Traduction par E. La Chesnais.
Société du Mercure de France (p. 283-288).


CHAPITRE V

LE COMTE RISINGHAM


Le comte Risingham, quoique de beaucoup le plus important personnage alors à Shoreby, était pauvrement logé dans la maison d’un simple gentilhomme, à la limite extrême de la ville. Rien, si ce n’est les hommes armés aux portes, et les messagers à cheval, qui ne faisaient qu’arriver et repartir, n’annonçait la résidence temporaire d’un grand seigneur.

Il en résulta que, faute de place, Dick et Lawless furent enfermés dans la même pièce.

— Bien parlé, maître Richard, dit l’outlaw, c’était extrêmement bien parlé, et, pour ma part, je vous remercie cordialement. Ici nous sommes en bonnes mains, nous serons justement jugés et, dans le courant de la soirée, très décemment pendus sur le même arbre.

— Oui, mon pauvre ami, je le crois, répondit Dick.

— Nous avons pourtant encore une corde à notre arc, dit Lawless. Ellis Duckwoorth est un homme comme on n’en trouverait pas un sur dix mille ; il vous porte dans son cœur, à la fois pour vous et en souvenir de votre père ; et, vous sachant innocent de ce fait, il remuera ciel et terre pour vous tirer de là.

— Impossible, dit Dick. Que peut-il faire ? Il n’a qu’une poignée d’hommes. Hélas ! si nous étions à demain… Si je pouvais seulement être à un rendez-vous une heure avant midi, demain… tout irait, je pense, autrement. Mais, à présent, il n’y a rien à faire.

— Bien, conclut Lawless, si vous voulez soutenir mon innocence, je soutiendrai la vôtre, et fermement. Cela ne nous servira à rien ; mais, si je dois être pendu, cela ne sera pas faute de serments.

Et alors, pendant que Dick se livrait à ses réflexions, le vieux coquin se pelotonna dans un coin, tira son capuchon de moine sur sa figure et se mit en mesure de dormir.

Bientôt il ronflait bruyamment, tant sa longue vie de dangers et d’aventures avait émoussé le sens de la crainte.

Ce fut longtemps après midi, le jour baissant déjà, que la porte s’ouvrit, et que Dick fut conduit à l’étage où, dans un cabinet bien chauffé, le comte Risingham était assis, méditant au coin du feu.

À l’entrée de son captif, il leva les yeux.

— Monsieur, dit-il, je connaissais votre père, qui était un homme d’honneur, et cela me dispose à être d’autant plus bienveillant ; mais je ne puis vous cacher que de lourdes charges pèsent sur vous. Vous fréquentez des meurtriers et des voleurs ; il y a preuve certaine que vous avez troublé par actes belliqueux la paix du roi ; vous êtes soupçonné de vous être emparé d’un vaisseau comme un pirate ; vous avez été trouvé caché, dissimulé sous un déguisement, dans la maison de votre ennemi ; un homme a été tué le soir même…

— Ne vous déplaise, Monseigneur, interrompit Dick, je vais tout de suite avouer mon crime, tel qu’il est. J’ai tué ce Rutter, et comme preuve… cherchant dans sa poitrine… voici une lettre prise dans son aumônière.

Lord Risingham prit la lettre, l’ouvrit et la lut deux fois.

— Vous l’avez lue ? demanda-t-il.

— Je l’ai lue, répondit Dick.

— Êtes-vous pour York ou pour Lancastre ? demanda le comte.

— Monseigneur, il n’y a que peu de temps, cette question m’a été posée et je ne savais comment répondre, dit Dick ; mais, ayant répondu une fois, je ne changerai pas. Monseigneur, je suis pour York.

Le comte fit un signe approbatif.

— Honnêtement répondu, dit-il ; mais pourquoi alors me livrez-vous cette lettre ?

— Mais contre les traîtres, Monseigneur, tous les partis ne sont-ils pas d’accord ? s’écria Dick.

— Je voudrais qu’ils le soient, jeune homme, répliqua le comte, et, du moins, j’approuve votre parole ; il y a plus de jeunesse que de crime en vous, je le vois ; et si Sir Daniel n’était un homme puissant dans notre parti, je serais presque tenté d’épouser votre querelle, car j’ai fait une enquête et il en résulte que vous avez été durement traité, et cela vous excuse grandement. Mais, voyez-vous, Monsieur, je suis avant tout un chef au service de la reine ; et, bien que, par nature, homme juste, je crois, et porté à l’indulgence, même à l’excès, cependant, je dois diriger mes actes dans l’intérêt de mon parti, et, pour garder Sir Daniel, je ferais beaucoup.

— Monseigneur, répliqua Dick, vous me trouverez bien hardi de vous donner un avis : mais comptez-vous sur la foi de Sir Daniel ? il me semble qu’il a changé de parti bien souvent.

— Eh ! c’est la manière d’Angleterre. Que voulez-vous ? demanda le comte. Mais vous êtes injuste pour le chevalier de Tunstall, et telle que va la foi dans cette génération sans foi, il s’est montré naguère honorablement loyal envers nous autres de Lancastre. Même dans nos derniers revers il a tenu ferme.

— Veuillez, alors, dit Dick, jeter les yeux sur cette lettre, elle pourra changer votre opinion sur lui, et il tendit au comte la lettre de sir Daniel à lord Wensleydale.

L’effet sur la physionomie du comte fut instantané ; il rugit comme un lion furieux et sa main d’un mouvement brusque saisit son poignard.

— Vous avez aussi lu cela ? demanda-t-il.

— Parfaitement, dit Dick, c’est le propre domaine de Votre Seigneurie qu’il offre à lord Wensleydale.

— C’est mon propre domaine, comme vous dites, répliqua le comte, je suis votre très obligé pour cette lettre. Cela m’a montré un repaire de renards. Ordonnez, maître Shelton, je ne serai pas en reste de reconnaissance, et pour commencer, York ou Lancastre, homme loyal ou voleur, je vous mets maintenant en liberté. Allez, au nom de Marie ! Mais trouvez juste que je retienne votre compagnon Lawless et le pende. Le crime a été public, et il convient que quelque punition suive.

— Monseigneur, ce sera ma première prière que vous l’épargniez aussi, implora Dick.

— C’est un vieux coquin condamné, voleur et vagabond, maître Shelton, dit le comte. Il y a vingt ans qu’il est mûr pour le gibet et pour une chose ou pour l’autre, demain ou le jour suivant, il n’a pas grand choix ?

— Pourtant, Monseigneur, c’est par amour pour moi qu’il est venu là, répondit Dick, et je serais un vilain et un ingrat si je l’abandonnais.

— Maître Shelton, vous êtes ennuyeux, répliqua le comte sévèrement. C’est un mauvais moyen pour réussir en ce monde. Quoi qu’il en soit, et pour me débarrasser de votre insistance, je vais encore une fois vous satisfaire. Allez donc tous deux ; mais de la prudence, et sortez vite de la ville de Shoreby ; car ce Sir Daniel (que les saints confondent) a une soif terrible de votre sang.

— Monseigneur, je vous présente maintenant ma reconnaissance en paroles, comptant quelque jour prochain vous en payer quelque chose en actes, répliqua Dick en quittant la chambre.