La Flagellation en Russie - Mémoires d’une danseuse russe/06-18

Librairie des Bibliophiles parisiens (p. 225-230).

CHAPITRE XVIII


Je deviens marcheuse. — Le lieutenant
aux Gardes. — Vendue.



A u bout de six semaines, j’entrai dans les marcheuses, laissant derrière moi des élèves qui étaient là depuis un an. Le premier soir, je sus ce que c’était que de se coucher sans souper. On venait de fouetter six danseuses, l’une après l’autre, sur le billot, quand le surveillant cria à haute voix :

— Mariska !

À l’appel de mon nom, que je ne m’attendais guère à entendre, ne sachant pas quel méfait j’avais pu commettre dans le ballet, un frisson me passa par tout le corps et je me dirigeai en tremblant vers le pilori, entre les six danseuses fouettées.

Je dus m’agenouiller sur le coussin. Une surveillante me rabattit le maillot en un clin d’œil et me fit me pencher sur le billot. La directrice m’appliqua vingt-neuf coups de cordes qui voltigèrent sur ma chair nue avec l’habileté consommée et la vigueur qui rendaient la correction si douloureuse.

J’avais remué malgré moi, mais je n’avais pas poussé un seul cri, par un effort de volonté surhumaine, ne voulant pas servir de risée aux grands seigneurs qui venaient avec leurs dames, après le théâtre, se régaler de cette gigue supplémentaire, si alléchante aux lumières, et qui riaient à se tordre quand les fouettées se secouaient furieusement et criaient comme des brûlées.

On ne me fit pas m’agenouiller après ma fustigation, bien qu’il y eût de la place auprès de mes compagnes de torture, mais, sans doute en qualité de nouvelle venue, tout près de la rampe.

Je dus me coucher toute seule, attendant dans mon lit mes compagnes de dortoir. J’endurais une telle souffrance, que mon énergie m’abandonna. Sans témoins, je pus donner libre cours à mes larmes et ne cessai de pleurer que quand mes camarades vinrent se coucher. Mais j’étais étendue sur le ventre et elles ne pouvaient voir mes yeux rougis de larmes.

J’eus un mal d’estomac affreux toute la nuit. On dit que qui dort dîne ; je n’eus pas cette ressource et mon insomnie dura jusqu’au matin.

Quatre jours après, je dus de nouveau venir parader sur le billot. Bon ! pensai-je, encore une nuit sans souper. Je reçus vingt-neuf coups de cordes.

Quand on délivra mes compagnes, on me conduisit dans un appartement où je me trouvai en présence d’un jeune lieutenant des Gardes. Et cette fois, je soupai, mais ne dormis pas davantage.

Pendant deux années, je passai par tous les grades, encouragée par les cordes et le martinet. Il n’y avait guère de semaine, où je n’eusse à donner quelque ballet avec la douleur cuisante de la cravache ou de la baguette.

Quand je fus dans les premières danseuses, j’avais acquis une souplesse et une agilité qui me permettaient de danser d’une façon impeccable. Cela ne m’empêchait pas de recevoir de temps en temps vingt-neuf coups de cordes à la fin de la répétition générale, et ces fustigations étaient suivies d’orgies obligatoires. La plupart du temps, on le devine, j’étais fouettée sans motif plausible, simplement pour augmenter le plaisir des débauchés qui m’avaient retenue.

Cinq ans se passèrent ainsi. J’avais vingt et un ans, mon contrat était fini. J’attendais cependant sans trop d’impatience qu’on vînt me réclamer. Si je ne redoutais pas la férule de mes maîtres à l’égal des corrections de l’Académie, je savais que je n’aurais plus là-bas les distractions auxquelles je m’étais accoutumée.

Enfin, un jour, on me dit de faire mes paquets. J’emportai mes vêtements de ville, mais je dus laisser mes costumes de danse, qu’on gardait quand on renvoyait les danseuses, à l’exception d’un seul qu’on leur laissait emporter.

Un coupé attelé de deux chevaux m’attendait à la porte de l’Institut. Le cocher descendit de son siège pour prendre mon petit paquet avec lui. C’était la première fois, depuis cinq ans, que je respirais l’air de la rue ; je l’aspirai à pleins poumons.

Je montai donc dans ce coupé dont les glaces étaient dépolies, ce qui me permettait de voir. Quel plaisir ce fut pour moi de regarder à droite et à gauche toutes les rues où j’avais passé tant de fois, mais que je n’avais jamais vues. Où me conduisait-on ?

Le voyage dura une demi-heure. Il me semblait cependant que dix minutes seulement s’étaient écoulées depuis ma sortie de l’Institut, tant j’avais été distraite par le spectacle des rues.

Le cocher descendit de son siège, monta les marches d’un perron, poussa un bouton et revint sur son siège. La porte s’ouvrit. Une femme d’une quarantaine d’années, aux traits durs, qui devait remplir dans la maison les fonctions de gouvernante, parut sur le perron.

Elle descendit les degrés du perron, ouvrit la portière, me saluant d’un signe de tête comme si elle était muette. Elle prit mon petit paquet, et, me montrant le chemin, elle monta les marches devant moi. Elle me conduisit à travers un dédale de corridors à une porte où elle entra.

— Entrez ! cria une voix mâle.

J’entrai, la femme qui m’avait amenée referma la porte derrière moi.

Un homme d’un certain âge était assis dans un fauteuil. Il m’examina des pieds à la tête.

— Mariska, dit-il enfin, je t’ai achetée à tes maîtres. Tu es mon bien, mon esclave, tu m’appartiens et tu seras traitée comme une serve, tu m’obéiras sans regimber dans tout ce que je te commanderai. Je t’ai vue plusieurs fois en scène et tu m’as parue propre aux fonctions auxquelles je te destine.

Je me suis informé de la durée du contrat qui te liait à l’Institut de danse, et quand j’ai su que les cinq ans étaient près d’expirer, je me suis empressé d’aller offrir de toi un bon prix à tes maîtres, ne voulant pas laisser échapper ce trésor qui doit me rapporter doublement.

Ce vieux barbon avait un joli petit escadron de danseuses qu’il louait à des théâtres qui ne pouvaient se payer un ballet. Il faisait aussi les fêtes publiques et les foires de Nijni-Novgorod. Il en retirait un joli bénéfice, mais ce n’était rien à côté du prix qu’il retirait des débauchés auxquels il louait également, mais pour d’autres danses, les jolies filles achetées par lui.