Librairie d’Action Canadienne-Française Ltée (p. 51-62).

IV

LA PANIQUE DES MILLÉNAIRES


Ce matin-là, la grisaille se promenait dans les nues, elle hantait les interminables sentiers que l’on sent exister au-dessus de nos têtes et qui mènent à des mondes fabuleusement éloignés ; des avenues se dessinaient à travers le champ aérien, elles se bordaient très vite de peupliers imaginaires dont les cimes caressaient les brumes lointaines.

Et puis tout cela changeait, devenait chaos, se heurtait ; il semblait que d’innombrables mouettes avaient laissé là leurs plumes d’argent et étaient allées se blottir dans quelque caverne obscure, au cœur de la tempête ; le tourbillon se formait et les orbes de la tourmente allaient, aux confins du firmament, jeter l’émoi dans les cités fugitives et vaporeuses, formées de nuages tranquilles. Maintenant des cathédrales croulaient. La rafale avait miné les transepts indécis, crevé les vagues rosaces et fait osciller les tours géantes qui se dessinaient sombres et changeantes dans la grisaille.

Stinson semblait rêver.

Quitter la terre !

Quelle gigantesque tâche entreprenait là Herbert Stinson à qui l’Union des Peuples avait confié le soin de mettre en lieu sûr les milliards d’habitants du globe !

Il fallait se hâter, organiser les usines de fabrication d’aéroplanes, préparer tout un monde à un grand voyage à travers les immensités et le diriger vers l’inconnu !

À Dove Castle, au milieu des eaux bouillonnantes des rapides de Lachine, Stinson conduisait l’humanité obéissante comme un agneau.

Le grand savant songeait :

À la fin de l’an 2400 nous rendons-nous compte que sept mille trois cent soixante-trois années se sont écoulées depuis ce qu’il est convenu d’appeler le commencement de l’ère du monde ? Cette procession de soixante-quatorze siècles ne fait-elle pas ressortir davantage la courte durée des années de notre vie terrestre ?

Notre terre a fourmillé de peuples puisque l’on fixe la première année du calendrier à 4963 avant Jésus-Christ.

Elle a été étonnée, dès le commencement de cette ère, des crimes du genre humain, car l’homme, après le péché d’Adam, avait été condamné à errer par les siècles jusqu’au jour marqué de toute éternité, où le Fils de l’Homme viendra juger les innombrables nations de la terre. Il s’est acheminé il y a sept mille trois cent soixante-trois ans et il marchera jusqu’à l’époque où les vertus des cieux seront ébranlées. Il s’arrêtera alors, vaincu par les millénaires qui rongent sa planète et qui le vieillissent lui-même dans sa chair et dans son sang. Nos savants médecins de l’Institut de biologie de Montréal ne disent-ils pas que la lèpre moderne est un des symptômes de l’usure de l’humanité ?

Le voyez-vous s’arrêter aux confins des lointaines années qui marqueront la fin des temps ?

Que sera-t-il ce dernier homme, survivant de l’humanité mourante ?

Aura-t-il asservi toutes les forces de la terre, projeté dans les espaces des mécanismes inconnus ou élevé sous les cieux surpris une autre tour de Babel plus arrogante et plus audacieuse ?

Sera-t-il frappé de stupeur à la vue des chars de feu se promenant sur les nues, au bruit des trompettes sonnant aux quatre coins du monde le glas de l’humanité ?

Bravera-t-il dans ses constructions monstrueuses l’appel des derniers sauveteurs ou se confiera-t-il alors, lui, le rescapé du naufrage qui commença l’an 4,963 avant Jésus-Christ, à la dernière planche de salut qui restera ?

Notre existence de quelques années n’est rien si nous la comparons à l’envol des vieux âges disparus.

L’ère romaine débute sept cent cinquante-trois ans avant Jésus-Christ et dès lors l’histoire des peuples fut écrite sur des feuillets plus sanglants. Une trainée rouge devait désormais marquer le passage de l’humanité. Près de huit siècles plus tard, le Nazaréen qui apportait la paix à l’homme ne devait pas le guérir de cette plaie hideuse des guerres, car à cause de Lui les Empires établis tombèrent sous la force de la doctrine nouvelle.

L’ère de l’Hégire commencée en l’an 622 possède une histoire mystérieuse, pleine de charme, mais non exempte de sang. Jérusalem était fièrement assise sur les collines que le soleil dorait, mais ses énormes murs gris constituaient un défi à Saladin car ils dissimulaient un Godefroy de Bouillon, un Jacques Maillé, usurpateurs d’un pays qui était sien, croyait-il. Du haut des minarets, à l’heure du muezzin, la guerre sainte fut prêchée et les sables chauds du désert montèrent vers les astres comme pour les avertir que la plaie de l’homme continuerait de saigner.

L’année s’en va, grain de sable, qui s’ajoute aux rives de l’océan des âges, et demain l’aube de l’an neuf se lèvera.

Que nous sommes petits dans le temps, qu’il est mesquin de compter par années quand on envisage l’incommensurable éternité !

À quoi bon surveiller la fuite de nos jours si nos cœurs ne s’affinent pas en vieillissant, à quoi bon !

Savons-nous qu’un temps viendra où nous serons retirés du cours des siècles par le collectionneur éternel comme des monnaies usées, vieillies, sans valeur ?

Stinson s’était levé. Il regardait maintenant vers l’ouest les nuages gris qui couvraient le ciel. Le froid était intense car décembre était venu plein de glace et d’ouragans, véritables simouns de neige qui avaient ensevelis le Canada. Quelques jours auparavant, exactement le 25 décembre 2400, la Corée avait été balayée par un raz-de-marée ; l’eau envahissait déjà le grand plateau du Tibet qui s’affaissait ; la mer Aggasiz se reformait au centre du Canada et au nord des États-Unis ; les Rocheuses se creusaient de vomitoires par où l’incendie du globe s’allumait ; le soleil paraissait sanglant à travers des nues de cendres et de feu.

Doutait-il de son œuvre, le grand Stinson ? Non rien ne pouvait l’ébranler, mais il se rendait de plus en plus compte qu’il n’y avait pas un instant à perdre.

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Les foules étaient accourues haletantes et terrifiées vers le square Maurras où était installé le mécanisme de projection aérienne de la Société française de radiovision.

Paris avait été bouleversée par la terrifiante nouvelle de la disparition de la Corée. De tous les coins de la capitale de l’illustre nation, les foules étaient accourues haletantes et terrifiées vers le square Maurras où était installé le mécanisme de projection aérienne de la Société française de radiovision qui avait des ramifications dans tous les pays du monde et qui photographiait à l’instant même la destruction de la presqu’île de Malacca ; photographies prises à bord des aérobus stationnaires qui procédaient au sauvetage de cette partie du genre humain, dont les phases les plus terribles étaient reproduites instantanément sur l’écran de 100 mètres du square Maurras.

Le silence s’était fait, on n’entendait que le bruit des étincelles électriques à l’extrémité des pylônes, à mesure que les messages photographiques arrivaient ; quelquefois les hauts parleurs aériens faisaient entendre, nettement, une voix qui portait à des milliers de milles ; aussi bien par un procédé de captation très répandu sur tout le globe on pouvait ouïr à différents intervalles le bruit du lointain cataclysme.

Pendant que les foules s’ameutaient dans les rues de Paris, le cabinet des ministres, convoqué d’urgence, siégeait au Palais Minime, tout au bout de l’ancien pont Alexandre III, remplacé depuis deux siècles par le monumental arc de triomphe jeté sur la Seine pour commémorer la victoire navale des Français sur la ligue des peuples de l’Ouest africain, victoire remportée en l’an 2367 et qui avait permis à la France de continuer la pacification de l’Afrique réfractaire aux idées françaises.

Dès le matin du vingt-six décembre, de l’immense empire colonial français étaient arrivés les commissaires de l’Union des peuples, à laquelle était affilié et dépendait le gouvernement de la France et de ses colonies.

Le président, Alexandre Saintes, originaire de Tamatave, mais arrivé par la force des choses au plus haut poste de sa nation, communiqua à son cabinet, qui la connaissait déjà, la renversante déclaration que le savant Herbert Stinson avait faite au Congrès mondial de l’Union des Peuples, tenu à New-York. La France était en danger puisque déjà son littoral atlantique se lézardait ; mais le danger était plus grand encore parce qu’il fallait s’arrêter à la sinistre alternative de quitter le sol français.

C’est alors que Marcel de Montigny, le conservateur du Louvre, qui avait voix en Chambre de par son emploi, prononça l’oraison funèbre des trésors inestimables de ce grand musée :

« Paris, dit-il, il te faudra quitter ton Louvre, abandonner les Delacroix, les Detaille, les Greuse que les vieux siècles ont produits ; c’est en vain que tu chercheras au cours de ton lointain voyage vers des rives fabuleusement éloignées les clairs-obscurs d’un Corot où ton œil pourra se reposer ! Tu oublieras tes cathédrales que le vandalisme des myriades d’années passées a à peine effleurées. Que trouveras-tu sur cette terre éloignée, terre qui ne t’es pas destinée ? Tous les trésors de ton Louvre disparaîtront avec l’affreux cataclysme et tu ne verras sur Mars que ce paysage désertique décrit par Herman Stack. Tu arriveras sur la nouvelle planète nu comme un vers, Oh ! Paris ! Rien, tu n’apporteras rien, des trésors de ton Louvre ! »

Alexandres Saintes l’interrompit :

— Marcel de Montigny, ce n’est pas le Louvre seul qu’il faut pleurer mais la France entière. N’aie crainte cependant, illustre conservateur, nos savants possèdent toute la science et de concert avec nos artistes, ils reconstitueront sur Mars une France nouvelle.

Il nous faut partir malgré notre détermination ancienne de rester car le sol national est secoué de longs frémissements. Le grand corps de la terre se meurt et demain… demain ce sera le naufrage. Ah ! Montigny tu n’as pas pensé à ce que pouvait être le naufrage du globe ! Le globe ce n’est pas la « Méduse », ami. Il y avait le radeau, la mer, la terre, mais quand la terre sombrera il n’y aura que l’immensité… ou Mars lointaine.

Voudrais-tu rester à bord du navire en feu que les flancs de la mer attirent. Rappelle-toi le Radeau de la Méduse, le célèbre chef-d’œuvre de Géricault que tu conserves.

La « Méduse » qui avait à son bord cent quarante-neuf personnes fit naufrage à cent milles en mer sur la côte occidentale d’Afrique. Ces cent quarante-neuf malheureux se réfugièrent en hâte sur un radeau qui, pendant douze jours vogua à l’aventure sur une mer hostile. Au bout de ce temps, l’Argus, un brick, recueillit quinze survivants. Des scènes de cannibalisme s’étaient déroulées à bord du radeau où régnaient l’épouvante et la folie. Géricault a peint une scène d’angoisse et il la place au moment où les survivants aperçoivent l’« Argus ». La mer semble ne jamais pouvoir redevenir calme ; l’horizon est jaunâtre tandis que des nuages d’encre envahissent tranquillement le firmament ; le vent gonfle la frêle voile du radeau. Sur les planches que l’océan disloque la scène est lugubre ; toutes les formes du désespoir y sont représentées. L’un des naufragés est fou, il est drapé d’un chiffon pourpre et ressemble à quelque dieu antique ; un autre est mort et son corps est en décomposition ; celui-ci laisse trainer son torse à la mer, cet autre est sombre comme la nuit ; il y en a qui sont frémissants, d’autres pleins de vie encore font des signaux, agitent des loques écarlates pour attirer l’attention du brick.

« C’est une peinture effroyable d’un naufrage et de ses conséquences, mais que serait le naufrage de la terre en comparaison de celui-là ? Il faut donc se résigner à abandonner la coque pourrie qui nous porte. »

À cette séance du cabinet il fut décidé que la France devait se hâter. La grande nation mit en branle toutes ses ressources et se prépara à quitter son sol que des millénaires avaient humanisé.