La Flagellation en Russie - Mémoires d’une danseuse russe/06-15

Librairie des Bibliophiles parisiens (p. 204-209).

CHAPITRE XV


À l’Institut de Danse. — Essai du
maillot. — Le Grand Duc.



L e lendemain, une voiture m’emportait à l’Institut de Danse. Les glaces du coupé étaient opaques, m’empêchant de voir et d’être vue. C’était le commencement de ma prison et de mon isolement d’avec le monde extérieur. La voiture roula sur le pavé d’une voûte et s’arrêta dans une cour intérieure.

On ouvrit la portière. Une femme de chambre m’attendait sur le perron. Elle me conduisit au salon d’essayage qui se trouvait au premier. Je n’avais que le costume que je portais, mais comme il n’était pas d’ordonnance, on devait le retourner à la modiste. On me passa une chemise et un peignoir, et on me conduisit au bain dans cette tenue, les pieds nus dans des babouches. Là, deux servantes me lavèrent dans un bain parfumé. Elles me ramenèrent ensuite au salon d’essayage où l’on me mit toute nue. L’essayeuse en chef me prit elle-même les mesures, opération qu’elle ne confiait à personne, à cause des responsabilités qu’encourait, paraît-il, son postérieur.

Elle prit d’abord le tour de ma ceinture, puis de mes hanches, et enfin de ma croupe par le milieu du ventre. Celle-ci, d’une opulence étonnante pour mon âge, mesurait cent vingt-deux centimètres d’envergure. Toutes les mesures étant prises, on m’essaya le maillot. Je dus m’asseoir sur le bord d’un canapé. Une des deux servantes me souleva la jambe, me tenant le pied tendu, l’autre fit glisser le maillot jusqu’à ce que le pied et la jambe fussent emprisonnés. Elle en fit autant à l’autre. Puis, on me mit des babouches aux pieds et je dus me mettre debout. Il fallut que les deux servantes réunissent leurs efforts pour enfermer mes cuisses qui étaient serrées dans la soie collante, puis la croupe et le ventre qui entrèrent difficilement jusqu’au milieu. Comme le maillot était taillé pour s’ajuster à la ceinture, à partir du haut des reins, il avait la forme d’un entonnoir renversé. Depuis le milieu du ventre, il était fendu pour que la circonférence pût passer et on le laçait comme un corset.

Le mien était outrageusement collant, j’étais serrée comme dans un fourreau. L’essayeuse me fit marcher pour savoir si le maillot ne faisait pas un pli. Elle m’inspecta sur toutes les coutures. Elle savait que le moindre défaut lui valait une correction immédiate de la main des Grands-Ducs, dans un des appartements qu’ils s’étaient réservés dans l’Institut qui leur appartenait. On conduisait aussi devant ces personnages celles dont on venait de changer le maillot.

L’essayeuse me fit écarter les pieds à un mètre de distance. Puis elle fit signe à une des aides qui me prit par les épaules et me fit m’incliner jusqu’à terre. Je sentais la soie se tendre incroyablement et je n’étais pas encore dans la position horizontale que les coutures craquèrent. Je m’attendais à recevoir une dégelée de claques, mais quand je me relevai, sur l’ordre de l’essayeuse, je m’aperçus qu’elle était ravie de ce qui m’arrivait, car, debout, les deux morceaux d’étoffe présentaient encore un écart de cinq ou six centimètres. C’était bien là le maillot qui me convenait. Cette femme prenait ses précautions pour éviter les reproches qui, par eux-mêmes, lui eussent été indifférents s’ils n’avaient eu des suites qu’elle redoutait tout particulièrement. Elle faisait essayer les maillots jusqu’à ce qu’elle en trouvât un dont les coutures craquaient dans cette posture.

Pour le reste, jupes de gaze, jupes pour la danse, costume d’intérieur, les mesures furent vite prises. Quant au corset, il était en toile gommée qu’on serrait à la taille et qui était évasé ainsi que la chemise, les seins reposant ainsi en dehors.

Dès que je fus équipée de pied en cap, l’essayeuse me passa elle-même le maillot. Elle confia l’ajustement du corset à une fille de chambre qui me passa également ma jupe de gaze. Puis, on me fit mettre une jupe de soie rouge, formant corsage très évasé, laissant la gorge nue.

Ensuite, elle me conduisit dans l’un des appartements que s’étaient réservés les Grands-Ducs dans l’Institut. Nous dûmes attendre plus d’une heure, moi, dans l’immobilité la plus complète, pour ne pas déranger la symétrie de mon ajustement, elle, confortablement assise, attendant le bon plaisir des maîtres.

Une voiture roula dans la cour. Un timbre résonna et l’essayeuse se leva brusquement de son fauteuil.

Un grand jeune homme blond, qui paraissait vingt-cinq ans environ, entra seul.

— C’est la nouvelle acquisition ? dit-il en me regardant d’un œil indifférent.

— Oui, monseigneur.

— Elle se nomme ?

— Mariska, monseigneur.

Il s’approcha de moi et se mit à me palper comme un maquignon. Je dus me coucher en avant, me renverser en arrière, faire mille contorsions pour lui permettre d’apprécier mes formes et de voir si le maillot remplissait toutes les conditions voulues. Puis il tourna sur les talons pendant que l’essayeuse s’inclinait jusqu’à terre, et que je crus de mon devoir d’imiter. Cette femme me ramena ensuite au salon d’essayage, où je repris mes vêtements d’intérieur.

Les Grands-Ducs, qui étaient propriétaires de l’Institut et par conséquent les maîtres absolus, ne venaient que rarement aux répétitions. La direction en était confiée à l’intendant général, qu’aidaient dans ses fonctions la directrice, une femme d’une quarantaine d’années, un maître de ballet et des professeurs des deux sexes.

Mais les professeurs mâles n’assistaient pas à la répétition. Ils donnaient des leçons en particulier dans la même tenue aux retardataires et ne se gênaient pas pour appliquer des claques à la moindre faute sur le derrière nu des délinquantes. Comme je n’ai jamais eu à passer par leurs mains, je ne connais la valeur de leurs claques que par ouï-dire et par les traces que je pouvais constater de visu sur le corps de leurs élèves.

Il y avait aussi des surveillantes, des filles de chambre, des filles de cuisine, des jardinières, tout un bataillon de croupes par conséquent désignées pour le fouet.