La Foire aux vanités/2/04


CHAPITRE IV.

Le moyen de mener grand train sans un sou de revenu.



Quel est l’homme assez peu observateur des faits qui s’accomplissent autour de lui pour n’avoir pas médité plus d’une fois sur les affaires de son prochain, et ne pas s’être demandé comment ce même prochain parvient, à la fin de l’année, à rejoindre les deux bouts ensemble. Ainsi, par exemple, je rencontre au Parc M. un tel se promenant en équipage à deux chevaux, avec chasseur derrière ; dans ses splendides dîners, trois laquais en livrée s’empressent autour des convives (par égard pour une maison où mon couvert est mis deux fois la semaine, je tairai le nom) ; mais je sais que cette voiture et ces chevaux ont été achetés d’occasion, et que cette valetaille est payée à prix débattu. Les deux garçons sont à Eton ; les demoiselles reçoivent des leçons des premiers maîtres ; on voyage tous les ans pendant la belle saison, et pendant la saison d’hiver on donne un bal de fondation, accompagné d’un souper des plus fins. Qu’est donc pourtant M. un tel ? — Un petit employé, aux appointements de douze cents livres sterling par an. — Mais sa femme a donc de la fortune de son chef ? — Peuh ! c’est la fille d’un petit seigneur du comté de Buckingham. Pour une dinde dont sa famille lui fait cadeau à Noël, elle loge et nourrit ses trois sœurs pendant trois mois de l’année, et ses frères descendent toujours chez elle quand ils viennent à la ville. — Mais comment donc ce brave M. un tel réussit-il à mettre l’équilibre entre son passif et son actif ? — Je suis son ami, et à ce titre vous me dispenserez de vous dire combien je suis étonné qu’il n’ait pas encore été exécuté à la Bourse. Dans le public, on se demande comment, dès l’année dernière, il n’a pas été faire un tour à l’étranger.

Parmi les gens de notre connaissance, il s’en trouve toujours plus ou moins dont on chercherait vainement à s’expliquer les moyens d’existence. Qui de nous n’a pas eu mainte fois l’occasion de se demander en trinquant avec son hôte, comment il pouvait payer ce vin qu’il nous faisait boire ?

En présence de la vie confortable que, trois ou quatre ans après leur retour de Paris, Rawdon et sa femme menaient dans un élégant hôtel de Curzon-Street, dans May-fair, il n’était pas un des convives admis à leur table qui ne se posât à leur sujet les questions que nous venons d’indiquer. Le nouvelliste sait tout par état, ainsi que nous l’avons dit plus haut, et, usant de ce privilége, nous pourrions bien apprendre au public comment Crawley et sa femme trouvaient les moyens de vivre sans posséder cependant aucun revenu. Mais, connaissant les habitudes de la presse périodique qui taille à droite et à gauche et livre ensuite à ses lecteurs le fruit de ses pillages et de ses rapines, je la prie dès à présent de ne point publier mes calculs sur ce sujet, désirant, en ma qualité d’inventeur, m’en réserver la propriété exclusive et tous les bénéfices. Mon lecteur pourra, du reste, par un commerce journalier avec des personnes de la même trempe, apprendre la méthode de se donner beaucoup de bien-être sans disposer d’un sou de revenu. Toujours est-il plus sûr de ne point trop approcher les gens de cette espèce et de recevoir à ce sujet les données de seconde main, comme pour les logarithmes, où s’il fallait faire soi-même le travail, ce serait une science achetée bien cher.

Nous nous bornerons à donner un court aperçu des années que Crawley et sa femme vécurent à Paris au milieu de toutes les jouissances du luxe sans avoir un sou de revenu. Ce fut vers cette époque que Rawdon quitta les gardes et vendit son brevet de colonel. Dès lors les seuls vestiges qui trahissaient en lui son ancienne profession furent les moustaches qui ombrageaient sa lèvre et le titre de colonel qui se lisait sur ses cartes.

Nous avons déjà dit que Rebecca, une fois à Paris, n’avait pas tardé à devenir la reine du grand monde et des salons de la capitale ; quelques-uns même des hôtels les plus renommés du faubourg Saint-Germain ne dédaignaient point de lui ouvrir leur sanctuaire. Les Anglais du plus haut rang lui prodiguaient leurs hommages avec un empressement qui révoltait leurs nobles épouses ; elles suffoquaient de voir triompher ainsi cette petite parvenue. Mistress Crawley, adulée dans les salons aristocratiques et accueillie avec faveur à la nouvelle cour, passa ainsi plusieurs mois au milieu de l’enivrement de ses succès, se montrant fort disposée à regarder du haut de sa grandeur les jeunes et braves officiers que son mari aimait à fréquenter.

Le colonel bâillait à faire pitié au milieu des duchesses et des grandes dames de la cour. Les vieilles femmes qui jouaient avec lui à l’écarté l’étourdissaient tellement de leurs jérémiades lorsque par hasard il leur gagnait une pièce de cinq francs, que le colonel Crawley avait fini par trouver indigne de lui de s’asseoir à une table de jeu. De plus, l’esprit de leur conversation était du bien perdu pour lui, car il ne comprenait rien au français, et il se demandait parfois quel plaisir ou quel profit pouvait trouver sa femme à passer ainsi la nuit à faire la courbette devant des princesses ? En conséquence, il laissa Rebecca parfaitement libre d’aller à ces réceptions, où elle trouvait tant de charmes, et il reprit de son côté les distractions qui allaient à ses goûts avec les amis de son choix.

Lorsqu’on dit de certaines personnes qu’elles vivent en princes sans posséder un sou de revenu, ces mots sans un sou signifient que leurs moyens d’existence sont problématiques et qu’on ne sait pas comment elles réussissent à subvenir aux dépenses de leur maison. Notre ami le colonel, par exemple, avait reçu de la nature une vocation particulière pour tous les jeux de hasard ; on le voyait sans cesse manier les cartes, le cornet ou la queue de billard ; une pratique aussi régulière lui avait bien vite donné, dans ces divers exercices, une supériorité marquée sur tous ceux qui n’y voient d’ordinaire qu’une distraction d’un moment. La queue de billard, tout comme le pinceau, le violon ou le fleuret, réclame une étude spéciale et approfondie. Ces talents ne vous viennent point par inspiration, et pour exceller dans l’une ou l’autre chose, il faut y apporter une application persévérante et soutenue. Crawley était plus qu’un amateur, il était passé maître et maître consommé au billard ; comme un général qui sent son génie grandir avec le danger, il savait, lorsqu’une veine malheureuse le poursuivait, que les parieurs se déclaraient contre lui, il savait, disons-nous, rétablir par les ressources de son adresse et de son audace l’égalité des chances, et par des coups imprévus appeler de son côté la victoire, au grand étonnement de tous ceux qui le voyaient pour la première fois. Quant à ceux qui savaient déjà à quoi s’en tenir, ils y regardaient à deux fois avant de risquer leur argent contre un adversaire qui disposait de ressources aussi brillantes et aussi irrésistibles.

Son habileté aux cartes n’était pas moins grande. Bien souvent la soirée commençait pour lui par des pertes successives, et il faisait si peu d’attention à son jeu, et commettait de telles bévues, que les nouveaux venus ne se faisaient pas une bien haute idée de ses talents ; mais à mesure qu’il s’échauffait au jeu, rendu plus attentif par ses revers, il se tenait davantage sur ses gardes, et alors la partie prenait une tournure toute différente. Avant la fin de la nuit, il avait fait rendre gorge à ses adversaires ; et le fait est qu’on aurait eu peine à en citer beaucoup qui pussent se vanter d’avoir gagné contre lui.

Un bonheur si opiniâtre finit, comme on devait le prévoir, par provoquer l’envie et les mauvais propos des vaincus. Le duc de Wellington, ce vainqueur infatigable, qui, au dire des Français, ne devait cette continuité de victoires qu’à un enchaînement surprenant d’heureux succès, était accusé par eux d’avoir triché à Waterloo, afin de s’assurer le gain de cette grande et décisive partie. Il n’est donc pas étonnant que pour expliquer la fidélité de la fortune à l’égard du colonel Crawley, on élevât quelques soupçons sur sa bonne foi et sa loyauté.

On mettait une telle fureur à rechercher à Paris les émotions enivrantes du tapis vert, que les maisons de jeu ne suffisaient plus à la fièvre générale, et que l’on se donnait encore rendez-vous dans les salons particuliers, comme si les moyens manquaient ailleurs pour assouvir cette aveugle passion. Dans les délicieuses réunions du colonel, on se livrait d’ordinaire à ce déplorable amusement, au grand désespoir de cette excellente mistress Crawley. Elle ne parlait qu’avec le plus profond chagrin de l’amour de son mari pour les dés ; c’étaient des plaintes à n’en plus finir auprès de tous ceux qui venaient chez elle. Elle conjurait les jeunes gens de ne jamais toucher ni cartes ni cornet. Le jeune Green, du régiment des tirailleurs, ayant perdu au jeu une somme considérable, Rebecca, au dire de sa femme de chambre en aurait pleuré toute la nuit ; toujours d’après la même source, elle aurait supplié son mari à genoux de ne point exiger cet argent et de brûler la reconnaissance. Mais comment aurait-il pu le faire ? Il venait de perdre lui-même la même somme contre Blackstone des hussards, et le comte Punter de la cavalerie de Hanovre. Green aurait tous les délais nécessaires pour payer, mais quant à payer, il fallait qu’il s’y résignât ; demander qu’on brûlât la reconnaissance, c’était tenir un langage d’enfant.

Beaucoup d’officiers fort jeunes, pour la plupart, car la beauté de mistress Crawley lui attirait un cercle de jeunes adorateurs, se retiraient à la fin de la soirée après avoir payé au fatal tapis leur part de tribut plus ou moins lourde. Une réputation assez fâcheuse commença à planer sur cette maison. Les vétérans avertissaient les conscrits du danger qui les menaçait. Sir Michel O’Dowd, colonel du ***e, l’un des régiments de l’armée d’occupation ayant prévenu le lieutenant Spooney, officier du même corps, de se tenir sur ses gardes, une scène des plus violentes eut lieu au Café de Paris entre le colonel O’Dowd qui dînait avec sa femme et le colonel Crawley et mistress Crawley qui s’y trouvaient aussi à une autre table. C’était des dames qu’était parti le signal de la lutte, mistress O’Dowd avait fait un signe de mépris à mistress Crawley et traité son mari d’escroc. Le colonel Crawley envoya un cartel au colonel O’Dowd, chevalier du Bain. Le bruit de cette querelle étant arrivé jusqu’aux oreilles du commandant en chef, il appela devant lui le colonel Crawley qui préparait déjà ses pistolets si funestes au capitaine Marker, et lui tint un langage qui arrêta tout court les suites de cette affaire. Si Rebecca n’avait été se jeter aux pieds du général Tufto, Crawley recevait immédiatement un ordre de départ pour l’Angleterre. Cette aventure, du reste, le força, pendant plusieurs semaines, à chercher des adversaires en dehors de l’armée.

En dépit de l’habileté de Rawdon, de ses succès non interrompus, Rebecca voyait, par suite de ces très-fâcheux démêlés, leur position empirer de jour en jour, et bien qu’ils eussent le soin de ne jamais payer personne, leur petit capital ne pouvait manquer un beau matin de se trouver réduit à zéro.

« Le jeu, mon cher, disait-elle à son mari, est fort bon pour accroître le revenu ; mais par lui-même il ne donne pas un revenu suffisant, et puis quand on sera las de jouer, je vous le demande, que nous restera-t-il alors ? »

Rawdon reconnut la justesse de cette observation. Depuis quelques nuits ses invités avaient l’air d’être las de jouer avec lui, et les charmes de Rebecca avaient à peine le pouvoir de les attirer encore.

L’existence que menait à Paris cet aimable couple était fort agréable sans doute, mais ce n’était pas un avenir que ce délicieux enchaînement de plaisirs et d’oisiveté. Rebecca calcula que, dans son pays, elle aurait plus de chance d’établir la fortune de Rawdon sur de solides et durables fondements. Peut-être pourrait-elle réussir à le faire nommer à quelques fonctions, soit en Angleterre, soit aux colonies. Elle résolut, en conséquence, de se replier sur l’Angleterre dès que les voies lui seraient ouvertes de ce côté. Dans ce but, elle commença par faire vendre à Crawley son brevet d’officier aux gardes et liquider sa pension de retraite. Son service, comme aide de camp du général Tufto, avait cessé depuis longtemps, aussi Rebecca s’amusait-elle maintenant, dans le monde, à rire aux dépens de cet officier, de son toupet, de son corset, de son râtelier, de ses prétentions séductrices, de sa manie ridicule de croire que toutes les femmes devenaient folles d’amour pour lui à première vue. C’était maintenant à mistress Brent, aux sourcils noirs et arqués, que le général accordait toutes ses attentions. Elle était devenue l’idole au pied de laquelle il venait déposer désormais ses bouquets, ses loges à l’Opéra, ses dîners au restaurant, et toutes ses inventions galantes.

La pauvre mistress Tufto n’y avait rien gagné ; elle continuait à passer ses longues soirées toute seule avec ses filles, tandis que le général, tout frisé et tout parfumé, se rendait au théâtre, où l’on pouvait l’apercevoir fort empressé auprès de mistress Brent. Quant à Becky, vingt admirateurs au moins se pressaient autour d’elle, se disputant à l’envi la survivance du colonel, et avec son esprit elle n’avait pas de peine à les faire rire aux dépens de la nouvelle passion de son ancien adorateur. Cette vie oisive et élégante finissait, néanmoins, par lui inspirer la satiété et le dégoût. Les loges à l’Opéra, les dîners au restaurant n’avaient plus pour elle aucun attrait ; les bouquets ne pouvaient se mettre en réserve d’une année à l’autre, et l’on ne se nourrit pas de bijoux, de mouchoirs brodés, pas plus que de gants de chevreau ; elle sentait tout le vide des plaisirs mondains, et soupirait désormais après quelque chose de plus positif.

Au milieu de cet état de choses, il arriva de Londres des nouvelles qui répandirent l’allégresse et la joie parmi les créanciers du colonel. Miss Crawley, cette tante si riche dont l’immense fortune était depuis longtemps l’objet de leur convoitise, miss Crawley enfin était à toute extrémité, et le colonel n’avait tout juste que le temps d’aller recevoir son dernier soupir ; sauf à revenir ensuite chercher sa femme et son fils. Il partit donc pour Calais. Une fois dans cette ville, qu’il atteignit sans la moindre encombre, on pourrait croire qu’il se dirigea de là sur Douvres ; point du tout, il prit la diligence de Dunkerque et enfin gagna Bruxelles, son séjour de prédilection. C’est qu’en réalité il devait encore plus d’argent à Londres qu’à Paris, et préférait tout naturellement la paisible capitale de la Belgique à ces deux turbulentes cités.

Miss Crawley ayant quitté ce monde, mistress Crawley alla commander pour elle et le petit Rawdon le deuil le plus sévère. Elle répétait partout et bien haut que le colonel s’occupait à arranger les affaires de succession. Rien désormais ne l’empêchait plus de prendre le premier à la place du petit entre-sol qu’elle occupait dans l’hôtel. Aidé des conseils du propriétaire de l’hôtel, elle arrêta les tentures qu’il faudrait mettre dans l’appartement. Elle eut avec lui une discussion tout à l’amiable, à l’occasion des tapis. Enfin on tomba d’accord sur tout, excepté sur le prix. Après ces dispositions prises, mistress Crawley partit avec sa bonne et son fils dans une voiture que le maître d’hôtel voulut bien lui prêter. L’hôte et l’hôtesse lui envoyèrent un sourire d’adieu au moment où elle franchissait le seuil de leur maison. Le général Tufto devint furieux en apprenant son départ, et mistress Brent devint furieuse de la fureur du général. Le lieutenant Spooney en ressentit un coup qui lui porta au cœur, et le maître d’hôtel prépara ses plus beaux appartements pour le retour de cette petite enchanteresse et de son mari. Il mit de côté avec le plus grand soin les malles qu’elle avait confiées à sa garde. Mme  Crawley les lui avait recommandées d’une façon toute spéciale : elles ne renfermaient cependant rien de bien précieux, ainsi qu’il put s’en convaincre en les ouvrant quelque temps après.

Mais avant d’aller rejoindre son mari en Belgique, mistress Crawley fit une petite campagne en Angleterre, laissant son fils sur le continent, aux mains de la bonne française.

La séparation de Rebecca et du petit Rawdon ne fut pénible ni pour l’une ni pour l’autre. Depuis sa naissance le jeune héritier du colonel n’avait pas été un sujet de grandes préoccupations pour sa mère. Suivant l’usage commode adopté parmi les mères françaises, elle avait placé son nourrisson chez une femme de la campagne, dans les environs de Paris. C’est là que le petit Rawdon, au milieu d’une nombreuse famille de frères de lait en sabots, avait passé d’une manière assez agréable les premiers mois de son existence. Son père dirigeait presque toujours ses promenades à cheval de ce côté, et le cœur sensible de Rawdon s’épanouissait en voyant l’espoir de sa race, rose et crasseux, criant à étourdir tous ceux qui l’approchaient et faisant des pâtés de boue sous la surveillance de la femme du vigneron, sa nourrice.

Rebecca ne montrait pas grand empressement à aller voir la chair de sa chair et le sang de son sang. Le petit bandit lui avait une fois taché une pelisse couleur gorge pigeon : et pour sa part, il aimait mieux les caresses de sa nourrice que celles de sa maman. Aussi lorsqu’il fallut quitter cette brave et joyeuse villageoise en qui il avait presque trouvé une seconde mère, il poussa pendant plusieurs heures des hurlements terribles. Sa mère ne parvint à l’apaiser qu’en lui promettant de le faire ramener le lendemain auprès de sa nourrice. On avait également dit à la villageoise, pour qu’elle ne se désolât point trop du départ de l’enfant, que bientôt on lui rendrait son nourrisson, et cette brave femme l’attendit pendant quelque temps avec la plus vive anxiété.

Les Rawdon étaient, pour ainsi dire, les précurseurs de cette race de hardis aventuriers anglais qui bientôt envahirent tout le continent, et signalèrent leur passage à travers les capitales de l’Europe par une suite d’escroqueries non interrompues. Dans ces années fortunées de 1817 et 1818, on avait encore la plus grande confiance dans la solvabilité et la délicatesse des sujets de la Grande-Bretagne, les grandes cités de l’Europe n’ayant pas encore servi de théâtre aux opérations de ces chevaliers d’industrie. Maintenant, au contraire, il n’est pas rare de voir dans une ville de France ou d’Italie quelqu’un de ces nobles compatriotes se présenter avec une tournure insolente et dégagée, cachet distinctif qu’ils portent partout avec eux. C’est à qui d’entre eux mettra le plus au pillage les hôtels où ils descendent, tirera le plus de faux billets sur des banquiers imaginaires, volera aux carrossiers leurs voitures, aux orfévres leurs bijoux, aux voyageurs leur argent, et jusqu’aux bibliothèques publiques leurs livres précieux et leurs manuscrits. Il y a trente ans, un milord anglais n’avait qu’à se présenter pour trouver du crédit partout, et le noble étranger, au lieu d’être dupeur, était dupé. Que ces temps sont loin de nous !

Ce fut seulement quelques semaines après le départ des Crawley, que le maître de l’hôtel où ils avaient logé pendant leur séjour à Paris, comprit l’étendue des pertes qu’il allait réaliser à cause d’eux. En vain alors Mme  Marabou, la marchande de modes, se présenta plusieurs fois pour réclamer le prix de ses fournitures à Mme  Crawley ; en vain M. Didelot, de la Boule-d’Or au Palais-Royal, vint demander à plusieurs reprises si cette charmante milady, à laquelle il avait vendu ses montres et ses bracelets, était enfin de retour. La pauvre femme du vigneron ne fut payée non plus que des six premiers mois pour tout le lait qu’elle avait fourni de son propre sein au vigoureux petit Rawdon. Cette pauvre femme ne reçut jamais ce qui lui restait dû : les Crawley avaient en tête bien d’autres préoccupations que de pareilles bagatelles. Quant au maître d’hôtel, pendant tout le reste de sa vie, il saisit toutes les occasions qui s’offraient à lui pour accabler de ses malédictions tous les Anglais de la terre. Il demandait à tous ses voyageurs s’ils ne connaissaient pas un certain colonel lord Crawley, voyageant avec sa femme, une petite dame très spirituelle ; et il ajoutait d’un ton mélancolique à fendre le cœur : Ah ! monsieur, ils m’ont affreusement volé !

Le voyage de Rebecca en Angleterre avait pour but d’arracher le plus de concessions possibles aux créanciers de son mari ; elle leur offrait 40 pour 100, à la condition que leur débiteur pourrait rentrer à Londres à l’abri de toute espèce de poursuites. Nous n’avons point l’intention d’entrer ici dans les détails de cette difficile transaction ; qu’il nous suffise de constater que Rebecca réussit à leur démontrer que la somme qu’elle était autorisée à leur offrir était tout le capital disponible de son mari, et à les convaincre que le colonel aimerait mieux passer le reste de ses jours sur le continent que de venir s’exposer à des réclamations importunes ; qu’il n’y avait aucune chance de lui voir refaire sa fortune ni d’obtenir jamais une plus large répartition que celle qui leur était offerte. À l’aide d’une si puissante logique elle décida les créanciers du colonel à accepter les offres qu’elle leur faisait. Pour quinze cents livres d’argent comptant elle racheta un total de dettes montant à plus de vingt fois cette valeur.

Mistress Crawley n’eut recours à l’intervention d’aucun homme de loi. L’affaire était si simple, c’était à prendre ou à laisser, ainsi qu’elle le faisait remarquer aux créanciers avec tant de justesse et d’à-propos ; bref, le marché fut conclu. M. Lévi, au nom de M. David, et M. Moïse, en celui de M. Manassé, principaux créanciers du colonel, félicitèrent sa femme de la manière expéditive dont elle savait régler les affaires et déclarèrent que les gens mêmes du métier n’avaient rien à lui apprendre.

Rebecca accepta ces compliments avec la plus parfaite modestie. Elle fit venir, dans la mauvaise petite auberge où elle était descendue pendant la durée de ses négociations, du xérès et des gâteaux, afin de faire politesse aux agens de ses adversaires. Et enfin, on se sépara après force poignées de main et les meilleurs amis du monde. Rebecca, sans perdre de temps, repassa le détroit pour rejoindre son mari et son fils, et apprendre au colonel l’heureuse nouvelle de son entière libération.

En ce qui concerne le petit garçon, nous avons dit que Mlle  Geneviève n’y avait pas fait grande attention en l’absence de sa mère. Un soldat de la garnison de Calais lui ayant inspiré un tendre attachement, ce militaire l’avait fort distrait des devoirs de sa charge, et le petit Rawdon avait failli, un beau jour, se noyer sur la plage de Calais, où il s’était égaré faute de surveillance de la part de Mlle  Geneviève.

Après quelque temps de séjour à Bruxelles, où les deux époux vécurent au milieu du luxe et de l’abondance, ayant chevaux et voitures, et donnant des dîners très-fins à leur hôtel, le colonel et sa femme quittèrent cette ville pour fuir la calomnie qui s’y acharnait contre eux comme à Paris, et ils y laissèrent, à ce que dit la chronique, pour une somme assez considérable de dettes. Telle est donc la méthode que les gens sans un sou de revenu ont à leur service pour réunir les deux bouts à la fin de l’année.

De Bruxelles, le colonel se rendit à Londres avec sa femme. Ce fut là surtout, dans leur maison de Curzon-Street, à May-fair, qu’ils donnèrent le plus de preuves de leur habileté à mettre en pratique les ressources ci-dessus mentionnées.