Librairie d’Action Canadienne-Française Ltée (p. 41-49).

III

UN DISSIDENT


Lorsque l’exode de l’humanité fut décidé, que la panique se fut emparée de tous les peuples et que la fuite possible du globe fut chose résolue, un homme pourtant se rencontra et parmi les plus grands qui refusa avec quelques centaines de disciples d’obtempérer à l’injonction universelle de se préparer à quitter un gîte qui menaçait ruine de toutes parts. C’était le grand savant Herbrôm Shnerr.

Âgé d’environ soixante ans, d’une stature au-dessus de la moyenne, portant moustache à la gauloise, des éclairs dans le regard, un menton qui trahissait une faculté de décision peu commune, le docteur Shnerr était très imposant d’aspect. Esprit universel, polyglotte possédant seize langues, vivantes ou mortes, il s’était parfaitement assimilé la vieille culture gréco-latine qui autrefois avait donné ses canons et sa discipline à une forte portion du monde instruit. Au surplus il était en relations suivies avec toutes les sociétés savantes du globe, tenait la chaire de sciences physico-chimiques de l’Université de Reykjavik et à l’égal du grand Stinson, il était réputé posséder à fond les données de la physique la plus élaborée.

Depuis nombre d’années des tassements intra-terrestres s’étant produits dans les régions antarctiques avaient obturé les vomitoires de l’Oërafa, de l’Hékla et de l’Oskadja. Dans les flancs éteints de ce dernier volcan s’était créée comme une retraite naturelle absolument sûre et où s’était réfugié le savant islandais non sans avoir pris garde d’y transporter les innombrables appareils et instruments de recherches de son immense laboratoire.

C’est de là qu’il avait soutenu par la voie ordinaire des journaux aériens que l’affreux cataclysme qu’on venait d’enregistrer ne pouvait présager la fin du globe, qu’il n’était qu’un spasme, terrible si l’on veut, mais dont l’effet passerait comme tant d’autres. Pour toute réponse, Herbert Stinson lui fit savoir qu’il était libre de finir son existence avec celle de la terre, et il demanda même à Herbrôm Shnerr une entrevue qui, il va de soi, ne lui fut pas refusée.

Dans son refuge, le Dr Herbrôm Shnerr avait été suivi par une pléiade de savants, ce qui, dans le temps, avait fort étonné le président de l’Union des Peuples. Mais il s’en était vite consolé en supputant ce que pouvaient être une quinzaine de cents hommes en regard de millions de savants qu’avaient produits les innombrables écoles du monde ?

À l’Oskadja on comptait des partisans de la croyance à la survie de l’homme, théorie préconisée par le Dr Shnerr qui avait prouvé que si la terre était vieille de deux milliards d’années l’homme ne l’était que de trois cent mille. D’après lui il était dans la logique divine que l’homme devait et pouvait continuer d’habiter le globe.

Le docteur Shnerr avait donc décidé d’attacher sa fortune, quand même et en dépit de tout, à celle du globe chancelant. Il avait pu exposer dans les divers journaux aériens sa théorie de la survie de la terre. Avec bon sens, l’Union des Peuples, peut-être un peu dure pour les survivants attardés de siècles qui avaient été ratiocinateurs par excellence, ne s’y était pas opposée. Car, sous la menace constante de la plus grande calamité, la moindre expression d’opinion qui put laisser entrevoir ne fût-ce qu’une planche de salut devait être tolérée. Mais le gros de l’humanité s’étant confié comme aveuglément aux têtes dirigeantes du haut comité de l’Union des Peuples ne fit aucun cas de la théorie du docteur Shnerr. Par ailleurs, il devenait patent que le globe terrestre s’apprêtait à sombrer de toutes parts.

Le 3 juin 2372 un long frémissement, enregistré par tous les sismographes secoua la terre comme si elle eût frissonné à l’approche de sa fin. En Chine, un nouvel affaissement s’était produit depuis la frontière birmane jusqu’à l’île Formose qui était disparue. Canton engloutie, Hong-Kong, Haïnan, Tai-Wan, Macao, Hue, l’Indo-Chine, le Siam, l’Annam, le Cambodge et la partie nord de la presqu’île de Malacca aussi détruits par le cataclysme.

Seul, un avion en partance de Saïgon, avait échappé au séisme où des millions de personnes avaient trouvé la mort. Les récits les plus fantastiques furent transmis par la radio aux nations frémissantes.

Au dire des occupants de l’avion rescapé de Saïgon, la partie sud de la Chine avait été happée par les mâchoires titanesques de la terre.

D’autre part, fait absolument stupéfiant, et qu’évoqua Herbrôm Shnerr au soutien de sa prétention, c’est que l’observatoire de Manille, aux Philippines, muni de sismographes supra-sensibles, n’enregistra aucunement la perturbation des fonds marins.

Il faut dire que l’observatoire de Manille vieux de 500 ans, puisque fondé vers 1860 par des Jésuites espagnols, était des mieux outillés, peut-être le mieux outillé du monde. L’échelle Rossi-Forel servait à déterminer l’intensité des secousses et ce vieux système n’avait pas été remplacé par les Jésuites, gens très instruits mais aussi très conservateurs ; d’ailleurs il avait toujours donné satisfaction.

Nous trouvons dans un très vieux bouquin, intitulé « Bulletin météorologique des Philippines » la liste des séismes locaux survenus dans l’archipel, au commencement du XXe siècle, puis la liste des séismes (locaux ou étrangers) enregistrés soit à Manille soit à l’Observatoire sismologique de Butuan (au nord de l’Île de Mindanao, qui est la plus méridionale des grandes îles de l’Archipel).

Depuis 1903 jusqu’en 1921 (soit en dix-neuf ans), on a relevé sur tout le territoire de l’archipel des Philippines au total 2,863 tremblements de terre sensibles à l’homme ou aux constructions : en moyenne 151 séismes par an !

Les valeurs extrêmes sont : 103 séismes en 1905 ; 214 en 1911.

Sur ce total de 2,868, on note 44 séismes violents et destructeurs (correspondants aux numéros VII, VIII, IX et X de l’échelle Rossi-Forel, où l’intensité des secousses est mesurée notamment d’après leurs effets sur les personnes, les mobiliers, les constructions, la production des crevasses et failles et les éboulements de montagnes).

À cette époque reculée de l’histoire de la terre, la pression intra-terrestre commençait de forcer l’écorce qui nous porte. Cinq siècles devaient s’écouler avant le grand bouleversement de la partie sud-est de l’Asie. Mais comment expliquer que cette partie du globe si mouvementée il y a cinq siècles fut épargnée lors de l’effondrement du sud de la Chine ?

Laissons le Dr Shnerr expliquer sa théorie :

Un incessant labour des fonds marins au cours des siècles avait, selon lui, massé dans cette partie du globe des couches très épaisses de sous-sol et établi là une énorme passerelle qui se solidifierait peu à peu, preuve évidente que le cataclysme apparent était aussi constructeur que destructeur.

D’ailleurs, disait Shnerr, l’histoire nous apprend que le globe a toujours été torturé par le feu intérieur qu’il contient et par les mers qui le couvrent. En 1634 un flot énorme balaya l’île de Norstrand, causant la mort de 6,000 habitants, détruisant 1,300 maisons et engloutissant 50,000 têtes de bétail. Les vagues de la mer sont quelquefois énormes : Spallenzani, au XVIIIe siècle, affirme avoir vu au pied du Stromboli des vagues de près de trois cents pieds de hauteur.

L’énergie dépensée par la mer est incalculable : fin du XIXe siècle, au Japon, une lame de fond balaie la côte sur une distance de neuf cents milles et extermine 30,000 personnes.

Il se trouvait donc encore des dissidents à une théorie quasi universellement admise. Mais à cela, quoi d’étonnant ?

Depuis qu’il y avait des hommes et qui pensaient, depuis que le vaste monde se reflétait sur les imaginations humaines, combien de systèmes contradictoires ne s’étaient pas soutenus ! combien d’antithèses aux thèses, combien de répliques à tant d’assertions ! Combien de Parménides en regard de tant de Thalès, combien de Démocrites se moquant de tant d’Héraclites, combien d’Aristotes démolissant tant de Platons ! C’est à peine si un nom même considéré du seul plan humain avait réussi à s’imposer, en dehors de tout classement — Jésus réputé avoir donné au monde le plus beau code doctrinal et moral qu’il ait connu !… À côté même de la géométrie classique d’Euclide, base des innombrables monuments qui à travers les âges ont fait l’admiration des hommes, n’avait-on pas soutenu qu’une autre, toute différente, se pouvait concevoir ?

Jusqu’à leur toute dernière fin, les hommes ne seraient donc pas parvenus à l’unanimité totale sur un sujet donné, peut-être était-ce utile à la beauté du monde… Puis, une opposition perpétuelle surgissant à toutes les hypothèses avait été le principe des puissantes et fécondes initiatives.

Après tant de luttes séculaires, la centralisation de l’autorité politique et administrative avait été réalisée. Quant à l’unité de pensée, non pas !

Mais la retraite hautaine, le retranchement dédaigneux dans la solitude de Herbrôm Shnerr seraient-ils présomptueux ? C’est ce que l’avenir nous apprendra.