes d’Espagne nouvellement rétablis sur le trône.

La jeunesse de lord Steyne avait été célèbre par ses intrigues amoureuses et ses gains au jeu. Il était resté deux jours et deux nuits de suite à jouer contre M. Fox. Il avait gagné de l’argent aux plus augustes personnages du royaume. Il devait, disait-on, son marquisat à un coup de dés. Aussi n’était-il pas bien aise lorsqu’on faisait allusion à ses fredaines passées. Rebecca avait donc provoqué l’orage et le voyait s’amonceler sous l’épais sourcil de milord.

Elle quitta la sofa, alla le débarrasser de sa tasse à café et le gratifia de son sourire le plus gracieux.

« Oui, reprit-elle, je veux un chien de garde ; mais, soyez tranquille, il n’aboiera pas après vous. »

Passant alors dans l’autre pièce, elle s’assit devant le piano et se mit à chanter une romance française d’une voix si émue et si caressante, que le noble lord, apprivoisé par la musique, ne tarda pas à aller la rejoindre, et, placé derrière elle, marqua les mouvements avec la tête.

Rawdon et son ami continuèrent à jouer à l’écarté jusqu’au moment où ils en eurent assez. Le colonel gagnait ; mais quelque considérables et fréquents que fussent ses gains, ces soirées, qui revenaient plusieurs fois par semaine, ne laissaient pas que d’ennuyer à la longue l’ex-dragon, qui, ne comprenant pas un mot à ce feu roulant de plaisanteries, traits couverts et allusions échangées dans ce cercle où sa femme régnait par son esprit et l’admiration qu’elle inspirait, se voyait réduit la plupart du temps à se tenir immobile sur sa chaise et silencieux comme une statue.

« Comment se porte le mari de mistress Crawley ? » tel était d’ordinaire le bonjour dont le saluait lord Steyne.

Telle était en effet sa profession reconnue dans le monde. Rawdon n’était plus le colonel Crawley, il était le mari de mistress Crawley.

Quant au petit Rawdon, si nous n’en avons rien dit depuis longtemps, c’est qu’il restait caché dans une mansarde située sous les combles de la maison, ou bien vivait à la cuisine au milieu des domestiques, sans que sa mère s’en souciât le moins du monde. Tout le temps que la bonne française resta au service de mistress Crawley, il passait ses journées avec elle ; et quand elle partit, le petit garçon poussa de tels hurlements dans sa chambre déserte, qu’une bonne qui couchait dans une pièce voisine alla le prendre, le mit dans son lit et parvint ainsi à le consoler.

Rebecca, milord Steyne et une ou deux autres personnes se trouvaient dans le salon à prendre le thé au retour de l’Opéra, lorsque les cris aigus du pauvre marmot firent retentir toute la maison.

« C’est mon petit chérubin qui pleure sa nourrice, dit mistress Crawley, sans se déranger aucunement pour aller voir ce qu’avait l’enfant.

— Et vous êtes si bonne mère que vous ne voulez pas le voir pleurer, dit lord Steyne d’un ton railleur.

— Bah ! répliqua mistress Crawley en rougissant légèrement, quand il sera las de pleurer il se décidera à dormir. »

Puis on se remit à causer de la représentation de l’Opéra.

Rawdon s’était esquivé un moment pour connaître la cause du chagrin de son fils, et il rejoignit bientôt la compagnie lorsqu’il eut vu l’enfant entre les mains de l’honnête Dolly qui s’efforçait de le consoler.

Le cabinet de toilette du colonel était situé dans les hautes régions de la maison ; c’était là qu’avaient lieu les entrevues intimes du père et du fils ; c’était là qu’ils se voyaient tout à leur aise et sans témoins ; tandis que Rawdon père se faisait la barbe, Rawdon fils, assis sur une malle, suivait les détails de cette opération avec un plaisir toujours croissant. La plus parfaite intelligence régnait entre eux ; le père apportait au fils quelques friandises du dessert qu’il cachait dans un certain étui à épaulettes où l’enfant savait fort bien les retrouver, et c’étaient des bonds et des cris de joie à la découverte de chaque trésor nouveau ; mais le petit Rawdon était obligé de modérer ses transports, car sa mère dormait à l’étage inférieur et il ne fallait pas troubler son sommeil. Comme elle se mettait au lit fort tard, elle ne se levait, par suite, que dans l’après-midi.

Rawdon achetait pour son petit garçon des livres d’images et remplissait sa chambre de joujoux. Les murailles étaient couvertes de gravures collées par la main paternelle et payées par Rawdon argent comptant. Quand il n’était pas de service au parc pour escorter mistress Crawley, il prenait son garçon avec lui et faisait des promenades qui duraient des heures entières. Le colonel mettait l’enfant à cheval sur ses genoux, lui laissait tirer ses grandes moustaches en guise de rênes, et la journée s’écoulait ainsi au milieu de ces jeux et de ces gambades enfantines.

La chambre du jeune Rawdon était très-basse, et une fois, en prenant l’enfant pour le faire sauter en l’air, le père lui heurta la tête contre le plafond ; le petit Rawdon avait alors cinq ans. M. Crawley faillit presque laisser tomber son fils, tant il fut effrayé des suites que pouvait avoir sa maladresse, et l’enfant, faisant une grimace affreuse, se disposait à pousser les cris les plus épouvantables que la violence du coup aurait du reste suffisamment excusés, lorsque son père l’arrêta tout court en lui disant :

« Pour l’amour de Dieu, n’allez pas éveiller votre mère. »

L’enfant regarda aussitôt son père d’un air piteux et lamentable, mordit ses lèvres, serra le poing, et on n’entendit pas même un soupir s’échapper de son petit cœur. Rawdon raconta cette histoire au club, à ses anciens camarades, à toute la ville.

« Ah ! monsieur, si vous saviez, disait-il à tous ceux qu’il rencontrait, c’est un fameux gaillard et rudement taillé que mon garçon ; il est d’une trempe solide ! J’ai presque fait entrer la moitié de sa tête dans le plafond, eh bien ! il n’a pas crié de peur d’éveiller sa mère. »

Une ou deux fois par semaine, cette excellente mère faisait son ascension dans les lieux élevés où son mari passait la plus grande partie de sa vie. On eût dit une poupée du Magasin des modes sur laquelle Prométhée aurait soufflé. Sur ses lèvres brillait toujours un sourire caressant ; les toilettes les plus fraîches, les écharpes, les dentelles les plus précieuses, rehaussaient encore la souplesse de sa taille et la vivacité de ses mouvements ; ses gants et ses chaussures faisaient aussi ressortir la finesse de sa main, la petitesse de son pied ; tous les jours c’était un chapeau nouveau, sur lequel les fleurs semblaient renaître et s’épanouir, ou qu’ombrageaient des marabouts d’un velouté aussi moelleux que la blanche corolle du camélia.

Elle faisait à son fils deux ou trois signes de tête plus propres à le tenir à distance que capables de provoquer sa tendresse ; le jeune Rawdon, tout frappé de cette merveilleuse apparition, interrompait son dîner ou quittait ses soldats de carton pour la contempler à son aise. Quand elle avait quitté la chambre, il restait après elle une odeur de rose, une espèce de parfum céleste qui indiquait le passage d’une divinité. Aux yeux de son fils, elle était une créature surnaturelle, bien supérieure à son père, bien supérieure à toutes les autres personnes qui l’approchaient, et à laquelle il fallait offrir à une certaine distance ses adorations et son encens. Lorsqu’il allait en voiture avec elle, il éprouvait comme une sorte de terreur religieuse, et toute la promenade se passait pour lui à regarder avec des yeux béants la fée si merveilleusement habillée qu’il avait en face de lui.

De beaux messieurs sur des chevaux fringants s’approchaient pour échanger avec elle un sourire et quelques paroles. Ses yeux avaient un éclair pour chacun d’eux ; tandis que sa main leur envoyait au passage de gracieux saluts. Pour sortir avec elle, l’enfant mettait son habit rouge tout neuf ; sa vieille jaquette couleur foncée était bonne pour rester à la maison. Parfois, en son absence, tandis que Dolly faisait le ménage, le petit Rawdon s’avançait dans la chambre à coucher de sa mère. C’était pour lui comme une demeure céleste, un séjour mystérieux où se réunissaient toutes les splendeurs et toutes les merveilles. La garde-robe offrait à ses regards ébahis des robes roses, bleues et à plusieurs reflets. Il restait dans le ravissement en face de cet écrin en bois de rose doublé d’argent, devant cette main de bronze couverte de bagues étincelantes ; un autre objet encore attirait son attention, c’était une glace sur chevalet, véritable chef-d’œuvre, dans laquelle il voyait tout juste sa petite figure étonnée et l’image de Dolly, chose bien singulière, qui, tout en paraissant suspendue au plafond, continuait à retourner et à battre les oreillers et le traversin. Pauvre petit être négligé ! le nom d’une mère est comme celui de Dieu sur les lèvres et dans le cœur de ces innocentes créatures, et cet enfant n’adorait sous ce nom qu’un marbre froid et insensible !

Rawdon Crawley, tout en n’ayant pas du reste une nature d’élite, possédait un certain fond de tendances affectueuses ; il savait encore trouver dans son cœur assez d’amour pour chérir tendrement sa femme et son fils. Il aimait avec passion le petit Rawdon ; Rebecca, bien qu’elle s’en fût aperçue, n’en disait rien à son mari : ce n’est pas qu’elle lui en voulût pour cela, oh ! nullement, elle avait un si bon caractère ! elle n’en conçut seulement que plus de mépris à son endroit. Le colonel rougissait devant sa femme de cette tendresse paternelle, la lui dissimulant autant qu’il le pouvait, et ne se livrant à ses transports qu’autant qu’il était tout seul avec son fils.

D’ordinaire il allait faire avec lui une visite matinale à l’écurie ou bien une promenade au parc. Le jeune lord Southdown, un cœur d’or qui aurait pour un peu donné le chapeau qu’il avait sur la tête, et dont la principale occupation en ce monde était d’acheter mille petites bagatelles pour les donner ensuite, avait fait cadeau au petit Rawdon d’un poney gros comme le poing, et sur ce coursier en miniature, l’enfant allait caracoler dans le parc, suivi de son père, qui ne le quittait point. Le colonel aimait à aller revoir son ancienne caserne et ses anciens camarades de Knightbridge. Parfois il se prenait à regretter sa vie de garçon. Les vieux soldats étaient bien aises de revoir leur ancien officier et de faire sauter dans leurs bras leur petit colonel. C’était une fête pour le colonel Crawley d’aller dîner à la caserne avec ses camarades.

« Au diable ! disait-il parfois, je ne suis pas assez fin pour elle, je le sais bien… Et puis il ajoutait : Ma femme ne s’apercevra même pas de mon absence. »

Il avait bien raison, son absence passait inaperçue.

Rebecca, du reste, ne boudait point son mari ; bien au contraire, elle lui faisait toujours bonne figure. Elle poussait même les égards jusqu’à lui dissimuler le dédain qu’elle avait pour lui ; peut-être l’aimait-elle mieux ainsi, lourd et bête, que s’il avait eu plus d’esprit. De cette façon au moins elle pouvait le prendre pour son domestique de confiance, son maître d’hôtel. Il faisait ses commissions, exécutait ses ordres sans la questionner, l’accompagnait dans ses promenades en voiture, sans faire jamais la moindre objection. Après l’avoir conduite à l’Opéra, il allait se délasser à son club pendant la représentation, et était fort exact à venir la reprendre au sortir du spectacle. La seule chose qu’il aurait voulue, c’eût été de lui voir un peu plus de tendresse pour son fils ; mais enfin il avait fini par prendre son parti sur ce sujet.

« Le diable m’emporte, disait-il, elle sait mieux que moi à quoi s’en tenir, car pour moi je n’y entends rien. »

En effet, il n’est pas besoin d’une haute portée d’esprit pour gagner aux cartes et au billard, et hors de là Rawdon n’avait aucune espèce de prétention.

Lorsqu’enfin arriva à Rebecca le chien de berger qu’elle avait demandé, les fonctions de Rawdon furent singulièrement allégées par la présence de ce nouvel auxiliaire. Sa femme le poussait souvent à dîner dehors et le dispensait de venir la rechercher à l’Opéra.

« Vous ferez bien de ne pas rester ce soir à la maison, mon cher, lui disait-elle ; vous y dormiriez d’ennui. Il viendra des hommes que vous ne pouvez sentir. Je ne les aurais point engagés s’il n’y avait là une question d’avenir pour vous ; et maintenant que j’ai un chien de berger, je n’ai pas peur de me trouver seule.

— Un chien de berger, un porte-respect, Becky Sharp avec un porte-respect, voilà une bonne plaisanterie, » pensait mistress Crawley en elle-même.

Le fait est que c’était, selon elle, une bonne plaisanterie qui excitait au plus haut point sa gaieté et sa belle humeur.

Un dimanche matin, où Rawdon Crawley faisait sa promenade ordinaire avec le petit Rawdon sur le poney, le colonel rencontra Clink, de son régiment, en train de causer avec un vieux monsieur qui tenait dans ses bras un enfant de l’âge du petit Rawdon. Le bambin avait saisi la médaille de Waterloo que portait le caporal et paraissait l’examiner avec un très grand plaisir.

« Bonjour, mon colonel, dit Clink en réponse au bonjour de Crawley. Voici un jeune conscrit de l’âge de notre petit colonel, continua le caporal.

— Son père était aussi à Waterloo, dit le vieux monsieur qui portait l’enfant, n’est-ce pas Georgy ? »

En même temps Georgy et l’autre enfant s’examinaient l’un l’autre avec cet air solennel et scrutateur si familier aux enfants qui se trouvent en présence d’un visage nouveau.

« Et dans un régiment de ligne, ajouta Clink d’un air de suffisance.

— Il était capitaine dans le ***, continua le vieux monsieur avec emphase. Le capitaine George Osborne, monsieur, vous le connaissez peut-être. Il est mort sur le champ d’honneur, monsieur, en combattant l’usurpateur. »

La figure du colonel Crawley devint alors toute rouge.

« Je le connaissais parfaitement, monsieur, reprit-il alors, et sa femme, sa chère femme, comment va-t-elle, monsieur ?

— C’est ma fille, monsieur, » reprit le vieillard en déposant à terre le petit garçon et tirant avec un geste majestueux une carte de son portefeuille il la présenta au colonel. On y lisait l’indication suivante :

m. sedley
Seul et unique agent de la compagnie du Diamant-Noir,
pour l’exploitation des charbons incombustibles.
S’adresser : Bunker’s Wharf Thames street et Anna Maria Cottages,
sur la route de Fulham.

Pendant ce temps, le petit Georgy s’était approché du cheval et le regardait de fort près.

« Voulez-vous monter dessus, lui dit le petit Rawdon qui était alors en selle.

— Oui, » dit Georgy.

Le colonel, qui, à la suite des explications précédentes, se sentait pris d’un certain intérêt pour cet enfant, le souleva de terre et le plaça sur le poney, derrière le jeune Rawdon.

« Serrez bien, Georgy, lui dit-il ; prenez bien mon petit garçon par le milieu du corps ; il s’appelle Rawdon. »

Les deux enfants partirent d’un éclat de rire.

« On aurait beau chercher partout, dit alors l’excellent caporal, on ne trouverait pas deux plus jolies têtes. »

En même temps le colonel, le caporal et le vieux Sedley, avec son parapluie sous le bras, commencèrent à marcher à côté des enfants.