Traduction par E. La Chesnais.
Société du Mercure de France (p. 192-197).


CHAPITRE III

LA CROIX DE SAINTE-BRIDE


La croix de Sainte-Bride était un peu en arrière de Shoreby sur les confins de la forêt de Tunstall. Deux routes s’y rencontraient ; l’une venait de Holywood à travers la forêt ; l’autre était cette route venant de Risingham sur laquelle nous avons vu les débris d’une armée de Lancastre fuir en désordre. Ici les deux se réunissaient et descendaient ensemble la colline vers Shoreby ; un peu en arrière du point de jonction, la vieille croix, usée par les intempéries, couronnait le sommet d’un petit monticule.

Ici donc, vers sept heures du matin, Dick arriva. Il faisait plus froid que jamais ; la terre était d’un gris d’argent sous le givre, et le jour se levait à l’est avec des teintes pourpres et orangées.

Dick s’assit sur la marche la plus basse de la croix, s’enveloppa bien dans sa tunique, et regarda attentivement de tous côtés. Il n’attendit pas longtemps. Sur la route de Holywood, un gentilhomme couvert d’une brillante et riche armure, et portant par-dessus un manteau des fourrures les plus rares, arriva au pas d’un splendide coursier. À vingt mètres derrière lui suivait une troupe de lanciers ; mais ceux-ci firent halte dès qu’ils furent en vue du lieu du rendez-vous, tandis que le gentilhomme au manteau de fourrures continua à s’avancer seul.

Sa visière était levée et montrait une expression de grande autorité et de dignité, en rapport avec la richesse du costume et des armes. Et ce fut avec une certaine confusion que Dick se leva de la croix, et descendit au-devant de son prisonnier.

— Je vous remercie de votre exactitude, dit-il. Plaît-il à Votre Seigneurie de mettre pied à terre ?

— Êtes-vous seul, jeune homme ? demanda l’autre.

— Je n’ai pas été si naïf, répondit Dick, et pour être franc avec Votre Seigneurie, je lui dirai que les bois tout autour de cette croix sont pleins de mes braves couchés sur leurs armes.

— Vous avez agi sagement, dit le Lord. Cela me plaît d’autant plus que la nuit dernière vous avez été téméraire, et vous êtes battu, plutôt comme un fou de sarrazin, que comme un guerrier chrétien. Mais il ne me convient pas de me plaindre, à moi qui ai eu le dessous.

— Vous avez eu le dessous en vérité, Monseigneur, puisque vous êtes tombé, répondit Dick ; mais, si les vagues ne m’avaient aidé, c’est moi qui aurais eu le dessous. Vous vous êtes plu à me faire vôtre par plusieurs marques de votre dague que je porte encore. Et, en fait, Monseigneur, je pense que j’ai eu tout le danger aussi bien que tout le profit de ce petit pêle-mêle d’aveugles sur la grève.

— Vous êtes assez adroit pour peu vous en soucier, je vois, répliqua l’étranger.

— Non, Monseigneur, pas adroit, répliqua Dick. En cela je ne visais aucun avantage pour moi-même. Mais quand, à la lumière de ce nouveau jour, je vois quel puissant chevalier s’est rendu, non à mes armes seules, mais à la fortune, à l’obscurité et à la marée… et combien aisément le combat aurait pu tourner autrement avec un soldat aussi neuf et aussi rustique que moi… ne vous étonnez pas, Monseigneur, si je demeure confondu de ma victoire.

— Vous parlez bien, dit l’étranger. Votre nom ?

— Mon nom, s’il vous plaît, est Shelton, répondit Dick.

— On m’appelle Lord Foxham, ajouta l’autre.

— Alors, Monseigneur, avec votre bon plaisir, vous êtes tuteur de la plus charmante fille d’Angleterre, répliqua Dick, et, pour votre rançon et la rançon de ceux pris avec vous sur la grève, il n’y aura pas d’hésitation sur les conditions. Je demande, Monseigneur, à votre bon vouloir et bienfaisance de m’accorder la main de ma maîtresse Joanna Sedley ; et prenez en échange votre liberté et celle de vos hommes, et (si vous les acceptez) ma reconnaissance et mon hommage jusqu’à ma mort.

— Mais n’êtes-vous pas pupille de Sir Daniel ? Il me semble, si vous êtes le fils de Harry Shelton, que je l’ai entendu dire, dit Lord Foxham.

— Vous plairait-il, Monseigneur, de mettre pied à terre ? Je vous dirais volontiers complètement qui je suis, dans quelle situation et pourquoi si hardi dans mes demandes. Je vous supplie, Monseigneur, prenez place sur ces marches, écoutez-moi jusqu’au bout, et jugez-moi avec indulgence.

Et Dick aida Lord Foxham à descendre ; le conduisit à la croix sur le monticule ; l’installa à la place où lui-même avait attendu ; et, debout, respectueusement devant son noble prisonnier, raconta l’histoire de sa vie jusqu’aux événements de la dernière nuit.

Lord Foxham écouta gravement, et lorsque Dick eut terminé :

— Maître Shelton, dit-il, vous êtes un très heureux, malheureux jeune gentilhomme ; mais ce qui vous est arrivé d’heureux, vous l’avez amplement mérité ; et ce qui vous est arrivé de malheureux, vous ne l’avez mérité en aucune façon. Soyez satisfait, car vous vous êtes fait un ami qui n’est pas sans puissance ni faveur. Pour vous, quoi qu’il ne convienne pas à une personne de votre rang de frayer avec des outlaws, je dois reconnaître que vous êtes à la fois brave et loyal, très dangereux dans la bataille, très courtois en paix ; un jeune homme d’excellentes dispositions et de conduite généreuse. Quant à vos propriétés, vous ne les reverrez pas avant que le monde change de nouveau. Tant que Lancastre l’emportera, Sir Daniel en aura la jouissance. Ma pupille, c’est une autre affaire ; j’ai déjà promis sa main à un gentilhomme, un membre de ma famille, un nommé Hamley, la promesse est ancienne.

— Ah ! Monseigneur, et Sir Daniel l’a promise à Lord Shoreby, interrompit Dick. Et sa promesse, quoique nouvelle, est encore celle qui a le plus de chance de s’accomplir.

— C’est la pure vérité, répliqua Sa Seigneurie. Et considérant, en outre, que je suis votre prisonnier, sans autre composition que ma vie, et surtout que la jeune fille est malheureusement en d’autres mains, j’irai jusque-là. Aidez-moi avec vos braves gens.

— Monseigneur, s’écria Dick, ce sont ces mêmes outlaws auxquels vous me reprochiez de m’associer.

— Qu’ils soient ce qu’ils veulent, ils savent se battre, répliqua Lord Foxham. Aidez-moi donc, et, si par notre alliance, nous reprenons la fille, sur mon honneur de chevalier, elle vous épousera !

Dick plia le genou devant son prisonnier, mais celui-ci, se levant légèrement du pied de la croix, le releva et l’embrassa comme un fils.

— Allons, dit-il, puisque vous devez épouser Joanna, nous devons être amis dès maintenant.