La Flagellation en Russie - Mémoires d’une danseuse russe/06-19

Librairie des Bibliophiles parisiens (p. 231-237).

CHAPITRE XIX


Plaisirs d’amour, — L’amant généreux.
La fouettée devenue fouetteuse.



N ous venions un jour de danser un ballet, quand le directeur vint me dire qu’un client me demandait au salon. Je pensais que c’était quelque fâcheux, un débauché quelconque qui allait me voler cruellement les instants de repos que j’aurais pu goûter. Puis, cette perspective d’être fouettée ne me souriait guère, car tous ceux qui se servaient de nous ne le faisaient jamais sans nous assouplir au préalable par des coups donnés, soit avec les mains, soit avec un instrument de correction quelconque.

Pensez quelle fut ma joie quand je me trouvai face à face avec ce jeune officier aux Gardes avec lequel j’avais goûté des joies interdites d’habitude aux serves, les joies presque du parfait amour.

Il était lui-même si heureux de me retrouver qu’il me dit qu’avant peu j’aurais motif d’être satisfaite de lui et me pria de lui envoyer mon directeur, qu’il avait besoin de lui parler.

Que se passa-t-il entre ces deux hommes ? Je ne sais. Mais ce que je sais bien, c’est qu’un coupé de maître vint me prendre deux heures après leur entrevue. J’avais mis, par ordre, mon costume de ville comme pour une promenade à la campagne. Le coupé m’amena hors de la ville, dans un petit parc au milieu duquel était un petit châlet. Je me doutais bien un peu du nom du locataire. C’était, en effet, l’officier qui, pour m’avoir à lui seul, m’avait achetée, un bon prix paraît-il, à mon directeur.

— Mariska, me dit-il, tu es mon esclave, tu m’obéiras comme un caniche obéit à son maître, ou gare la cravache, et il fit siffler l’air avec son terrible fouet de cheval, mais ses regards démentaient ses paroles.

Il n’avait jamais eu une esclave aussi soumise, aussi passionnée, aussi ingénieuse à satisfaire tous ses caprices de voluptueux, prenant du plaisir à se laisser fouailler quand c’était son caprice, à sentir ses crocs s’enfoncer dans sa chair. C’était mon dieu, je l’adorais à genoux. N’était-ce pas lui qui m’avait tirée de la fange ?

Nous restâmes quinze jours dans ce châlet qui, pour moi maintenant, était comme l’antichambre du paradis. Puis, son congé expiré, il m’amena dans sa nouvelle garnison, qui était Saint-Pétersbourg. Seulement, il ne me garda pas chez lui. Il m’avait fait meubler un petit appartement dans les faubourgs. Il venait de temps en temps de jour et quelquefois de nuit, quand son service le lui permettait. J’avais une femme de ménage qui prenait soin de mon appartement et de mon linge. Elle couchait à l’extrémité du corridor, dans une chambre avec laquelle je communiquais à l’aide d’une sonnerie électrique. Il la payait grassement pour qu’elle prît bien soin de moi. On nous montait les repas d’un restaurant voisin, bien qu’il y eût chez moi tout le confortable d’un ménage.

Cette existence délicieuse dura près d’un an. Vers la fin, il venait plus rarement, il allait se marier. Je me demandais ce que j’allais devenir. J’étais assez inquiète à la pensée du sort qui m’attendait, mais je dissimulais du mieux que je pouvais mes inquiétudes.

Mon amant me réservait la plus agréable des surprises. Ce ne sera pas assez de toute mon existence pour le remercier. Il me donna la liberté. Je fus tellement émue par cette annonce, que je ne pus même balbutier un merci. Il me vit pâlir, me retint dans ses bras où je perdis connaissance. Je revins cependant à moi assez vite sous ses caresses passionnées.

Nos adieux, pendant deux heures, furent du délire. Quand il s’en alla, il laissa sur la table une enveloppe non cachetée et une bourse. L’enveloppe contenait mon acte officiel d’affranchissement ; la bourse, une fortune pour moi, mille roubles en or et en papier.

Un instant après, j’aperçus une lettre sur la table de nuit. Elle était cachetée à son chiffre et contenait une prolongation du bail de son appartement pour un an et l’engagement d’envoyer pendant tout ce temps le règlement des gages de ma femme de chambre, ainsi que de la pension au restaurant.

Cet officier était riche, il est vrai, mais quel homme assez généreux pour affranchir une serve qu’il avait achetée, qu’il pouvait revendre un bon prix pour s’indemniser, eût poussé la générosité jusqu’à lui donner une petite fortune, un abri pour un an, le gîte et le couvert ? Oh ! je le bénirai toute ma vie.

Après avoir vécu quelque temps sur les fonds que m’avait laissés ce bienfaisant ami, je me cherchai une occupation rémunératrice. Je donnai d’abord des leçons de danse qui me rapportèrent de jolis bénéfices. Ma réputation s’était faite bien vite. Ma peau était désormais à l’abri des verges et de la nagaïka, j’étais maintenant du côté du manche. J’avoue que j’étais devenue une enragée fouetteuse. Quand j’avais deux élèves à corriger, la seconde était sûre de se relever avec une croupe plus rouge que celle de sa camarade, mon ardeur à frapper s’augmentant par l’exercice.

Quelques dames me faisaient venir le matin à domicile donner des leçons de souplesse à de jeunes serves, sous leurs yeux et le plus souvent en présence de l’époux et des jeunes maîtres, filles et garçons. Je me servais de l’instrument qu’on me mettait en main et qui variait à l’infini : martinets de cuir, de cordes, verges, balais de brandes, rotin, cravache, etc., pour fustiger les jeunes filles dont on me confiait la correction.

J’eus quelques bonnes fortunes pendant que j’exerçais mes fonctions de maîtresse de danse. Il faut avouer cependant que si elles me rapportèrent, elles eurent pour résultat de me rappeler les souvenirs cuisants de mes jeunes années. L’amour, dans ce pays, a toujours le fouet à la main.

Un an après mon émancipation, grâce aux largesses de mon libérateur, à mes leçons bien payées, je pus monter un corps de ballet à mes frais.

Je m’installai dans une maison spacieuse d’un faubourg de la ville, une maison isolée de la rue, entre cour et jardin. J’avais fait choix de vingt-cinq danseuses, toutes jolies, et les avais louées pour un an avec la faculté de les acheter à la fin du contrat, à un prix fixé d’avance, si elles faisaient mon affaire.

J’avais un maître de ballet qui venait pour les répétitions, qui réglait les divertissements et conduisait les danseuses au théâtre. Il ne logeait pas dans la maison ; je voulais garder ma liberté pleine et entière chez moi.

J’avais deux aides, deux surveillantes, une cuisinière et une souillon qui l’aidait, un cocher et un jeune groom qui conduisaient mes pensionnaires au théâtre dans deux grands omnibus. Tous ces domestiques, loués par moi, étaient susceptibles de recevoir le fouet, même le cocher, un gaillard de vingt-six ans. Pour me conduire au théâtre et m’en ramener, ainsi que pour toutes mes courses en ville, j’avais un coupé de remise, loué au mois, qui se tenait à ma disposition de midi à minuit.

Un soir, mon cocher d’omnibus s’enivra de si abominable façon que je dus le faire remplacer par un cocher de place. Le lendemain, je le fis monter à la cuisine, où je lui reprochai son ivrognerie devant tout le personnel féminin. Comme il me voyait un martinet de cordes dans la main, il se douta de ce que serait la conclusion de mon discours. Et, de fait, devant tout le monde, je lui donnai la plus belle fessée que j’aie jamais appliquée.

C’est ainsi que je me faisais la main, et bientôt, dans tout Pétersbourg, il n’y eut plus de fille ou de serve qui ne connût la vigueur et la sévérité de madame Mariska.