La Foire aux vanités/2/02


CHAPITRE II.

Où Jim passe par la porte et sa pipe par la fenêtre.


Miss Briggs s’était sentie singulièrement flattée des prévenances de M. Crawley et du bon accueil de lady Jane. Aussi quand on apporta à Miss Crawley les cartes de la famille Southdown, les paroles élogieuses se pressèrent dans sa bouche sur le compte des visiteurs. La comtesse avait laissé une carte pour elle ! Il y avait là assurément de quoi rendre bien fière cette pauvre délaissée.

« Une carte de lady Southdown pour vous, qu’est-ce que cela signifie, miss Briggs ? pour ma part, je n’y comprends rien, » observa miss Crawley au nom de ses principes égalitaires.

Sa compagne lui fit humblement remarquer qu’il n’y avait aucun mal à ce qu’une dame de qualité accordât quelque attention à une honnête et pauvre fille.

Cette carte fut conservée précieusement dans sa boîte à ouvrage, parmi ses autres trésors du même genre.

Elle raconta alors à miss Crawley sa rencontre de la veille avec M. Pitt, en compagnie de sa cousine et future épouse. Elle s’étendit avec une complaisance toute particulière sur l’amabilité et la modestie de cette charmante demoiselle, sur la simplicité excessive de sa toilette, dont elle passa minutieusement en revue tous les articles, depuis le bonnet jusqu’aux brodequins.

Miss Crawley ne dit point à Briggs que son bavardage lui brisait la tête ; elle la laissa parler, au contraire, tant qu’elle voulut. Dès qu’elle sentait ses forces revenir, elle se mettait à désirer les visites, et M. Creamer, son médecin, ne voulant point lui permettre de retourner à Londres pour s’y plonger de nouveau dans le tourbillon des plaisirs, elle était enchantée de trouver à Brighton des éléments de société. Elle envoya donc ses cartes le lendemain, en faisant dire à M. Pitt qu’elle serait bien aise de le voir. Il se rendit à cette invitation et amena même avec lui lady Southdown et sa fille. La comtesse douairière évita de parler de l’état déplorable dans lequel se trouvait l’âme de miss Crawley, elle causa toujours avec une discrétion exquise de la pluie et du beau temps, de la guerre, de la chute de Bonaparte ; vanta surtout ses docteurs et ses drogueurs, et porta très-haut les mérites singuliers de Podger, son apothicaire de prédilection.

Dès cette première visite, Pitt Crawley frappa un coup de maître en démontrant, clair comme le jour, que si un injuste oubli n’avait pas à ses débuts arrêté sa carrière diplomatique, il n’y avait pas de raison pour qu’il ne pût prétendre aux postes les plus élevés. La comtesse douairière de Southdown ayant pris à parti celui qu’elle appelait l’aventurier Corse, ce monstre souillé de tous les crimes imaginables, ce misérable tyran indigne de voir la lumière du jour, etc., etc., etc. Pitt Crawley se mit à son tour à défendre l’homme de la destinée. Il dépeignit le premier consul tel qu’il l’avait vu à la paix d’Amiens, quand, lui Pitt Crawley, avait eu l’honneur de se lier avec M. Fox, ce grand homme d’État, devant le génie duquel disparaît toute dissidence d’opinion pour ne plus laisser place qu’à l’admiration la plus fervente, ce politique achevé qui avait toujours professé la plus haute considération pour l’empereur Napoléon ; son indignation s’exhala en termes les plus violents contre la conduite déloyale des alliés à l’égard de ce monarque détrôné. L’exil le plus honteux et le plus cruel n’avait-il pas été la récompense de sa foi en la parole donnée ? Et pourquoi ? pour substituer à son autorité la tyrannique domination d’un papiste effréné.

Cette sainte horreur de Rome et du pape assurait à M. Pitt une haute position dans l’opinion de lady Southdown, pendant que son admiration pour Fox et Napoléon le grandissait d’autre part dans l’esprit de sa tante. L’amitié de cette dernière pour cet illustre défunt a déjà été l’objet d’une digression dans l’un des premiers chapitres de cette histoire. Whig de cœur et d’âme, miss Crawley, pendant toute la durée de la guerre, avait fait cause commune avec les membres de l’opposition, et bien que la chute de l’empereur n’ait jamais fait grande impression sur les nerfs de la vieille dame, et que les malheurs de l’exilé n’aient point troublé le sommeil de ses nuits, Pitt cependant la prenait par son faible, en louant à la fois ses deux idoles. Cette courte mais énergique protestation avait suffi pour le mettre fort avant dans les bonnes grâces de sa tante.

« Et vous, ma chère, que pensez-vous ? » dit miss Crawley en se tournant vers la jeune demoiselle, dont l’air simple et modeste réveillait déjà toutes ses sympathies.

C’était, du reste, son habitude de s’enflammer toujours ainsi à première vue ; mais il faut rendre cette justice à son enthousiasme, il était aussi prompt à s’en aller qu’à venir.

Lady Jane rougit beaucoup, et répondit que, n’entendant rien à la politique, elle la laissait aux esprits plus profonds que le sien. Elle trouvait une grande justesse aux arguments de sa mère, ce qui n’ôtait rien à l’excellence des raisons de M. Crawley.

Quand ces dames se retirèrent enfin pour prendre congé de miss Crawley, celle-ci leur témoigna l’espérance que lady Southdown serait assez bonne pour lui envoyer lady Jane de temps à autre, si toutefois cette dernière voulait bien venir consoler une pauvre recluse abandonnée.

La douairière s’y engagea de la meilleure grâce du monde, et l’on se quitta très-bons amis.

« Ah ! Pitt, ne me ramenez plus lady Southdown, lui dit la vieille demoiselle à sa visite suivante. C’est en chair et en os la sotte prétention de toute votre lignée maternelle, dont le ciel me préserve comme de la peste. Quant à cette bonne petite lady Jane, vous pourrez me l’amener tant qu’il vous plaira. »

Pitt en fit la promesse, mais il garda pour lui ce qui concernait la comtesse Southdown. Il aurait été désolé d’ôter à cette digne matrone la conviction où elle était qu’elle avait produit sur miss Crawley l’impression la plus agréable et en même temps la plus saisissante.

Lady Jane se rendit volontiers à la demande de miss Crawley ; intérieurement elle n’était peut-être pas fâchée d’échapper à quelques-unes des mortelles visites du révérend Bartholomé Irons et de tous ces charlatans qui venaient bourdonner autour de la majestueuse comtesse sa mère. Lady Jane tenait fidèle compagnie à miss Crawley, elle l’accompagnait dans ses promenades, elle lui abrégeait par sa présence la longueur des soirées. C’était une si bonne et si douce nature que Firkin elle-même n’en était point jalouse ; miss Briggs aurait voulu l’avoir toujours avec elle, trouvant que son amie la ménageait beaucoup plus devant la bonne lady Jane. Et quant à miss Crawley, elle témoignait à cette jeune fille une affection et une bienveillance particulières. La vieille demoiselle lui faisait le récit de toutes ses histoires de jeunesse, mais sur un ton bien différent de celui qu’elle apportait dans ses confidences à cette petite mécréante de Rebecca. Elle eût regardé comme un manque de convenance de blesser les chastes oreilles de lady Jane par des propos un trop peu lestes : miss Crawley, au milieu de ses goûts voluptueux et mondains, conservait trop de tact pour porter atteinte à tant d’innocence et de pureté. Sa nouvelle compagne n’avait jusqu’alors reçu de témoignage d’affection que de son père, de son frère et de miss Crawley, aussi répondait-elle aux avances de cette dernière par la confiance la plus ouverte et l’amitié la plus franche.

Dans les longues soirées d’automne, alors que Rebecca tenait à Paris le sceptre dans les réunions des jeunes officiers de l’armée conquérante, que la pauvre Amélia… hélas ! qu’était devenue la pauvre Amélia, au cœur si profondément blessé ? Dans les longues soirées d’automne, lady Jane, assise au piano, chantait à miss Crawley de simples cantiques, de douces romances, quand déjà les feux du soleil, s’éteignant à l’horizon, ne laissaient plus au ciel que des clartés douteuses, et que la vague gémissante se brisait en mourant sur la plage. Dès qu’elle s’arrêtait, la vieille demoiselle s’éveillait en sursaut et la priait de recommencer, et Briggs, dans son coin, versait des larmes d’une volupté ineffable, tout en paraissant fort acharnée à son tricot. Délicieusement émue, elle contemplait les splendeurs de l’Océan, qui déroulait devant elle ses sombres nuances, ces lampes suspendues sur sa tête qui commençaient à s’allumer à la voûte céleste et à répandre leur éclat vacillant. Qui pourrait dire les joies mystérieuses de cette âme méditative et sensible ?

Pitt, renfermé dans la salle à manger avec quelques brochures sur les céréales ou la Revue des Missions, se livrait à ce plaisir traditionnel de tous les Anglais après dîner. Il buvait du Madère, se bâtissait des châteaux en Espagne, se comparait à Adonis, et trouvait que son amour pour Jane atteignait un degré d’intensité qu’il n’avait jamais eu depuis sept ans que durait leur flamme. Ces réflexions le conduisaient insensiblement à ronfler du meilleur de son cœur. À l’heure où M. Bowls, apportant le café, troublait par la lourdeur de sa marche le sommeil de M. Pitt, celui-ci, au milieu de l’obscurité naissante, affectait de paraître absorbé dans la gravité de sa lecture.

« Ah ! que je voudrais trouver quelqu’un pour faire ma partie, disait un soir miss Crawley au moment où le domestique arrivait avec la lumière et le café ; la pauvre Briggs n’est pas plus en état de jouer qu’une huître, elle est si bouchée maintenant. Cette vieille fille ne manquait jamais, devant les domestiques, d’assommer la pauvre Briggs de ses réflexions désagréables. Il me semble qu’après un cent de piquet mon sommeil en serait meilleur. »

Lady Jane se mit à rougir jusqu’à l’extrémité des oreilles et jusqu’au bout des doigts ; puis quand M. Bowls fut parti, que la porte fut fermée, elle se hasarda à dire :

« Miss Crawley, je sais jouer un peu ; j’ai fait quelques parties avec mon pauvre père.

— Venez m’embrasser, venez vite m’embrasser, chère petite, » s’écria miss Crawley dans son ravissement.

Lorsque Pitt, toujours sa brochure à la main, remonta dans la pièce où se tenaient les dames, il trouva sa tante et sa future appliquant toutes les facultés de leur esprit à cette édifiante occupation.

La timide lady Jane rougit beaucoup ce soir-là.

Aucune des manœuvres de M. Pitt n’échappait à l’attention de ses chers parents du rectorat de Crawley-la-Reine. L’Hampshire et le Sussex sont limitrophes, et mistress Bute tirait parti du voisinage ; elle savait tout ce qui se passait dans la maison de miss Crawley et même plus encore. Pitt n’en quittait plus. Pitt était des mois entiers sans venir au château, où son abominable père se livrait sans réserve à sa passion pour le rhum et à de déplorables familiarités avec les Horrocks. Les progrès de Pitt auprès de sa tante portaient au comble de la rage ses excellents parents du presbytère. Tout en se gardant bien de convenir de ses torts, mistress Bute s’en voulait beaucoup d’avoir été si arrogante avec Briggs, si avare à l’égard de Bowls et de Firkin ; si bien que de tous les gens de miss Crawley, il ne s’en trouvait plus un seul qui voulût lui donner des renseignements.

« Aussi c’est la faute à Bute, disait-elle, revenant toujours à son argument favori ; qu’avait-il besoin de se casser le cou ? si cela n’était point arrivé, j’aurais encore cette vieille fille à merci. Ah ! monsieur Bute, je suis victime de mon devoir et de vos habitudes vagabondes et nullement orthodoxes.

— Mes habitudes vagabondes ! allons donc ! c’est vous qui l’avez effarouchée, Barbara, reprit l’homme de la parole sainte, je ne vous conteste pas votre adresse, mais vous avez un diable de caractère ; et puis vous serrez trop bien votre argent.

— Si je ne serrais pas si bien le vôtre, monsieur Bute, vous seriez déjà serré en prison.

— Eh bien oui ! chère amie, reprit le recteur d’un ton calin, on rend justice à votre habileté, mais vous êtes trop regardante, entendez-vous. »

Le saint homme chercha au fond d’un grand verre de bière, comme un supplément d’éloquence ; puis il reprit :

« Quel agrément peut-elle avoir avec une poule mouillée comme ce Pitt Crawley ; un garçon qui prendrait ses jambes à son cou si une oie le regardait de travers. Quand Rawdon, un gaillard celui-là, le poursuivait à coups de fouet autour de l’écurie, Pitt se sauvait appelant papa, maman, à son secours ; un de mes garçons n’aurait qu’à le toucher du doigt pour le faire tomber. Jim me disait encore dernièrement qu’à Oxford on l’avait surnommé miss Crawley. Je dis donc, Barbara… continua le révérend après un moment de silence.

— Eh bien ! quoi ? dit Barbara qui se rongeait les ongles et battait la mesure sur la table.

— Je dis que nous pourrions bien envoyer Jim à Brighton, pour essayer s’il n’y a rien à faire auprès de cette vieille édentée. Le voilà bien près d’avoir pris ses grades à Oxford, et sauf ses deux échecs… Eh ! mon Dieu, j’ai bien été refusé aussi moi, son père, on peut dire que c’est un garçon lettré qui a reçu le baptême classique. Il s’est lié avec de bons diables comme lui, manie fort bien la rame et tire assez joliment le bâton ; c’est un gaillard, en un mot, bon à lâcher aux trousses de la vieille, et si Pitt ne trouve pas la plaisanterie de son goût, Jim n’aura qu’à lui tordre le cou. Ha ! ha ! ha !

— Sans doute, Jim pourrait aller la voir, répondit mistress Bute en poussant un soupir. Si seulement nous pouvions lui faire prendre une de nos filles chez elle ; mais elle ne peut pas les sentir, elle les trouve trop laides. »

Les jeunes filles en question, fort bien élevées du reste, mais fort disgraciées de la nature, entendaient toute cette conversation de la chambre voisine, où de leurs doigts noueux elles écorchaient sur le piano un morceau péniblement appris. Toute leur journée se passait ainsi au milieu des exercices musicaux, géographiques, historiques et instructifs. Mais ces talents d’agrément pouvaient-ils suffire à faire passer sur la pauvreté et la laideur, sur une taille petite et difforme ? Pour leur établissement mistress Bute en était réduite à ne plus compter que sur le vicaire de son mari, et encore il n’y en avait que pour une.

Jim, sur ces entrefaites, rentra de l’écurie ; une pipe courte et noire était passée au cordon graisseux de son chapeau. Il se mit à parler avec son père des paris engagés aux dernières courses, et la conversation des deux époux en resta là.

Mistress Bute n’augurait pas grand’chose de bon d’une démarche de son fils James auprès de leur vieille parente, pour elle, cette tentative n’était que le suprême effort du désespoir. Le jeune envoyé lui-même ne parut se promettre ni grand plaisir ni grand profit de la mission dont on le chargeait ; mais il se consola en pensant que sa vieille parente pourrait lui faire quelque bon cadeau qui lui permettrait de payer les plus intraitables de ses créanciers.

Voilà donc Jim parti par la voiture de Southampton et débarqué le soir même à Brighton, avec son porte-manteau et Chourineur son boule-dogue favori. Il était porteur, en outre, d’une immense corbeille remplie des meilleurs produits de la ferme et du verger qu’il devait offrir à miss Crawley au nom de la famille du ministre. Jugeant que l’heure était trop avancée pour se présenter de suite chez la malade, il descendit à l’auberge, et ne se rendit le lendemain chez miss Crawley qu’assez tard dans la matinée.

Miss Crawley n’avait point vu son neveu depuis cet âge ingrat où la voix varie, du ton grave aux notes aiguës, à travers un enrouement rauque et désagréable, où les jeunes adolescents se rasent en cachette avec les ciseaux de leurs sœurs, et où la vue des personnes d’un autre sexe produit sur eux des sensations de terreurs indéfinissables ; alors que de grandes mains et de grands pieds se rattachent, sans qu’on sache trop comment, à des vêtements qui semblent tous les jours se raccourcir un peu plus ; alors que, dans le salon, la présence des mêmes adolescents après dîner effarouche les dames qui, à la faveur des premières ombres du crépuscule, se disent tout bas leurs secrets à l’oreille ; alors qu’un certain respect pour leur innocence fort contestable, empêche entre les hommes l’échange de ces grosses plaisanteries qui ont la prétention d’être spirituelles ; alors que le père ne se gêne pas encore pour dire à son fils : Allons, Jacques, mon garçon, va voir de l’autre côté si j’y suis ; et que le jeune homme, à moitié content de retrouver sa liberté, à moitié blessé de ne pas être traité en homme, laisse les messieurs vider quelques bouteilles.

À cette époque, James n’avait pu encore être classé dans un genre bien défini ; mais maintenant c’était un homme et un homme accompli. Grâce à son éducation classique, il possédait ce vernis inappréciable que seule peut donner la vie universitaire. Criblé de dettes et refusé à tous ses examens, rien ne manquait à sa réputation de bon enfant ; c’était du reste un assez beau garçon. Lorsqu’il se rendit auprès de sa tante, sa mine rougissante, sa gaucherie même réussirent assez bien auprès de cette vieille fille aux affections volages ; elle aimait ces symboles de santé et d’innocence.

Il dit à la vieille parente qu’il était venu passer un ou deux jours à Brighton pour voir un de ses camarades de collége et… pour lui présenter ses respects, ainsi que ceux de son père et de sa mère, qui faisaient des vœux pour sa santé.

Pitt se trouvait dans la chambre de miss Crawley quand on annonça le nouveau venu ; il devint tout pâle en entendant son nom. La vieille dame se sentait en veine de belle humeur ; elle prit un véritable plaisir aux alarmes de M. Pitt, et s’efforça de les redoubler. Elle s’informa avec le plus grand intérêt de tous les habitants de la cure, et assura Jim que son intention était d’aller y passer quelques jours. Elle le félicita beaucoup de sa bonne mine, le trouva bien grandi, tout en regrettant que ses sœurs ne fussent pas d’une aussi belle venue que lui. Apprenant qu’il était descendu à l’hôtel, elle ne voulut pas lui permettre d’y retourner et ordonna à M. Bowls de faire apporter immédiatement chez elle les bagages de M. James Crawley.

« Et surtout, Bowls, ajouta-t-elle avec une grande amabilité, ayez soin d’acquitter la note de M. James. »

Elle lança à Pitt un regard provocateur et triomphant qui fit presque étouffer de jalousie l’infortuné diplomate. Jamais sa tante n’en avait tant fait pour lui ; jamais sa tante ne lui avait offert l’hospitalité sous son toit, et à première vue elle accordait ce bon accueil à ce goujat qui sentait le fumier.

« Pardon, monsieur, dit M. Bowls en s’avançant avec un profond salut ; à quel hôtel Thomas ira-t-il prendre vos bagages ?

— Ah diable ! dit l’adolescent en se levant tout alarmé ; je vais y aller moi-même.

— Le nom de l’hôtel ? dit miss Crawley.

Au veau qui tette, » répondit Jacques rougissant jusqu’au blanc des yeux.

À ce nom, miss Crawley éclata de rire ; M. Bowls, profitant de ses prérogatives comme familier de la famille, ne put s’empêcher de l’imiter, en ayant soin de porter sa main devant sa bouche pour étouffer le bruit ; enfin le diplomate sourit du bout des lèvres.

« C’est que… je… je n’en connaissais pas de meilleur, dit Jacques les yeux baissés ; je ne suis jamais venu ici, et c’est le cocher qui me l’a indiqué. »

Or, voici la vérité : sur l’impériale de la voiture, maître Jim avait trouvé l’invincible Broaïcow, qui venait à Brighton faire assaut avec le terrible Gatecautt, et, enchanté de la conversation de son compagnon de route, il avait passé la soirée avec lui et sa société à l’auberge susdite.

« Je vais y aller moi-même, et payer ma note, continua Jacques, je ne voudrais pas, madame, vous laisser la charge de cette dépense. »

Cet acte de haute délicatesse accrut encore la belle humeur de sa tante.

« Allez régler ce compte, Bowls, fit-elle avec un geste impératif, et puis vous me l’apporterez. »

Pauvre chère dame, elle ne savait pas ce qui la menaçait !

« C’est que… c’est qu’il y a aussi un petit chien, dit Jacques avec un regard profondément contrit, et à cause de lui il est nécessaire que j’y aille. Il s’en prend toujours aux jambes des laquais. »

Ce détail excita l’hilarité générale. Briggs et lady Jane, qui s’étaient jusqu’alors tenues silencieuses pendant cette entrevue, firent tout comme les autres ; et Bowls sortit de la pièce sans ajouter un mot de plus.

Toujours en vue de s’amuser des tortures de son autre neveu, miss Crawley continua ses avances au jeune étudiant d’Oxford. Une fois qu’elle se mettait en train rien ne pouvait plus arrêter son amabilité et ses louanges. Pitt était invité pour ce soir-là à dîner, elle retint bien vite James pour la promenade, le fit asseoir à côté d’elle dans sa voiture et le conduisit ainsi en triomphe sur toute la plage. Pendant cette excursion elle lui débita mille compliments, elle cita des passages d’auteurs français et italiens, le traita en érudit profond, lui déclarant qu’elle était convaincue qu’il aurait la médaille d’or et prendrait un rang distingué parmi les Senior Wranglers[1].

« Oh ! oh ! fit avec un gros rire James, encouragé par ces compliments, des Senior Wranglers il n’y en a que dans l’autre bazar.

— Qu’appelez-vous l’autre bazar, mon cher enfant ? dit la vieille dame.

— Les Senior Wranglers sont à Cambridge et non pas à Oxford, » dit l’étudiant avec un air de connaisseur.

Il se disposait à devenir plus aimable et plus communicatif encore, lorsque soudain il aperçut sur la plage, dans un char-à-banc tiré par une espèce de rosse, ses amis de l’auberge habillés en jaquettes de flanelle rouge ornées de boutons de nacre, avec une recrue de trois autres messieurs du même numéro. Ils saluèrent tous le pauvre Jim, malgré ses efforts pour se dissimuler derrière sa tante. Cet incident acheva de mettre la confusion dans l’esprit du timide jeune homme, et de tout le reste de la promenade il ne fut plus en état de répondre ni oui ni non.

En rentrant, il trouva sa chambre toute prête, ainsi que son porte-manteau. Il put remarquer l’air grave et dédaigneux de M. Bowls, en le conduisant à la pièce où il devait coucher. Mais c’était bien M. Bowls qui préoccupait sa pensée ! Il maudissait sa destinée qui l’avait jeté dans une maison hantée par de vieilles femmes qui débitaient des lambeaux de français et d’italien et lui parlaient poésie.

James arriva pour le dîner, à moitié étouffé dans sa cravate blanche. Il eut l’honneur de donner la main à lady Jane pour descendre l’escalier, tandis que Crawley les suivait par derrière ayant au bras sa vieille tante, qui, sous ses couvertures, ses châles et ses coussins, avait l’air d’un ballot vivant. Briggs passa la moitié de son dîner à préparer les morceaux de la malade et à couper du poulet pour l’épagneul.

James ne fit pas grands frais d’éloquence, mais il se contenta d’offrir du vin à toutes les dames et absorba la plus grande partie d’une bouteille de champagne qu’on avait mise sur la table en son honneur. Quand les dames se furent retirées et que les deux cousins se trouvèrent seuls, l’ex-diplomate devint très-bon compagnon. Il interrogea James sur ses occupations au collége, sur ses projets d’avenir, et lui souhaita le succès avec une touchante effusion. Le porto semblait avoir délié la langue de James ; il raconta à son cousin sa vie, ses espérances, ses dettes, ses embarras, ses farces à l’université, tout en vidant avec la plus grande prestesse les bouteilles rangées devant lui et dégustant avec un plaisir égal le porto et le madère.

« Ma tante veut avant tout, dit M. Crawley, ne laissant jamais vide le verre de son cousin, que l’on se trouve ici comme chez soi. Sa maison est le temple de la liberté, James, et vous ne pouvez pas faire de plus grand plaisir à miss Crawley que d’en agir à votre fantaisie et de vous faire servir à votre goût. Je sais que vous m’en vouliez tous dans le comté parce que j’étais un tory, Miss Crawley est assez libérale dans ses idées pour respecter toutes les convictions ; elle est républicaine par principe, et méprise toutes les distinctions de rang et de naissance.

— Vous n’en allez pas moins épouser la fille d’un comte ? reprit James.

— Que voulez-vous, mon cher ? ce n’est pas la faute de lady Jane si elle sort de bonne souche, répliqua M. Pitt avec un air de suffisance ; elle aura beau faire, elle n’en sera pas moins noble, et, d’ailleurs, je suis tory, vous savez bien.

— Je m’entends, dit Jim ; le bon sang est toujours le bon sang. C’est que, voyez-vous, je ne mange pas au même râtelier que tous vos révolutionnaires. Que diable ! on sait ce que c’est que d’être gentilhomme. Voyez dans les courses de bateaux, voyez dans les assauts de boxe : c’est la race qui fait tout ; voyez encore dans la chasse aux rats : qu’est-ce qui l’emporte ? ce sont les chiens de bonne race. Passez-moi donc le porto, Bowls, mon vieux, que je dise un mot à cette bouteille. Où en étais-je ?

— Je crois que vous en étiez aux chiens qui chassent les rats, fit Pitt en tendant à son cousin le carafon auquel il voulait dire un mot.

— À la chasse aux rats ? Eh bien, Pitt, aimez-vous ce spectacle ? Voulez-vous voir un chien qui sait s’y prendre pour tuer un rat ? Vous n’aurez qu’à venir avec moi chez Tom Corduroy, et je vous montrerai… Mais, bête que je suis ! s’écria Jacques en riant de sa propre sottise, chien ou rat, peu vous importe ; pour vous, ce sont des niaiseries. Le diable m’étrangle si vous êtes en état de distinguer un caniche d’un canard.

— Oh ! pas du tout, continua Pitt, de plus en plus prévenant. Vous parliez du sang et des priviléges attachés à une noble origine… Tenez, voici une nouvelle bouteille.

— Oui, le sang, dit James, en faisant disparaître la liqueur vermeille dans les profondeurs de son gosier ; il n’y a rien de tel que le sang, monsieur, chez les chevaux, les chiens et les hommes. Tenez, au dernier trimestre, avant que j’aille m’installer à la campagne, un peu avant ma rougeole, si je ne me trompe, eh bien ! j’étais avec Ringwood du collége du Christ, vous savez bien, Bob Ringwood, le fils de lord Cinqbars, nous prenions notre bière à la Cloche de Blenheim, le batelier de Banbury nous défia l’un ou l’autre à la lutte, en pariant un bol de punch, aux frais du battu. Je n’étais bon à rien, j’avais le bras en écharpe, j’étais obligé d’enrayer les roues, ma vieille rosse de jument m’avait jeté à bas deux jours auparavant. Ah ! je me suis bien cru un moment avec le bras cassé… J’étais donc hors d’état d’entrer en lutte avec lui ; mais Bob s’en est chargé : il a mis bas son habit, et le voilà campé en face du batelier. Ce n’a pas été long : en trois minutes et en quatre tournées, il lui a donné son affaire. Comme il vous l’a arrangé ! Et comment expliquez-vous cela, monsieur ? Par le sang, rien que par le sang, monsieur.

— Mais vous ne buvez pas, James, continua l’ex-attaché d’ambassade ; de mon temps, à Oxford, on était plus expéditif qu’on ne paraît l’être chez vous sur l’article de la bouteille.

— C’est bon, c’est bon, dit James en se grattant le nez et en tournant vers son cousin de gros yeux qui nageaient dans leurs orbites, pas de plaisanteries, l’ancien ; vous voudriez essayer ma capacité, vous voudriez me faire battre la campagne, mais suffit, mon maître ; in vino veritas, mon vieux. Mars, Bacchus, Apollo, virorum. Qu’en dites-vous ? La tante ferait bien d’envoyer quelques bouteilles de ce vin-là à mon très-honoré père. Savez-vous qu’il est fameux !

— Vous n’avez qu’à le lui demander, continua le digne élève de Machiavel, et commencez toujours par en faire votre profit, comme dit le poëte :

« Nunc vino pellite curas,
Cras ingens iterabimus æquor
. »

Après cette citation, faite avec une dignité toute parlementaire, Pitt avala à peu près un doigt de vin, ayant eu soin de trinquer son verre avec grand fracas contre celui de son cousin.

Au rectorat, lorsqu’après dîner on débouchait une bouteille de vin de Porto, on le remplaçait, pour les demoiselles, par un petit verre de cassis. Mistress Bute avait droit à un verre sur la bouteille et l’honnête James à deux pour l’ordinaire, et le père fronçait le sourcil si par hasard on cherchait à prélever une plus large contribution sur son porto. En fils soumis, James mettait un frein à ses désirs et prenait son dédommagement soit en cassis, soit en genièvre ; il avait sa réserve à l’écurie, et là se remettait à boire en compagnie du cocher et de sa pipe. Ce n’était pas toujours bien bon, mais au moins il se rattrapait sur la quantité. James, trouvant à la fois chez sa tante la quantité et la qualité, montra qu’il appréciait l’une et l’autre et qu’il n’avait pas besoin des encouragements de son cousin pour se décider à mettre à sec la seconde bouteille que Bowls servit devant lui.

Lorsque le moment de prendre le café fut venu, et qu’il fallut rejoindre les dames dont il avait un si grand effroi, le jeune étudiant perdit soudain son aimable franchise et sa verve joyeuse, et retomba dans son silence et sa timidité ordinaires. Il répondit par oui et non, il fit une mine boudeuse à lady Jane, et renversa une tasse de café sur la robe de miss Briggs.

À défaut de parler, il bâilla plusieurs fois à se démettre la mâchoire. Sa présence répandit comme un air de tristesse et de gêne au milieu des distractions habituelles de cette petite société : miss Crawley et lady Jane en faisant leur piquet, miss Briggs en travaillant à son ouvrage, se sentaient mal à l’aise et contraintes sous ce regard fixe et aviné.

« Comme il est gauche et à bout de paroles ! dit miss Crawley à M. Pitt.

— Avec les hommes il est beaucoup plus communicatif, » répliqua sèchement notre Machiavel, fort désappointé de voir que le vin de Porto manquait son effet.

Jim passa une partie de la matinée suivante à écrire à sa mère le récit du brillant accueil que lui avait fait miss Crawley. Mais, hélas ! il ignorait les amères déceptions que lui préparait le jour dont il voyait lever l’aurore ; sa faveur devait être un terrible exemple de la fragilité des choses de ce monde. Jim avait oublié dans sa relation un événement bien vulgaire, mais dont la conséquence ne devait pas en être moins fâcheuse pour lui, un événement qui avait eu lieu à l’auberge du Veau qui tette, dans la nuit qui précéda l’installation de Jim chez sa tante.

Voici le fait : James avait l’humeur très-généreuse et, comme on dit, le cœur sur la main, surtout dans ses excursions aux vignes du Seigneur. Pour charmer les longueurs de la nuit qu’il avait passée avec l’invincible Broaïcow, le terrible Gatecautt et leurs amis, il avait fait servir à ces messieurs, par deux ou trois fois différentes, de l’eau et du genièvre, ce qui, sur la note de James, présentait un total de dix-huit verres à huit sous le verre. Le mal n’était point dans la somme des huit sous multipliés par dix-huit, mais dans la quantité de liquide que ce prix n’indiquait que trop et qui montrait sous le jour le plus fâcheux les inclinations du pauvre James. Que dut penser la tante lorsque M. Bowls, d’après ses ordres, lui rapporta la note acquittée ?

L’aubergiste, dans la crainte qu’on lui cherchât chicane sur l’addition, affirma que le jeune homme avait tout consommé, tout, jusqu’à la dernière goutte ; Bowls paya donc et, à son retour, montra le curieux document à mistress Firkin, qui resta toute stupéfaite d’une si prodigieuse consommation de genièvre ; puis porta la susdite note à miss Briggs, qui, en sa qualité d’intendante générale, crut qu’il était de son devoir de faire part à la très-haute et très-puissante miss Crawley d’un fait si extraordinaire.

Jim aurait bu douze bouteilles de bordeaux, que la vieille fille aurait encore trouvé dans les trésors de son indulgence les moyens de lui pardonner : M. Fox et M. Sheridan buvaient du bordeaux ; l’aristocratie buvait du bordeaux. Mais dix-huit verres de genièvre engloutis dans un ignoble bouchon, hanté par les boxeurs de bas étage, c’était un crime odieux, irrémissible. Bien d’autres charges allaient peser sur l’infortuné. En entrant au salon, il le remplit des parfums de l’écurie où il avait été faire sa visite à Chourineur. Dans sa promenade avec son charmant favori, il avait rencontré miss Crawley et son épagneul poussif. Chourineur avait manqué ne faire qu’une bouchée de l’infortuné quadrupède, si celui-ci, par ses cris de détresse, n’eût attiré à temps l’intervention de miss Briggs, tandis que l’inhumain propriétaire du bouledogue se tenait les côtes à force de rire des terreurs et des cris du petit animal. Enfin, l’imprudent garçon finit, ce soir-là, par secouer tout à fait sa retenue de la veille. Au dîner, il fut d’une gaieté folle, et décocha deux ou trois épigrammes contre Pitt Crawley. Après le dessert, il but autant que le jour précédent, et, rentré au salon, débita aux dames, sans la moindre pudeur, plusieurs histoires graveleuses de l’université d’Oxford, se mit sur le chapitre des boxeurs célèbres, détailla leurs qualités musculaires, et proposa joyeusement à lady Jane de soutenir un pari pour ou contre le terrible Gatecautt, en lui laissant l’avantage du choix. Enfin, il couronna cette aimable plaisanterie en offrant à son cousin Pitt Crawley un assaut avec ou sans gants.

« On n’a rien de mieux à votre service, mon gaillard, lui dit-il avec un gros rire et en lui tapant sur l’épaule ; c’est mon père qui m’a fort engagé à vous proposer la lutte, et m’a dit qu’il se mettait de moitié dans le pari. Ha ! ha ! »

Tout en parlant ainsi, l’aimable champion jetait une œillade significative à la pauvre Briggs, et par-dessus l’épaule faisait à sir Pitt avec le pouce un geste moitié insultant, moitié railleur.

Tout en se sentant froissé de ce ton léger à son égard, Pitt n’était pas fâché de l’aventure. Quant à Jim, sa gaieté ne connaissait plus de frein, au moment des adieux pour aller se mettre au lit, il s’empara du bougeoir de sa tante ; et après avoir traversé la pièce d’un pas chancelant, lui adressa, sur le seuil de la porte, le sourire le plus agréable qu’un ivrogne trouve à sa disposition. Il rentra dans sa chambre avec la douce conviction que l’argent de sa tante était désormais assuré à ses parents et à leurs héritiers.

Sa solitude semblait devoir au moins suspendre le cours de ses bévues ; mais sur cette pente fatale, rien ne devait l’arrêter, et il trouva encore le moyen d’aggraver sa situation. La lune, caressant la mer de sa douce lumière, attira James à la fenêtre pour admirer le majestueux spectacle du ciel et de l’Océan. En ami des beautés de la nature, il pensa qu’une bonne pipe ajouterait aux jouissances de ses rêveries contemplatives.

« La fenêtre ouverte, la tête penchée en avant, le grand air emportera l’odeur d’une pipe, et on ne se doutera même pas que j’ai fumé. »

Ce qui fut dit fut fait. Mais James, encore tout étourdi de ses libations prolongées, oublia de fermer sa porte. Les rafales de la brise s’engouffrant dans la chambre, établirent un courant d’air qui porta les bouffées de tabac à l’étage inférieur, contrairement aux calculs de Jim. L’odeur de la pipe envahit toute la maison, et arriva dans toute sa force chez miss Crawley et miss Briggs.

Ce fut là le coup de grâce. Les Bute Crawley ne surent jamais combien de mille livres leur coûta cette pipe fumée par Jim. Firkin descendit auprès de Bowls, qui d’une voix caverneuse et sépulcrale lisait à son second la Poêle et le Fourneau. L’air effaré de Firkin fit d’abord croire à M. Bowls et à son jeune auditeur que les voleurs étaient dans la maison, et que la femme de chambre avait aperçu pour le moins leurs pieds sous le lit de sa maîtresse. Quand il fut instruit de l’affaire, en trois bonds il franchit l’escalier et se présenta chez James, qui ne se doutait de rien.

« Monsieur James, monsieur James, lui cria-t-il d’une voix vivement émue et qui ne manquait pas de pathétique, pour l’amour de Dieu, monsieur, quittez cette pipe ; ah ! monsieur James, qu’avez-vous fait, continua-t-il, en jetant par la fenêtre l’objet en question, ces dames ne peuvent souffrir cette odeur.

— Eh bien ! ces dames n’ont qu’à ne pas fumer, » répondit Jacques avec un rire de butor, et il pensait avoir fait une excellente plaisanterie.

Les idées de M. James se modifièrent singulièrement à ce sujet quand le lendemain le jeune subordonné de Bowls, en lui apportant ses bottes et son eau chaude pour sa barbe, lui remit, comme il était encore au lit, un billet de la main de miss Briggs, dont voici le contenu :

« Cher monsieur, y disait-on, miss Crawley a passé une très-mauvaise nuit qu’elle attribue à cette odeur révoltante de tabac, dont vous avez rempli sa maison. Miss Crawley se sentant par trop souffrante ce matin, me charge de vous exprimer ses regrets de ne pas recevoir vos adieux avant votre départ, et elle regrette de vous avoir fait quitter votre auberge, où, elle en a l’assurance, vous trouverez bien mieux que chez elle tout ce qui peut vous être agréable pendant le reste de votre séjour à Brighton. »

Ici se termina la carrière de l’honnête Jim, comme aspirant aux faveurs de sa tante. Il venait de faire sans le savoir ce dont il s’était vanté, il avait livré un assaut à son cousin Pitt, mais il sortait battu de la lutte.

Qu’était devenue pendant ce temps l’ancienne favorite de miss Crawley et la première engagée dans cette course aux écus ? Becky et Rawdon s’étant retrouvés tous deux en bonne santé après la bataille de Waterloo, allèrent passer ensemble l’hiver de 1815 à Paris, au milieu de tous les raffinements du luxe et des plaisirs. Rebecca calculait à merveille, et dans ses comptes l’argent qu’elle avait soutiré au pauvre Joseph Sedley pour ses deux chevaux devait fournir pendant une année au moins aux dépenses de sa maison. Du reste, il ne se présenta pas d’acheteur pour les pistolets de combat qui avaient envoyé la mort au capitaine Marker, pour le nécessaire en or et le manteau doublé de fourrure. Becky avait transformé ce dernier en une pelisse qu’elle mettait pour aller à cheval au bois de Boulogne, où tous les promeneurs s’arrêtaient pour l’admirer.

Nous ne parlerons que pour souvenir de l’accueil enthousiaste que lui fit son mari lorsqu’après l’avoir rejoint à Cambrai, elle se mit à découdre toutes les doublures de ses robes, et qu’il en sortit pêle-mêle montres, breloques, bijoux et valeurs de toute espèce, cachés par elle dans la ouate, pour le cas où il aurait fallu fuir de Bruxelles. Tufto n’en revenait pas, Rawdon en pouffait de rire, et jurait que de sa vie il n’avait vu jouer de tours pareils. Puis c’était un feu roulant de plaisanteries sans fin sur le compte du pauvre Joe, le tout assaisonné par la verve piquante que l’on connaît à Rebecca. L’admiration du mari pour sa femme était fort voisine de la folie ; sa foi en elle ne pouvait se comparer qu’à celle des soldats français en leur empereur.

À Paris, Rebecca marcha de triomphe en triomphe. Les dames françaises la trouvaient charmante ; elle parlait leur langue dans la perfection ; les imitait à s’y méprendre dans leurs modes, leur vivacité et leurs manières. Son mari, à la vérité, était une espèce de souche ; mais n’est-ce pas là le caractère de tous les maris anglais, avec une variation du plus au moins ? Et puis à Paris, comme on sait, il suffit d’un mari ridicule pour rendre une femme intéressante. Crawley n’était-il pas d’ailleurs l’héritier de la riche miss Crawley qui avait donné asile, dans sa maison, à tant de nobles émigrés français ? C’était donc la moindre chose que leurs hôtels s’ouvrissent en retour à la femme du colonel.

Une grande dame, à laquelle miss Crawley avait acheté, sans marchander, ses dentelles et ses bijoux, qu’elle avait souvent reçue à sa table pendant la tempête révolutionnaire, lui écrivait les lignes suivantes :

« Que notre chère miss vienne donc voir à Paris son neveu, sa nièce, tous ceux enfin qui lui conservent une large place dans leurs tendres souvenirs. On raffole ici de la charmante femme du colonel, de cette jolie espiègle qui nous rappelle la grâce et l’esprit de notre bien-aimée miss Crawley. Le roi l’a remarquée hier aux Tuileries, et Monsieur lui a accordé une attention qui a éveillé nos jalousies. Que n’étiez-vous là, chère demoiselle, pour voir le dépit d’une certaine milady Bareacres, qui promène dans toutes nos réunions son nez crochu et sa toque à panache, lorsque madame la duchesse d’Angoulême, l’auguste fille de nos rois et la compagne de leur exil, s’est fait présenter mistress Crawley, votre nièce et chère protégée, pour la remercier, au nom de la France, de l’intérêt et des sympathies que nos malheureux amis ont trouvés auprès de vous dans leur exil. Mistress Crawley est de toutes les fêtes et de tous les bals, bien qu’elle ne prenne pas une part active à nos danses. On ne saurait vous exprimer combien excite d’intérêt cette charmante créature, entourée des hommages les plus flatteurs et sur le point de devenir mère ! Rien qu’à l’entendre parler de vous, de sa seconde mère, comme elle vous appelle, le cœur le plus insensible et le plus dur verserait des larmes. C’est une affection bien profonde et bien vraie, et nous ne pouvons mieux faire que l’imiter dans sa tendresse pour l’aimable et vénérée miss Crawley ! »

Il était à craindre que cette lettre de la grande dame parisienne ne fît pas grand bien aux affaires de Becky auprès de son aimable et vénérée parente. Et en effet, la fureur de la vieille demoiselle ne connut plus de bornes quand elle apprit la situation de Rebecca et cet excès d’audace à se couvrir de son nom pour s’insinuer dans les salons à la mode. La confusion de ses pensées, son affaiblissement physique ne lui laissant plus un esprit assez présent pour pouvoir répondre à ses correspondants en français, elle dicta à Briggs dans son propre idiome une lettre furibonde où elle désavouait toutes les paroles de mistress Rawdon Crawley et la dénonçait au public comme la personne la plus dangereuse par ses artifices et ses intrigues.

Mais Mme la duchesse de *** ayant passé vingt ans en Angleterre, était bien excusable de ne pas comprendre l’anglais ; elle se contenta de dire à Rawdon, la première fois qu’elle le rencontra, que la chère miss lui avait écrit une charmante lettre pleine de choses aimables pour mistress Crawley. Dès lors cette dernière commença à espérer de voir tomber sous peu les ressentiments de leur vieille parente.

Quoi qu’il en soit des colères de miss Crawley à ce sujet, mistress Rawdon était de l’autre côté du détroit l’objet de tous les hommages comme la plus spirituelle des Anglaises. Ses soirées offraient l’aspect d’un petit congrès européen : Prussiens, Cosaques, Espagnols, Anglais et Français se donnaient rendez-vous chez elle ; car pendant ce fameux hiver de 1815, Paris était devenu le point de réunion de tout le monde civilisé. Si le quartier aristocratique de Londres avait pu voir tous les crachats, tous les cordons qui couvraient la poitrine des nobles invités de Rebecca, il n’eût pas manqué d’en éprouver la plus violente jalousie. Les plus fameux capitaines de l’époque caracolaient autour de sa voiture au bois de Boulogne, ou se pressaient dans sa petite loge à l’Opéra. Le cœur de Rawdon débordait d’orgueil, et comme à Paris il n’avait à craindre l’importunité d’aucun créancier, chaque jour ramenait quelque partie chez Véry ou chez Beauvilliers. La moitié de sa vie se passait au jeu, et sa veine se soutenait toujours. Tufto seul ne partageait pas l’allégresse générale : mistress Tufto avait pris fantaisie de venir visiter Paris ; d’autre part plus de vingt généraux faisaient cercle autour de la chaise de Becky, et elle avait à choisir entre vingt bouquets lorsqu’elle se rendait au théâtre. Lady Bareacres et tout l’état-major féminin souffraient des tortures de l’envie à voir les triomphes de cette petite parvenue, dont la langue à double tranchant laissait une plaie cuisante dans l’âme de ces chastes personnes. Mais il n’y avait rien à faire contre elle. N’avait-elle pas tous les hommes de son côté ? Cette coalition féminine ne réussissait point à dérouter l’indomptable courage de cette petite femme, et la médisance mourait dans le cercle même qui la voyait naître.

L’hiver de 1815 s’écoula au milieu de ces joies et de ces plaisirs pour mistress Rawdon Crawley. Elle paraissait aussi familière à cette vie de luxe et d’élégance que si depuis des siècles sa famille n’en avait jamais connu d’autre. Du reste, son esprit, ses talents, son énergie, la désignaient pour la place d’honneur dans ce monde de mensonges et de vanités.

Aux premiers jours du printemps de 1816, on lisait les lignes suivantes dans les colonnes du Galignani’s Messenger :

« Le 26 mars, mistress Crawley, femme du lieutenant-colonel Crawley, du ***e régiment des Life Guards, est accouchée d’un fils. »

Tous les journaux de Londres répétèrent cette nouvelle, et un jour, à déjeuner, miss Briggs faisant à miss Crawley la lecture de la feuille du matin, lui apprit par cette voie l’accroissement survenu dans sa famille. Tout prévu qu’il était, cet événement donna lieu à une crise terrible dans les résolutions de miss Crawley. La fureur de la vieille dame atteignit aux dernières limites ; elle manda sur-le-champ son neveu M. Pitt et Lady Southdown, et exigea immédiatement la célébration de leur mariage, si longtemps projeté. Elle leur annonça son intention de constituer aux jeunes époux une rente de mille livres sterling sa vie durant ; à sa mort ses biens devaient revenir en toute propriété à son neveu et à sa chère nièce lady Jane Crawley. Waxy vint rédiger les actes, lord Southdown conduisit sa sœur à l’autel, le mariage fut célébré par un évêque, au grand désappointement du révérend Bartholomé Irons.

Après la cérémonie, Pitt aurait désiré partir avec sa jeune épouse, suivant l’usage des personnes de son rang. Mais la tendresse de la vieille fille pour lady Jane avait atteint un tel degré d’intensité, qu’elle déclara catégoriquement ne pouvoir se séparer de sa favorite. Pitt et sa femme vinrent donc s’établir sous le même toit que miss Crawley. Le pauvre Pitt n’eut pas fort à se louer de tous ces arrangements, car il se trouvait ainsi placé entre les boutades de sa tante d’une part, et de sa belle-mère de l’autre. Lady Southdown était venue fixer ses quartiers dans le voisinage et de là prétendait régenter toute la famille. Il fallait avaler sans mot dire ses drogues et ses brochures, et Creamer dut céder la place à Rodgers. Avant peu, miss Crawley avait perdu jusqu’à l’apparence de l’autorité, et elle devint craintive au point de ne plus dire de sottises à Briggs ; elle s’attacha de plus en plus à sa nièce et sentit ses terreurs s’accroître de jour en jour à l’approche de la mort. Espérons toutefois que les tendres soins de lady Jane adoucirent les derniers pas de sa vieille parente dans le chemin que nous avons à parcourir ici-bas à travers la douleur et la lutte.



  1. Senior Wranglers, titre donné à ceux qui sont sortis vainqueurs d’une grande argumentation soutenue devant les professeurs de l’université.