Librairie d’Action Canadienne-Française Ltée (p. 15-26).

I

DOVE CASTLE


Dove Castle s’élevait sur le monstrueux amoncellement de rochers que formait l’Île au Diable, en plein Rapides de Lachine, à quelques pas seulement de la populeuse ville de Montréal qui comptait bien 10,000,000 d’habitants disséminés sur les deux îles de Montréal et Jésus.

Le soir tombait. La masse sombre de Dove Castle se détachait nettement dans le grand ciel pourpré. On était en août, et c’est à peine si vers l’ouest qui s’enténébrait lentement l’on voyait encore quelques nuages furtifs s’éclipser. Mais si dans les nues la solitude la plus effroyable régnait, le flot rageur des énormes Rapides de Lachine faisait entendre incessamment sa large voix qui proclamait toujours la plainte grandissante de l’onde déchirée par les rochers qui avaient résisté aux millénaires passés.

Sur la côte sud, les petites maisons blanches à esplanades, toutes pareilles, s’estompaient dans le soir triste, car depuis cinquante années l’homme avait coupé le dernier arbre de la terre. Dans ce coin de pays, comme ailleurs, le paysage était disparu, il ne restait plus que des rives broussailleuses, en bordure de la voie aérienne du monorail qui encerclait la vaste baie de Laprairie. Au delà de la Cave de la Mort, la grande ville cosmopolite étalait ses énormes constructions blanches que le couchant tout à l’heure avait dessiné comme un immense fusain aux ombres accentuées. Rien sur cette ville ne décelait l’industrie car depuis des siècles les machines productrices d’énergie n’étaient plus alimentées au charbon. Cependant à l’extrême nord de la cité montaient de gigantesques flammes vertes vers le ciel et un grésillement se faisait entendre jusqu’à Dove Castle. Les habitants du château y étaient habitués et n’y prêtaient aucune attention. C’était le chargement journalier des bouteilles de Falsten, d’une capacité électrique incalculable, et qui avaient remplacé les anciennes et enfantines bouteilles de Leyde ; ces appareils de Falsten fournissaient l’éclairage à la cité.

Il pouvait être sept heures lorsque le vrombissement d’un moteur se fit entendre au-dessus de l’Île au Diable. Comme un bolide, un léger appareil aérien s’approchait, modérant son allure avant de se poser doucement sur la longue esplanade de Dove Castle.

Deux hommes en descendirent. L’un était grand et mince et pouvait avoir cinquante ans. C’était Herbert Stinson. L’autre, petit et très vif, était un Allemand, Hermann Stack.

Tous deux pénétrèrent dans Dove Castle tandis que l’avion, roulé vers une déclivité du terrain était descendu par une sorte d’élévateur hydraulique, dans les entrailles de l’île.

La nuit était venue et Montréal tout près avait allumé ses millions de globes qui brillaient comme des escarboucles dans le soir sans lune. De temps à autre d’énormes réflecteurs cherchaient dans le ciel les avions qui devaient arriver ; ils entrecroisaient leurs feux et donnaient bien l’idée de ce qu’était la vie intense de la grande ville toujours en éveil, car à toutes heures de la nuit et du jour les aérobus y apportaient une contribution énorme de voyageurs.

Cependant, aucun bruit de l’immense agglomération ne parvenait à couvrir la voix majestueuse des Rapides de Lachine au cœur desquels Dove Castle reposait.

À l’arrivée du maître le château avait allumé ses feux. Mesure de prudence utile à la tombée du jour à cause des milliers d’avions de particuliers qui sillonnaient les nues et ne manquaient jamais de venir admirer l’Île au Diable et son château tout en prenant l’air frais des crépuscules au-dessus du fleuve tourmenté. L’établissement, avec ses hauts mats et son enchevêtrement d’antennes constituant un danger, Stinson avait fait installer des lampes au néon un peu partout sur les toits de l’immense construction.

Le repas du soir attendait les deux hommes dans une salle attenant au laboratoire du docteur Stinson. Il était composé comme d’habitude d’aliments synthétiques qui furent absorbés sans charmes. Les hommes de ce siècle ne s’attardaient guère à table : ils avaient leurs laboratoires où des joies très pures les attendaient.

— Alors, docteur, vous partez demain pour New-York ? demanda soudain Hermann Stack.

Herbert Stinson était songeur et tarda à répondre. Son front s’était rembruni. On eût dit que l’homme avait été rappelé à quelque sombre réalité.

— Je pars, il est vrai, dit-il après un instant. L’heure est venue de parler au monde d’un événement qui se produira bientôt, événement terrible et inévitable, vous le savez bien, Stack !

— En effet, maître, reprit l’Allemand, l’heure est sonnée. Je ne sais par quel concours de faits les époques de notre globe se sont précipitées, mais il faut se rendre à l’évidence que notre terre destinée à mourir par le froid sera détruite par le feu.

— Ce serait insensé, dit Stinson, de ne pas essayer de sauver l’humanité condamnée. Je vais tenter de prouver aux hommes qu’ils peuvent vaincre les éléments, et je crois qu’avec la coopération splendide réalisée par l’Union des Peuples le salut deviendra possible.

Puis les deux hommes se turent.

Herbert Stinson était le plus profond génie de son temps, le cerveau le plus puissant que les siècles aient produit. Sa force de conception était presque illimitée, il avait imaginé un plan qui, selon lui, devait sauver la race humaine menacée par la fin du monde, car des perturbations s’étaient manifestées un peu partout sur la surface du globe.

La planète était tellement surpeuplée qu’une commission universelle avait été chargée de disséminer sur les parties habitables de la terre les habitants survivants des pays ravagés par les bouleversements intérieurs.

C’est ainsi que Stinson avait émigré des Bermudes, qu’un raz-de-marée sans nom avait quasi balayé de la carte du monde. Son immense fortune placée à la Banque d’Angleterre, en bons titres, lui avait permis de continuer ses travaux sur les moyens à prendre pour atteindre Mars, le monde prédestiné. Il s’était établi à Dove Castle avec l’espoir de sauver, par la science, l’humanité condamnée.

Il possédait à fond toutes les sciences physico-chimiques. Il avait continué à l’Institut Rockefeller, vieux de près de cinq siècles, les immortels travaux qu’avait commencés Alexis Carrel vers 1916 sur la survie des fibroblastes qui se nourrissent, s’accroissent et se multiplient dans une solution spéciale, et il était parvenu à combattre la sénilité en reconstituant la cellule dégénérée, en activant la fonction mourante des nucléoles, des mitochondries. C’est alors qu’il s’était imposé à l’attention de l’univers entier. Aujourd’hui, retiré dans une retraite qui n’était accessible qu’aux avions, Stinson s’attaquait à une œuvre gigantesque.

— Vous serez donc appelé à communiquer au congrès annuel des physiciens de l’Univers le projet osé dont vous m’avez parlé ? dit Hermann Stack.

Stinson, qui paraissait rêver secoua la tête et ne répondit pas.

L’Allemand n’insista aucunement et quitta l’appartement du savant. Il passa dans un cabinet de physique attenant et se mit à travailler en monologuant :

— Que sera-ce quand Stinson leur annoncera que nous devons tous quitter la terre ? Enfin, il n’y a pas à se tromper, le naufrage est imminent ; demain la terre, comme un bolide, franchira les espaces, incendiera les immensités, bouleversera les mondes. De la planète Mars, nous assisterons terrifiés à la chute du monstrueux météore qui nous porte depuis si longtemps…

Stack se tut.

Il ajusta un ultra-microscope et, pour passer le temps, se mit à explorer la matière. L’instrument à lentilles superposées et extrêmement puissantes lui permit d’assister au mouvement atomique de l’infiniment petit.

Ce n’était plus l’atome entrevu des anciens, mais la structure intime qui en était dévoilée. L’œil de verre scrutait les électrons, percevait même les nuages légèrement teintés que formaient l’oxygène et l’hydrogène perdus au cœur de l’atome ; il voyait les ions se mouvoir comme la vapeur cosmique des lointaines nébuleuses de notre système stellaire, l’agencement magnifique de ce monde de l’infiniment petit, mais cette exploration était banale pour le savant, car des problèmes plus complexes que l’examen du champ atomique s’étaient imposés à l’attention des hommes de science.

Hermann Stack délaissa son instrument et se plongea dans la lecture de documents précieux touchant des essais de communications avec la planète Mars que lui avait remis le professeur Erzberger, de Munich.

Vers minuit il fut averti qu’une tempête surviendrait dans les six heures. Il s’en fut, sans hâte, vers la chambre des machines d’où dépendait la sécurité du château.

Des instruments très précis annonçaient à l’avance la venue des tempêtes qui étaient toujours redoutables, vu le déboisement et l’influence des ondes électriques dirigées.

Pour parer à l’éventualité, les hommes, toujours ingénieux, avaient élaboré un système d’air comprimé qui tenait l’ouragan à distance des habitations.

L’Allemand après avoir fixé le mécanisme se rendit saluer Stinson avant de se retirer chez lui.

La nuit était très sombre. Seule, vers le nord-est, une grande lumière violette veillait. C’était le phare de l’aéroport Lindbergh où était attendu l’aérobus de Londres qui arrivait chaque nuit exactement à 1 heure 10.

Le bruit des pompes pneumatiques parvenait distinctement à Dove Castle car la grande ville se préparait à subir l’assaut de la tempête inévitable.

Hermann Stack s’était couché.

Après une heure de sommeil à peu près, un grondement le réveilla. Il prêta l’oreille un instant, s’habilla et descendit par l’ascenseur hydraulique jusqu’au sous-sol de l’île. Les instruments sismiques lui apprirent qu’à quelque quinze ou dix-huit milles en profondeur le sol entrait en perturbation.

La faille de Logan à son tour était hachée petit à petit par le cataclysme, il n’en fallait plus douter.

Demain, peut-être, toutes les collines montérégiennes cracheraient l’explosion sinistre d’un monde souterrain ameuté ; les entrailles de la terre vomies dans un spasme affreux ; la terrible destinée révolue d’un astre usé par les millénaires.

Hermann Stack appela Montréal. L’ingénieur en charge du système de défense contre les tempêtes lui apprit que l’aérobus de Londres n’avait atterri qu’au prix de grandes difficultés et que les machines pneumatiques fonctionnaient à leur pleine capacité. Rien n’avait été perçu indiquant des troubles intra-terrestres.

Hermann Stack rassuré remonta au laboratoire. Stinson y était.

Il avait entendu lui aussi le bruit inusité.

— Je crois, dit-il, que la destruction centrale de notre globe s’étend à la vieille formation laurentienne.

Stack reprit :

— La terre serait donc très près de sa fin ?

— Je le crois, j’en suis certain, répondit le docteur Stinson.

Il pouvait être alors trois heures du matin. Stack quitta le docteur et sortit sur l’esplanade du château.

La tempête était au comble de son courroux.

Dove Castle semblait un bloc de verre sur lequel venaient se briser la furie de l’ouragan et la colère du flot.

Stack projeta un faisceau intense de lumière sur le fleuve démonté. Des masses d’eau se soulevaient et volaient au-dessus des rocs de fonds asséchés par un vent d’une irrésistible violence. Rien n’eut pu résister à la force de l’ouragan. Un solide rideau d’air comprimé protégeait Dove Castle et opposait aux éléments déchaînés une résistance quasi-illimitée. La tempête cessa bientôt et d’elles-mêmes les pompes pneumatiques s’arrêtèrent.

Le matin arriva. Un gros clou d’or se montra vers le sud et vint inonder de lumière un paysage désertique où s’élevaient çà et là d’énormes cubes qui servaient d’habitations aux hommes du temps.