Traduction par E. La Chesnais.
Société du Mercure de France (p. 289-304).


CHAPITRE VI

ENCORE ARBLASTER


Lorsqu’on laissa Dick et Lawless sortir par une porte de derrière de la maison où Lord Risingham tenait garnison, le soir était déjà venu.

Ils s’arrêtèrent à l’abri du mur du jardin pour se consulter. Le danger était très grand. Si quelqu’un des hommes de Sir Daniel les apercevait et donnait l’alarme, on leur courrait sus et ils seraient immédiatement massacrés, et, non seulement la ville de Shoreby était un véritable filet tendu pour les prendre, mais sortir dans la campagne ouverte était courir le risque de rencontrer des patrouilles.

Un peu plus loin, sur un sol découvert, ils aperçurent un moulin au repos ; et, tout auprès, un très grand grenier, les portes ouvertes.

— Que dites-vous de nous tenir là, jusqu’à la tombée de la nuit ? proposa Dick.

Et Lawless n’ayant pas de meilleure idée à suggérer, ils coururent droit au grenier, et se couchèrent derrière la porte dans la paille. Le jour déclina rapidement ; et bientôt la lune argentait la neige gelée. Maintenant ou jamais, ils avaient l’occasion de gagner « La Chèvre et la Musette » sans être vus, et de changer leurs vêtements dénonciateurs. Pourtant il était encore prudent de faire le tour par les faubourgs et d’éviter la place du Marché, où, dans la foule, ils auraient couru le plus grand danger d’être reconnus et massacrés.

Cette course était longue ; ils devaient passer non loin de la maison sur la grève, maintenant sombre et silencieuse, pour arriver enfin par l’entrée du port. De nombreux navires, comme ils pouvaient le voir par le clair de lune, avaient levé l’ancre, et, profitant du ciel calme, étaient partis. Par suite, les tavernes mal famées le long du port (bien qu’en dépit de la loi du couvre-feu on y vît encore briller des feux et des chandelles), n’étaient plus remplies d’habitués, et ne résonnaient plus de chansons de matelots.

En hâte, courant presque, leurs robes de moines retroussées jusqu’aux genoux, ils s’enfonçaient dans la neige profonde et traversaient le labyrinthe de décombres marins ; ils avaient déjà fait plus de la moitié du tour du port, lorsqu’en passant près d’une taverne, la porte s’ouvrit brusquement et fit jaillir sur eux un flot de lumière.

Ils s’arrêtèrent aussitôt et firent semblant d’être engagés dans une sérieuse conversation.

Trois hommes, l’un après l’autre, sortirent de la taverne, et le dernier ferma la porte derrière lui. Tous trois étaient peu d’aplomb sur leurs jambes, comme s’ils avaient passé la journée en fortes libations, et ils restaient chancelants au clair de lune comme des hommes qui ne savent pas ce qu’ils veulent faire. Le plus grand des trois parlait d’une voix forte et lamentable.

— Sept pièces d’un vin de Gascogne aussi bon que jamais cabaretier en a mis en perce, disait-il, le meilleur bateau du port de Dartmouth, une Vierge Marie en partie dorée, et treize livres de bon or monnayé…

— J’ai éprouvé de dures pertes aussi, interrompit l’un des autres. J’ai éprouvé des pertes, moi aussi, compère Arblaster. J’ai été volé à la Saint-Martin de cinq shillings et une aumônière de cuir qui valait bien neuf pence.

Le cœur manqua à Dick en entendant ces paroles. Jusqu’alors il n’avait peut-être pas pensé deux fois au pauvre capitaine ruiné par la perte de la Bonne Espérance ; si insoucieux, dans ce temps-là, étaient les hommes qui portaient des armes, des biens et intérêts de leurs inférieurs. Mais cette rencontre subite lui rappela vivement le sans-gêne et le triste résultat de son entreprise, et lui et Lawless tournèrent la tête d’un autre côté pour éviter d’être reconnus.

Le chien du navire avait cependant échappé au naufrage et trouvé son chemin vers Shoreby. Il était alors sur les talons d’Arblaster, et soudain, flairant et dressant les oreilles, il s’élança et se mit à aboyer furieusement aux deux faux moines.

Son maître le suivit en titubant :

— Hé ! camarades ! cria-t-il. Avez-vous une pièce d’un penny pour un pauvre vieux matelot, complètement dépouillé par des pirates ? J’aurais pu payer pour vous deux jeudi matin, et, à présent, ce samedi soir, voilà que je mendie pour une bouteille d’ale ! Demandez à mon matelot, si vous ne me croyez pas. Sept pièces de bon vin de Gascogne, un bateau qui était à moi et qui avait été à mon père avant moi, une sainte Marie en bois de platane et en partie dorée ; et treize livres en or et argent : Hein ! qu’est-ce que vous dites ? Un homme qui s’est battu contre les Français, aussi ; car j’ai combattu les Français, j’ai coupé plus de gorges françaises en pleine mer que jamais homme parti de Dartmouth. Allons ! une pièce d’un penny.

Ni Dick, ni Lawless n’osèrent lui répondre un mot, de crainte qu’il ne reconnût leurs voix, et ils restaient là désemparés comme un navire à terre, ne sachant ni où regarder, ni qu’espérer.

— Êtes-vous muet, garçon ? demanda le capitaine. Camarades, ajouta-t-il avec un hoquet, ils sont morts. Je n’aime pas ces manières mal polies, car un homme muet, s’il est poli, parlera tout de même, quand on lui parle, je pense.

À ce moment le matelot, Tom, qui était un homme d’une grande vigueur physique, parut concevoir quelque méfiance contre ces deux formes silencieuses ; et, étant plus sobre que son capitaine, il s’avança brusquement devant lui, saisit rudement Lawless par l’épaule, et lui demanda avec un juron ce qu’il avait à se taire. Alors l’outlaw, pensant que tout était perdu, répondit par une feinte de lutteur qui étendit le matelot sur le sable, et criant à Dick de le suivre, prit sa course à travers les décombres.

L’affaire dura une seconde. Avant que Dick pût se mettre à courir, Arblaster l’avait pris dans ses bras, Tom, relevant la tête, l’avait pris par un pied, et le troisième brandissait au-dessus de lui un coutelas dégainé.

Ce n’était pas tant le danger, ce n’était pas tant l’inquiétude, qui, à ce moment, abattait le courage du jeune Shelton, c’était la profonde humiliation d’avoir échappé à Sir Daniel, d’avoir convaincu Lord Risingham, et de tomber maintenant sans défense dans les mains de ce vieux matelot ivrogne, et non seulement sans défense, mais, comme sa conscience le lui disait bien haut, trop tard, réellement criminel… ! réellement le débiteur insolvable de l’homme dont il avait volé et perdu le bateau.

— Emportez-le-moi dans la taverne que je voie sa figure, dit Arblaster.

— Non, non, répliqua Tom, vidons d’abord son escarcelle de peur que les autres gars demandent à partager.

Mais bien qu’il fût fouillé de la tête aux pieds, pas un penny ne fut trouvé sur lui, rien que le cachet de Lord Foxham qu’ils arrachèrent brutalement de son doigt :

— Tournez-le-moi vers la lune, dit le capitaine, et prenant Dick par le menton, il lui releva brusquement la tête. Sainte Vierge, cria-t-il, c’est le pirate.

— Eh ! cria Tom.

— Par la vierge de Bordeaux, c’est l’homme lui-même, répéta Arblaster. Eh bien ! voleur de mer, je vous tiens ! cria-t-il ; où est mon vaisseau ? où est mon vin ? Hé ! vous voilà entre mes mains ; Tom, donne-moi un bout de corde ici, je m’en vais vous attacher ce voleur de mer pieds et mains ensemble, comme un dindon à rôtir. Pardi ! je vais vous le lier si bien… et ensuite je vais le battre… le battre !

Ainsi il continuait à parler, tournant en même temps la corde autour des membres de Dick avec la dextérité propre aux marins, et, à chaque tour et chaque croisement, il faisait un nœud, et serrait tout l’ouvrage d’une secousse violente.

Quand il eut fini, le garçon était un vrai paquet entre ses mains, impuissant comme la mort. Le capitaine le tint à bout de bras et éclata de rire. Puis il lui asséna un étourdissant coup de poing sur l’oreille, puis le fit tourner, et lui donna de furieux coups de pieds. La colère monta au cœur de Dick comme une tempête ; la colère l’étouffa et il crut mourir, mais lorsque le marin, fatigué de ce jeu cruel, le laissa tomber de tout son long sur le sable et se retourna vers ses compagnons pour se consulter avec eux, il reprit instantanément son sang-froid. Ce fut un moment de répit. Avant qu’ils recommencent à le torturer, il pourrait trouver quelque moyen d’échapper à cette dégradante et fâcheuse mésaventure.

Bientôt, en effet, et pendant que les autres discutaient encore sur ce qu’ils devaient faire de lui, il reprit courage et d’une voix assez ferme leur adressa la parole.

— Mes maîtres, commença-t-il, êtes-vous devenus fous ? Le ciel vous envoie une occasion de devenir riches, telle que jamais matelot n’en rencontra… telle que vous pourriez faire trente voyages de mer sans la retrouver… Me battre ?… Non ; ainsi ferait un enfant en colère, mais, pour des loups de mer à fortes têtes, qui ne craignent ni feu ni eau, et qui aiment l’or comme ils aiment le bœuf, il me semble que vous n’êtes guère sages.

— Hé, dit Tom, maintenant que vous êtes ficelé, vous voudriez nous attraper.

— Vous attraper ! répéta Dick. Si vous étiez des sots ce serait facile. Mais si vous êtes malins, comme je le crois, vous pouvez voir clairement quel est votre intérêt. Quand je vous ai pris votre bateau, nous étions bien habillés, et armés ; mais maintenant, réfléchissez un peu, qui a rassemblé cette troupe ? certainement quelqu’un qui avait beaucoup d’or. Et, si celui-là, étant déjà riche, continue à courir après plus encore, même à travers les orages… réfléchissez bien… ne faut-il pas qu’il y ait un trésor caché quelque part ?

— Qu’est-ce qu’il veut dire ? demanda un des hommes.

— Oui, si vous avez perdu un vieux bateau et quelques cruches de vin tourné, continua Dick, oubliez-les comme les bagatelles qu’ils étaient, et préparez-vous plutôt pour une aventure qui en vaut la peine, qui, en douze heures, fera votre fortune ou votre perte. Mais relevez-moi, et allons quelque part, près d’ici, causer devant une bouteille, car je suis endolori et gelé, et ma bouche est à moitié dans la neige.

— Il ne cherche qu’à nous attraper, dit Tom avec mépris.

— Attraper ! Attraper ! cria le troisième individu. Je voudrais voir celui qui pourrait m’attraper ! Ce serait un bel attrapeur ! Non, je ne suis pas né d’hier. Je peux voir une église quand elle a un clocher ; et, pour ma part, compère Arblaster, je pense qu’il y a quelque bon sens dans ce jeune homme. Irons-nous l’entendre ? Dites, irons-nous l’entendre ?

— Je verrai avec plaisir un pot d’ale forte, brave maître Pirret, répliqua Arblaster. Que dites-vous, Tom ? Mais l’escarcelle est vide.

— Je paierai, dit l’autre… Je paierai. Je voudrais voir ce qu’il en retourne, je crois sur ma conscience qu’il y a de l’or là-dedans.

— Non, si vous recommencez à boire, tout est perdu ! cria Tom.

— Compère Arblaster, vous permettez trop de liberté à votre homme, répliqua maître Pirret. Vous laisserez-vous mener par un homme à gages ? Fi ! fi !

— Paix, garçon ! dit Arblaster, s’adressant à Tom. Rengaine ton aviron. Une belle passe vraiment, quand l’équipage corrige le capitaine !

— Eh bien, allez votre chemin, dit Tom. Je m’en lave les mains.

— Alors, mettez-le sur pieds, dit maître Pirret. Je connais un endroit écarté, où nous pourrons boire et causer.

— Si je dois marcher, mes amis, il faut me détacher les pieds, dit Dick, quand il eut été de nouveau planté droit comme un piquet.

— Il a raison, dit Pirret en riant. Vraiment il ne pourrait pas marcher, arrangé comme le voilà. Coupez-moi ça… votre couteau, et coupez, compère.

Arblaster lui-même s’arrêta à cette proposition, mais comme son compagnon insistait toujours, et que Dick eut le bon sens d’affecter l’indifférence d’une souche, et se contenta de hausser les épaules devant cette hésitation, le capitaine consentit enfin, et coupa les cordes qui attachaient les pieds et les jambes de son prisonnier. Cela ne permit pas seulement à Dick de marcher, mais tout l’enlacement de ses attaches étant relâché d’autant, il sentit que le bras derrière son dos commençait à remuer plus librement, et il espéra pouvoir, avec du temps et de la patience, se dégager entièrement. Il devait déjà cela à la bêtise aveugle et à la convoitise de maître Pirret.

Ce digne personnage prit la tête et les conduisit à la même taverne grossière où Lawless avait conduit Arblaster la nuit de la tempête. Elle était alors complètement déserte, le feu était une pile de tisons ardents, et répandait une chaleur torride ; et, quand ils eurent choisi leurs places, et que l’aubergiste eut posé devant eux une cruche d’ale chaude et épicée, Pirret et Arblaster étendirent leurs jambes et installèrent leurs coudes comme des gens disposés à passer un bon moment.

La table à laquelle ils étaient assis, comme toutes celles de la taverne, consistait en une forte planche carrée placée sur deux barriques ; et chacun des quatre compères si bizarrement assortis s’assit d’un côté du carré, Pirret faisant face à Arblaster, et Dick opposé au matelot.

— Et à présent, jeune homme, dit Pirret, à votre histoire. Il paraît vraiment que vous avez quelque peu maltraité notre compère Arblaster ; mais quoi ? Dédommagez-le, montrez-lui cette chance de devenir riche… et je me porte garant qu’il vous pardonnera.

Jusque-là, Dick avait parlé à tort et à travers : mais il fallait maintenant, sous la surveillance de six yeux, inventer et raconter quelque histoire merveilleuse, et, s’il était possible, de reprendre le très précieux cachet. Gagner du temps était la première nécessité. Plus longtemps il resterait, plus ses geôliers boiraient, et il serait d’autant plus sûr de réussir, quand il tenterait son évasion.

Dick n’était pas très inventif, et ce qu’il leur raconta ressemblait assez à l’histoire d’Ali Baba, avec Shoreby et la forêt de Tunstall substitués à l’Orient, et les trésors de la caverne plutôt exagérés que diminués. Comme le lecteur sait, c’est un conte excellent, qui n’a qu’un défaut… c’est de n’être pas vrai ; mais comme ces trois simples marins l’entendaient pour la première fois, les yeux leurs sortaient de la tête, et ils ouvraient la bouche comme une morue à l’étal d’un marchand de poisson.

Bientôt une seconde cruche d’ale épicée fut demandée, et, pendant que Dick continuait à raconter avec art les incidents de son histoire, une troisième suivit.

Voici quelle était vers la fin leur situation respective :

Arblaster aux trois quarts gris et à moitié endormi, flottait impuissant sur son escabeau. Tom lui-même avait été ravi par l’histoire, et sa vigilance en était diminuée. Pendant ce temps, Dick avait peu à peu dégagé son bras droit de ses liens, et était prêt à risquer le tout.

— Et ainsi, dit Pirret, vous êtes sûr d’eux.

— On m’a pris, répliqua Dick, malgré moi, mais si je pouvais avoir un sac d’or ou deux pour ma part, je serais vraiment bien bête de continuer à vivre dans une cave fangeuse, et à recevoir des décharges et des coups comme un soldat. Nous voici quatre bons ! Allons donc dans la forêt demain, avant le lever du soleil. Si nous pouvions nous procurer honnêtement un âne, cela vaudrait mieux, mais si nous ne pouvons pas, nous avons quatre bons dos et je vous garantis que nous reviendrons en chancelant sous le poids.

Pirret se léchait les lèvres.

— Et cette magie, dit-il… ce mot de passe qui fait ouvrir la cave… quel est-il, ami ?

— Personne ne le sait que les trois chefs, répliqua Dick ; mais voyez votre grande bonne fortune, ce soir même j’étais porteur d’un charme pour l’ouvrir. C’est une chose qui ne sort pas deux fois par an de l’escarcelle du capitaine.

— Un charme ! dit Arblaster s’éveillant à demi et louchant d’un œil sur Dick. Arrière ! pas de charmes ! Je suis un bon chrétien. Demandez plutôt à mon matelot Tom.

— Mais ce n’est que de la magie blanche, dit Dick. Cela n’a rien à faire avec le diable, c’est seulement la puissance des nombres, des herbes et des planètes.

— Oui, oui, dit Pirret, c’est seulement de la magie blanche, compère. Il n’y a pas là de péché, je vous l’assure. Mais continuez, brave homme. Ce charme… en quoi consiste-il ?

— Je vais vous le montrer immédiatement, répondit Dick. Avez-vous là la bague que vous avez prise à mon doigt ? Bien ! À présent tenez-la devant vous par l’extrémité des doigts à bras tendu à la lumière de ces tisons. C’est cela exactement. Voici le charme.

D’un regard égaré, Dick vit que le chemin était libre entre lui et la porte, il fit mentalement une prière. Alors, avançant vivement le bras, il arracha la bague, et, en même temps, souleva la table, et la renversa sur le matelot Tom. Celui-ci, le pauvre, tomba dessous, hurlant sous les ruines, et avant qu’Arblaster eût compris que quelque chose allait mal, ou que Pirret eût repris ses esprits éblouis, Dick avait couru à la porte et s’était échappé dans la nuit, au clair de lune.

La lune, qui était alors au milieu du ciel, et l’extrême blancheur de la neige, rendaient le terrain dégagé aux abords du port, aussi clair que le jour, et le jeune Shelton, sautant, sa robe aux genoux, parmi les décombres, était nettement visible, même de loin.

Tom et Pirret le suivirent en criant, de chaque cabaret ils furent rejoints par d’autres, que leurs cris attirèrent ; et bientôt, toute une flotte de marins furent à sa poursuite. Mais le matelot à terre était un mauvais coureur, déjà au XVe siècle, et Dick, de plus, avait une avance, qu’il augmenta rapidement, jusqu’à ce que, près de l’entrée d’une ruelle étroite, il s’arrêta pour regarder en riant derrière lui.

Sur le beau tapis de neige, tous les matelots de Shoreby venaient, essaim qui faisait tache d’encre, avec une queue en groupes isolés. Chacun criait ou braillait, chacun gesticulait, les deux bras en l’air ; quelqu’un tombait à chaque instant, et, pour achever le tableau, quand un tombait, une douzaine tombaient sur lui.

Cette masse confuse de bruit qui s’élevait jusqu’à la lune était moitié comique, moitié effrayante pour le fugitif qu’elle poursuivait. En soi, elle était impuissante, car il était sûr qu’aucun matelot du port ne pourrait l’atteindre. Mais le seul bruit, rien qu’en réveillant tous les dormeurs de Shoreby, et en amenant dans la rue toutes les sentinelles cachées, le menaçait réellement d’un danger en avant. Aussi, ayant aperçu une entrée de porte sombre à un tournant, il s’y jeta violemment, et laissa passer la cohue bizarre de ses poursuivants, qui criaient toujours et gesticulaient, tous rouges de hâte et blancs de leurs chutes dans la neige.

Cela dura longtemps, avant que cette grande invasion de la ville par le port fût terminée ; et longtemps encore, avant que le silence fût restauré. Longtemps on entendit des matelots perdus qui battaient la ville en criant dans toutes les directions et dans tous les quartiers. Il y eut des querelles quelquefois entre eux, quelquefois avec des patrouilles, les couteaux furent tirés, des coups donnés et reçus, et plus d’un cadavre resta sur la neige.

Quand, une grande heure plus tard, le dernier matelot retourna en grommelant vers le port et sa taverne favorite, on peut se demander s’il avait jamais su quelle espèce d’homme il avait poursuivi, mais ce qui était absolument sûr, c’est qu’il l’avait oublié. Le matin suivant, bien des histoires étranges circulèrent, et, un peu plus tard, après, la légende d’une visite nocturne du diable devint un article de foi pour tous les garçons de Shoreby.

Mais le retour du dernier matelot ne permit pas encore au jeune Shelton de quitter sa froide prison dans l’embrasure de la porte.

Pendant quelque temps, il y eut une grande activité de patrouilles, et des troupes furent spécialement envoyées pour faire le tour de la place, et rendre compte à l’un ou l’autre des grands seigneurs dont le sommeil avait été troublé d’une façon inusitée.

La nuit était déjà bien avancée quand Dick s’aventura hors de sa cachette et arriva, sain et sauf, mais endolori par le froid et les coups, à la porte de « La Chèvre et la Musette ». Comme l’exigeait la loi, il n’y avait ni feu, ni lumière dans la maison ; mais il trouva son chemin en tâtonnant jusqu’à un coin de la chambre glacée des voyageurs, attrapa un bout de couverture qu’il attacha autour de ses épaules, et, se glissant contre le plus proche dormeur, il fut bientôt profondément endormi.