La Foire aux vanités/2/03


CHAPITRE IIII.

Veuve et mère.


On reçut à la fois en Angleterre la nouvelle des deux succès remportés par l’armée anglaise aux Quatre-Bras et à Waterloo. Les Trois-Royaumes tressaillirent d’orgueil et de douleur à l’annonce de ces glorieux faits d’armes, car les chants de victoire ne pouvaient faire oublier les pleurs que l’on devait aux blessés et aux morts. Dans chaque village, dans chaque chaumière, à l’arrivée des grandes nouvelles de Flandre, c’étaient des explosions de joie à côté des sanglots et des larmes, les enivrements du triomphe mêlés au deuil et à l’affliction. Pendant qu’on parcourait avec une anxieuse avidité la liste des victimes de la guerre et qu’on apprenait par elle la mort ou le salut d’un ami ou d’un parent, on passait successivement à travers les angoisses les plus accablantes, les incertitudes de l’espoir et du doute.

Cette liste sanglante se complétait chaque jour. On peut juger encore à distance du supplice cruel de ceux qui devaient attendre jusqu’au lendemain la suite de cette histoire de deuil, de l’empressement sauvage avec lequel on se disputait les feuilles encore humides de l’imprimerie. Si pour une seule bataille où nous n’avions que vingt mille hommes engagés, l’émotion était si forte dans tous les cœurs, on peut se faire une idée de l’état de l’Europe pendant vingt années de boucherie alors que chaque nation envoyait des millions d’hommes sur les champs de bataille, et que chacun d’eux, en frappant son adversaire, mettait une famille au désespoir.

Les nouvelles apportées par la Gazette tombèrent comme un coup de foudre dans la maison Osborne. Les jeunes filles ne cherchèrent point à dissimuler leur douleur. Le vieux père, déjà miné par un noir chagrin, s’affaissa davantage sous le poids de cette dernière infortune. Il tenta de se persuader que la main de Dieu avait frappé son fils, par suite de sa désobéissance. Il ne voulait pas encore reconnaître la sévérité de la sentence qu’il avait portée contre lui, il ne voulait pas avouer ses regrets du trop rapide accomplissement de ses menaces.

Parfois saisi d’une terreur subite, il frissonnait de tous ses membres, comme si une voix accusatrice lui reprochait le malheur qu’il avait appelé sur la tête de son fils. Jusqu’alors la réconciliation lui était apparue comme une vague et lointaine espérance ; la femme de son fils pouvait mourir : l’enfant prodigue pouvait rentrer au foyer domestique, et dire : « Mon père, j’ai péché. » Mais maintenant plus rien. Son fils était à l’autre bord du gouffre que l’on franchit pour l’éternité.

Plus il se rappelait le terrible accès de fièvre auquel chacun avait cru que son fils ne pourrait résister, il le voyait encore sur son lit, sans voix, sans mouvements, les yeux d’une fixité effrayante. Comme il s’attachait alors aux pas du docteur, comme il interrogeait ses moindres gestes avec une navrante anxiété ; et quelle joie dans son cœur, après la fin de cette terrible crise, quand son fils eut repris ses sens, quand il rouvrit les yeux pour voir son père, pour le reconnaître par un regard de tendresse. Tandis que maintenant, plus rien, pas même cette dernière espérance qui n’abandonne pas au chevet du malade condamné ; plus rien qu’un corps froid et inanimé, dont il n’avait plus à attendre les paroles de soumission que réclamait son orgueil irrité, son autorité froissée et méconnue. Car, chose pénible à dire, le cœur du vieil Osborne souffrait avant tout de la pensée que son fils l’avait quitté sans implorer son pardon, et que sa vanité n’avait plus désormais d’excuses à espérer de lui.

Le malheureux vieillard succombait sous le faix de cette grande infortune, sans avoir personne à qui ouvrir son cœur. On ne l’entendit pas prononcer une seule fois le nom de son fils ; il ordonna à l’aînée de ses filles de faire prendre le deuil à toute la maison. La demeure des Osborne, si joyeuse autrefois, ne devait plus de longtemps retentir des cris de fêtes et de plaisir. Il ne dit rien à son futur gendre, pour le mariage duquel on avait déjà pris jour ; celui-ci avait lu dans les traits de M. Osborne qu’il n’y avait point à le questionner, ni à hâter l’époque de la cérémonie. On se contentait d’en parler tout bas dans le salon, où le père de famille ne paraissait plus, comme s’il eût craint de donner dans ces épanchements du cœur une marque de faiblesse ou d’y trouver une condamnation de sa conduite. Du reste, le deuil fut observé avec la plus rigoureuse exactitude.

Trois semaines environ après le 18 juin, un ami de la maison, sir William Dobbin, se présenta chez M. Osborne, à Russell Square. Sa figure était pâle et décomposée : il demanda à voir le père de George, et fut introduit dans le cabinet du maître de la maison. Après un échange de paroles banales et inintelligibles, le visiteur finit par tirer de son portefeuille une lettre scellée d’un grand cachet rouge.

« Mon fils le major Dobbin, dit l’alderman après quelque hésitation, m’a fait remettre une lettre par un officier du ***e arrivé d’hier. La lettre de mon fils en renfermait une pour vous, Osborne. »

L’alderman déposa le paquet sur la table et Osborne, pendant une ou deux minutes, arrêta sur lui ses yeux mornes et fixes. Cette fixité de regard porta le trouble dans l’âme du visiteur, car, après coup d’œil de compassion donné à cet infortuné, il se retira sans prononcer un mot.

La lettre était du l’écriture ferme et décidée de George. Il l’avait faite dans la matinée du 16 juin, un peu avant de prendre congé d’Amélia. Le grand cachet rouge portait les armoiries empruntées par Osborne au Dictionnaire de la Pairie ; on y lisait pour devise : Pax in bello. Tout cela appartenait à la maison ducale avec laquelle le vieillard s’efforçait d’établir ses liens de parenté. La main qui avait signé cette lettre ne devait plus désormais tenir ni la plume ni l’épée. Le lendemain de la bataille, ce cachet dont la cire portait l’empreinte avait été dérobé au cadavre de George. Le père l’ignorait, et cependant il contemplait cette lettre avec des yeux hagards et consternés, et lorsqu’il voulut l’ouvrir, il crut un moment qu’il n’en pourrait venir à bout.

La lettre du pauvre George n’était pas bien longue. Un sentiment de fierté ne lui avait pas permis de s’abandonner aux doux épanchements du cœur. Il disait seulement qu’il n’avait point voulu partir pour la bataille sans faire ses adieux à son père, sans lui recommander, dans ce moment solennel, la femme et le fils qu’il laissait derrière lui. Il exprimait son repentir d’avoir déjà, par ses folles dépenses, fait une si large brèche à son héritage maternel. Il remerciait son père de tout ce qu’il avait fait pour lui, et lui promettait, quel que fût le sort que lui réservait la destinée, de se montrer toujours digne du nom qu’il portait.

Un sentiment d’orgueil, ou peut-être un faux respect humain, l’avait empêché d’en dire plus long ; et puis, d’ailleurs, son père pouvait-il voir les baisers dont il avait couvert l’adresse ? L’âme partagée entre d’amers regrets et des désirs de vengeance, M. Osborne laissa échapper la lettre de ses mains : il aimait toujours son fils, mais il ne lui avait point pardonné.

Deux mois environ après la réception de cette lettre, les demoiselles Osborne ayant accompagné leur père à l’église, le virent se mettre à une autre stalle que celle qu’il occupait d’ordinaire pendant le service divin ; de cette place, il tenait ses yeux constamment fixés sur la partie du mur qui s’étendait au-dessus de leur tête. Les yeux des jeunes filles prirent aussitôt la même direction, et elles aperçurent un bas-relief scellé dans la muraille, où l’on voyait la Grande-Bretagne en pleurs appuyée sur une urne ; une épée brisée, un lion couché indiquaient assez que c’était quelque monument commémoratif consacré au souvenir d’un guerrier frappé au champ d’honneur. Les marbriers fabriquaient, à cette époque, quantité de ces emblèmes funèbres qu’on peut voir, pour la plupart, sur les murs de Saint-Paul, où l’orgueil humain étale jusque dans la mort l’orgueil de sa vanité.

Au-dessous du marbre funéraire on voyait sculptées les armes des Osborne, et une inscription ainsi conçue :

à la mémoire
de george osborne, esquire,
capitaine au ***e régiment d’infanterie
de sa majesté,
mort à l’âge de vingt-huit ans,
en combattant pour son roi et son pays,
dans la fameuse journée de waterloo,
le 18 juin 1815.
Dulce et decorum est pro patria mori.

À cette vue, les deux jeunes sœurs éprouvèrent une telle émotion que miss Maria fut obligée de quitter l’église. Les assistants s’écartèrent respectueusement pour donner passage à ces deux jeunes filles en noir dont les sanglots n’excitaient pas moins la compassion que la douleur muette de leur vieux père, immobile à sa place devant le monument élevé à la mémoire de son fils.

« Peut-être songe-t-il à pardonner à mistress George, se dirent les deux filles après le premier débordement de la douleur. »

Les amis de la famille Osborne, qui s’étaient d’abord entretenus de la brouille entre le père et le fils, par suite du mariage de ce dernier, s’entretinrent alors des chances d’une réconciliation entre le père de George et la jeune veuve. Il y eut même des paris engagés à ce sujet dans Russell-Square et jusque dans la Cité.

Si les deux sœurs redoutaient de voir la maison de leur père se rouvrir à la femme de George, leurs craintes à ce sujet durent s’accroître encore lorsqu’à la fin de l’automne leur père annonça qu’il allait partir pour un voyage sur le continent. Il ne s’expliquait point sur le but de son départ, mais elles savaient qu’il devait tourner ses pas du côté de la Belgique, et elles n’ignoraient pas non plus que la veuve de George se trouvait toujours à Bruxelles. Lady Dobbin et ses filles leur avaient donné des nouvelles fort détaillées sur la pauvre Amélia. L’honnête capitaine avait remplacé le second major du régiment resté sur le champ de bataille, et le brave O’Dowd, qui, suivant son habitude, s’était distingué par son sang-froid et son courage, fut nommé colonel et chevalier du Bain.

Plus d’un brave soldat du ***e, si cruellement éprouvé dans les deux journées meurtrières de Waterloo et des Quatre-Bras, passa l’automne à Bruxelles pour s’y remettre de ses blessures. Plusieurs mois après ces terribles luttes, la ville présentait encore l’aspect d’un hôpital militaire. À mesure que les blessures se refermaient, les jardins et les endroits publics se remplissaient de héros estropiés qui, échappés une fois de plus à la mort, jouaient, riaient et faisaient l’amour tout comme si de rien n’était. Dans le nombre, M. Osborne en retrouva plusieurs du ***e ; leur uniforme les lui fit reconnaître. Il savait en outre les promotions et les changements comme s’il eût fait partie du régiment. Tout ce qui tenait à ce corps, à ses officiers, éveillait son plus vif intérêt. Le lendemain de son arrivée à Bruxelles, en sortant de son hôtel, il aperçut un soldat revêtu du susdit uniforme et assis sur un banc de pierre : M. Osborne s’approcha et s’assit tout ému à côté du convalescent.

« Étiez-vous dans la compagnie du capitaine Osborne ? demanda-t-il à cet homme ; puis il ajouta, après une pause : C’était mon fils, monsieur. »

Ce brave soldat était d’une autre compagnie ; mais il fit au malheureux vieillard qui lui adressait cette question un salut empreint de tristesse et de respect.

« C’était un de nos plus beaux et de nos plus vaillants officiers que le capitaine George, dit ensuite le soldat. »

Un sergent de la compagnie du capitaine se trouvait maintenant à la ville, et achevait de guérir d’un coup de feu reçu à l’épaule. Ce sergent ne manquerait pas de lui donner tous les renseignements qu’il pourrait désirer sur… sur le régiment. Mais il avait vu sans doute le major Dobbin, l’ami intime du brave capitaine, et mistress Osborne, qui se trouvait aussi à Bruxelles et dans un bien pitoyable état, à ce qu’on disait. On racontait que, pendant plus de six semaines, la pauvre femme avait été comme folle. Mais pardon, fit en terminant le soldat, monsieur doit savoir tous ces détails.

Osborne mit une guinée dans la main de cet homme et lui en promit une seconde dès qu’il lui aurait amené, à l’hôtel du Parc, le sergent dont il lui avait parlé. Grâce à cette promesse, M. Osborne ne tarda pas à voir le sous-officier qu’il demandait. Quant à l’autre soldat, il alla trouver un ou deux camarades, leur conta sa rencontre avec le père du capitaine Osborne, et la générosité de ce dernier, et ils se mirent à boire ensemble et à se réjouir avec les guinées qu’ils devaient à la fastueuse libéralité de cette affliction plus orgueilleuse encore que sincère.

En compagnie du sergent dont la blessure était presque cicatrisée, Osborne partit pour Waterloo et les Quatre-Bras. Les Anglais s’y rendaient alors par caravanes ; M. Osborne fit monter le sergent dans sa voiture et parcourut le théâtre du combat en recueillant de sa bouche les détails de ces sanglantes journées. Il vit l’endroit où, le 16, le ***e régiment était venu se mettre en ligne de bataille, l’éminence d’où il avait arrêté la cavalerie française qui chassait devant elle les Belges en déroute. Ici c’était la place où le brave capitaine avait abattu l’officier français qui voulait arracher le drapeau aux mains du jeune enseigne, au moment où les sergents préposés à la garde du drapeau venaient de tomber à ses côtés. Le jour suivant on avait fait un mouvement rétrograde, et on était venu bivouaquer derrière une éminence, où une pluie battante avait fort tourmenté l’armée pendant toute la nuit du 17. À la pointe du jour on avait fait un mouvement en avant, et l’on avait passé de longues heures à se reformer, au milieu des charges continuelles de la cavalerie ennemie et sous le feu terrible des batteries françaises. Le soir, toute la ligne anglaise avait reçu l’ordre de s’ébranler ; au moment où l’ennemi battait en retraite, après avoir donné une dernière fois. C’était alors que le capitaine Osborne, excitant ses soldats du geste et de la voix, et agitant son épée avec un noble enthousiasme, avait été mortellement blessé.

« Le major Dobbin a fait transporter à Bruxelles le corps du capitaine, dit le sergent à demi-voix, et lui a fait rendre les derniers honneurs, comme Votre Seigneurie doit le savoir. »

Tandis que le soldat faisait ce récit, des paysans du voisinage, des juifs, des colporteurs se pressaient autour d’eux et leur offraient des tronçons d’armes recueillis sur le champ de bataille, des croix, des épaulettes, des cuirasses brisées, des aigles mutilés, etc…

Après ce douloureux pèlerinage sur le théâtre des derniers exploits du capitaine, M. Osborne paya généreusement son guide. Le malheureux père avait déjà vu le lieu de la sépulture de son fils ; il s’y était rendu tout d’abord dès son arrivée à Bruxelles. Le corps de George reposait dans le petit cimetière de Laken, tout près de la ville.

Un jour, le capitaine étant allé en partie de plaisir dans les environs de Bruxelles, avait dit, sans pressentir, hélas ! une si prochaine réalisation de ses vœux, qu’il choisissait cet endroit pour s’y faire enterrer, et le capitaine Dobbin, conservant dans son cœur le désir exprimé par son ami, avait transporté le corps du jeune officier dans le lieu de repos qu’il avait désigné lui-même.

Au retour du champ de bataille de Waterloo, comme la voiture de M. Osborne approchait des portes de la ville, elle se croisa avec une calèche découverte où étaient assis deux femmes et un homme, et à la portière de laquelle caracolait un officier à cheval. Osborne se renfonça le plus qu’il put comme pour éviter une vue désagréable. Le sergent assis à ses côtés le regarda d’un air surpris, tout en saluant l’officier qui lui rendit machinalement son salut. Dans cette voiture se trouvaient Amélia avec le jeune enseigne à côté d’elle, et la fidèle mistress O’Dowd vis-à-vis. Oui, Amélia elle-même, mais non plus fraîche et jolie comme l’avait connue M. Osborne ; sa figure était pâle et maigre, ses beaux cheveux châtains se cachaient sous le bonnet noir du veuvage ; pauvre petite ! elle avait le regard fixe, et ses yeux cependant ne s’arrêtaient sur aucun objet ; ils se portèrent sur la figure d’Osborne lorsque les voitures se croisèrent, et pourtant elle ne le reconnut point ! Il ne l’avait pas reconnue, lui non plus, jusqu’au moment où il avait aperçu Dobbin à la portière. Oh ! alors, jamais son cœur n’avait autant senti l’étendue de sa haine pour cette femme. La voiture une fois passée, il tourna ses regards vers le sergent, et d’un œil soupçonneux et courroucé sembla lui dire :

« Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Vous ne savez donc pas que je la déteste, que je l’abhorre ? vous ne savez donc pas que c’est elle qui a ruiné mes espérances, réduit en fumée tous mes rêves d’orgueil ? »

Puis ensuite, se penchant vers le laquais placé sur le siége, il lui cria avec un gros juron :

« Dites donc à ce damné postillon de ne point s’endormir sur ses chevaux ! »

Un instant après on entendit sur le pavé le galop d’un cheval : c’était Dobbin qui courait après la voiture de M. Osborne. Revenant de la distraction où il était plongé lorsque les voitures se croisèrent, il songea alors que la figure qu’il venait d’entrevoir dans cette voiture était celle du père de George ; il se pencha alors vers Amélia pour juger de l’impression qu’avait faite sur elle la rencontre de son beau-père. La pauvre enfant n’avait rien vu. Alors William tira sa montre, et, prétextant un rendez-vous qu’il avait oublié, fit rebrousser chemin à sa monture. Cependant, d’ordinaire, il ne la quittait point ainsi au milieu de la promenade. Mais elle ne s’aperçut de rien ; elle était tout absorbée dans la contemplation du magnifique paysage, couronné à l’horizon par une verdoyante forêt ; ses yeux restaient fixés dans la direction où elle avait vu disparaître George avec son régiment.

« Monsieur Osborne ! monsieur Osborne ! » criait Dobbin poussant son cheval vers sa voiture et tendant la main au père de son ami.

Osborne ne bougea pas, mais il cria plus fort, et avec un juron plus énergique, de presser les chevaux.

Dobbin posa sa main sur la portière de la voiture.

« Il faut absolument que je vous voie, monsieur, lui dit-il ; j’ai un message à vous remettre.

— De la part de cette femme ? fit Osborne d’un air méprisant.

— Non, répliqua Dobbin ; de la part de votre fils. »

Osborne retomba accablé dans le fond de sa voiture. Dobbin laissa passer ce moment de douleur, et, se plaçant derrière la calèche, traversa ainsi la ville jusqu’à l’hôtel de M. Osborne, sans chercher à lui parler davantage. Une fois arrivé à l’hôtel, il suivit M. Osborne dans son appartement. C’était le même qu’avaient occupé les Crawley pendant leur séjour à Bruxelles. Que de soirées George avait passées dans ces mêmes pièces !

« Qu’y a-t-il pour votre service, capitaine Dobbin… ah ! je me trompe, j’aurais dû dire major Dobbin… Quand les bons s’en vont, on trouve toujours assez de gens disposés à se disputer leurs chausses, dit M. Osborne de ce ton bourru qu’il aimait à prendre par moments.

— En effet, répliqua Dobbin, beaucoup de braves gens sont morts, et c’est précisément de l’un d’eux que j’ai à vous entretenir.

— Faites vite, monsieur, dit l’autre avec un juron et un froncement de sourcil.

— Je viens vous trouver en ma qualité de son ami le plus intime, comme l’exécuteur de ses dernières volontés. Avant de marcher au combat, il a fait son testament. Vous savez combien ses ressources étaient modiques, mais vous ignorez peut-être la déplorable situation de sa veuve.

— Je n’ai rien à démêler avec sa veuve, monsieur, reprit Osborne. Qu’elle aille retrouver son père. »

Mais il avait un interlocuteur bien résolu à ne point se fâcher, et Dobbin poursuivit sans tenir compte de sa réflexion déplacée.

« Connaissez-vous, monsieur, la situation de mistress Osborne ? Le terrible coup qui l’a frappée a porté atteinte à la fois à sa santé et à sa raison ; et il est fort douteux qu’elle puisse jamais se remettre. Cependant, il y a encore une chance de la voir se rattacher à la vie. Bientôt elle va devenir mère. Voulez-vous faire peser sur l’enfant la réprobation dont vous avez frappé le père ? Non, non, pour l’amour de George vous pardonnerez à cette innocente créature. »

Osborne éclata alors en mille imprécations contre son fils, tout en ayant soin de justifier sa conduite. Pour mieux se disculper de ses rigueurs auprès de sa conscience, il s’efforçait d’exagérer la désobéissance de son fils. On ne pouvait citer, dans les Trois-Royaumes, un père qui ait usé d’une si grande patience contre son fils rebelle et coupable, qui, avant de mourir, n’avait pas même voulu avouer ses torts. Les conséquences de son insoumission et de sa folie devaient avoir leur cours. Quant à lui, M. Osborne, il n’avait qu’une parole et s’y tenait. Il avait juré de ne jamais parler à cette femme, de ne jamais la reconnaître comme épouse de son fils.

« Et je vous autorise à lui répéter cela, dit-il en insistant sur ces derniers mots ; c’est une résolution dans laquelle je resterai inébranlable jusqu’à mon dernier soupir. »

Il fallait donc, de ce côté, renoncer à tout espoir. La veuve de George n’avait plus à compter que sur ses faibles ressources et l’assistance qui pourrait lui venir de Joe.

« Il n’y a pas à lui cacher ce triste résultat, pensa Dobbin avec un serrement de cœur ; car maintenant elle est indifférente à tout. »

En effet, cette pauvre femme restait anéantie sous le poids de son malheur : le chagrin l’avait, pour ainsi dire, privée de sentiment ; le bien ne la touchait pas plus que le mal ; et, quant aux marques de bienveillance et d’amitié qu’on s’efforçait de lui prodiguer autour d’elle, elle ne pouvait triompher de cette espèce d’assoupissement moral où l’avait plongé l’excès de sa douleur.

Après avoir déjà surpris et raconté quelques-unes des poignantes émotions qui déchirent ce tendre cœur, tirons le voile sur ce triste spectacle. Éloignons-nous avec précaution de cette couche d’amertume où repose cette âme affligée. Fermons doucement la porte de cette chambre confidente de ses amères souffrances ; laissons-la aux soins de ces êtres dévoués qui veillèrent au chevet de la pauvre femme jusqu’au moment où le ciel lui envoya ses consolations.

Il vint enfin ce jour où la veuve affligée put, dans sa joie mêlée de regrets, serrer contre son sein un enfant, un enfant dans lequel revivaient tous les traits de George, un fils beau comme un chérubin. Son premier cri fit sur elle l’effet d’une résurrection ! elle ria et pleura de joie. L’amour, l’espérance, la prière vinrent ranimer le cœur sur lequel reposait l’enfant. Amélia était sauvée ! Les médecins qui la soignaient et avaient déclaré sa vie, ou tout au moins sa raison en danger, virent dans cette crise, attendue au milieu de tant de craintes, comme le gage de son rétablissement. Ses amis furent bien récompensés de leurs inquiétudes et de leurs soins lorsque ses yeux, reprenant leur ancien éclat, purent leur témoigner dans un langage muet sa reconnaissance de leur sollicitude.

L’âme de Dobbin ne pouvait contenir les transports de sa joie. Ce fut lui qui ramena en Angleterre mistress Osborne sous le toit maternel, lorsque mistress O’Dowd, pour se rendre aux pressantes exhortations du colonel, quitta sa chère malade. Il y avait de quoi charmer tous les cœurs honnêtes, à voir Dobbin avec l’enfant sur les bras et la mère reconnaissante de bonheur devant les prouesses de son petit nourrisson. William fut parrain du nouveau-né. Le bon major, dont nous connaissons l’excellent cœur, apporta dès lors, chaque jour, à son petit filleul quelque cuiller, timbale, biberon ou collier de corail.

Le nourrir, le soigner, vivre pour lui, allait désormais devenir l’unique et seule pensée de sa mère. Pour tout au monde elle n’aurait point consenti à confier son enfant à une nourrice, à le livrer à des mains étrangères. La plus grande faveur qu’elle pouvait accorder au major Dobbin, en sa qualité de parrain, c’était, de temps à autre, de bercer l’enfant pour l’endormir. Pour elle, cet enfant était sa vie ; son bonheur devait consister désormais à lui prodiguer ses plus tendres caresses. Toutes ses affections, tout son amour se reportaient sur cette frêle et innocente créature. Avec quels transports de joie elle présentait à son nourrisson ce sein où il venait puiser la vie. Dans la nuit, sur sa couche solitaire, elle avait de ces enthousiasmes maternels que la Providence divine, avec un soin merveilleux, a réservé pour le cœur des femmes. Joies à la fois sublimes et trop humbles pour que la raison soit capable d’y rien entendre, : dévouements admirables et aveugles, dont les femmes ont seules le secret.

William Dobbin se bornait à épier le cœur d’Amélia, à en suivre tous les mouvements. Si son amour lui donnait assez de pénétration pour en deviner les sentiments, il ne voyait, hélas ! qu’avec trop d’évidence qu’il ne s’y trouvait point encore de place pour lui ; son âme douce et patiente acceptait son sort tel qu’il lui était fait, et pour beaucoup il n’aurait pas voulu le changer.

Quant aux parents d’Amélia, ils pénétraient déjà sans doute les intentions du major, et paraissaient assez disposés en sa faveur. Tous les jours Dobbin allait les voir, et là passait des heures entières avec eux, avec Amélia, avec l’honnête M. Clapp et sa famille. Sous un prétexte ou un autre, il apportait des présents à chacun d’eux, et cela presque tous les jours. Il avait su se concilier les bonnes grâces de la petite fille de M. Clapp, grande favorite d’Amélia, et qui appelait Dobbin le major Sucrecandi. D’ordinaire cette petite fille remplissait les fonctions de maître des cérémonies, et introduisait notre ami auprès de mistress Osborne. Un jour celle-ci ne put s’empêcher de rire en voyant le major Sucrecandi arriver à Fulham et descendre de son cabriolet avec un cheval de bois, un tambour, une trompette et autres joujoux non moins guerriers, à la destination du petit George, à peine âgé de six mois. Ces présents étaient au moins anticipés.

L’enfant dormait.

« Chut ! » fit Amélia, craignant qu’il ne se réveillât au bruit que faisaient les bottes du major ; elle souriait en même temps de voir Dobbin trop embarrassé de ses jouets pour prendre la main qu’elle lui tendait.

« Descendez, petite Marie, dit-il alors à l’enfant ; j’ai à parler à mistress Osborne. »

Celle-ci leva sur lui des yeux tout étonnés, puis aussitôt les reporta sur le berceau de son fils.

« Je suis venu vous faire mes adieux, Amélia, lui dit-il en lui prenant sa main blanche et délicate.

— Vos adieux ! vous allez donc partir ? reprit-elle en souriant.

— Vous n’aurez qu’à remettre vos lettres à mes correspondants, continua-t-il, ils me les feront passer ; car vous m’écrirez, n’est-ce pas ? je vais m’absenter pour bien longtemps.

— Je vous donnerai des nouvelles de George, mon cher William, car vous êtes bien bon pour lui et pour moi. Regardez cette gentille figure, ne dirait-on pas celle d’un ange ? »

Les petites mains roses de l’enfant se serrèrent machinalement autour du doigt de l’honnête soldat, et les yeux d’Amélia brillèrent de tout l’éclat de l’orgueil maternel. Ce coup d’œil, empreint de la tendresse la plus vive et la plus ardente, porta le désespoir dans le cœur du pauvre major. Il resta quelques minutes penché vers l’enfant dans une muette contemplation ; enfin, par un suprême effort, il put trouver assez d’énergie pour dire d’une voix éteinte :

« Mon Dieu ! veillez sur lui.

— Dieu vous protége aussi, mon cher Dobbin, lui dit Amélia en relevant la tête après avoir embrassé son fils. Mais, silence ! ajouta-t-elle effrayée du bruit que faisait Dobbin pour regagner la porte. Silence ! vous pourriez éveiller George ! »

Bientôt le cabriolet s’éloigna, bientôt ses roues retentirent sur le pavé ; mais Amélia n’entendit rien ; rien ne pouvait distraire sa rêverie de l’enfant qui souriait dans son sommeil.