Traduction par E. La Chesnais.
Société du Mercure de France (p. 182-191).


CHAPITRE II

ESCARMOUCHE DANS LA NUIT


Complètement trempés et glacés, les deux aventuriers reprirent leur position dans le genêt.

— Je prie le ciel que Capper fasse vite, dit Dick. Je promets un cierge à Sainte-Marie-de-Shoreby, s’il arrive avant une heure.

— Vous êtes pressé, maître Dick ? demanda Greensheve.

— Oui, mon brave, car dans cette maison est ma dame que j’aime, et qui peuvent être ceux-ci, qui tournent autour d’elle, la nuit, en secret ? Sûrement des ennemis.

— Bien, répliqua Greensheve, si John vient rapidement, nous leur donnerons leur compte. Dehors ils sont à peine quarante… J’en juge par la distance entre leurs sentinelles… et, puis, comme ils sont si espacés, une vingtaine d’hommes les feraient fuir comme des moineaux. Et pourtant, maître Dick, si elle est déjà au pouvoir de Sir Daniel, ce ne sera pas un grand malheur qu’elle tombe dans celui d’un autre. Qui cela peut-il être ?

— Je soupçonne lord Shoreby, répliqua Dick. Quand sont-ils arrivés ?

— Ils ont commencé à arriver, maître Dick, dit Greensheve, à peu près au moment où vous passiez le mur. Il n’y avait pas une minute que j’étais là quand j’ai aperçu le premier de ces drôles tourner le coin du rempart.

La dernière lumière était déjà éteinte dans la petite maison quand ils avaient passé à gué dans la nappe d’eau des lames brisées, et il était impossible de prévoir à quel moment les hommes aux aguets autour du mur attaqueraient. De deux maux, Dick préférait le moindre. Il préférait que Joanna restât sous la tutelle de Sir Daniel plutôt que de tomber dans les griffes de lord Shoreby, et son parti était pris, si l’on livrait l’assaut de la maison, de venir immédiatement au secours des assiégés.

Mais le temps passait et rien ne bougeait. De quart d’heure en quart d’heure le même signal faisait le tour du mur du jardin, comme si le chef avait désiré s’assurer par lui-même de la vigilance de ses hommes dispersés ; mais rien d’autre ne troublait les environs.

Bientôt les renforts de Dick commencèrent à arriver. La nuit n’était pas encore très avancée qu’il y avait une vingtaine d’hommes tapis près de lui dans les genêts.

Il les sépara en deux corps, prit lui-même le commandement du plus petit, et confia le plus nombreux à la direction de Greensheve.

— Kit, dit-il à ce dernier, conduisez vos hommes à l’angle du jardin, sur la grève. Placez-les fortement et attendez jusqu’à ce que vous m’entendiez tomber sur eux de l’autre côté. C’est de ceux du côté de la mer que je veux m’assurer, car là sera le chef. Le reste se sauvera, laissez-les. Et à présent, mes braves, que personne ne tire une flèche, vous ne feriez que blesser des amis. Prenez le fer, rien que le fer, et, si nous avons le dessus, je promets à chacun de vous un noble d’or quand j’aurai recouvert mon bien.

Parmi la bizarre collection de gens sans aveu, voleurs, assassins et paysans ruinés, que Duckworth avait réunis pour servir ses projets de vengeance, quelques-uns des plus hardis et des plus expérimentés dans la guerre s’étaient offerts pour suivre Richard Shelton. Le service de surveillance des faits et gestes de Sir Daniel dans la ville de Shoreby avait été, dès le début, insupportable à leur tempérament, et ils avaient récemment commencé à exprimer hautement leur mécontentement et à menacer de se disperser. La perspective d’une vive rencontre et d’un butin possible les remettait en belle humeur et ils se préparèrent joyeusement au combat.

Ils jetèrent leurs longues blouses et apparurent les uns en simple justaucorps vert, les autres en fortes jaques de cuir ; sous leurs capuchons, beaucoup portaient des toques avec des plaques de fer et, comme armes offensives, des épées, des poignards, quelques forts épieux et une douzaine de brillantes haches d’armes les mettaient en état de s’engager même contre des troupes féodales régulières. Les arcs, les carquois, les blouses furent cachés dans les genêts et les deux bandes s’avancèrent résolument.

Quand Dick eut atteint l’autre côté de la maison, il posta six hommes en ligne à environ vingt yards du mur du jardin et prit lui-même position quelques pas en avant. Alors ils crièrent tous d’une seule voix en fonçant sur l’ennemi.

Ceux-ci étant très espacés, raidis par le froid et pris à l’improviste, sautèrent stupidement sur leurs pieds et restèrent indécis. Avant qu’ils eussent le temps de se ressaisir, ou même de se faire une idée du nombre et de la valeur de leurs assaillants, un semblable cri d’attaque retentit à leurs oreilles de l’autre bout du mur. Ils se crurent perdus et s’enfuirent.

Ainsi les deux petites troupes d’hommes de la Flèche-Noire se réunirent devant le mur du jardin du côté de la mer et prirent une partie des étrangers pour ainsi dire entre deux feux, tandis que tous les autres s’enfuirent à toutes jambes dans différentes directions et furent bientôt dispersés dans l’obscurité.

Malgré cela le combat ne faisait que commencer. Les outlaws de Dick, quoiqu’ils eussent l’avantage de la surprise, étaient encore beaucoup moins nombreux que les gens qu’ils avaient entourés. La marée était montée ; la grève était réduite à une étroite bande ; et, sur ce champ humide, entre le ressac et le mur du jardin, commença dans l’obscurité, un combat douteux, furieux et meurtrier.

Les étrangers étaient bien armés ; ils s’élancèrent en silence sur leurs assaillants, et la lutte devint une série de combats singuliers. Dick, qui était entré le premier dans la mêlée, fut attaqué par trois hommes ; il abattit le premier d’un seul coup, mais les deux autres fondirent sur lui si violemment qu’il fut obligé de reculer devant leur attaque. L’un de ces hommes était un fort gaillard, presque un géant, et armé d’une épée à deux tranchants qu’il brandissait comme une baguette. Contre cet adversaire, contre la longueur et le poids de son bras et de son arme, Dick et sa hache d’armes étaient absolument sans défense, et si l’autre avait continué à seconder vigoureusement l’attaque, le jeune homme serait certainement tombé. Ce second homme, cependant, plus petit et plus lent dans ses mouvements, s’arrêta un instant pour regarder autour de lui dans l’obscurité, et prêter l’oreille au bruit de la bataille.

Le géant poursuivit toujours son avantage, et Dick fuyait toujours devant lui, guettant une chance. Alors l’énorme lame brilla et s’abattit et le jeune garçon sautant de côté et courant, frappa obliquement et de bas en haut avec sa hache. Un cri d’agonie répondit, et, avant que l’homme blessé eût pu de nouveau lever son arme formidable, Dick, renouvelant deux fois son coup, l’étendit à terre.

L’instant d’après il était engagé d’une manière plus égale avec le second assaillant. Ici il n’y avait pas grande différence de taille, et, quoique l’homme combattît avec une épée et une dague contre une hache, et fût prudent et prompt à la défense, la légère supériorité de ses armes était largement compensée par la plus grande agilité de Dick.

Aucun d’eux ne gagna d’abord d’avantage sérieux, mais le plus âgé peu à peu profitait de l’ardeur du plus jeune pour le mener où il voulait ; et bientôt Dick s’aperçut qu’ils avaient traversé toute la largeur de la grève et combattaient maintenant dans l’écume et le bouillonnement des brisants jusqu’au-dessus des genoux. Là, l’avantage de sa légèreté était perdu ; il se trouvait presque à la discrétion de son ennemi ; encore un peu et il tournait le dos à ses propres compagnons, et il vit que son adroit et habile adversaire cherchait à l’attirer de plus en plus loin.

Dick grinça des dents. Il se décida à terminer le combat immédiatement ; et, dès que la vague suivante se fut retirée, les laissant à sec, il se précipita, reçut un coup sur sa hache, et sauta droit à la gorge de son adversaire. L’homme tomba sur le dos, avec Dick toujours sur lui ; et la vague, revenant rapidement, le recouvrit de son flot.

Pendant qu’il était encore submergé, Dick lui arracha son poignard et se mit sur pieds, victorieux.

— Rendez-vous, dit-il, je vous laisse la vie.

— Je me rends, dit l’autre, se mettant sur les genoux. Vous combattez comme un jeune homme, sans savoir et témérairement, mais par tous les saints, vous vous battez bravement !

Dick retourna vers la grève. Le combat faisait toujours rage et devenait douteux dans la nuit ; par-dessus le rauque rugissement des récifs, le bruit de l’acier contre l’acier, des cris de douleur et des clameurs de guerre résonnaient.

— Conduisez-moi à votre chef, jeune homme, dit le chevalier vaincu. Il est temps d’arrêter cette boucherie.

— Seigneur, répliqua Dick, autant que ces braves gens reconnaissent un chef, le pauvre gentilhomme qui vous parle est celui-là.

— Rappelez votre meute, alors, et j’ordonnerai à mes gredins de se tenir tranquilles, répliqua l’autre.

Il y avait quelque chose de noble à la fois dans la voix et les manières de son dernier adversaire, et, sans hésiter, Dick repoussa toute crainte de trahison.

— Mettez bas les armes, hommes ! cria le chevalier étranger. Je me suis rendu sous promesse de la vie.

Le ton de l’étranger était celui du commandement absolu et presque instantanément le fracas de la confuse mêlée cessa.

— Lawless, cria Dick, êtes-vous sauf ?

— Oui, cria Lawless, sauf et d’aplomb.

— Allumez-moi la lanterne, dit Dick.

— Est-ce que Sir Daniel n’est pas ici ? demanda le chevalier.

— Sir Daniel ? répéta Dick. Par la croix, j’espère que non. Cela irait mal pour moi, s’il y était.

— Mal pour vous, beau sire ? demanda l’autre. Alors si vous n’êtes pas du parti de Sir Daniel, j’avoue que je n’y comprends plus rien. Pourquoi donc êtes-vous tombé sur mon embuscade ? pour quelle querelle, mon jeune et très ardent ami ? dans quel but ? et pour finir avec mes questions, à quel brave gentilhomme me suis-je rendu ?

Mais avant que Dick pût répondre, une voix parla tout auprès dans l’obscurité. Dick vit l’insigne blanc et noir de l’interlocuteur et le respectueux salut qu’il adressa à son supérieur.

— Seigneur, dit-il, si ces messieurs sont des ennemis de Sir Daniel, il est vraiment regrettable que nous en soyons venus aux coups avec eux, mais il serait dix fois plus fâcheux que, les uns ou les autres nous restions ici à flâner. Les gardes dans la maison, à moins qu’ils ne soient tous morts ou sourds… ont entendu notre tumulte depuis un quart d’heure ; ils ont dû immédiatement faire quelque signal vers la ville ; et, à moins de partir le plus vite possible, il est probable que nous serons tous attaqués par un nouvel ennemi.

— Hawksley a raison, ajouta le lord. Nous sommes à vos ordres, Monsieur ? Où irons-nous ?

— Non, Monseigneur, dit Dick, allez où vous voudrez. Je commence à soupçonner que nous avons quelque raison d’être amis, et si, il est vrai, j’ai commencé votre connaissance un peu rudement, je ne voudrais pas la continuer grossièrement. Séparons-nous donc, Monseigneur, mettez votre main dans la mienne, et, à l’heure et à l’endroit que vous désignerez, aura lieu notre rencontre et notre accord.

— Vous êtes trop confiant, jeune homme, dit l’autre, mais cette fois votre confiance n’est pas mal placée. Je vous rencontrerai au point du jour à la croix de Sainte-Bride. Allons ! garçons, suivez-moi.

Les étrangers disparurent de la scène avec une rapidité qui semblait inquiète, et pendant que les outlaws se livraient à leur tâche naturelle, le dépouillement des morts, Dick fit une fois encore le tour du mur du jardin pour examiner la façade de la maison.

Dans une petite meurtrière en haut du toit, il aperçut une lumière posée ; et comme elle était certainement visible des fenêtres de service de la maison de ville de Sir Daniel, il ne douta pas que ce fût le signal craint par Hawksley et qu’avant peu les lances du chevalier de Tunstall arriveraient sur le lieu du combat.

Il mit son oreille sur le sol, et il lui sembla entendre, venant de la ville, un bruit sourd et rude. Il retourna en hâte vers la berge. Mais le travail était terminé ; le dernier corps était désarmé et dépouillé jusqu’à la peau ; et quatre hommes marchaient déjà dans l’eau pour les confier à la merci de l’Océan.

Quelques minutes plus tard, lorsque d’une des ruelles les plus proches de Shoreby, une quarantaine de cavaliers débouchèrent, hâtivement équipés et au galop de leurs montures, le voisinage de la maison au bord de la mer était parfaitement silencieux et désert.

Dick et ses hommes étaient retournés à la taverne « La Chèvre et la Musette » pour prendre quelques heures de sommeil avant le rendez-vous du matin.