Traduction par E. La Chesnais.
Société du Mercure de France (p. 231-242).


LIVRE IV

LE DÉGUISEMENT



CHAPITRE PREMIER

LE REPAIRE


L’endroit où Dick avait débouché sur une grande route n’était pas loin de Holywood, et environ à neuf ou dix milles de Shoreby-sur-Till ; et là, après s’être assurés qu’ils n’étaient pas poursuivis, les deux troupes se séparèrent. Les hommes de Lord Foxham, portant leur maître blessé, se dirigèrent vers le confort et la sécurité de la grande abbaye ; et Dick, quand il les eut vus disparaître sous l’épais rideau de neige tombante, fut laissé seul avec à peu près une douzaine d’outlaws, tout ce qui restait de son corps de volontaires.

Quelques-uns étaient blessés ; tous étaient furieux de leur échec et des longues heures de danger ; et, quoiqu’ils fussent trop affamés et glacés pour faire plus, ils grommelaient et jetaient des regards farouches sur leur chef. Dick leur partagea sa bourse sans rien garder pour lui, les remercia du courage qu’ils avaient déployé bien qu’en son cœur il eût préféré leur reprocher leur poltronnerie ; puis après avoir ainsi un peu adouci l’effet de ses insuccès répétés, il les laissa retrouver leur chemin séparément ou par couples, vers Shoreby et « La Chèvre et la Musette ».

De son côté, influencé par ce qu’il avait vu à bord de la Bonne Espérance, il choisit Lawless pour son compagnon de route. La neige tombait sans interruption ni changement, nuage égal et aveuglant, le vent était tombé et ne soufflait plus ; et toute chose s’effaçait, couverte par cette chute silencieuse. Il y avait grand danger de se tromper de chemin et de périr dans un tourbillon ; et Lawless, marchant un demi-pas environ en avant de son compagnon, tendant le cou comme un chien sur une piste, demandait son chemin à chaque arbre et étudiait sa direction comme s’il eût gouverné un vaisseau parmi des récifs.

À peu près à un mille dans la forêt, ils arrivèrent à un endroit plusieurs routes se rencontraient sous un bosquet de chênes hauts et tordus. Même dans l’étroit horizon de la neige tombante, c’était un endroit qu’on ne pouvait manquer de reconnaître, et Lawless le reconnut avec une particulière satisfaction.

— À présent, maître Richard, dit-il, si vous n’êtes pas trop fier pour être l’hôte d’un homme qui n’est ni un gentilhomme de naissance, ni même un bon chrétien, je peux vous offrir une coupe de vin et un bon feu pour fondre la moelle de vos os gelés.

— En avant Will, répondit Dick. Une coupe de vin et un bon feu ! Je ferais un fameux détour pour les voir.

Lawless tourna de côté sous les branches dénudées du bosquet, et, marchant quelque temps, d’un pas résolu, arriva à une excavation ou caverne escarpée dont un quart était plein de neige. Sur le bord, un grand hêtre se penchait, les racines saillantes ; et le vieil outlaw, écartant quelques broussailles, disparut tout entier dans la terre.

Le hêtre avait été à moitié déraciné par quelque violent orage et avait arraché une étendue considérable de gazon ; et c’était là-dessous que le vieux Lawless avait creusé sa cachette forestière. Les racines lui servaient de poutres, le gazon était son chaume ; pour murs et plancher, il avait sa mère la terre. Si grossière qu’elle fut, le foyer noirci par le feu dans un coin et la présence dans un autre d’une grande caisse de chêne consolidée avec du fer montraient, au premier coup d’œil, que c’était le repaire d’un homme, non le terrier d’une bête.

Quoique la neige se fût amoncelée à l’ouverture, et eut pénétré sur le sol de cette caverne de terre, l’air y était cependant beaucoup plus chaud qu’au dehors ; et lorsque Lawless eut fait jaillir une étincelle et que les branches de genêt se mirent à flamber et à pétiller sur le foyer, l’endroit prit même une apparence de chez soi confortable.

Avec un soupir de profonde satisfaction, Lawless étendit ses larges mains devant le feu et sembla aspirer la fumée.

— Voici, dit-il, le terrier du vieux Lawless ; veuille le ciel qu’il n’y vienne pas de chien ! J’ai roulé bien loin, deci et delà, partout, depuis l’âge de quatorze ans où j’ai fui de mon abbaye avec la chaîne d’or du sacristain et un livre de messe que j’ai vendu quatre marcs. J’ai été en Angleterre, en France et en Bourgogne, et en Espagne aussi, en pèlerinage pour ma pauvre âme ; et sur mer qui n’est le pays de personne. Mais c’est ici ma place, maître Shelton. C’est ici ma terre natale, ce trou dans la terre. Viennent pluie ou vent… et qu’on soit en avril où les oiseaux chantent et les fleurs tombent sur mon lit, ou qu’on soit en hiver, et que je sois seul assis près de mon bon compère le feu, le rouge-gorge chantant dans les bois… c’est ici que je reviens, et c’est ici, s’il plaît à Dieu que j’aimerais mourir.

— C’est un coin chaud, c’est vrai, répliqua Dick, et agréable et bien caché.

— Il faut qu’il le soit, répondit Lawless, car, s’ils le trouvaient, maître Shelton, cela me briserait le cœur. Mais ici, ajouta-t-il, en creusant de ses doigts dans le sol sablonneux, c’est ma cave à vin et vous allez avoir un flacon d’excellente et forte bière.

Et, en effet, sans creuser beaucoup, il sortit une grande bouteille de cuir de la contenance d’environ un gallon, pleine presque aux trois quarts d’un vin capiteux et doux ; et, quand ils eurent bu l’un à l’autre en camarades, le feu fut regarni et flamba de nouveau, et tous deux, étendus de tout leur long, jouissaient de la chaleur.

— Maître Shelton, remarqua l’outlaw, vous avez eu deux échecs ces temps derniers, et vous êtes sur le point de perdre la jeune fille… est-ce bien cela ?

— C’est cela, répliqua Dick, hochant la tête.

— Eh bien ! continua Lawless, écoutez un vieux fou qui a mis la main à tout et vu bien des choses ! Vous suivez trop les autres, maître Dick. Vous allez avec Ellis ; mais il désire surtout la mort de Sir Daniel, vous allez avec Lord Foxham ; bien… les saints le protègent !… sans doute il a de bonnes intentions. Mais faites vos propres affaires, mon bon Dick. Allez tout droit auprès de la demoiselle. Faites-lui la cour de peur qu’elle ne vous oublie. Tenez-vous prêt, et, dès qu’une chance se présentera, filez avec elle en croupe.

— Oui, mais Lawless, sans aucun doute, elle est à présent dans l’hôtel même de Sir Daniel, répondit Dick.

— Alors c’est là que nous allons, répliqua l’outlaw.

Dick le regarda fixement.

— Oui, sérieusement, dit Lawless. Et, si vous avez si peu confiance et hésitez au premier mot, voyez ceci !

Et l’outlaw, prenant une clef à son cou, ouvrit le coffre de chêne, plongea, y tâta jusqu’au fond son contenu, et en sortit d’abord une robe de frère, puis une ceinture de corde ; et enfin un énorme rosaire de bois assez lourd pour être compté comme une arme.

— Ceci, dit-il, est pour vous. Mettez-les !

Et alors, quand Dick se fut habillé avec ce déguisement religieux, Lawless sortit quelques couleurs et un crayon, et procéda avec la plus grande habileté à maquiller sa figure. Il épaissit ses sourcils ; à la moustache encore à peine visible il rendit le même service ; en même temps, par quelques traits autour des yeux, il en changea l’expression et ajouta quelques années à l’apparence du jeune moine.

— Maintenant, conclut-il, quand j’en aurai fait autant, nous ferons une aussi jolie paire de moines que l’œil puisse désirer. Hardiment nous irons chez Sir Daniel, et l’hospitalité nous y sera donnée pour l’amour de notre mère l’Église.

— Et comment, cher Lawless, s’écria le jeune homme, pourrais-je vous remercier ?

— Peuh, mon frère ! répliqua l’outlaw, je ne fais rien que pour mon plaisir. Ne vous occupez pas de moi. Je suis de ceux, par la messe ! qui savent se tirer d’affaire eux-mêmes. S’il me manque quelque chose, j’ai la langue bien pendue, et une voix comme une cloche de monastère… je demande, mon fils ; et si la demande ne réussit pas, le plus souvent je prends.

Le vieux coquin fit une grimace comique, et, bien que Dick fût ennuyé d’être à ce point l’obligé d’un personnage aussi équivoque, il lui fut impossible de contenir son hilarité.

Là-dessus, Lawless retourna au grand coffre et fut bientôt déguisé de la même façon ; mais, sous sa robe, Dick fut surpris de le voir dissimuler un paquet de flèches noires.

— Pourquoi faites-vous cela ? demanda-t-il. Pourquoi des flèches quand vous ne prenez pas d’arc ?

— Bah ! répliqua Lawless d’un ton léger, il est probable qu’il y aura des têtes cassées… pour ne pas dire des dos… avant que nous sortions sains et saufs, tous deux, d’où nous allons ; et, si quelqu’un tombe, je voudrais que notre compagnie en ait l’honneur. Une flèche noire, maître Dick, c’est le sceau de notre abbaye ; cela vous montre qui a écrit le billet.

— Si vous faites tant de préparatifs, dit Dick, j’ai ici quelques papiers que, dans mon propre intérêt et dans l’intérêt de ceux qui ont eu confiance en moi, il vaudrait mieux mettre en sûreté, plutôt que de les voir trouver sur moi. Où puis-je les cacher, Will ?

— Non, répliqua Lawless, je vais sortir dans le bois et me siffler trois couplets d’une chanson ; pendant ce temps, enterrez-les où il vous plaira, et égalisez le sable sur l’endroit.

— Jamais ! s’écria Richard. J’ai confiance en vous, l’homme. Je serais vraiment vil, si je ne me fiais à vous.

— Frère, vous n’êtes qu’un enfant, répliqua le vieil outlaw, s’arrêtant à l’entrée de la caverne et se retournant vers Dick. Je suis un bon vieux chrétien, je ne suis pas un traître, et je n’épargne pas mon sang quand un ami est en danger. Mais, fou, enfant, je suis un voleur, par métier, par naissance, par habitude. Si ma bouteille était vide et ma gorge sèche, je vous volerais, cher enfant, aussi sûrement que j’aime, estime, admire vos actions et votre personne ! Peut-on parler plus clairement ? Non.

Et il marcha en clopinant entre les buissons et faisant claquer ses gros doigts.

Dick, laissé seul, après avoir donné une pensée étonnée à l’inconséquence du caractère de son compagnon, sortit ses papiers, les examina encore, et les enterra. Il en réserva un seul, qu’il conserva sur lui, car il n’était aucunement compromettant pour ses amis, et pouvait lui servir, en cas de malheur, contre Sir Daniel. C’était la propre lettre de chevalier à Lord Wensleydale portée par Throgmorton, le lendemain de la défaite de Risingham, et trouvée le jour suivant par Dick sur le corps du messager.

Alors, écrasant du pied les tisons du feu, Dick quitta la caverne et rejoignit le vieil outlaw qui l’attendait debout sous les chênes dénudés, et commençait déjà à être saupoudré de neige. Chacun regarda l’autre et tous deux se mirent à rire, si parfait et si drôle était leur travestissement.

— Tout de même, je voudrais être en été, avec un jour clair, grommela l’outlaw, que je puisse me voir au miroir d’une mare. Il y a beaucoup d’hommes de Sir Daniel qui me connaissent, et s’il nous arrive d’être reconnus, il pourra y avoir deux mots pour vous, mon frère, mais quant à moi, le temps d’un Pater, et je gigoterai au bout d’une corde.

Ainsi ils se mirent tous deux en marche, et longèrent la route de Shoreby, qui, dans cette partie de son parcours, suivait la lisière de la forêt, s’avançait de temps en temps en pleine campagne et passait près de maisons de pauvres gens et de petites fermes.

Bientôt, à l’aspect de l’une de celles-ci, Lawless s’arrêta.

— Frère Martin, dit-il d’une voix merveilleusement déguisée et appropriée à sa robe monacale, entrons et demandons l’aumône à ces pauvres pécheurs. Pax vobiscum ! Aïe, ajouta-t-il de sa voix naturelle, voilà ce que je craignais, j’ai perdu le ton geignard, et, avec votre permission, bon maître Shelton, je m’exercerai dans ces campagnes avant de risquer mon gros cou en entrant chez Sir Daniel. Mais voyez un peu quelle excellente chose c’est, d’être un maître Jacques, bon à tout faire ! Si je n’avais pas été matelot, vous auriez infailliblement coulé avec la Bonne Espérance ; si je n’avais pas été un voleur, je n’aurais pas pu vous peindre la figure ; et, si je n’avais pas été un Frère Gris, chantant haut dans le chœur et mangeant bien au réfectoire, je ne pourrais pas porter ce déguisement, sans que les chiens eux-mêmes nous découvrent et nous aboient après.

Il était arrivé près de la fenêtre de la ferme, et il se leva sur la pointe des pieds pour regarder à l’intérieur.

— Bon, s’écria-t-il, de mieux en mieux. Nous allons joliment mettre à l’épreuve nos fausses têtes, et par-dessus le marché nous ferons une bonne farce à Frère Capper.

Et, ce disant, il ouvrit la porte et entra. Trois hommes de leur propre compagnie étaient assis à table et mangeaient avec voracité. Leurs poignards enfoncés à côté d’eux dans la table, et les regards menaçants et sombres qu’ils continuaient à lancer aux habitants de la maison, prouvaient qu’ils étaient redevables de leur festin plutôt à la force qu’à la bonne grâce. Ils parurent se tourner avec une singulière malveillance vers les deux moines qui, avec une sorte de dignité humble, entraient dans la cuisine de la ferme ; et l’un d’eux — c’était John Capper lui-même — qui semblait avoir le rôle de chef, aussitôt leur ordonna grossièrement de sortir.

— Nous ne voulons pas de mendiants ici, cria-t-il.

Mais un autre, tout aussi éloigné de reconnaître Dick et Lawless, inclinait vers plus de modération.

— Non pas, dit-il, nous sommes forts et nous prenons ; ceux-ci sont faibles et demandent ; mais à la fin, ceux-ci sont les premiers et nous tout en bas. Ne faites pas attention à lui, mon père, venez, buvez dans ma coupe et donnez-moi votre bénédiction !

— Vous êtes des hommes d’un esprit léger, charnel et maudit, dit le moine. Les saints me gardent de jamais boire avec de tels compagnons ! Mais ici, par la pitié que j’ai de tous pécheurs, je vous laisse une sainte relique, que, dans l’intérêt de votre âme, je vous ordonne de baiser et de chérir.

Lawless tonna sur eux comme un frère prêcheur ; puis tout à coup il tira de dessous sa robe une flèche noire, la jeta sur la table des trois outlaws ébahis, se retourna et, emmenant Dick avec lui, fut hors de la pièce et hors de vue sous la neige tombante, avant qu’ils eussent le temps de dire un mot ou de remuer un doigt.

— Eh bien ! dit-il, nous avons essayé nos fausses têtes, maître Shelton. À présent, je risquerai ma pauvre carcasse où vous voudrez.

— Bon, répliqua Richard. Il me tarde d’agir. En avant pour Shoreby !