Librairie d’Action Canadienne-Française Ltée (p. 27-40).

II

L’EFFROYABLE ALTERNATIVE


En l’an 2380.

L’aérobus qui fait le trajet Paris-New-York en 5 heures venait d’atterrir à Brooklyn où se trouvaient les immenses hangars de la « International Airways ».

En quelques minutes, les autobus-chaîne transportèrent au centre de New-York les 1,200 passagers que contenait l’immense navire aérien. Ce fait était certainement très banal mais ce qui l’était moins c’est qu’une trentaine de membres du Collège de Physique de Berlin étaient au nombre des voyageurs. Ils venaient assister au congrès annuel des physiciens de l’univers qui se tenait cette année-là dans la plus grande ville du monde : New-York qui comptait alors 16,000,000 d’habitants.

Le docteur Herbert Stinson, qui le premier avait communiqué avec la planète Mars, devait présider ce congrès qui réunissait au « Coolidge Hall » près de 700,000 délégués de toutes les parties du monde.

Le docteur Stinson s’était retiré à l’hôtel Germania où il occupait quelques appartements au Ve étage. Les autres délégués, en peu de temps, l’imitèrent et envahirent les quatre cent trente étages du Germania. Le service de l’hôtel était si parfait qu’un million de voyageurs pouvaient être servis en même temps.

Les journaux aériens donnèrent les détails préliminaires du congrès.

Depuis cinquante ans, les derniers arbres étaient disparus de la surface de la terre et les journaux ne s’imprimaient plus. Les savants avaient découvert un moyen fort simple de renseigner les nations. À toutes heures de la nuit ou du jour on projetait dans le firmament les nouvelles imprimées en caractères énormes ; le jour, un pan de ciel s’obscurcissait, devenait noir comme de l’encre et la dépêche y paraissait en blanc ; la nuit, l’écran naturel suffisait. D’ailleurs de puissantes machines éloignaient des villes les tempêtes qui auraient pu troubler la vision des nouvelles. Depuis près de cinquante ans également les ouragans avaient été relégués dans les hautes couches de l’atmosphère grâce à l’application d’un phénomène purement électro-magnétique.

Dans la nuit du 10 au 11 août, le Coolidge Hall débordait. Stinson devait y adresser la parole et communiquer au monde le plan de si grande portée qu’il avait conçu.

Vers 11 heures, dans la soirée, le président de l’Union des Peuples fit son apparition. Aucun vivat cependant ne l’accueillit, l’heure était solennelle, angoissante ; il n’y avait place pour les applaudissements.

Stinson commença :

— Que notre terre est petite si on la considère dans le temps ! Remontez le cours des âges et regardez l’homme explorant son logis. Si je consulte la carte du monde de l’époque de Strabon sous Tibère (14-37), je vois que la terre connue d’alors se limitait à la Grèce, au littoral de quelques mers, à la botte romaine et à quelques régions presque inconnues qui se perdaient au nord du monde. Au large, vers le sud, des îles que les Phéniciens de Tyr, de Sidon, de Ptolémaïs, fréquentaient ; Massilia là-bas, vers l’ouest, fondée 600 ans avant Jésus-Christ, envoyait, disait-on, des navires aux Cornouailles chercher de l’étain.

Certes on connaissait les Gaules, un peu de l’Asie continentale, le nord de l’Afrique. Kart-Hadatsch avait son heure de célébrité s’étant substituée à Tyr, Alexandrie étendait son influence : c’était déjà l’Empire romain avec son cortège de rhéteurs, de tribuns et de sénateurs.

Les siècles passent. Les doges de Venise et les seigneurs pisans avaient envahi toutes les mers connues ; leurs galères allaient chercher l’ambre, l’ivoire dans des régions jusque là inexplorées et leurs historiens racontent les faits fantastiques rapportés de leurs pérégrinations.

L’homme s’éloignait toujours de plus en plus de la section qu’il s’était cru assignée. 1492 et Christophe Colomb, au lieu de Cathay découvrit San Salvador et les Amériques. 1521 voit Magellan doubler le détroit du sud de la Patagonie et tomber dans l’océan Pacifique que Balboa venait de découvrir, en 1513. Il continue sa route, cingle vers l’ouest et après trois ans de navigation, il réussit le premier voyage autour du monde. Après lui, les Espagnols, les Portugais, les Gênois se disputent les mers et peu à peu l’Amérique du Sud est envahie par les Espagnols, nation très puissante et très aventurière.

La terre était presque connue.

Le XIXe siècle voit Livingston remonter le Zambèse et le Chiré, son affluent, reconnaître le Nyassa et rechercher les sources du Nil ; Stanley explorer l’Afrique central et retrouver Livingstone perdu au cœur du continent noir. Le Transvaal se révèle ; le nord de la Russie met à jour ses dos de mammouths ; on fait des découvertes archéologiques au pays des Incas, aux Indes, en Italie même où l’on continue les recherches commencées à Pompéï en 1748 et à Herculanum, mise à jour en 1719 ; Champollion déchiffre l’écriture hiéroglyphique et révèle au monde toute une autre civilisation disparue, ce que n’avaient pu faire les monuments d’Égypte : Chéops, Chéfren, Gisèh, Mykérinos, Memphis, Thèbes, Louqsor. Lord Carnavon met à jour, dans la vallée des Rois, dans les sables du désert, la tombe de Tut-Ank-Amon (de la dynastie des Tut). Là aussi, le monde est émerveillé et l’habitat de l’humanité se rapetisse davantage. Plus tard, Scott, Perry, Byrd sondent les glaces polaires. Le pôle nord est survolé, Lindbergh franchit l’Atlantique par la voie des airs ; les Américains fouillent le grand désert de Mongolie ; les fonds marins sont violés par le prince de Monaco. L’homme prend possession de son logis et il en explore les moindres recoins.

Dans le domaine de la chimie, à l’aurore du XXe siècle, par le traitement de l’uranium, Pierre Curie et son épouse font la plus étonnante découverte de tous les temps, le radium. Ce minerai radio-actif dont le bombardement moléculaire possède une vitesse de 300,000 kilomètres à la seconde révolutionne certains côtés de la science médicale : traitement des cancers, sarcomes, kystes, fibromes ; permet à Rutherford, dans le domaine de la chimie expérimentale, de dissocier les atomes d’un molécule d’azote ce qui n’avait jamais pu être réalisé avec les moyens de fortune dont disposaient les meilleurs laboratoires, et confirme une théorie (l’infini de la science) : Rutherford trouve de l’oxygène au cœur même d’un molécule d’azote.

Le logis et sa contexture intime s’explore de plus en plus ; l’homme fouille tous les recoins de son habitat. Il connaîtra tous les pays de la terre ; il connaît même les myriades de mondes qui pullulent au-delà des espaces interstellaires. Képler, Herschell, Le-Verrier et d’autres avaient scruté les immensités sidérales. L’homme parvient à transmettre la parole par sans fil d’un continent à l’autre.

Et ce n’est pas tout, regardez ce qu’ont fait nos savants, les hommes de notre temps qui ont presque tout trouvé, jusqu’au moyen de quitter la terre !

Leurs connaissances ajoutées à celles que les siècles passés nous ont léguées permettront aux hommes d’aujourd’hui de braver même une fin prématurée ; d’organiser la retraite de l’armée humaine devant l’escadron mobilisé de toutes les furies d’un globe belliqueux. Depuis des siècles, nous avions mâté notre planète ; nous l’avions encerclée d’un réseau de fer sur lequel couraient des bolides où les voyageurs s’entassaient, mais telle une haridelle hargneuse, elle secoua son harnais de métal, nous rappelant que nous n’étions que des parasites. Il nous a fallu voyager par les airs, nous confier à des météores d’aluminium, fuir les mers houleuses et traîtresses, jusqu’au jour où le grand cri des peuples fut entendu des quatre coins du monde. L’esprit de l’homme triomphera, je n’en doute pas car s’il peut fuir le globe il survivra. »

Un grand silence se fit dans l’immense salle éblouissante de lumière. Immédiatement la déclaration sensationnelle suivante fut publiée aux quatre coins de New-York.

Voici le texte de ce document :

« Le Congrès sera appelé à étudier l’opportunité pour toutes les nations de la terre d’abandonner notre globe qui se désagrège rapidement et de se réfugier sur la planète Mars. »

Cette déclaration se répandit avec la vitesse des ondes de Hertz. Au cœur de l’Asie des émeutes sans nom se produisirent. Il semblait aux peuples de ces contrées, malgré le haut degré de leur culture et surtout à cause d’un reste de fanatisme religieux, que l’arrêt de mort avait été prononcé contre eux, définitif et sans espoir de sursis. Mais ce ne fut qu’un léger feu de paille ; le plus étrange fatalisme continua de caractériser la vie du monde asiatique.

Depuis environ soixante ans la navigation avait cessé sur presque toutes les mers du monde. Les océans en furie roulaient des vagues qui frôlaient presque les aérobus évoluant à mille pieds dans les airs. Tous les services océaniques avaient été discontinués, les paquebots mis au rancart et remplacés par des aéroplanes gigantesques mus à l’électricité. Les vaisseaux de l’air pouvaient contenir jusqu’à six mille passagers de cabines. La durée des voyages était d’ordinaire fort courte puisque le trajet Paris-New-York se faisait en cinq heures.

Les océanographes mobilisés par l’Union des peuples, fondée en 2362, avaient découvert que tous les fonds marins étaient en mouvement et que la formidable pression intra-terrestre due à l’attraction solaire, en était la cause. D’ailleurs le cataclysme mondial était commencé puisqu’en 2367 toute la chaîne des Cordillères des Andes, depuis le Vénézuéla jusqu’à l’extrémité sud du Chili avait été engloutie dans un épouvantable glissement vers le Pacifique. Une partie de l’Amérique du Sud effacée, 43,000,000 de personnes broyées par la chute de l’ossature monstrueuse des Andes ou noyées par l’océan qui mugissait aux portes des villes croulantes avaient éveillé l’attention des peuples du globe. L’Union des nations latines du sud avait été forcé d’établir une zone de cent milles de largeur des bords tourmentés du Pacifique à la terre habitable. Le sol était perpétuellement en mouvement et le continent s’affaissait sans cesse dans les abîmes marins. C’était comme un chancre hideux qui eut rongé le globe.

On prévoyait que le continent sud-américain serait englouti tout entier avant la fin du siècle. Treize années avaient suffi à détacher les deux Amériques, inonder complètement l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay ainsi que la région sud-est du Brésil et ensevelir à de grandes profondeurs une partie du Pérou, de l’Équateur et de la Colombie. Toute la partie ouest du Vénézuéla, l’isthme de Panama et la partie sud du Nicaragua reposaient à plus de mille pieds sous les flots tumultueux d’une vaste mer en furie.

Près de 120,000,000 d’habitants de ces pays dévastés par la mer qui les submergeait peu à peu avaient émigré vers l’Afrique où une Commission mondiale possédait le contrôle de toutes les activités. Le continent noir, très civilisé, pouvait avoir une population de 400,000,000 d’individus répartis presque également sur son immense territoire très productif grâce aux procédés chimiques dont on se servait pour féconder le sol. La principale ville d’Afrique était Victoria sur le grand lac de ce nom. Elle renfermait plus de 5,000,000 d’âmes.

Une partie du nord de l’Europe s’était dépeuplée au cours du dernier siècle à cause du manque d’eau et de la chaleur torride qui avait desséché les océans septentrionaux. Le pôle arctique s’était réchauffé et tout le nord du Canada et une partie de la Russie débordaient de peuples policés et instruits.

C’est avec ces connaissances du cataclysme que le Congrès s’ouvrit au Coolidge Hall.

Le Dr Stinson annonça, le premier jour, que des nouvelles expériences faites de concert avec Hermann Stack l’avaient convaincu que la vie était certainement possible sur Mars et que pour lui il n’y avait pas d’autre alternative que celle de quitter la terre advenant la découverte du moyen de se rendre à Mars. C’était là le hic.

Le deuxième jour du congrès, le professeur Erzberger, de Munich, fit part à l’assemblée d’une découverte qui devait rendre l’aviation possible au delà de l’atmosphère terrestre. Il s’agissait tout simplement d’un mécanisme qui pouvait maintenir une colonne d’air de dimensions énormes au-delà des hautes régions de notre globe et au besoin la prolonger jusqu’à Mars.

À la fin de la réunion on en vint à la conclusion que fuir la terre était praticable. On possédait des aéroplanes parfaits à moteurs électriques qu’activaient les ondes hertziennes. On construirait une usine hydro-électrique qui fournirait les ondes nécessaires au fonctionnement des moteurs au-delà de l’atmosphère terrestre ; puis la construction des vaisseaux aériens devait être poussée avec la plus grande vigueur par toutes les nations de l’univers. Le déménagement devait s’effectuer après soixante-quinze ans de préparatifs.

L’humanité était émerveillée et terrifiée tout à la fois. Était-ce donc concevable que la terre put sombrer ? Il fallut bien se rendre à l’évidence parce que de toutes les parties du globe les nouvelles les plus stupéfiantes affluaient au Haut Comité de l’Union des Peuples.

Le Dr Herbert Stinson, le plus grand savant de son temps, qui depuis des années scrutait les causes de la destruction du globe, communiqua au Congrès que la terre pouvait encore tenir quelque cent ans. Au bout de ce temps elle se désagrégerait tout à fait et serait aspirée par le soleil. Il fallait agir avec diligence et profiter du dernier siècle d’existence pour procéder au transport de l’humanité à la planète Mars. Le docteur avait pu communiquer avec les martiens à l’aide de la radiovision ; maintenant il s’agissait d’entreprendre ce lointain voyage.

L’Union des peuples organisa immédiatement, sûre qu’elle était du succès de l’entreprise, le dénombrement de tout ce qui existait sur terre.

Des sociétés de savants s’occupèrent à condenser au moyen de la photographie ce que les bibliothèques contenaient de volumes scientifiques et littéraires. De multiples congrès furent tenus en France, en Allemagne, en Russie, au Canada, afin de décider si les anormaux des asiles, les malades des hôpitaux, les prisonniers des bagnes, les lépreux, devaient être laissés sur la planète ou entreprendre eux aussi le grand voyage à travers les immensités. Il fut décidé qu’aucun être vivant, à l’exception des animaux, ne serait abandonné au cataclysme qui se préparait.

Les innombrables peuples de la planète devaient donc tenter d’évacuer leur habitat qui s’effritait sous le poids des siècles.