La Fin de Lucie Pellegrin/Les Femmes du père Lefèvre/III

G. Charpentier (p. 193-224).

III

— Mais le voilà, le père Lefèvre ! — Non ! — Oui ! — Pas possible ! — C’est lui !

C’était lui. Le train marchait encore. Dans l’encadrement d’une portière, on reconnaissait déjà sa barbiche grisonnante, ses lunettes, son nez rouge. Et il leur faisait de grands gestes de triomphe avec la main.

— Bonjour, M. Lefèvre ! Bon et brave M. Lefèvre, bonjour !

Les roues des wagons n’avaient pas complètement fini de tourner, que, déjà, allongeant son grand bras, M. Lefèvre ouvrait la portière. Et, à la clarté du gaz, on vit descendre allègrement du marche-pied, un M. Lefèvre rayonnant, un M. Lefèvre rajeuni de dix ans, un M. Lefèvre des pieds à la tête habillé de neuf à la Belle Jardinière.

— Es-tu seul, jeune et beau M. Lefèvre ?

Ah ! bien, oui !… Et cette grappe de têtes ébouriffées qui déjà se pressaient curieusement aux fenêtres du wagon… Aussi quelle bousculade parmi la foule, dans la cour de la gare. C’étaient les Coqs, impatients et enthousiastes, cognant, poussant, renversant tout ce qui se trouvait devant eux, pour se frayer un passage jusqu’à M. Lefèvre. Il y eut là une courte bataille : membres froissés, chapeaux défoncés, gifles échangées. La balustrade en bois protégeant la voie, céda elle-même, s’inclina pour laisser passer cette trombe. Et ils se trouvaient au bord du train, tous, Courcier et Jéror sortis on ne sait d’où, en tête, et « l’état-major » entier, et les autres, tous massés autour de M. Lefèvre ; tandis que celui-ci, tenant la portière ouverte, offrait galamment la main à ces dames qui descendaient de wagon.

Certaines s’y cramponnaient fortement à cette main de M. Lefèvre, énormes qu’elles étaient, rondes comme des tours, ne pouvant parvenir à dégager leur derrière de la portière. D’autres, pas gênées du tout par la graisse, dédaignaient la main et sautaient par dessus le marchepied, celles-là avec une légèreté de chèvre, celles-ci avec une raideur d’échalas. Dans sa sollicitude, le père Lefèvre leur soutenait tout de même la taille jusque sur l’asphalte du quai. Et, à mesure, sans se tromper, sans hésiter, il prononçait très-haut le prénom de chacune :

— Thérèse… — Augustine… — Louise… — Camélia… — Laure… — Bianca… — Georgette… — Maria… — Phémie… — Boulotte… — Célestine… — Dolorès…

Et, à chaque nouvelle femme, c’était un hurrah de triomphe de tous les Coqs criant à la fois :

— Vive Thérèse !… — Vive Augustine !… — Vive Louise !…

Puis, le nom faisait la traînée de poudre. Des habitants de la ville se le répétaient dans la cour de la gare encore pleine. Ceux qui remontaient l’avenue du Chemin de fer, l’envoyaient devant eux de groupe en groupe. Et bientôt, à l’entrée du Mail, on savait l’arrivée d’une Thérèse, d’une Augustine…

À Dolorès, M. Lefèvre qui, en même temps, avait tout bas compté ces dames, s’écria :

— Bon ! en voici toujours douze !

Une treizième, la négresse Fatma, posa à son tour son large pied sur le territoire de la ville. Puis, plus rien ! Le wagon était vide. M. Lefèvre s’étonna, fit le geste de chercher sous les banquettes. Enfin, consultant un carnet, il refit son compte entre ses dents :

— Sur vingt-cinq, n’est-ce pas ? Sept, manqué de parole… Bien !… Quatre exigé argent d’avance, lâché à la gare de M… Sept et quatre, onze… Sûr, par conséquent, d’en avoir mis quatorze en wagon !…

Sacrebleu ! il lui manquait Blondinette ! Une fille superbe, celle-là, grande, bien faite, avec des bras et des cuisses ! Il avait beau se creuser l’esprit. La lui aurait-on levée à quelque station ? Aurait-elle profité du tunnel pour se sauver par la portière ?

— J’en suis bleu ! faisait-il, j’en suis bleu !

On ne la retrouva jamais, cette Blondinette. Mais qu’importait aux Coqs une de plus, une de moins. Et, jeunes ou vieilles, maigres ou grasses, belles ou laides ? ils ne se le demandaient pas davantage. Dans leur faim et leur soif, ils ne voyaient qu’une chose : ce qui venait de descendre du train, cette cargaison que leur livrait M. Lefèvre, c’étaient des femmes. Tout un arrivage de femmes, là, au milieu d’eux, à leur portée : des jupes, des chapeaux posés sur des chignons, des anglaises flottant sur des tailles, de petits rires faisant palpiter des voilettes. Comme ils allaient se jeter là-dessus ! Mais encore, avant de taper chacun dans le tas, les choses devaient-elles se passer avec ordre et régularité.

— En omnibus ! criaient les Coqs… En omnibus !

Ils prirent d’assaut l’omnibus de l’Hôtel de Paris, et ils y poussèrent les femmes. Quand elles s’y furent entassées, certains Coqs faisant mine de monter sur le marchepied, les autres les retinrent par le bras.

— Non ! rien que le père Lefèvre !…

Lui aurait préféré marcher. Mais on le hissa de force dans le véhicule et la portière fut refermée sur lui. Il ne trouvait sans doute pas à s’asseoir. On ne le revit plus d’un moment, perdu, bousculé, dévoré peut-être ! dans le grouillement et la mauvaise humeur de ces dames qui s’écriaient : « — Ma robe ! — Mes pieds ! — Le gros imbécile ! » Puis, on retrouva M. Lefèvre, très-sérieux et très digne, assis à la place de l’énorme Boulotte qu’il avait prise sur les genoux. Alors, tous d’applaudir :

— Vive le père Lefèvre !

Et des trépignements de joie ! Et des rires ! Et des lazzis par-ci par-là, des remarques comme celle-ci :

— On dirait que ce sont ses filles…

Puis, tout à coup, un cri, un cri unique fait de trois cents cris, prolongé, vibrant, impératif :

— Aux Quatre-Billards !

Le conducteur fit claquer son fouet plusieurs fois. Le cheval piétina d’abord sur place. De ses sabots jaillissaient des étincelles. Mais le petit omnibus plein comme un œuf, restait les roues enfoncées dans la boue jusqu’au moyeu. Alors, en avant du timon, Courcier, de Paris, et sa cravache, apparurent. Plus que jamais en bottes molles, se tenant très droit pour ne pas perdre un pouce de sa petite taille, officiellement ganté de blanc, il se mit à tirer le cheval par la bride. Et quand on aperçut aussi le grand Jéror, d’Alger, juché sur le siège, le flot du fameux béret d’Henriette Maréchal pendant à côté de la casquette cirée du conducteur, çà et là, quelques voix isolées :

— Vive les trésoriers-organisateurs !

Dans l’encaissement de l’avenue du Chemin de fer mal éclairée par de rares réverbères, l’omnibus commençait à monter, lent et lourd, enchâssé dans une foule compacte. Plus de cris. Un bruit continu de piétinements assourdissait les conversations particulières. De temps en temps les essieux, très chargés, craquaient. Et, les lanternes, un peu au-dessus des têtes, semblaient deux étoiles vertes insensiblement soulevées par ce flot humain.

Tout en haut, devant l’élargissement du Mail, la foule s’écarta d’elle-même, laissant autour de l’omnibus une sorte de distance respectueuse. C’est ainsi que les femmes du père Lefèvre firent leur entrée en ville avec une certaine solennité. Seul, Courcier, en bottes molles, tenait toujours le cheval par la bride. Après un espace vide, sur la chaussée du milieu suivaient les Coqs, en rang, quatre par quatre, silencieux maintenant, comme si l’omnibus de l’Hôtel de Paris qu’ils escortaient eût été un corbillard. Et cette vraie tenue d’enterrement, cet ordre parfait, leur gravité subite, ils la devaient, eux, à la population scandalisée et hostile, échelonnée de chaque côté pour les regarder, tout le long des allées du Nord et du Midi.

Il n’y eut de cohue qu’à la fin, lorsque l’omnibus, après avoir passé aux pieds de la statue du Bon-Grand-Homme, s’arrêta tout à coup devant les Quatre-Billards. Mais Jéror, d’Alger, déjà en bas du siège, s’était précipité à la portière. Au milieu de la bousculade et des huées, entre deux haies de Coqs protecteurs, la première femme passa en courant, les jupes relevées de peur de la crotte. L’une après l’autre, toutes les treize, montrant ainsi leurs jambes, ne firent qu’un bond jusqu’à la porte du café. M. Lefèvre descendit d’omnibus le dernier, et entra derrière elles.

Elles ne firent que traverser les Momies. La salle, peu éclairée, ne contenait que quelques joueurs de bézigue et de domino attardés, les autres étant allés dîner à l’heure ponctuelle. Les parties ne s’interrompirent pas ; mais au fond de certains yeux bridés il s’alluma une petite flamme. Le banquier chauve de la première chanteuse, ne vit pas qu’il pouvait se débarrasser du double-six. Le grand Juif crasseux à tête d’oiseau, oublia de marquer son cent d’as. Le froufrou de leurs robes était déjà passé que les narines intérieurement tapissées de poils blancs du nez de l’huissier, se dilataient encore, pour humer leur odeur.

Elles défilèrent devant le comptoir. Debout, le vénérable père Brun ouvrait des yeux ronds. Madame Brun, elle, s’enfonçait pour la première fois de sa vie dans la lecture du Journal officiel, les joues et les oreilles rouges.

Enfin, elles entraient au Divan, moins éclairé encore que les Momies. M. Lefèvre, arrivant immédiatement après la dernière, semblait les avoir poussées devant lui.

— Eh bien ! cette absinthe ? demanda-t-il. Ouf ! mes amis, je crois ne pas l’avoir volée !…

Et, tirant son mouchoir, il s’épongea le front, radieux, recevant les poignées de mains des Coqs. Dans leur reconnaissance, certains lui secouaient le bras, si fort, que l’équilibre de ses lunettes en était dérangé. Chaque nouvel arrivant voulait le voir de près, lui parler, le toucher.

— Du calme ! mes amis, du calme ! avait-il beau dire.

Mauve, de Toulon, l’entourant de ses bras, voulait à toute force le hisser sur le marbre de la cheminée. Mais le père Lefèvre avait le triomphe modeste, ne se souciant nullement qu’on lui frippât sa redingote neuve. Déjà, on venait de lui faire renverser la moitié du contenu de sa tabatière. Pour échapper à la tyrannie des ovations, il se hâta de s’attabler avec les femmes que Courcier et Jéror avaient invitées « au nom de la souscription » à prendre quelque chose.

Au milieu du Divan, trois tables réunies par des ajoutes, n’en formaient qu’une, étroite et très longue. Les femmes étaient déjà assises, six de chaque côté, et, toute seule à un bout, Boulotte, l’énorme Boulotte. En face, le dos à la cheminée, s’installa M. Lefèvre. Tout autour, pressés les uns contre les autres, les Coqs se tenaient debout. Les plus éloignés, perchés sur les tabourets.

— Du gaz ! réclama-t-on de toute part, du gaz !

Les trésoriers, qui se donnaient beaucoup de mouvement, montèrent sur des chaises, tournèrent le robinet des lustres. Soudain, le Divan se trouva inondé de clarté crue. Et ce ne fut qu’un cri de stupéfaction :

— Ah ! elles ont de bonnes gueules !

Il fallait les voir ! Toutes extraordinaires, de corps et de visage, de tenue et d’accoutrement : un pittoresque et comique assemblage de laideurs se faisant valoir les unes les autres. Des dondons, à joues charnues et rondes comme des fesses, coiffées d’un chapeau de paille ridiculement étroit. Des manches-à-balai habillés, surmontés d’un visage en lame de couteau. Cette figure sans nez, à côté de celle-ci au nez immense, exclusif, accapareur, ayant évidemment fait tort au front et au menton. Il n’y en avait qu’une de tout à fait bossue. Mais là, à gauche de M. Lefèvre, on pouvait les compter : quatre à la file, toute une série, louchaient terriblement. Et les nippes donc ! les modes surannées, le défraîchissement des étoffes, la rareté de linge blanc ! Sur des épaules étriquées de fillette, une claire robe d’été, transparente comme une pelure d’ognon. Et autour de cette matrone vénérable, des franges usées, honteuses, en bouillie, sur une jupe à volants de velours vert, décrochée chez quelque marchande à la toilette.

— De bonnes gueules !… Lefèvre, dis, où les as-tu ramassées ?

François leur servit du madère et du vermouth. Toutes réclamaient des biscuits. On leur en apporta quatre corbeilles, qui furent vidées en un clin d’œil.

— Encore !… encore !… faisaient les femmes, la bouche pleine.

Et elles s’empiffraient comme si elles n’avaient pas mangé depuis trois jours. Certaines, prenant le café pour un restaurant, demandaient à voir la carte, faisaient signe à M. Lefèvre qu’elles avaient envie de manger. Lui, au bout de la table, devant son verre d’absinthe, semblait un papa radieux de réunir autour de lui ses filles, à l’occasion de quelque anniversaire. On eût pris pour une religion de la famille, le recueillement et la mansuétude avec lesquels il humait à chaque instant une prise.

— En voulez-vous ?… disait-il à ses voisines de droite et de gauche.

Et il remettait la tabatière dans sa poche, avec la paix d’une conscience qui n’a rien à se reprocher. Ce furent quelques moments d’une effusion douce. Tout son « état-major » était autour de lui à ne pas perdre un de ses gestes, à boire ses paroles. Ceux qui avaient le plus douté de lui pendant son absence, le regardaient avec des yeux particulièrement tendres. Alors papa Lefèvre, profitant de ces bonnes dispositions, dit avec bonhomie :

— Vous m’en avez fait faire un, vous autres, de métier !…

Eux ne s’imaginaient pas toutes les difficultés pour arriver à un résultat ! Et, d’un mouvement de menton, il le leur désignait, le « résultat », attablé là, en train de boire et de se bourrer. Il eût voulu voir un Coq à sa place, n’importe lequel ! avec cent soixante francs dans la poche, pas davantage ! et la commission d’embaucher des dames : tout cela, seul, sans conseil, perdu dans une grande ville, hors de son chez soi et de ses habitudes. Lui, avait fait de son mieux, voilà tout. L’argent ? assurément il avait été obligé d’en avancer de sa poche : simple détail, d’ailleurs, compte à régler avec les trésoriers, à tête reposée.

— Tu aurais toujours dû nous écrire, hasarda Courcier en échangeant un coup d’œil avec Jéror, qui n’avait pas oublié non plus les angoisses de leur promenade au manège.

— Écrire ! écrire ! répétait M. Lefèvre, l’air naïf, étonné. Et le temps ?…

Il n’y avait seulement pas songé, sa parole d’honneur ! Une fois dans l’action, lui ! il se croyait encore à l’armée d’Afrique, il ne regardait jamais en arrière. Vrai Dieu ! il eût accompli de la jolie besogne si, au lieu de faire abnégation de tout, d’oublier ses affaires personnelles, il s’était demandé à chaque instant du jour : « Et mes chevaux ? mes leçons ? mes élèves ? Et ma pauvre Sélika ?… Me surmène-t-on Soliman et Roxelane ?… » Ventrebleu ! pour qui le prenait-on ?…

— Ne bavarde pas tant, vieux Coq… Dis-nous plus vite que ça où tu les as ramassées…

C’était la voix de stentor de Mauve, de Toulon, qui venait de tonner.

— Où les as-tu ramassées ? répéta-t-il avec une véhémence et un volume de voix extraordinaires.

Heureux et enthousiasmés, quelques Coqs braillards répétèrent plusieurs fois en scandant tous ensemble chaque syllabe : « Où les as-tu ramassées ? » Et, peu à peu, ce fut l’assistance entière, électrisée, subitement prise d’aliénation mentale, qui se mit à vociférer la question. Chaque fois, des voix nouvelles renforçaient cette sorte de chœur burlesque. Les femmes, qui avaient englouti leurs biscuits, se mirent de la partie. De petites voix aiguës, perçantes, se détachant au-dessus des autres, criaient, elles : « Où nous as-tu ramassées ? »

Et les vitres tremblaient. Et, de l’autre côté des volets fermés, dans la rue où stationnait une partie de la population, des curieux s’écrasant la joue aux barreaux des fenêtres pour entendre quelque chose :

— Chut !… On va savoir où il les a ramassées !…

M. Lefèvre, en se versant de nouveau de l’absinthe, faisait quelques coquetteries. Même il eut un adorable sourire de bonhomme :

— Qu’importe d’où elles viennent, après tout, puisqu’elles vous plaisent ?

Et, comme tous le huaient, en lui criant qu’il n’était pas difficile, M. Lefèvre plaida avec candeur les circonstances atténuantes ; la fatigue du voyage ! la fumée de la locomotive !… Ils verraient, lorsqu’elles auraient fait un brin de toilette !

— Tenez ! regardez-moi ces joues fraîches, fit-il en pinçant la joue rougeaude de Bianca. Une pêche ! n’est-ce pas ?… Et, l’avant-dernière de ce côté, Dolorès : la jolie frimousse chiffonnée !

Puis, désignant Boulotte, faisant le geste de palper à mains pleines :

— Quelle poitrine !

Maintenant M. Lefèvre le leur disait sans détours, où il avait recruté ses femmes.

— Je m’étais d’abord bercé de l’espoir d’amener tout le corps de ballet du Grand-Théâtre.

Mais deux ou trois Coqs de son état-major ouvraient seuls de grands yeux. Il avait beau élever la voix :

— Ni actrices, ni femme du monde, ni grandes lorettes !… Il eût fallu, mes amis, des capitaux considérables… Un autre à ma place se fût découragé : moi, je me rabattis sur l’Eldorado

Plus d’oreilles complaisantes pour écouter M. Lefèvre ! Cet Eldorado était pourtant un établissement remarquable, à la fois bal public et café-concert, rendez-vous de toute la basse prostitution de M… : filles en carte, rouleuses et traînées. Là, plusieurs soirs de suite, M. Lefèvre avait dû se livrer à des pourparlers bien intéressants, endoctrinant à la sortie les beautés qui s’en allaient bredouille, prêchant leur bal comme Pierre-l’Hermite prêcha la première croisade. Mais, la foule des Coqs ne se souciait plus de lui, maintenant, comme un enfant qui tient tout à coup un autre jouet.

Camélia venait de casser un verre. Thérèse, Augustine, Louise, leurs chaises rapprochées, discutaient quelque chose, toutes les trois à la fois. Et la petite Laure, un vrai crin, l’œil allumé et la trogne rubiconde, menaçait à chaque instant la longue Dolorès d’un crêpage de chignon en règle. Certaines, tournant le dos à la table, commençaient à dévisager effrontément les Coqs avec l’air de dire : « Me voilà ! qui en veut ? » Elles parlaient, maintenant, très fort. Après l’ahurissement de l’arrivée, intimidées au premier moment par l’étrange accueil de la population, voilà qu’elles étaient chez elles.

— Ouf ! fit Georgette en se levant, moi, j’ai des fourmis dans les jambes.

Et elle circulait déjà dans le Divan, entre deux Coqs qui la tenaient à la taille. Les autres se levèrent aussi. Bientôt il ne resta, pour tenir compagnie à M. Lefèvre, que l’énorme Boulotte, attablée à l’autre extrémité. Boulotte, la bouche pleine, achevait un reste de biscuit. Tout à coup elle poussa de petits cris d’effroi en se sentant enlevée de sa chaise. C’était un tour de force de Mauve, de Toulon, et du Polaque, qui, l’ayant prise en poids, allèrent décharger ce fardeau sur le grand divan du fond de la salle. Pendant ce temps M. Lefèvre, seul encore à table, se versait tranquillement de l’absinthe en homme qui se délasse après une journée bien employée. Et Boulotte furieuse, éboulée sur le divan, gigotait, les mollets à l’air, tripotée et pétrie par toutes sortes de mains. À côté d’elle, Bianca tenait tête à la bande des Corses. Tandis que les Égyptiens, un peu plus loin, graves et silencieux, faisaient cercle autour de la négresse. À l’écart dans un coin, Mengar, le créole, ayant accaparé la longue Dolorès, semblait faire du sentiment avec elle et de l’amour platonique. Et, au milieu du vacarme grandissant, c’étaient toute sorte de propositions sérieuses, offres de dîner, demandes préalables d’argent, marchandages, surenchères.

Ce n’était plus seulement le Divan, le café tout entier leur appartenait. Trois ou quatre faisaient queue à la porte des cabinets. Il y en avait à la cuisine, demandant de l’eau chaude et du savon pour se débarbouiller. Phémie tournait autour des billards, une queue à la main, faisant rouler les billes, écrivant avec le blanc son nom sur chaque tapis vert. D’autres rôdaient aux Momies, autour des joueurs de bésigue et de domino. La petite Laure assise sans façon à côté du banquier de la première chanteuse, s’enhardit jusqu’à passer la main sur ce large crâne chauve : « Est-il beau ?… Moi, il me plaît, le Monsieur ! et il va me payer quelque chose ! » Au milieu de tout ce remue-ménage, le père Brun allait et venait, sur les dents et pas tranquille, enchanté et effaré d’avoir tant de monde dans son établissement, tenté au fond de jeter ces rouchies à la porte, obligé pourtant de leur faire bon accueil dans l’intérêt de la consommation. Madame Brun, au comptoir, continuait à lire le Journal Officiel.

Des curieux stationnaient toujours dans la rue, tassés sur le trottoir, écoutant aux volets fermés du Divan.

— Entendez-vous quelque chose ?

— Moi, pas plus que vous !

— Ils font un vacarme à rendre sourd !… C’est du propre.

— On dirait qu’ils se battent, qu’ils se les disputent, qu’ils les violent…

— A-t-on jamais vu ! ça va être le pendant de la nuit des bombes.

— Indécent ! Indécent ! Indécent !

— Moi, je sais qu’à la place de l’autorité municipale…

— Que voulez-vous ? c’est la Mi-Carême…

— Allons donc ! nous n’allons pas pouvoir dormir de la nuit !

— Ils ne seront pas toujours jeunes !

— Si votre femme vous entendait !… Puisque vous les approuvez, monsieur, que n’allez-vous vous fourrer au milieu de leur orgie.

— Monsieur, veuillez ménager vos expressions !

— Eh ! silence, vous deux ! allez vous chamailler ailleurs… Vous empêchez le monde d’écouter…

Et, sur le Mail, bien que sept heures eussent sonné depuis longtemps, une foule de gens oubliaient d’aller dîner. Malgré un petit froid sec, il y en avait d’assis sur les bancs de l’allée du Nord, jusque sur la margelle de la fontaine du Bon-Grand-Homme. D’autres se tenaient debout devant les portes des Quatre-Billards, tâchant de deviner quelque chose à travers les petits rideaux des vitrages.

— Tiens ! en voilà une qui joue au billard, maintenant !

En face, le patron du Durand sortait à chaque instant, tête nue, faisait quelque pas ; puis, planté au beau milieu de l’allée du Midi, montrant le poing au café du père Brun :

— À une autre année, va !…

Et il rentrait en maugréant contre les officiers, ses pensionnaires, qui n’arrivaient plus. Tant pis, ces messieurs mangeraient le rôti comme il serait, réduit en semelle de botte ! Il ne retrouva un peu de calme qu’à la vue du lieutenant Ladoucette, qui arrivait donnant le bras à Georgette. Laure la suivait, au bras du chef de musique. Boulotte, elle, l’énorme Boulotte, eut l’honneur de dîner à la table des capitaines. Les autres se répandirent un peu partout, dans les diverses pensions où mangeaient les étudiants. Et, à la même heure, tandis que çà et là des bouteilles de supplément se débouchaient en leur honneur, certains dîners bourgeois, en ville, au contraire, étaient tristes, écourtés. Des maris n’avaient plus faim au dessert, portaient les mains à leur front, éprouvaient le besoin subit d’aller prendre l’air ; des fils s’éclipsaient, oubliant de plier leur serviette.

— Le voilà filé !… prend-il la maison pour une auberge ? soupirait la mère.

Ou bien, certaines femmes à leurs maris :

— Votre cercle ! si le feu pouvait une bonne fois le… Passer encore toute ma longue soirée, ici, seule !…

Mais le Mail, ce soir-là, présentait une animation inaccoutumée. Des étoiles dans le ciel balayé, certains magasins ouverts et éclairés plus tard qu’à l’ordinaire, beaucoup de promeneurs. À la hauteur de la fontaine du Bon-Grand-Homme, on se sentait à chaque instant coudoyé, comme à Paris, à la même heure, au boulevard des Italiens. Un fourmillement d’hommes arrêtés devant les Quatre-Billards, envahissant jusqu’à la chaussée du milieu, rappelait même la Petite-Bourse. À partir de neuf heures, les Coqs commencèrent à arriver de leurs pensions par bandes de quinze, vingt, trente, entraînant une ou deux femmes. Et ils ne se hâtaient pas d’entrer au café. Leur joie était de passer au plus épais de la foule et d’y stationner, le verbe haut, l’œil allumé, radieux de montrer leurs conquêtes. Celles-ci, ébouriffées par les premières galanteries des Coqs, le chapeau de travers, avaient, grâce au vin cacheté, un commencement d’enthousiasme.

— Toi, mon grand brun, je t’aime… si tu m’achètes une paire de gants.

Une autre, sur l’air des lampions, en dansant :

— Un coiffeur !… Un coiffeur !… Un coiffeur !… Vous êtes vingt-six, cotisez-vous pour me payer le coiffeur.

Et la petite Laure, se tordant comme une couleuvre pour se dégager de deux Coqs qui la tenaient par le bras :

— Non ! je ne vais pas au café !… Lâchez-moi… je veux être seule, pour aller visiter les curiosités de la ville, les monuments !…

Neuf heures et demie pourtant. Dix heures. Dix heures et demie. Et les promeneurs du Mail ne songeaient pas à rentrer. Les cafés ne fermaient pas, ni plusieurs magasins. Le gaz flambait, par endroits haut et cru, comme un gaz de grande capitale, comme un soleil de nuit inventé pour illuminer les fièvres d’une vie factice. Tandis que, sur sa fontaine, raide et immobile dans son lourd manteau de pierre, le Bon-Grand-Homme semblait stupéfait de voir sa ville encore éveillée, à une pareille heure, indue pour une sous-préfecture, indue aussi pour une ville romaine, pour une ville féodale, pour une ville parlementaire. Et le murmure frais du filet d’eau tombant dans la vasque était couvert par un brouhaha, se perdait dans la buée de désir et de folie chaude qui commençait à charger l’atmosphère.

Une petite fièvre rendait maladroites les mains des coiffeurs du Mail frisant quelques-unes de ces dames. Celles qui achetaient des gants chez « le duc de la Rochefauxcols », étaient servies par le duc lui-même ; et, pour essayer la paire, le duc, ventre proéminent, arrondissait les bras autour de sa cliente, lui pétrissant les doigts l’un après l’autre, mollement, la respiration courte. Tandis que devant l’Hôtel-de-Paris, le banquier de la première chanteuse, et le Juif à tête d’oiseau, attendaient ensemble depuis une éternité. Tout à coup une agitation passa le long de leur échine, les fit se frotter les mains, les poussa dans une rue sombre : la petite Laure arrivait en courant, décoiffée et cramoisie, seule. Elle avait échappé aux Coqs, celle-là, pour visiter la ville et les monuments ! Elle disparut tout de suite dans la même rue sombre.

Et la ville entière, maintenant, sous l’influence des femmes, subissait comme un énervement.

Un peu après minuit pourtant, le magasin du duc « de la Roche-faux-col », les coiffeurs et bureaux de tabac, éteignirent, fermèrent. Puis ce fut le tour du café Durand. Celui des Quatre-Billards, le dernier, boucla ses portes, sauf une qui resta entrebâillée pour les retardataires. Et, comme il faisait vaguement clair de lune, l’homme du gaz venait de passer, et d’éteindre deux réverbères sur trois, par économie municipale. Une partie de la population n’en stationnait pas moins sur le Mail devenu noir. Elle se tassait peu à peu sur l’allée du Midi, en un rassemblement compact, devant le café du père Brun. Soudain, au premier étage, cinq fenêtres s’éclairèrent. Elles trouaient le noir de la nuit de leurs grandes vitres braisillantes. Et d’en bas, du Mail, les regards de la population ne se détachaient plus de ces cinq phares jaunes. Mais, le mieux placé pour voir, c’était le Bon-Grand-Homme sur son piédestal, le front en plein dans un reflet clair ruisselant sur les dentelures de sa couronne ducale. Et les femmes devaient être là-haut, dans les bras des Coqs, des heureux Coqs : ils triomphaient ces gaillards-là, et ils avaient pour eux leur jeunesse ! C’était leur jeunesse, cette musique de quadrille, alerte et maigre, ayant la saveur aigrelette d’une pomme pas mûre ; leur jeunesse aussi, ce rhythme enlevant le galop, ces emportements fous ; puis, ce glissement de valse lascive ; puis ce cancan épileptique et paillard, toujours leur jeunesse ! Ils devaient tellement s’en donner, là-dedans, que des larmes de chaleur ruisselaient le long des vitres ternies. Alors, tout à coup, pour aérer le bal, les cinq fenêtres s’ouvrirent toutes grandes.

— Une fournaise !

— Voyez, ça crépite et ça fume !

— Chaque fenêtre crache une buée.

— Ça pue le tabac et la sueur.

— Éloignons-nous un peu, il me passe de la braise sur la joue.

— Des enragés !

— Que dites-vous ?

— Ce sont des enragés ! des polissons ! des misérables ! En quel temps vivons-nous : la jeunesse d’aujourd’hui n’a plus ni foi ni loi ! Avec cela, on dit le Pape à toute extrémité… Nous aurons un cataclysme !

— Moi, je m’étonne que la maison ne croule pas.

— Ce n’est pas raisonnable… Nous devrions être au lit, nous… des hommes mariés !

— Parlez, je vous conseille ! c’est moi qui vous propose en vain de partir depuis une heure.

— Oh ! tenez ! étonnant ! bizarre !… Retournez-vous donc.

— Oui ! contre la façade des maisons d’en face, leurs ombres chinoises… Très comique !

Démesurément grandes, les ombres des Coqs enlaçant les femmes dans leurs bras, dansaient du haut en bas des maisons de l’allée du Midi. Selon les hasards de la valse ou du quadrille, c’était à chaque instant une mêlée énorme de bras, de jambes, de têtes, sautant, bondissant, tournoyant. On eût dit une seule bête monstrueuse, aux membres innombrables, expirant dans la danse de Saint-Gui d’une agonie convulsive. Puis bras, têtes et jambes se touchaient, se confondaient, et ce n’étaient plus qu’une masse brouillée ; tout s’affaissait sous un voile noir derrière lequel, maintenant, on devinait encore les secousses de quelque besogne effrénée et bouffonnement polissonne. Puis, le voile se déchirait, et sur le fond tout à coup lumineux des façades d’en face, c’était la silhouette gigantesque d’une jambe en l’air, d’une jambe de femme au mollet colossal sortant de l’enseigne du café Durand, et dont le pied, par dessus le faîte du plus haut étage, chahutait, un peu dans le ciel.

Le bal dura la nuit entière. D’heure en heure, le crieur de nuit passait vite, vite, dans ses chaussures de corde, glapissant sa plainte lugubre. Tout pressé qu’il était, chaque fois il stationnait quelques instants, lui aussi, mêlé à ceux qui se chauffaient à la flambée des cinq fenêtres. Et, l’heure d’après, il retrouvait les curieux à la même place. Tandis que çà et là, dans la ville, certaines lampes ayant brûlé toute leur huile, charbonnaient. Et plus d’une, qui ne s’était pas couchée, épouse ou mère, croyant reconnaître un pas, tendait à chaque instant l’oreille. Enfin l’aurore ! L’homme du gaz avait éteint depuis longtemps les derniers réverbères. Le crieur-de-nuit devait ronfler dans son lit. Et, sous les cinq fenêtres, il y avait encore des gens, des visages terreux ; des yeux battus regardaient toujours les ombres dansantes d’en face, vagues et laides maintenant, presque sinistres, un rêve de danse macabre contre les façades roses.

Chassés par le jour naissant, les derniers curieux partirent. Mais le Mail ne resta pas longtemps désert. C’était de la rue voisine, un léger bruit de pas pressés et chevrotants, arrivant avec une canne. Puis, les pas s’arrêtèrent. Et la pomme de la canne grattait la devanture des Quatre-Billards.

— François, c’est moi… Ouvrez !

Mais, presque aussitôt, une grosse main hérissée de poils gris s’abattit sur le bras qui tenait la canne.

— Ah ! je vous y prends, farceur…

Celui-ci était venu sur la pointe du pied, en rasant les murailles.

— Oui, je le répète, farceur !… Comment diable êtes-vous déjà levé, farceur ?

— Et vous ? il me semble…

— Moi, c’est différent… Je voulais vous surprendre, mon brave.

— Mon bon, c’est moi qui venais vous surveiller !

Et ils se secouaient chaleureusement les mains. Leurs yeux pétillaient.

C’étaient deux habitués de la salle des Momies. Ceux-là, malins, avaient passé la nuit dans leur lit : par exemple ils s’étaient levés de bonne heure ! Il en arriva d’autres. N’étaient-ils pas environ une douzaine ayant l’habitude de se lever avant l’aube, pour se faire ouvrir « les Momies », et jouer quelque chose au domino pendant que le garçon balayait leur salle. Ce matin-là, sans se l’être dit, ils se trouvèrent bientôt tous devant le café, une demi-heure plus tôt.

— François… C’est nous ! ouvrez… Voyons ! il se fait tard, que diable !

Alors cinq heures sonnèrent. Et, dans la gaieté du matin, ils étaient là, toute la douzaine, vieux pour la plupart mais dispos et guillerets, battant de la semelle, soufflant dans leurs doigts, bourrant des pipes. À la vérité, deux ou trois catarrheux toussaient, le cou enfoncé dans de gros cache-nez de laine. Mais une même pensée gaillarde les rajeunissait tous, faisant monter leur rire en fusées, donnant à leurs moindres mots et gestes des intentions profondément scélérates.

— Mais François nous laisse geler !… Ce coquin de François ! que peut-il bien faire ?…

À ce « que peut-il bien faire ? » voilà qu’ils se poussaient du coude. Et maint bout du nez rouge, piqué par la bise, se mettait à remuer.

— On n’entend rien !… Ces dames seraient-elles couchées ?

Ces dames !… couchées !… Et leurs yeux luisaient, leurs lèvres s’humectaient. Tout à coup, au moment où François vint enfin leur ouvrir, un vacarme de tonnerre au-dessus de leurs têtes ! Ces dames n’étaient pas couchées. Tous à la fois, Coqs et Poussins, les emportaient dans un vertigineux galop final.

Deux heures après, madame Brun, descendue en cornette de nuit, s’installait au comptoir comme à l’ordinaire.

— François, avez-vous nettoyé là-haut ?… Mon premier étage est dans un état !…

— Madame, je suis en train… C’est qu’il y a un fameux travail, allez !

Et François levait les bras au ciel.

— Aussi, ajouta-t-il en désignant le Divan, c’est que j’ai été dérangé ; j’ai eu beaucoup de déjeuners à servir…

— Montez dès que vous le pourrez… Ouvrez tout, portes et fenêtres, pour établir un courant d’air.

Un rayon du soleil levant, par les hautes glaces de la devanture, tombait dans la salle des Momies, se brisant contre une table de marbre, rebondissant en gerbes de paillettes lumineuses dont quelques-unes volaient jusqu’au comptoir, tandis que d’autres, çà et là, offusquaient les yeux des joueurs de domino. Et ils étaient tout à leur jeu, maintenant : « — À vous la pose ! — J’ai le double-six ! — Ne faites pas un parisien ! — Je boude ! — Domino ! et j’en marque trente ! » Un reste d’agitation tortillait pourtant sur son tabouret le grand Juif crasseux à tête d’oiseau. De temps en temps, le nez intérieurement tapissé de poils blancs de l’huissier, se tournait encore dans la direction du Divan. Là, au contraire, les stores et jalousies baissés, il faisait un reste de nuit. Dans un coin noir, autour d’une grande table ronde, Bianca et la bande des Corses prenaient toujours le chocolat. Sur la large banquette rembourrée, pêle-mêle avec des Coqs qui n’avaient pas eu le courage de rentrer, dormaient deux femmes dont on ne voyait que les bottines déboutonnées et les jupes. Mais Mengar, de l’Île-Bourbon, blanc comme un linge, fumait rêveusement sa pipe, tout en embrassant parfois Dolorès éreintée qui lui ronflait sur l’épaule. Pendant ce temps, au café Durand qui venait d’ouvrir, Georgette était attablée entre le chef de musique et le lieutenant Ladoucette. Tandis que, dans une chambre de capitaine, Boulotte, l’énorme Boulotte, déjà en jupons blancs et toute dépoitraillée, rallumait une moitié de cigare éteint trouvé sur la cheminée. Et les Égyptiens venaient de rentrer, avec la négresse Fatma, dans la petite maison meublée qu’ils occupaient tout entière à côté du théâtre. Et la petite Laure dormait sur les deux oreilles, toute seule dans un grand lit, celle-là ! dans la plus belle chambre de l’Hôtel de Paris, retenue pour elle par le banquier de la première chanteuse. Il y en avait d’ailleurs de moins favorisées par le sort, ou de trop exigeantes, qui ne réussissaient pas vite à se trouver un placement avantageux. Trois surtout, pas des plus belles, la bossue et deux vieilles loucheuses, que le duc « de la Roche-faux-cols » inquiet avait déjà vu passer et repasser devant son magasin, stationner un peu chaque fois, regarder mélancoliquement la devanture. Fantastiquement accoutrées, jaunes de ne pas avoir dormi et noires de poussière, col et manchettes désempesés par la sueur du bal, elles s’oubliaient là un moment devant la lingerie fine du chemisier, devant les fraîches cravates bleu-de-ciel et rose tendre. « — Camélia, regarde donc ces bottines en chevreau glacé avec piqûres blanches ! » Puis elles repartaient, traînant leurs savates éculées. Et, ne sachant trop où aller, complètement dépaysées, elles ne se quittaient plus, comme soudées l’une à l’autre par le délaissement et le malheur. On les vit longtemps muser ensemble sur le Mail tout le long des allées du Nord et du Midi, faisant des stations sur les bancs, lisant des affiches, trempant le coin de leur mouchoir dans la fontaine du Bon-Grand-Homme, pour se passer de l’eau sur les yeux. Devant les messageries, elles causèrent avec le conducteur d’une diligence, homme aimable, qui, malheureusement, partait dans trois minutes. Une rangée de décrotteurs debout devant leur boîte, en train de déjeuner, les plaisanta. Même, de jeunes externes du collège se rendant en classe, leur cartable sous le bras, elles reçurent des petits cailloux et des poignées de sable. Puis, la bossue, qui avait encore six sous, acheta des oranges à une marchande ambulante. Et elles étaient en train de peler chacune la leur, lorsqu’elles ressentirent tout à coup la secousse d’une grande espérance.

Ils venaient trois, vêtus sans élégance mais très proprement, avec de petits chapeaux ronds bien brossés, et des chaînes d’argent au gilet, trois ! d’un pas ralenti, qui les regardaient beaucoup. Elles, ravies, leur souriaient. Eux, prirent tout de suite une rue qui montait vers la Faculté. C’étaient trois bûcheurs se rendant au cours, avec leur Code et leurs cahiers de notes. Ils ne marchaient pourtant point trop vite, retournant à chaque instant la tête. Elles alors, s’étant consultées, quittèrent le Mail pour les suivre. Mais les bûcheurs doublant le pas prirent la première rue à droite. Elles prirent la première à droite. Eux, effarouchés, se mirent à courir, se jetèrent dans une ruelle, disparurent. Elles s’engagèrent dans la ruelle, qui se subdivisait, et l’embranchement choisi ne les conduisit qu’à une impasse, au fond de laquelle l’herbe poussait comme dans un pré. Là, au moins, Camélia profitant de la solitude de l’endroit pour satisfaire un petit besoin, les deux autres, par précaution, l’imitèrent. Mais en face, tout à coup, à une lucarne, parut une vieille mégère : « — Malpropres ! malpropres ! » Et l’on vidait sur leur tête des eaux sales ! Elles avaient fui bien loin. Et, maintenant, voici qu’elles allaient devant elles, sans savoir, à travers la ville inhospitalière. On eut l’étonnement de les voir passer et repasser sur la place du Marché, rue de l’Université, rue des Tanneurs, rue des Orfèvres, et au carrefour des Trois-Ormeaux, et rue de la Miséricorde. Puis elles revinrent sur le Mail, le quittèrent, firent le tour des prisons, passèrent devant la tour du Grand-Horloge, sur la place du Parlement, sortirent par la porte Romaine, poussèrent une pointe jusqu’à la gare, rentrèrent par le Mail, se reposèrent quelques instants sur des chaises, dans une église ; puis, intimidées par le bedeau, repartirent. Voilà qu’elles se retrouvaient pour la quatrième fois sur le Mail. Et il n’était encore que onze heures du matin ! La ville, autour d’elles, indifférente, avait repris son paisible train-train ordinaire. L’omnibus de l’Hôtel de Paris revenait vide de la gare. Un cheval de maître buvait à longs traits l’eau limpide du Bon-Grand-Homme. Sur l’allée du Nord, deux nobles, un comte et un marquis, fumaient tranquillement leur pipe, en se promenant, les mains derrière le dos. D’une fenêtre ouverte de salle à manger sortait une musique claire d’assiettes et d’argenterie remuées. Alors, creusées par l’exercice, reconnaissant que décidément, à trois, la chance ne leur souriait pas, elles allèrent chacunes de leur côté, à la recherche d’une côtelette. Mais Camélia reçut un affront aux Quatre-Billards, le père Brun ne voulant plus la recevoir ; au Durand, elle trouva cependant une absinthe. La bossue, qui avait mauvais caractère, demandait en vain, partout, l’adresse des trésoriers-organisateurs. Douée d’une vue perçante, la troisième, d’un bout du Mail à l’autre, crut apercevoir Monsieur Lefèvre sortant de la ville, et se mit à courir. Elle s’élança à l’aventure dans la campagne, eut peur d’un chien de ferme, resta quelque temps perdue au fond d’immenses prairies, but de l’eau claire à une petite rivière, déjeuna avec du cresson, revint au moins avec un frais bouquet de violettes. Puis, réunies de nouveau sur le Mail, à l’heure de la musique militaire, que le mauvais temps de la veille avait fait remettre à ce jour-là, elles faisaient sensation toutes les trois. Les belles dames assises sur les chaises, se retournaient pour les voir, stupéfaites : « — D’où sortent-elles, ces horreurs-là ! » Artisanes et grisettes leur riaient au nez. De jeunes ouvriers, sachant qu’elles avaient dansé toute la nuit avec les étudiants, leur fumaient dans le visage. Puis, elles vaguèrent encore, ici, là, se quittant et se retrouvant, toujours sans résultat. Enfin, à la nuit seulement, Camélia et la bossue, au retour d’une promenade écartée avec le grand Juif crasseux à tête d’oiseau, purent reprendre le chemin de fer. Et celle qui cherchait Monsieur Lefèvre, finit par le relancer « au manège, » où elle dormit quarante-huit heures avec Sélika, Soliman et Roxelane.

Les autres, mieux partagées, passèrent la journée au lit, ne se levèrent qu’à la nuit pour manger, et se recouchèrent, la plupart dans quelque chambre nouvelle. Le lendemain et le surlendemain, par des trains différents, le gros des femmes repartit. Il en resta pourtant comme une queue : quinze jours après, en bien comptant, on eût retrouvé cinq de ces dames, qui ne paraissaient point trop mécontentes de la ville. La veille de Pâques, cependant, une des cinq prit le dernier train, comme ça, tout à coup, sans vouloir seulement passer les fêtes. En novembre, à la rentrée de la Faculté, les Coqs de deuxième et de troisième année revenant après trois mois d’absence, en retrouvèrent deux, la petite Laure et Boulotte, complètement acclimatées.

Boulotte, depuis, l’énorme Boulotte, morte à l’hôpital, phthisique. Les Coqs et Poussins de ce temps-là, dispersés aux quatre points cardinaux. Les Égyptiens, retournés en Égypte ; les Corses, dans leur île. Mauve, de Toulon, rend la justice aux Antilles. Mengar, le créole, plaide en France pour des journaux démocratiques.

Les deux Bas-Alpins ont repris la charrue paternelle ; les Jouvin, de Marseille, se sont mariés. Et les deux Bernard, du Var ? Roca, de Nice ? Conil d’Avignon ? Et les autres ?… Tous, aujourd’hui, juges de paix, notaires, avoués, avocats, magistrats assis ou debout, — ou morts et enterrés ! Courcier, de Paris, qui portait toujours des bottes molles, hélas ! n’en porte plus. Pas de nouvelles du grand Jéror, d’Alger, au fameux béret rouge. Le Polaque tient sans doute un râteau de croupier dans quelque ville d’eaux. — « Vos pétits jeux, Messieurs !… Rien né va plou ! »

Enfin, le père Lefèvre a depuis longtemps transporté ailleurs son « manège », et ses diverses aptitudes. Mais la petite Laure, elle, longtemps heureuse avec le banquier de la première chanteuse, a définitivement pris racine dans la ville. La petite Laure est encore la ressource des Coqs d’aujourd’hui, la providence des Poussins.

Le jeudi et le dimanche, sur le Mail, à l’heure où le murmure du filet d’eau du Bon-Grand-Homme, est couvert par les cuivres tapageurs de la musique militaire, elle fait sa promenade comme les autres. Belles dames assises sur les chaises, bonnes d’enfants, ouvrières, les gens du peuple comme « la société », sont tellement accoutumés à la voir, qu’elle ne fait plus scandale. Seulement le duc de la « Roche-faux-cols » la suit quelquefois du regard. Puis, tout bas, dans l’oreille de quelque autre momie :

— Une femme du père Lefèvre !… N’est-ce pas ? elles sont toujours gentilles.