La Foire aux vanités/2/06

Traduction par Georges Guiffrey.
Hachette (2p. 73-91).


CHAPITRE VI.

Une famille dans la gêne.


Suivons le petit George Osborne qui dirige sa promenade à cheval du côté de Fulham ; une fois arrivés dans ce faubourg de Londres, faisons une halte pour nous informer des personnes de notre connaissance que nous y avons laissées. Qu’est devenue mistress Amélia depuis le terrible coup qui la frappa à Waterloo ? Est-elle encore vivante, est-elle consolée ? Qu’est devenu le major Dobbin dont le cabriolet était toujours en route pour aller chez elle ? Trouverons-nous là des nouvelles du collecteur de Boggley Vollah ?

Quelques mots suffiront pour nous mettre au courant de ce qui concerne ce dernier : le gros Joseph Sedley était retourné dans les Indes peu après sa fuite de Bruxelles ; soit que le temps de son congé fût fini, soit qu’il craignît de rencontrer quelques-uns des témoins de son héroïsme dans les journées de Waterloo. Toujours est-il qu’il repartit pour le Bengale peu après l’installation de Napoléon à Sainte-Hélène et qu’il y rendit visite en passant à l’ex-empereur. À en juger par ce que disait M. Sed- ley à bord de son navire, on aurait pu supposer que ce n’était point la première fois qu’il se trouvait en face de l’aventurier corse et que, pour le moins, ce belliqueux enfant d’Albion avait pris par la barbe le général français à l’affaire du Mont-Saint-Jean. Il savait mille anecdotes sur ce fameux engagement, indiquait la position stratégique des divers régiments, et détaillait les pertes subies par chacun d’eux. À l’entendre, on aurait pu croire qu’il avait contribué pour sa large part à cette mémorable victoire, qu’il avait accompagné l’armée dans ses évolutions périlleuses, et, au fort de la mêlée, porté les dépêches du duc de Wellington. Il savait mot pour mot, et minute par minute, tout ce que le duc avait fait ou dit dans le cours de la glorieuse journée de Waterloo, et paraissait tellement au courant des faits et gestes de Sa Grâce qu’il était impossible de douter un seul instant qu’il n’eût passé toute sa journée à côté du vainqueur. Si son nom ne se trouvait point dans les listes que donnèrent les journaux à l’occasion de cette bataille, c’est qu’il ne figurait point sur les cadres de l’armée. Peut-être avait-il fini par se persuader, mieux encore qu’à ses auditeurs, que les lignes anglaises lui devaient la plus grande part de leur succès. Il n’en est pas moins certain qu’il fit aussi très-grande sensation à Calcutta, et que, pendant tout le reste de son séjour au Bengale, il ne fut plus désigné que sous l’appellation honorifique de Waterloo-Sedley.

Les billets qu’il avait souscrits pour solde des deux chevaux furent payés sans la moindre difficulté de sa part et de celle de ses agents. On ne l’entendit jamais rien dire sur ce marché, et quant au sort de ces malheureux quadrupèdes, on n’a aucune donnée bien positive sur la manière dont il s’en débarrassa, ainsi que d’Isidore, le domestique belge qu’on avait vu vendre un cheval gris fort semblable à celui que Jos montait quelquefois à Valenciennes pendant l’automne de 1815.

Les agents de Jos avaient ordre de payer chaque année à ses parents une pension de cent vingt livres sterling. C’était là, pour ces deux vieillards, leur principal moyen d’existence, car les spéculations auxquelles se livrait M. Sedley depuis sa banqueroute n’étaient point de nature à rétablir la fortune délabrée du vieil agent de change. Il essaya tour à tour de se faire marchand de vins, de charbon et commissionnaire pour les loteries, etc., etc… À chaque nouveau commerce dont il tentait les chances, il envoyait des prospectus à ses amis, faisait mettre une nouvelle plaque de cuivre sur sa porte, et parlait avec emphase de ses espérances de reconquérir son ancien état d’opulence et de prospérité. Mais la fortune ne revient jamais à ceux qu’elle a une fois brisés et renversés. Il avait vu tous ses amis l’abandonner l’un après l’autre pour se soustraire à de nouvelles offres de charbon incombustible et d’autres denrées qui leur coûtaient assez cher. Sa femme seule, à force de le voir partir chaque matin clopin-clopant pour aller faire la bourse à la Cité, conservait seule encore quelques illusions sur les résultats de ses opérations commerciales.

Le soir, c’était à grand’peine que, traînant la jambe, il regagnait son humble toit. La soirée se passait pour lui dans une mauvaise petite taverne où, devant un auditoire attentif, il faisait la répartition des deniers de l’Angleterre, absolument comme s’ils eussent été à sa libre disposition. C’était merveille de l’entendre parler de millions, d’affaires de Bourse et d’escompte, la bouche toujours pleine du nom de Rothschild. Il parlait de si grosses sommes, que les principaux habitués de la taverne, l’apothicaire, l’entrepreneur des pompes funèbres, le charpentier, le clerc de la paroisse, et M. Clapp, notre vieille connaissance, se sentaient saisis de respect pour son éloquence et ses capacités financières.

« Autrefois, monsieur, ne manquait-il pas de dire à tous les nouveaux visiteurs du café, j’étais dans une brillante position ; mon fils, monsieur, est, à l’heure qu’il est le plus important magistrat de Rangoon à la présidence du Bengale, il est appointé à quatre mille roupies par mois. Ma fille, si elle le voulait, serait femme d’un colonel. Je pourrais tirer, s’il m’en prenait fantaisie, un billet de deux mille livres sur mon fils, le premier magistrat de Rangoon, et le premier banquier de Londres me l’escompterait argent sur table ; mais, monsieur, les Sedley ont toujours eu le sentiment de leur dignité. »

Ne vous moquez point, ami lecteur, car il pourrait vous arriver quelque beau matin de vous trouver en pareille situation. Combien ne voyons-nous pas de nos amis rouler ainsi autour de nous dans l’abîme. La chance peut nous abandonner, nos facultés nous trahir ; nous pouvons voir notre place enlevée par de plus jeunes et de plus vigoureux champions ; et quand le tourbillon nous aura jetés sur le bord de la route, comme ces débris échoués sur la plage, les passants continueront leur chemin sans jeter un regard de commisération, ou, ce qui est pis encore, viendront nous tendre dédaigneusement un doigt et prendre à notre égard des airs protecteurs. Puis, derrière nous, nous entendrons nos amis murmurer à demi-voix :

« C’est un pauvre diable que ses imprudences et ses folles entreprises ont réduit à l’état que vous voyez. »

Mais du reste consolez-vous à la pensée que ce n’est pas une voiture ou trois mille livres de rentes qui nous mettront plus en état d’obtenir la récompense qui est la fin de cette vie, ni d’affronter le jugement de Dieu. Si les charlatans réussissent, si les escrocs et les coquins font leurs affaires, et si, par contre, les plus honnêtes gens sont le jouet de la mauvaise fortune, je dis qu’il ne faut pas s’en plaindre ni attacher aux plaisirs et aux joies de la Foire aux Vanités plus de prix qu’ils ne méritent, car il est probable que… Mais laissons là cette digression pour revenir à notre histoire.

Si mistress Sedley avait eu un peu d’énergie, le désastre de son mari était une occasion pour elle d’en faire preuve ; elle aurait loué une vaste maison pour y recevoir des locataires. Le vieux Sedley eût rempli le rôle de mari de l’hôtesse, il eût été le seigneur en titre, avec les fonctions d’écuyer tranchant, de majordome, comme mari de la reine du comptoir. Mais mistress Sedley n’avait pas assez d’énergie pour savoir se créer des ressources dans le malheur, et restait inerte et sans mouvement sur les écueils où la tempête l’avait jetée. L’infortune des deux vieillards était donc irréparable et sans remède.

Ils vivaient, du reste, sans souffrir de cet abaissement ; peut-être même étaient-ils plus fiers encore dans leur misère que dans leurs jours de prospérité. Mistress Sedley restait toujours une grande dame pour son hôtesse mistress Clapp, quand par hasard elle lui faisait l’honneur de descendre dans sa cuisine bien proprette et bien brillante. Les chapeaux et les rubans de la bonne Irlandaise, Betty Flanagan, son insolence, sa paresse, sa prodigue consommation de chandelles, de thé et de sucre étaient pour la vieille dame une distraction presque aussi absorbante que la tenue de son ancienne maison, lorsqu’elle avait à ses ordres son nègre, son cocher, son groom, son valet de pied, son maître d’hôtel et toute une légion de femmes pour la servir. C’était là, du reste, des souvenirs que la brave dame trouvait le moyen d’introduire plus de vingt fois par jour dans sa conversation. Avec Betty Flanagan toutes les bonnes du voisinage tombaient sous la haute surveillance de mistress Sedley. Elle savait ce que chaque locataire des maisons environnantes avait payé ou devait encore sur son loyer. Elle disparaissait bien vite dans le couloir de sa maison, dès qu’elle apercevait dans la rue mistress Rougemont, l’actrice, entourée d’une famille plus que suspecte. Elle hochait la tête avec un air de pitié, lorsque mistress Pestler, la femme de l’apothicaire, passait dans la carriole de son mari. Elle avait de longs entretiens avec le fruitier sur la qualité des navets, légume favori de M. Sedley. Elle surveillait de fort près la laitière et le boulanger ; allait elle-même chez le boucher, qui avait plus vite fait de vendre cent livres de viande à ses autres pratiques qu’une épaule de mouton à mistress Sedley ; elle comptait les pommes de terre rangées autour du gigot qu’on envoyait cuire, pour le repas du dimanche, chez le boulanger, et mettait ce jour là ses plus belles robes, allant deux fois à l’église et lisant le soir les sermons de Blair.

Le dimanche seulement, car dans le courant de la semaine ses graves occupations ne lui permettaient aucune espèce de distraction, le dimanche le vieux Sedley conduisait son petit-fils Georgy dans les parcs les plus proches ou dans les jardins de Kensington, pour voir le bel uniforme des soldats et jeter du pain aux cygnes. Georgy avait une passion pour les habits rouges ; il ouvrait de grands yeux quand le vieux Sedley lui racontait que son père avait été un vaillant soldat ; le vieillard ne manquait pas de présenter son petit-fils aux vieux sergents qu’il rencontrait avec une médaille de Waterloo sur la poitrine ; c’était, leur disait-il le fils du capitaine Osborne, du 33e, mort glorieusement sur le champ de bataille ; souvent même il régalait ces braves gens d’un verre de bière. Dans ses premières promenades il n’avait pas ménagé les gâteries au petit Georgy, et avait impitoyablement bourré l’enfant de pommes et de pain d’épice, au grand détriment de sa santé ; si bien qu’Amélia avait déclaré d’une manière formelle, qu’elle ne le laisserait plus sortir avec son grand-père si ce dernier ne s’engageait, par serment solennel, à ne plus lui payer de gâteaux, de dragées et autres friandises prohibées.

Entre mistress Sedley et sa fille, il s’était aussi élevé quelques petits nuages à l’occasion de l’enfant ; c’était comme un secret sentiment de jalousie entre ces deux femmes, à propos de l’objet commun de leurs affections. Un soir, dans le temps où George était encore tout petit, Amélia, occupée à travailler dans le petit salon, s’aperçut tout à coup que sa mère avait quitté la pièce ; poussée comme par un instinct maternel, elle se rendit en toute hâte dans la chambre de son fils ; l’enfant, qui jusqu’alors avait dormi d’un profond sommeil, poussait des cris lamentables, et Amélia trouva mistress Sedley occupée à lui administrer en cachette de l’élixir de Daffy. Amélia, cette femme que nous avons toujours tenue pour si douce et si inoffensive, en voyant son autorité maternelle ainsi menacée d’empiétement, sentit un frisson de colère parcourir tous ses membres ; ses joues, ordinairement pâles, se couvrirent d’une vive rougeur et reprirent l’éclat qu’elles avaient eu jadis lorsqu’elle avait été une jolie petite fille de douze ans. Elle arracha l’enfant aux bras de sa mère, saisit la bouteille, et, tandis que la vieille dame, muette de colère, la regardait tout en brandissant la cuiller accusatrice, Amélia jeta la bouteille dans la cheminée où elle alla se briser en mille morceaux.

« Je n’entends point, ma mère, que vous empoisonniez cet enfant avec vos drogues, criait Emmy dont l’émotion se trahissait par l’agitation convulsive avec laquelle elle berçait son enfant dans ses bras et par les regards flamboyants qu’elle lançait du côté de sa mère.

— Empoisonner ! Amélia, reprenait la vieille dame ; empoisonner ! songez-vous bien que vous parlez à votre mère.

— Georgy ne prend d’autres médicaments que ceux qui sortent de chez Pestler. M. Pestler m’a dit, du reste, que votre élixir était du poison.

— Courage ; de mieux en mieux. Vous m’accusez, alors, de meurtre et d’assassinat, répliqua mistress Sedley, et c’est à votre mère que vous n’avez point honte de tenir un pareil langage ! Ah ! j’ai passé par de bien rudes épreuves sur cette terre ; je suis tombée bien bas sous les coups de la fortune ; après avoir eu une voiture j’ai pu me voir réduite à aller à pied ; mais c’est la première fois que je m’entends dire que je suis une empoisonneuse, et je vous suis fort obligée de me l’avoir appris.

— Ma mère, dit la pauvre enfant, toujours prête à fondre en larmes, vous êtes bien sévère à mon égard. Je n’ai pas voulu dire… je croyais… Enfin, n’allez pas penser que j’aie voulu vous fâcher à cause de ce cher enfant ; mais…

— Allez, allez, je n’en suis pas moins une empoisonneuse, et je ne sais qui vous retient de me faire arrêter de suite et conduire de ce pas en prison. Je ne m’étais pas aperçue, cependant, que je vous eusse empoisonnée alors que vous étiez enfant ; au contraire, je vous avais fait donner la meilleure éducation, par les meilleurs maîtres qu’on puisse avoir en payant. De mes cinq enfants j’en ai perdu trois, et la fille que j’aimais de préférence aux autres, qui par mes soins a échappé au croup, à la rougeole, à la coqueluche, qui a eu tous les maîtres d’agrément possibles sans que le prix fît jamais question, que j’avais entourée de toutes les jouissances du luxe que, pour ma part, je n’ai jamais connues moi dans mon temps de jeune fille, alors que je me bornais tout simplement à honorer mon père et ma mère pour vivre longuement, à les aider dans les soins du ménage au lieu de m’enfermer toute la journée dans ma chambre comme une grande dame ; eh bien ! cet enfant de mes tendresses toutes particulières vient me dire que je suis une empoisonneuse ! Ah ! mistress Osborne ! puissiez-vous ne jamais réchauffer une vipère dans votre sein ! c’est du moins ce que je vous souhaite.

— Ma mère ! ma mère ! s’écriait la pauvre fille toute hors d’elle, tandis que l’enfant qu’elle tenait sur ses bras poussait à l’unisson les cris les plus épouvantables.

— Une empoisonneuse, juste ciel ! Allez prier Dieu, Amélia, qu’il vous pardonne ce mouvement d’ingratitude, et purifie la noirceur de votre cœur. Puissiez-vous obtenir son pardon comme je vous accorde le mien. »

Mistress Sedley sortit de la chambre en murmurant encore les mots de meurtrière et d’empoisonneuse, comme pour mieux attester la sincérité de sa prière au ciel et de ses dispositions charitables en faveur de sa fille.

À partir de ce moment, il régna toujours entre mistress Sedley et sa fille une sorte de froideur qui ne fit que croître et augmenter sans qu’il y eût jamais possibilité d’y porter remède. Le petit démêlé dont nous venons de parler avait assuré à la vieille dame une supériorité dont en maintes occasions elle sut se prévaloir sur sa fille avec cette adresse persévérante qui est le caractère distinctif de son sexe. Elle fut plusieurs semaines sans adresser la parole à Amélia, disant aux domestiques de ne plus toucher à l’enfant, parce que mistress Osborne pourrait s’en trouver blessée.

Elle engagea sa fille à s’assurer par elle-même qu’on ne mettait point de poison dans les soupers préparés chaque jour pour son cher nourrisson. Si par hasard les voisins lui demandaient des nouvelles du petit Georgy, elle ne manquait pas de les renvoyer à mistress Osborne. Elle se serait bien gardée de demander des nouvelles du marmot. Pour rien au monde elle n’aurait touché à l’enfant, bien qu’il fût son petit-fils : comme elle n’avait pas l’habitude des enfants, qui sait si elle n’aurait pas pu le tuer. Lorsque M. Pestler venait faire sa visite sanitaire, mistress Sedley accueillait le docteur avec un sourire moqueur, une expression sarcastique, auxquels on pouvait à peine comparer les airs de dédain de lady Thistlewood, à qui du moins le docteur ne donnait pas ses soins gratis. De son côté, Emmy était jalouse de tous ceux qui approchaient son enfant comme aucune mère ne l’a jamais été ; il suffisait pour éveiller ses susceptibilités qu’on eût chance d’obtenir quelque place dans les affections de l’enfant : elle se sentait mal à l’aise toutes les fois qu’elle voyait quelqu’un autour de son fils ; mistress Clapp, la servante irlandaise, n’avait plus la permission de l’habiller et de le soigner, elle les aurait plutôt laissés débarbouiller le portrait de son mari suspendu au-dessus de son lit, de ce même lit qu’elle avait quitté jeune fille pour devenir femme et auquel elle revenait maintenant avec de longues années devant elle pour pleurer dans le deuil et dans le silence. Mais au moins elle était mère et la tendresse maternelle lui assurait des jours de bonheur et de consolation.

Cette chambre était comme le sanctuaire de toutes les affections, de tous les trésors d’Amélia. C’était là qu’elle avait soigné son fils, qu’elle avait veillé sur lui avec un amour tendre et inquiet pendant les mille petites maladies de l’enfance. Dans ce cher objet de sa sollicitude elle croyait voir revivre son mari ; mais alors il se présentait à elle sans défaut, comme une apparition céleste. Dans la voix, dans le regard, dans les gestes, l’enfant lui rappelait son père ; son cœur de mère tressaillait de joie toutes les fois qu’elle serrait dans ses bras ce cher trésor, et l’enfant l’interrogeait souvent sur la cause des larmes qu’elle versait. Elle lui disait alors que c’était parce qu’il lui rappelait son père ; puis elle se mettait à lui parler de ce père qu’il avait perdu, de ce George qu’il ne connaissait pas, et l’innocente créature écoutait avec un étonnement recueilli les confidences de cette âme douce et sensible.

Elle lui en disait plus long qu’elle n’en avait jamais dit à George, à aucune des amies de sa jeunesse. Quant à ses parents, elle ne leur parlait point de tout cela ; pour rien au monde, elle ne voulait leur découvrir les plaies de son cœur. Le petit George ne la comprenait-il pas bien mieux qu’eux-mêmes auraient pu le faire ! C’était lui seul, lui seul, qu’elle mettait dans le secret des sentiments intimes de son cœur : pour lui elle n’avait rien de caché. La joie de sa vie était désormais dans l’amertume de ses regrets, dans les larmes qu’elle versait. C’était une âme d’une délicatesse si exquise, d’une nature si élevée que le romancier, plein de respect pour les mystères de la conscience, s’arrête devant ces chastes et pures émotions qu’il ne veut point livrer à des regards indiscrets. Nous tenons du docteur Pestler, médecin de dames, maintenant fort à la mode, propriétaire d’un magnifique carrosse vert foncé avec une maison à Manchester-Square, et à la veille de se voir nommé baronnet, que lorsqu’il fallut sevrer cet enfant, ce fut pour Amélia une désolation à amollir le cœur d’Hérode.

Le docteur se montrait fort tendre et fort empressé auprès de mistress Osborne ; sa femme en conçut longtemps une jalousie mortelle. Peut-être en avait-elle, du reste, des motifs assez légitimes, et dans le cercle assez restreint des amies d’Amélia, plus d’une femme éprouvait le même sentiment à son égard. C’était à qui lui en voudrait de l’admiration qu’elle inspirait à l’autre sexe, de cet amour spontané dont se sentaient épris pour elle tous les hommes qui l’approchaient, et cependant, si on leur en eût demandé le pourquoi, ils auraient été fort en peine de le dire. Elle n’avait ni beaucoup d’éclat ni beaucoup d’esprit ; elle ne possédait point une intelligence supérieure ni une beauté extraordinaire ; mais partout où elle se présentait elle touchait et charmait tous les hommes, tout comme elle excitait les dédains et les hochements de tête de ses très-charitables sœurs.

Sa faiblesse était sans doute ce charme qui entraînait tout le monde. On rencontrait en elle une soumission, une douceur qui semblaient implorer de chacun ses sympathies et sa protection. Au régiment, il lui avait suffi de parler à quelques-uns des camarades de George pour que tous ces jeunes officiers fussent tout prêts de mettre à son service leurs bras et leurs épées. À Fulham, dans sa petite demeure, dans son cercle si limité, elle avait su se concilier le cœur de chacun. Elle aurait eu un château, une voiture et toute une armée de domestiques, que les fournisseurs du voisinage ne lui auraient pas témoigné plus de respect quand elle passait devant leur porte ou qu’elle faisait des modestes emplettes dans leurs boutiques.

M. Pestler avait un rival, auprès de mistress Osborne, dans la personne de M. Linton, son jeune aide, qui avait la clientèle des bonnes et des petits marchands du quartier. M. Linton était du reste un très-gentil garçon, encore mieux accueilli que son patron dans la maison de mistress Sedley. Si quelque indisposition subite survenait au petit George, il revenait deux ou trois fois dans la même journée pour voir ce qu’avait ce petit garçon, et sans jamais réclamer rien pour prix de ses visites. Il apportait de la pharmacie pastilles de gomme, pâte de jujube et autres objets de même nature, à l’intention du petit Georgy. Il préparait pour lui des potions et des lochs comparables à l’ambroisie des dieux d’Homère, si bien que l’enfant se faisait une fête d’être malade.

L’aide et le patron passèrent tous deux les nuits à veiller le petit Georgy quand il fut pris de la rougeole. Sa mère éprouva alors des terreurs aussi grandes que si la rougeole eût été un mal inconnu en ce monde. Quel est l’enfant pour lequel ces deux hommes auraient consenti à en faire autant ? Étaient-ils allés passer les nuits au château voisin, lorsque les futurs héritiers de ce splendide domaine payèrent comme tous les autres le tribut obligé à cette maladie de leur âge ? Les vit-on se déranger pour la petite Mary Clapp, la fille de l’ancien commis, qui prit cette maladie du petit Georgy ? Assurément non ; ils dormirent, au contraire, chez eux du sommeil le plus paisible, déclarant que le cas n’était point grave, et que la petite Mary se guérirait toute seule. Tous leurs soins se bornèrent à lui envoyer une ou deux potions, deux ou trois doses de quinquina, sans prendre du reste aucun souci du succès de leurs médicaments.

Au nombre des soupirants se trouvait aussi un petit chevalier français, qui allait enseigner sa langue dans différentes écoles du voisinage et que l’on entendait toute la nuit raclant sur un violon asthmatique et jouant de vieilles gavottes aussi usées que les cordes de son instrument. Ce vieux débris de l’ancienne cour ne manquait jamais d’aller le dimanche promener sa perruque poudrée à la chapelle d’Hammersmith, et faisait par sa conduite, ses pensées et sa mise, un singulier et complet contraste avec les sauvages barbus de sa nation, que l’on rencontre aujourd’hui dans nos promenades, fronçant le sourcil et enveloppés de la fumée de leurs cigares. Toutes les fois que le chevalier de Talon-Rouge parlait de mistress Osborne, il commençait d’abord par aspirer une prise de tabac, puis secouait du bout des doigts, avec une grâce toute aristocratique, les grains qui déparaient la blancheur virginale de son jabot, et réunissant enfin ses doigts en faisceau, il les approchait de sa bouche, décrivait un demi-cercle en ouvrant la main et s’écriait : Ah ! la divine créature ! Il jurait sa parole d’honneur que lorsque Amélia se promenait dans les jardins de Brompton, les fleurs naissaient sous ses pas. Il appelait le petit George Cupidon et lui demandait des nouvelles de Vénus sa mère ; il disait à Betty Flanagan qui le regardait avec des yeux tout surpris, qu’elle était l’une des Grâces, la suivante favorite de la Reine des Amours.

Nous pourrions donner plus d’un exemple de cette popularité obtenue sans effort et dont Emmy était peut-être la seule à ne pas se douter. M. Binny, le mielleux et coquet ministre de l’endroit, faisait à la jeune veuve des visites assidues. Pour gagner les bonnes grâces de la mère il faisait sauter l’enfant sur ses genoux, et s’offrait à lui enseigner le latin. La sœur du ministre, qui avait la haute direction dans sa maison, lui en voulait beaucoup de ces prévenances.

« Que trouvez-vous donc de si séduisant dans cette petite femme ? lui disait cette auguste vestale ; quand elle vient prendre le thé ici elle ne souffle mot de toute la soirée ; c’est une pauvre créature insignifiante, à laquelle il manque un organe du côté gauche ; ce qui vous séduit en elle, messieurs, c’est sa jolie figure. Miss Grits, qui a cinq mille livres comptant, et des espérances par-dessus le marché, miss Grits a dix fois plus de vivacité. Si j’étais homme, et que j’eusse à choisir, c’est bien elle que je préférerais ; il faut avoir un bandeau sur les yeux pour ne pas voir toutes ses perfections. »

C’est au milieu de cette vie calme et peu mêlée d’incidents dramatiques que notre héroïne passa les sept années qui suivirent la naissance de son fils. Comme l’un des événements les plus remarquables à offrir au lecteur qui vinrent en rompre la monotonie, et rentrent presque tous dans le genre de la petite vérole dont nous venons de l’entretenir, nous citerons ici encore une autre circonstance, pour remplir consciencieusement notre devoir d’historien. Un jour, le Rév. M. Binny vint, au grand étonnement d’Amélia, lui proposer de changer son nom d’Osborne contre celui de mistress Binny. Amélia, toute rougissante, et les yeux pleins de larmes, le remercia de cette démarche ; et tout en lui témoignant sa gratitude pour les prévenances dont il les entourait elle et son fils, elle lui déclara que son cœur et ses pensées appartiendraient toujours au mari qu’elle avait perdu.

Chaque année, le 25 avril et le 18 juin, jours anniversaires de son mariage et de la mort de son mari, mistress Osborne s’enfermait dans sa chambre pour pleurer tout à son aise sur cette affection dont la perte était pour elle une douleur de chaque jour ; les heures de la nuit s’écoulaient pour elle dans ces tristes méditations, tandis que son enfant dormait près de son lit dans son berceau. Dans le jour, au moins, ses préoccupations contribuaient un peu à la distraire. Elle apprenait à George à lire, à écrire et à dessiner. Elle lisait elle-même des livres d’histoire pour pouvoir ensuite les lui raconter. À mesure que l’esprit de George se développait, sa mère, avec une ingénieuse sollicitude, prenait soin d’ouvrir cette jeune intelligence à la connaissance de son Créateur ; soir et matin, la mère et l’enfant unis dans cette touchante et sainte prosternation de la créature devant son Dieu, invoquaient leur Père céleste. La mère offrait comme un chaste parfum ses prières au Tout-Puissant, que l’enfant répétait après elle d’une voix encore mal assurée. Ces deux êtres priaient Dieu pour le père, le mari qu’ils regrettaient, comme s’il eût été là, dans la même chambre, à mêler ses prières aux leurs. Doux et pieux souvenirs de l’enfance, qui après de longues années écoulées font parfois tressaillir le cœur d’un bonheur indéfinissable.

La principale occupation d’Amélia était chaque jour la toilette de son fils ; elle l’habillait elle-même, le préparait dans la matinée pour sa promenade avec son grand-père, avant que celui-ci partît à ses affaires. Elle lui faisait de charmants petits costumes, en réunissant tous les chiffons et tous les débris de sa garde-robe de mariée, dont elle s’évertuait à tirer tout le parti possible. Mistress Osborne, au grand déplaisir de sa mère, qui depuis son désastre tenait encore plus à un certain étalage de toilette, ne portait que des robes noires et un petit chapeau de paille garni de rubans également noirs.

Après les soins donnés à son fils, elle consacrait tout le reste de son temps à son père et à sa mère. Elle avait même été jusqu’à apprendre le piquet pour le jouer avec le vieillard tous les soirs où il n’allait pas au club. Elle chantait pour le distraire dès qu’il en témoignait le désir, et c’était fort bon signe pour l’état de sa santé, car il ne manquait jamais de s’endormir dès les premières notes. Elle écrivait sans cesse pour lui des mémoires, des lettres et des prospectus. Le vieillard avait recours d’ordinaire à elle lorsqu’il avait par exemple à informer ses vieilles connaissances qu’il était devenu l’agent de la société du Diamant noir pour l’exploitation des charbons incombustibles, et qu’il se mettait à la disposition de quiconque voudrait bien l’honorer de sa confiance pour des fournitures de charbon supérieur. Pour lui, il lui suffisait de signer les circulaires en les ornant de toutes les élégances de son paraphe. Une de ces lettres fut envoyée au major Dobbin ; mais le major, alors en résidence à Madras, n’avait nul besoin de charbon de terre. Toutefois, il reconnut bien vite l’écriture du prospectus ; ah ! combien n’aurait-il pas donné pour serrer la main qui avait tracé ces lignes ! Un second prospectus vint lui apprendre que J. Sedley et Cie ayant établi leurs comptoirs à Oporto et à Bordeaux, ils étaient à même d’offrir à tous ceux qui voudraient bien les honorer de leur confiance l’assortiment le plus complet et le plus choisi de vins de Bordeaux, de Xérès et de Porto, le tout à des prix modérés ; c’était un bon marché aussi précieux qu’extraordinaire. Dobbin se mit en quatre pour assurer le succès de cette réclame ; il poursuivit avec l’insistance la plus vive le gouverneur, le commandant en chef, les officiers de la garnison et tous ceux qu’il connaissait à la présidence, et enfin il réussit à obtenir pour Sedley et Cie une commande assez considérable, ce qui étonna beaucoup M. Sedley et M. Clapp, qui à eux deux représentaient toute la raison sociale. Mais là s’arrêta leur bonne fortune, et ils n’eurent plus de nouvelle commission, ce qui désespéra le vieil Osborne, qui déjà s’était mis en campagne pour se procurer un régiment de commis, avoir un entrepôt pour ses marchandises dans la Cité et des correspondants dans toutes les parties du globe. Mais le vieux Sedley avait perdu son goût fin et délicat de gourmet en vins. Dobbin fut en butte à toutes sortes de plaisanteries de la part de ses camarades, à l’occasion du détestable breuvage dont il s’était fait l’introducteur. Obligé d’en reprendre la majeure partie, il n’eut d’autre ressource que de le faire vendre à la criée avec une très grande perte qui retomba à son compte.

Quant à Joe, nouvellement promu à un poste important dans l’administration de Calcutta, il entra dans une fureur épouvantable lorsqu’il reçut par la poste une liasse de ces prospectus œnophiles, accompagnés d’une lettre de recommandation de son père. Cette lettre témoignait à Joe toutes les espérances que le vieillard fondait sur lui pour faire réussir cette affaire. Il lui envoyait en même temps une facture acquittée et une certaine quantité de vin dont il le rendait consignataire en tirant sur lui des billets pour la même somme d’argent. Joe, qui ne voulait point pour tout au monde que l’on pût supposer que son père, le père de Joe Sedley, fonctionnaire de l’administration civile de Calcutta, était marchand de vins et faisait la commission, Joe refusa ces billets avec un souverain mépris, et écrivit au vieillard une lettre pleine de duretés, où il lui défendait de jamais mêler son nom à de pareilles affaires. La lettre de change protestée revint à la maison Sedley et Cie, et pour la payer, tous les profits de l’affaire de Madras et toutes les épargnes d’Emmy y passèrent.

Avec une pension de cinquante livres par an, Emmy avait encore droit à cinq cents livres, qui, d’après les comptes de l’exécuteur testamentaire de son mari, se trouvaient, au moment du décès de George, entre les mains de son agent. Dobbin, en sa qualité d’administrateur des biens, avait proposé de les placer à huit pour cent dans une compagnie des Indes. M. Sedley, qui supposait au major des vues déloyales sur cet argent, s’opposa énergiquement à cet emploi ; s’étant lui-même rendu auprès de l’agent pour lui faire connaître sa volonté à cet égard, il apprit de lui, à sa grande surprise, que le reliquat du capitaine n’atteignait pas cent livres, et que les cinq cents livres en question étaient une somme à part dont le major Dobbin savait seul la provenance. Plus que jamais convaincu qu’il était sur la trace de quelque escroquerie, le vieux Sedley se mit aux trousses du major. Comme agissant au nom de sa fille, il lui demanda, d’un ton d’autorité, l’apurement des comptes de la succession. Dobbin balbutia et rougit. Sa gaucherie et son embarras confirmèrent les soupçons du vieux Sedley ; et convaincu qu’il avait affaire à un coquin, il lui dit, sans plus de détour, sa manière de voir sur sa conduite, et lui déclara tout uniment qu’il l’accusait de détenir frauduleusement des deniers appartenant à son gendre.

Dobbin perdit patience en présence de pareilles allégations et si la vieillesse et le malheur de M. Sedley ne lui eussent inspiré quelque retenue, il en serait probablement venu avec lui à des voies de fait dans le café même de Slaugther. Voici, du moins, les paroles qu’ils échangèrent :

« Vous allez me suivre là-haut, monsieur, lui cria le major ; je tiens à ce que vous m’accompagniez pour que vous puissiez vous assurer par vous-même quel est dans cette affaire, de ce pauvre George ou de moi, celui qui supporte un sacrifice. »

Entraînant alors le vieillard dans le cabinet qui lui servait de chambre à coucher, Dobbin tira de son pupitre les comptes d’Osborne, auxquels se trouvait attachée une liasse de billets à ordre que, pour rendre justice au capitaine, il n’avait jamais laissés en souffrance.

« Il a soldé tous ses billets avant son départ pour la Belgique, ajouta Dobbin, mais il ne lui restait pas cent livres en tout au moment de sa mort. Avec quelques-uns de ses camarades, nous avons réuni une petite somme provenant de nos économies amassées à grand’peine, et pour récompense vous venez nous dire que nous avons voulu faire tort à la veuve et à l’orphelin. »

L’embarras fut alors du côté de Sedley qui se repentit, mais un peu tard, de sa démarche inconsidérée. Dobbin néanmoins avait fait là un gros mensonge. C’était de sa propre poche qu’était sorti jusqu’au dernier shilling de la susdite somme, c’était avec ses modiques ressources qu’il avait pourvu aux frais d’enterrement de son ami, c’était lui qui avait pris à sa charge toutes les dépenses qui avaient été la conséquence forcée du malheur d’Amélia.

Jamais le vieil Osborne ne s’était douté de tout cela. Jamais Amélia n’en avait su plus que lui sur cette affaire ; elle s’en rapportait au major Dobbin pour tenir ses comptes, et avait accepté et ratifié toutes les écritures qu’il lui avait plu de lui présenter. Jamais, du reste, elle n’aurait pensé qu’elle lui était redevable de quoi que ce fût.

Fidèle à sa promesse, elle lui écrivait deux ou trois fois par an des lettres qui roulaient tout entières sur le petit Georgy. Chacune de ces lettres était un trésor pour le major, et il les amassait en véritable avare ! Il répondait avec une exactitude scrupuleuse à chaque missive d’Amélia, mais jamais il n’allait plus loin ; il lui adressait, ainsi qu’à son filleul, mille petits souvenirs de l’Inde, comme par exemple une boîte d’écharpes et un jeu d’échecs en ivoire, venant de la Chine. Les pions étaient des petits bonshommes verts et blancs avec de vraies épées et de vrais boucliers ; les cavaliers étaient à cheval, les tours étaient supportées par des éléphants.

Ce jeu d’échec faisait les délices de Georgy, qui confectionna sa première lettre à son parrain pour le remercier de cet envoi. Dobbin ajoutait aussi des conserves et des confitures que notre jeune espiègle allait dévaliser en cachette dans le buffet de la salle à manger, et dont il se donnait souvent de terribles indigestions. Emmy écrivit à ce propos une lettre qui amusa beaucoup le major, et lui donna surtout la satisfaction de voir qu’elle se relevait de son premier abattement et qu’elle avait par moments quelques saillies de gaieté. Dobbin expédia encore deux châles, dont un blanc pour elle et un noir palmé pour sa mère, plus deux écharpes rouges à l’intention de mistress Sedley et de George pour les préserver des rigueurs de l’hiver. Mistress Sedley estima les châles à cinquante guinées pour le moins. Elle se pavana avec le sien à l’église de Brompton, et reçut, à cette occasion, les compliments les plus flatteurs de toutes les personnes de son sexe. Le châle d’Emmy allait aussi à merveille avec sa modeste robe noire.

« C’est bien dommage que tant de bons procédés ne fassent rien sur elle, disait parfois mistress Sedley à mistress Clapp et aux commères de Brompton. Ce n’est pas Joe qui nous a jamais envoyé de pareils présents, il s’y reprend toujours à deux fois avant de faire quelque chose pour nous. L’amour du major pour elle crève les yeux, et toutes les fois que je cherche à la mettre sur ce chapitre, elle se prend aussitôt à rougir et à sangloter, et se retire dans sa chambre, où elle passe de longues heures en contemplation devant sa petite miniature. Cette miniature finit par m’impatienter, et je voudrais pour notre plus grand bien n’avoir jamais connu ces Osborne si bouffis de leurs écus. »

Les jeunes années de George se passaient ainsi dans ce petit cercle sans être jamais troublées par de bien graves incidents. En grandissant il devenait irascible, impérieux comme tous les enfants gâtés par les femmes, il exerçait un empire sans bornes sur sa faible mère qu’il aimait de toutes les forces de son âme. Il régnait dans la maison en véritable petit despote, tout le monde y subissait sa dépendance, on était tout surpris de le voir prendre avec l’âge les manières hautaines et le ton dominateur de son père. Dans les questions qu’il faisait à tort et à travers suivant l’usage de tous les enfants, son grand-père admirait la profondeur de ses remarques et la précocité de son intelligence, et le soir, à sa taverne, il racontait les merveilles de ce petit génie en herbe. L’avis des parents était qu’on aurait vainement cherché son pareil dans l’univers ; le fils avait hérité de tous les superbes dédains du père, et peut-être les trouvait-on justifiés chez lui.

Lorsque l’enfant eut atteint ses six ans, Dobbin commença avec lui une correspondance réglée. Le major voulut savoir si Georgy allait à l’école ; il témoignait, dans ce cas, l’espérance que son filleul ne manquerait pas d’y prendre tout de suite une place honorable. Peut-être lui donnerait-on un précepteur chez ses parents. Enfin il était d’âge à travailler comme un grand garçon, et son parrain annonçait l’intention de prendre à sa charge tous les frais de son éducation beaucoup trop lourds pour les minces ressources de sa mère. Il était facile de reconnaître que toutes les pensées du major se concentraient plus que jamais sur Amélia et son petit garçon. Par l’entremise de ses agents, Dobbin avait soin que Georgy ne manquât point d’albums, de boîtes à couleurs, de pupitres et autres objets nécessaires soit à ses plaisirs, soit à son instruction. Trois jours avant le sixième anniversaire de la naissance de George, un monsieur en cabriolet, escorté d’un domestique, s’arrêta devant la maison de M. Sedley et demanda à voir maître George Osborne : c’était M. Woolsey, tailleur de l’armée, qui venait sur l’ordre du major prendre mesure d’un habillement complet au petit George ; il se rappelait fort bien avoir eu l’honneur de travailler pour le capitaine, le père du jeune homme.

De temps à autre, les demoiselles Dobbin, sur la recommandation pressante de leur frère, venaient prendre Amélia dans la grande calèche de famille et la conduisaient à la promenade, elle et son petit garçon. Ce qui gâtait ces prévenances, c’étaient les grands airs protecteurs de ces dames. Amélia en était bien un peu froissée ; mais elle en prenait son parti avec une résignation parfaite, car sa nature la portait à la patience et à la soumission, et, de plus, le petit Georgy était ravi d’aller dans le grand carrosse traîné par les grands chevaux. De loin en loin, ces demoiselles demandaient à Amélia que l’enfant vînt passer une journée chez elles. Pour lui, c’était une fête toutes les fois qu’il lui arrivait pareille invitation, et il était toujours prêt à aller se promener dans un beau jardin, où il se trouvait de magnifiques raisins dans les serres et d’excellentes pêches sur les espaliers.

Un jour, Amélia les vit arriver toutes joyeuses. Elles apportaient, disaient-elles, des nouvelles qui ne pouvaient manquer de lui faire plaisir, c’était une chose qui intéressait vivement ce cher William.

« Qu’est-ce donc ? demanda Amélia avec des yeux où brillait la joie. Va-t-il donc revenir parmi nous ? »

Eh ! mon Dieu, non, il s’agissait de bien autre chose ; elles avaient de fortes raisons pour croire qu’il allait enfin se marier avec une parente d’une des bonnes amies d’Amélia, avec miss Glorvina O’Dowd, sœur de messire Michel O’Dowd, laquelle avait été rejoindre lady O’Dowd à Madras ; c’était une belle et charmante fille au rapport de tout le monde.

Amélia poussa seulement un petit cri ; puis elle déclara qu’elle était très-heureuse, mais très-heureuse de cette nouvelle. Glorvina ne pouvait manquer de posséder toutes les qualités de sa sœur ; et… en vérité Amélia était enchantée, ravie de cet événement. Amélia cédant à une de ces impulsions involontaires dont il est toujours si difficile d’expliquer la cause, prit George dans ses bras, le serra fortement contre son cœur : il y avait je ne sais quoi de convulsif dans cette caresse, et ses yeux étaient tout humides de larmes quand elle remit l’enfant à terre. Elle prononça à peine une parole pendant toute cette promenade, et pourtant elle était au comble de la satisfaction, oui, au comble de la satisfaction. »