La Flagellation en Russie - Mémoires d’une danseuse russe/06-17

Librairie des Bibliophiles parisiens (p. 217-224).

CHAPITRE XVII


Au théâtre. — Curieuse fin de
spectacle. — Le billot.



L e soir, vers sept heures, après une légère collation, on conduisait les danseuses au théâtre dans des voitures fermées, comme des voitures cellulaires. Mais avant de les embarquer, la directrice et le maître de ballet leur faisaient passer l’inspection. Comme on me menait au théâtre, j’assistai à une revue.

Le maître de ballet et la directrice se partagèrent la corvée. Ils tenaient à la main, lui, une baguette souple et flexible, elle, une cravache d’amazone. Ces deux instruments devaient joliment cingler la peau mal défendue par la fine enveloppe collante qui la couvrait.

Les danseuses, quand ils passaient derrière elles, devaient se tenir penchées en avant. Les deux scrutateurs palpaient les maillots, regardant sur toutes les coutures pour voir s’ils étaient bien ajustés. Je vis retomber la cravache par deux fois sur la grosse croupe d’une grande fille qui bondit en avant, en poussant un cri aigu. Cette cravache devait mordre comme sur la peau nue.

La baguette eut son tour presque aussitôt. Elle cingla deux fois les fesses d’une jeune marcheuse, produisant le même bond en avant et le même cri.

La revue continua, toujours passée de cette façon piquante. À chaque observation, la baguette ou la cravache faisait son office. Il y eut vingt danseuses trouvées en défaut. Comme j’avais été emmaillotée par une fille de chambre, je n’avais pas à redouter la baguette du maître de ballet qui se contenta d’une inspection minutieuse.

C’était décidément pire que chez la modiste qui, du moins, ne se servait pas d’une cravache cinglante comme celle de la directrice, ni d’une baguette coupante comme celle du maître de ballet. Au cri poussé, à la projection en avant, on devinait que la morsure devait joliment cuire.

Au théâtre, je dus rester dans les coulisses pendant le ballet avec mes camarades inoccupées et les danseuses qui attendaient leur tour d’entrer en scène. C’était la première fois que je voyais un ballet au théâtre et que j’entendais de la musique exécutée par un orchestre complet. Il y avait de petits trous percés dans la toile qui montait le long des portants, où mes camarades mettaient un œil.

J’y collai le mien, et je vis la salle tout entière, éclairée par un plafond lumineux, l’orchestre, où il y avait près de cent musiciens, les fauteuils, les loges, les baignoires, le premier balcon, tout çà garni des plus brillantes toilettes, étincelait de diamants et de pierreries. Les dames, en tenue de soirée, étaient décolletées très bas. En face, je reconnus une des spectatrices qui avait assisté à la répétition.

En ce moment, je reçus deux coups de baguette sur mes fesses mal protégées par la soie collante du maillot. Je poussai un cri de surprise et de douleur. Le maître de ballet me punissait de ma curiosité. Il avait profité d’un crescendo de l’orchestre pour m’appliquer ces deux cinglées, se doutant bien qu’on n’entendrait pas le cri que ne manquerait pas de m’arracher la surprise et la souffrance.

C’était, en effet, comme si la baguette avait cinglé la peau nue. Je souffris toute la soirée, qui dura trois heures, comme sous une morsure continue. Dans la voiture qui nous ramenait, je souffrais encore. Pourtant, je pus dormir. Mais pourquoi le maître de ballet m’avait-il frappée ? J’avais pourtant vu mes camarades plonger leurs regards dans la salle.

Il paraît qu’elles profitaient du moment où il était occupé à régler les entrées en scène. Mes bonnes petites camarades se gardèrent bien de m’avertir. Elles guettaient, du coin de l’œil, le moment fatal pour moi, riant de bon cœur à la pensée de ma surprise.

Le ballet continua. Je dus me tourner vers la scène et assister à la réédition de toutes les danses qu’on avait répétées dans l’après-midi. Mais là-bas je n’avais pas le feu à la peau, et j’y avais pris un grand plaisir.

Bien qu’il n’y eût plus de danses au dernier acte, nous attendîmes, dans nos sorties de théâtre, la fin du spectacle, avant de monter dans les voitures closes qui nous attendaient dans la cour intérieure pour nous ramener à l’Institut. Je m’informai auprès de ma voisine du motif de cette attente.

— Tu le verras tout à l’heure.

Quand le spectacle fut terminé, on nous fit monter dans les voitures fermées qui nous ramenèrent à l’Institut. Nous laissâmes nos sorties de théâtre au vestiaire et l’on nous fit monter dans la salle de répétitions, éclairée à giorno, avec nos riches et brillants costumes de scène. Aux stalles d’orchestre, il y avait une brillante assistance, les dames étaient en tenue de soirée, c’étaient des spectatrices du théâtre.

On attendait la fin du spectacle pour leur permettre d’assister aux corrections des danseuses signalées par le surveillant qui prenait des notes dans les coulisses sur celles qui avaient pu commettre quelque maladresse, manqué un pas ou fait quelque autre peccadille. Il savait qu’il lui fallait un certain contingent tous les soirs et quand il ne trouvait pas assez de coupables, il en signalait à tort ou à travers. Les pauvres filles se seraient bien passées de cette distinction.

Je remarquai, au milieu de la salle, un billot de forme ronde, matelassé avec un coussin devant, qu’on avait dû transporter là pendant notre absence. Je me demandais à quoi pouvait bien servir ce billot. C’était l’échafaud sur lequel on exécutait les coupables.

Le surveillant tenait une liste à la main. Sur un signe de la directrice, qui lui annonçait sans doute que la séance était ouverte, il appela « Daischa ». À l’appel de son nom, une grande fille brune de vingt ans que j’avais déjà remarquée dans le second quadrille, sortit des rangs, les pommettes rouges, la poitrine haletante, se dirigeant en tremblant vers l’échafaud.

Elle s’agenouilla sur le coussin. Une surveillante vint lui descendre son maillot. Puis elle se pencha en avant, le ventre appuyé sur le billot, les bras en croix. Sa jupe de soie rouge, soulevée par le jupon empesé, semblait une capote de cabriolet. Le corps formait ainsi un arc de cercle, la croupe très proéminente reluisait aux lumières.

Ce fut une des assistantes, la duchesse de B…, qui s’était prétendue mécontente de la danse, à qui l’on avait offert la correction de la danseuse, coupable de lui avoir déplu, qui vint la fouetter. C’était une femme de vingt-huit à trente ans qui était là avec M. le Duc, son noble époux. Ses grands yeux fauves lançaient des éclairs quand elle leva les cordes menaçantes sur cette chair aussi blanche que de la neige. Cette blancheur eut bientôt disparu. La grande dame prenait le plus grand plaisir à rougir cette belle croupe blanche qui se tordait sous la douleur.

Quand elle fut au bas des fesses, maintenant pourpres, elle n’avait appliqué qu’une vingtaine de coups sur les trente-neuf qu’elle lui devait ; il lui en restait dix-neuf à distribuer. Elle reprit la promenade au bas des hanches, refaisant le voyage de haut en bas, mais cette fois avec une vigueur endiablée, tandis que, sans pousser un cri, la fustigée se démenait furieusement.

Quand les cordes eurent terminé leur excursion, la danseuse semblait avoir un caleçon rouge.

La duchesse regagna sa stalle, avec l’air de contentement d’une femme qui s’est bien vengée, et reçut les félicitations de ses voisins des deux sexes.

On fouetta ainsi une douzaine de malheureuses.

Le lendemain, c’était le troisième jour de mon enrôlement, je dus assister sans maillot, à la répétition. Seule, du reste, la danseuse qui avait reçu les trente-neuf coups de cordes de la duchesse, avait son maillot. Mon apprentissage devait commencer le jour même. Ayant pris place parmi les marcheuses, je suivis d’abord assez bien la cadence rythmée par le violon et la harpe. Mais, pour le retour, n’ayant pas l’habitude de marcher à reculons, je trébuchais à chaque pas, perdant la cadence. Arrivé au terme fatal, la directrice me fit pencher et m’appliqua deux coups sur la chair nue, ce qui m’occasionna une cuisson affreuse.

— Voici, dit-elle, pour t’apprendre à marcher à reculons. Aujourd’hui, ce n’est rien, mais demain, tu seras servie comme les autres.

Je dus repartir chaque fois avec l’escadron volant, recevant régulièrement, à mon retour, deux coups de cordes secs. J’en eus en tout une douzaine.

Tous les groupes répétèrent ensemble pendant une demi-heure, durant laquelle il y eut une trentaine d’encouragées par quelques coups de cordes bien sentis qui les cinglèrent au vol, n’importe où.

Je ne pris pas part à la répétition générale. Je restai au milieu d’un groupe de marcheuses.

Comme c’était le même ballet que la veille, l’apothéose se termina de la même façon, par une correction générale.