La Fin de Lucie Pellegrin/Les Femmes du père Lefèvre/II

G. Charpentier (p. 171-192).

II

Le jeudi d’avant la Mi-carême, de deux à quatre, sur le Mail, pendant la musique, une grande nouvelle se répandait parmi les Coqs. La chose se passait à peu près ainsi. Soit un groupe d’étudiants, plantés devant quelques grisettes de la ville qu’ils dévoraient des yeux, qu’ils frôlaient de temps en temps du coude, aux motifs les plus passionnés de la Traviata. Et l’aîné des deux Bernard, du Var, par exemple, venant à passer, prenait à part un de ces dilettanti :

— Arrive, toi… j’ai quelque chose à te dire.

Puis, l’ayant entraîné à l’écart, bien mystérieusement, toujours au son de la musique de Verdi :

— Tu ne sais pas, M. Lefèvre a pris ce matin le train de neuf heures…

— Ah ! bah !… avec les quatre cents francs ?

— Il en manquait bien une centaine, mais Courcier et Jéror, nos trésoriers, les ont avancés.

Alors, son camarade se frottant joyeusement les mains, l’aîné des Bernard ajoutait :

— Chut ! tu sais que cela ne doit pas sortir des Coqs…

Et celui qui venait d’apprendre la nouvelle se hâtait d’aller la colporter à son tour, à peu près dans les mêmes termes, avec la même importance et le même mystère.

Le lendemain vendredi, il y eut une affluence inusitée au cours de droit romain. D’ordinaire les cours de la Faculté n’étaient suivis que par huit ou dix élèves assidus, « les bûcheurs ». Ceux-ci, étudiants modèles, lauréats, consolation des professeurs et orgueil des familles, vivaient à part, étrangers aux Coqs, ne mettant jamais les pieds au café, n’ayant ni les défauts ni les qualités de leur âge. Deux ou trois fois par mois seulement, les jours où l’on présumait que le professeur ferait l’appel, le gros des étudiants se portait à la Faculté. Mais, pour ne pas risquer un zèle inutile, les Coqs attendaient en se promenant sur la place. Le professeur commençait-il par l’appel, du dedans, quelque bûcheur assis près de la fenêtre leur faisait signe, et, vite, les Coqs entraient, en procession, juste à temps pour répondre chacun : « présent ». Au contraire, le geste du bûcheur était-il négatif, ces messieurs, remettant à un autre jour cet acte de condescendance, reprenaient paisiblement le chemin du Durand et des Quatre-Billards. Négatif ou positif, d’ailleurs, ce geste était la seule relation de camaraderie qui existât de Coq à bûcheur.

Ce jour-là, le professeur de droit romain n’ayant pas jugé à propos de faire l’appel, en une minute, la place de la Faculté redevint déserte. Mais, vers le milieu du cours, pendant une docte interprétation d’un texte obscur de Papinien, quelle ne fut pas la stupéfaction des bûcheurs inclinés sur leur cahier de notes, et du maître dans sa chaire, et de l’appariteur lui-même, quand Courcier et Jéror, les deux trésoriers du bal, entrèrent dans la salle sur la pointe du pied. Graves, dignes, pénétrés de l’importance de leur mission, vêtus avec une certaine recherche sévère comme pour un jour d’examen, les deux Coqs, qui venaient de prendre le vermouth chez le Père Jacob, un petit débit de liqueurs tout à côté de l’École de droit, s’assirent modestement près de la porte. À la vérité, sans lâcher son stick-cravache, Courcier se mit à confectionner une cigarette avec lenteur et recueillement ; mais il avait dissimulé sous son pantalon ces éternelles bottes molles, que la ville entière était accoutumée à lui voir, partout et toujours, et qui, sur le Mail, à la musique, l’eussent fait prendre par un étranger pour quelque écuyer du cirque. Jéror, lui, en entrant, avait tiré un livre de sa poche pour y fourrer à la place le fameux béret rouge, qu’il portait depuis le soir où, à Paris, ses « convictions » lui avaient : fait siffler Henriette Maréchal à côté de « l’illustre Pipe-en-Bois ». Et, jusqu’à la fin du cours, il lut avec une attention profonde les Demoiselles de magasin de Paul de Kock.

Malgré ces efforts de tenue et ces frais de toilette, à la sortie du cours, la délicate négociation entreprise par Jéror, d’Alger, et Courcier, de Paris, échoua. Les deux trésoriers du bal eurent beau s’attacher au talon des bûcheurs sur la place de la Faculté, et dans les rues voisines. Appels à l’esprit de corps, protestations de camaraderie, familiarité chaleureuse, essais de tutoiement, rien n’entama la carapace glacée de ces jeunes hommes sérieux. Ah bien, oui ! comme s’ils allaient donner leurs cinq francs pour un bal, eux, lorsqu’avec cinq francs on pouvait acheter un volume de Demolombe. Qu’est-ce que ça leur faisait, à eux, que le cafetier des Quatre-Billards offrît la salle et que le père Lefèvre fût déjà parti ? Leurs yeux rétrécis restaient un moment ronds et fixes, à ces échos d’un monde qui n’était pas le leur. Même, un petit rire intérieur soulevait imperceptiblement leur lèvre, à l’idée qu’ils iraient au bal, eux aussi, plus tard, dans les salons officiels, lorsqu’ils pourraient s’offrir le luxe d’un habit, si toutefois cela pouvait servir à leur avancement dans la carrière. Puis, brusquement, ils s’éloignaient, ceux-ci avec un effarement gauche, ceux-là avec une carrure ironique, et rentraient vite chez eux pour rédiger leurs notes de cours avec des souvenirs frais.

— Quels crétins que tous ces bûcheurs ! s’écria Courcier, de Paris, en se retrouvant seul avec Jéror, d’Alger.

— Nom de Dieu ! soupira celui-ci.

Si tout n’était pas rose dans les délicates fonctions dont Jéror et Courcier avaient eu le dévouement de se charger, un grand contentement secret commençait à percer chez les Coqs. Dans des coins du Divan, c’étaient des colloques à voix basse, avec de petits rires contenus, des frottements de mains joyeux qui se terminaient par un doigt mystérieusement appuyé sur les lèvres. Ceux qui se rencontraient sur le Mail, se coulaient du coin de l’œil un regard d’intelligence ; certains se touchaient la main en affiliés, avec des rotations de tête circulaires, pour guetter.

Malgré ces velléités de mystère, la grande nouvelle transpirait peu à peu dans la ville. Déjà, depuis deux jours, on avait remarqué les allées et venues des deux trésoriers-organisateurs, pénétrant à chaque instant aux Momies des Quatre-Billards, et dans la salle des officiers du Durand, prenant à part des civils et des militaires, déployant jusque sur les billards d’immenses feuilles de papier barbouillées de signatures. Des piliers de café, des bavards de l’absinthe, des ruines du domino et du piquet, le secret des Coqs montait déjà dans les nombreux cercles de la ville, commençait à traîner chez les trois ou quatre coiffeurs du Mail et sur le comptoir des bureaux de tabac, parmi les boîtes de cigares tout ouvertes. Bientôt même, par des infiltrations curieuses, la rumeur pénétra dans des sphères lointaines. Un maître d’études du collège ne sautait-il pas toutes les nuits par dessus le mur de la cour, pour aller jouer au baccarat dans des chambres d’étudiant : avec lui, deux de ses collègues et plusieurs rhétoriciens souscrivirent. Enfin, dès le dimanche suivant, à la musique, le gros de la population, ne sachant rien de précis encore, regardait instinctivement les Coqs avec des yeux inquiets.

Elle était toujours sur le qui-vive, la population. L’hiver dernier encore, n’y avait-il pas eu la mauvaise farce des bombes. Tout à coup, vers les deux heures du matin, la ville entière, plongée dans le doux anéantissement du premier sommeil, ne s’était-elle pas réveillée en sursaut. Boum ! Boum ! Boum ! Ô vacarme et épouvantement ! Boum ! Boum ! Ô cauchemar ! le duc d’Épernon revenait-il bombarder la ville, cette fois avec de l’artillerie Krupp ! Et les vitres de trembler, et la bobèche de valser de peur autour du bougeoir éteint. Des dormeurs solitaires se trouvèrent tout à coup assis au milieu de leur lit ; d’autres, enfouis sous les draps avec leur casquamèche. Tandis que des couples légitimes se cognèrent le front, en s’embrassant d’effroi. Puis, quelques minutes de silence. Et, au moment où la ville se rendormait, un nouveau bombardement, cette fois plus lent, plus calme, à détonations régulièrement espacées prolongeant leur déchirement lugubre dans la nuit. Pour le coup la ville se réveilla tout à fait : çà et là des lampes s’allumèrent ; des fenêtres s’ouvrirent dans toutes les rues ; des têtes hargneuses emmaillotées de foulards et de coiffes de nuit, bravèrent la bise glacée ; des yeux encore gonflés interrogèrent les ténèbres. Mais rien ! ni ombre rasant les murs, ni bruits de pas étouffés ; ni même un éclat de rire sortant de l’abri de quelque porte cochère. Seules, quelques servantes du « quartier des Nobles », où les détonations semblaient plus fréquentes qu’ailleurs, prétendirent le lendemain, tout en remplissant leur cruche à la fontaine du Bon-Grand-Homme local, qu’elles avaient entendu les signaux stridents d’un sifflet, et deviné la lueur d’une lanterne sourde. Quoi qu’il en fût, la ville entière ne s’était pas méprise un instant sur le compte de la main invisible qui lui avait ainsi troublé son sommeil.

— Les étudiants ! encore ces êtres insupportables !

La ville entière les détestait : comme elle détestait tout ce qui lui venait du dehors, l’officier du régiment de passage qu’il lui fallait loger, et le fonctionnaire envoyé de Paris ; comme elle détestait ce progrès moderne qui avait eu l’audace d’allonger ses rails jusqu’à elle, de lui fourrer sous le nez une gare irrévérencieuse, avec architecture de fonte, plaques tournantes, et locomotives, aux panaches de fumée narquois, qui osaient lui cracher de la vapeur au visage. Outre cette répulsion générale, les Coqs étaient antipathiques en détail à toutes les castes de la population. La noblesse du Faubourg-Saint-Germain de l’endroit, cela va sans dire, n’en faisait pas plus de cas, que s’ils eussent tous été les fils de ses fermiers, de ses vassaux. La bourgeoisie locale, au lieu de reconnaître en eux les produits de son sang, les reniait et les redoutait, tant ses habitudes paisibles étaient révoltées par cette turbulence de poulains lâchés. Quant aux manants du quartier populaire, petits marchands et ouvriers, plus clairvoyants que les bourgeois, ne se méprenant pas sur les Coqs, ni sur leurs allures d’indépendance, ils ne voyaient en eux que de la graine de conservateurs, futurs fonctionnaires vénals ou magistrats rétrogrades.

— Les étudiants préparent quelque mauvais coup !

Tel était le sentiment circulant déjà, çà et là, parmi toute une population. Mais les Coqs se souciaient peu de ce que pouvait penser la ville. Il ne s’agissait plus d’une simple farce, mais d’une chose importante, sérieuse et légitime comme la satisfaction d’un besoin. Bientôt, toutes autres préoccupations cessantes, les yeux de cette jeunesse restèrent braqués sur le point mystérieux où M. Lefèvre s’était enfoncé un instant, mais d’où il allait sortir d’un moment à l’autre, comme un Dieu bienfaisant, muni de la corne d’abondance qui les arroserait d’une pluie chaude et adorable. Alors, à chaque instant et partout, aux Quatre Billards comme au Durand, cette phrase :

— Que fait M. Lefèvre ?

Plus d’animation au jeu. Les cartes ne sortaient pas du casier. Les tapis verts, entassés dans leur coin, dormaient inutiles. Les garçons bâillaient, les bras croisés. Et, le soir, à son comptoir, le père Brun se stupéfiait de l’insignifiance de « la culotte » sur le marbre de la cheminée du Divan.

— Que fait M. Lefèvre ?

Du Divan, cette sorte de malaise gagnait « les Momies ». Des parties de domino restaient interrompues. De vieux crânes polis, dépouillés de cheveux, se rapprochaient comme des billes de billard qui vont caramboler ; et c’étaient d’interminables chuchottements. À travers des verres de lunettes, luisaient de petits yeux ronds, tout ronds.

— Que fait M. Lefèvre ?

Et, au Durand, le lieutenant Ladoucette en train de causer Annuaire, comme ça, tout à coup, comme si une mouche le piquait :

— Tonnerre de Dieu ! que fiche donc ce sacré Lefèvre ?

Courcier, de Paris, et Jéror, d’Alger, ne le savaient pas plus que les autres, ce que faisait le père Lefèvre. Les premiers jours, ils avaient bien affecté un beau calme et une grande assurance, ne répondant aux questionneurs que par un signe de tête, qui signifiait : « tout va comme sur des roulettes ; nous comprenons la gravité de nos fonctions ; vous pouvez vous fier à notre compétence… » Puis, pour cacher leur inquiétude grandissante, les deux trésoriers-organisateurs s’étaient mis à parler beaucoup, passant des heures à pérorer dans les cafés au milieu de groupes, cherchant à s’étourdir eux-mêmes et à communiquer à autrui la confiance qui, au fond, les abandonnait. L’après-midi où ils avaient conduit le père Lefèvre à la gare, en lui remettant l’argent, ils lui avaient solennellement fait promettre d’écrire chaque jour. Le soir même, une dépêche adressée aux Quatre-Billards leur avait appris l’arrivée à bon port du père Lefèvre. Et, depuis, plus rien ! On était au mardi, avant-veille de la Mi-carême. Pas la moindre lettre en six jours ! Le petit papier bleu de la dépêche était toujours collé, avec deux pains à cacheter, sur la glace du Divan. Courcier et Jéror n’osaient plus y jeter les yeux. Le « bonsoir » qui complétait les vingt mots, leur semblait maintenant amer et dérisoire. Oui ! bonsoir les deux cent quatre-vingt-dix francs de la souscription ! Combien devait-il en rester de ces malheureux deux cent quatre-vingt-dix francs dans la poche percée de Lefèvre ? Avait-il dû en boire, pendant ces six jours, de l’absinthe de la maison Pernod ! S’était-il acheté une nouvelle redingote grise à la succursale de la Belle-Jardinière ? Bonsoir, les délices rêvées pour cette nuit désirée ! Et tout l’honneur qui devait leur en revenir, à eux, trésoriers-organisateurs, et leur prestige d’anciens étudiants de la Faculté de Paris : bonsoir ! bonsoir !… Des sueurs froides leur passaient. Une descente qu’ils firent, ce jour-là, jusqu’à ce que M. Lefèvre appelait majestueusement « le manège, » — tout là-bas, hors des vieux remparts, une masure en planches, non loin d’un réservoir pestilentiel où se déversaient les égouts de la ville, — acheva de les consterner. Ils frappèrent plusieurs fois : un hennissement plaintif leur répondit. Le petit gamin, dont M. Lefèvre avait fait un garçon d’écurie, était absent. Puis, s’apercevant que la porte ne fermait plus à clef, ils entrèrent. Selika était seule, tristement attachée devant le râtelier vide. Du bout de son inséparable cravache, Courcier caressa l’échine osseuse de la jument ; puis, après avoir plié deux ou trois fois les jarrets, comme s’il allait s’élancer en selle, par habitude, sa petite personne en longues bottes molles redevint tout de suite très raide. Et les deux trésoriers se regardèrent. Où donc étaient les deux autres haridelles de M. Lefèvre ? Par extraordinaire, on pouvait les avoir louées. Mais, au dénûment de l’écurie, on eût plutôt cru que le gamin les avait conduites chez l’équarrisseur.

— Il est couvert de dettes ! dit Jéror, d’Alger. Quelque créancier aura saisi Soliman et Roxelane, tout simplement.

Mais Courcier hochait la tête.

— Comment veux-tu qu’on saisisse ? Le manège n’est pas à son nom… Je crois que les chevaux ne lui appartiennent même pas…

Dans un angle, de la paille tassée était retenue par deux planches.

— Tiens ! voilà où il couche, murmura Jéror.

Il fit quelques pas vers le lit de M. Lefèvre. Courcier, qui l’avait suivi, remuait maintenant avec sa cravache des objets au fond d’une malle sans couvercle.

— Une brosse sans poils, disait-il à mesure, un vieux bonnet de police, une boîte à cirage vide, des bottes sans semelle, une chemise en loques, un peigne édenté et des chaussettes sales… Voilà !

En rentrant en ville, les deux trésoriers-organisateurs silencieux et mornes, le front chargé de soucis, évitèrent de passer par le Mail. Le soir, ils ne mirent les pieds au café, ni l’un ni l’autre.

Le lendemain mercredi, veille de la Mi-Carême, Courcier, de Paris, et Jéror, d’Alger, accablés par leur responsabilité, se tinrent de plus en plus à l’écart. Il se passait parmi les Coqs ce qui a lieu dans les foules subitement privées de direction au milieu de quelque circonstance critique. Une tension générale des nerfs, toutes les initiatives individuelles lâchées, le heurt des personnalités encombrantes et tracassières produisirent le trouble, le chaos. Le Divan, notamment, présentait l’aspect d’une véritable cour du roi Pétaud. Des « momies » à barbe blanche, bonshommes qui, en temps ordinaire, ne se fussent jamais aventurés jusque sur le seuil de la salle des Coqs, se trouvaient çà et là attablés entre deux « Poussins » — ou étudiants de première année. C’étaient de continuelles allées et venues d’habitués du Durand, en quête de nouvelles. On vit apparaître ainsi : beaucoup d’officiers en uniforme ; le comique et le grand troisième rôle du théâtre ; plusieurs maîtres d’études ; même une bande de collégiens, en tunique, que le principal avait autorisés à sortir cette après-midi là pour aller voir « passer le bachot ». Tout cela formait une sorte d’assemblée en permanence aux délibérations houleuses, une Convention pour rire, un club des Jacobins en miniature où Mauve, de Toulon, de sa bonne grosse voix, demandait de minute en minute la tête de M. Lefèvre. Et les Jouvin, de Marseille, dans leurs grands cols cassés de petits-crevés, se donnaient beaucoup d’importance. Les Corses semblaient se manger entre eux en vociférant leur patois, tous à la fois, avec cris féroces, trépignements épileptiques de tout le corps, et gestes qui semblaient brandir un couteau. Plus large et plus bête que jamais, la grande bouche du Conil, d’Avignon, se trouvait à chaque instant béante. Un souffle de passion et d’anxiété faisait moutonner davantage les chevelures grasses des Égyptiens, rendait plus luisants leurs yeux agrandis. Tandis que les lèvres minces du Polaque laissaient voir de longues dents blanches de jeune loup. Seul, Mengar, de l’Île-Bourbon, vautré sur le divan à la place accoutumée, semblait toujours chercher quelque chose au milieu de la fumée de sa pipe. Et encore, par moments, secouant sa torpeur, il montait tout à coup sur une table, et là, les bras croisés, ses longs cheveux rejetés en arrière, commençait un discours d’une éloquence enflammée, « à la Jules Favre », pour se taire brusquement, trouvant l’attention de l’auditoire insuffisante, se recoucher, reprendre sa pipe et son rêve. Enfin, au milieu de ce remue-ménage, le père Brun était de mauvaise humeur.

— François ! gourmandait-il à chaque instant, servez donc ces messieurs !

Mais François restait les bras croisés, sa serviette blanche retombant flasque et morne, comme la voile d’un caboteur pendant le calme plat. Ces messieurs n’avaient rien commandé ! La consommation ne marchait pas. Sur le marbre de la grande cheminée, il n’y avait même plus de « culotte ».

Et plusieurs fois, ce jour-là, quelques minutes avant l’arrivée des trains, le Divan se vidait comme par enchantement.

— Qu’est-ce qu’il leur prend ! grommelait madame Brun à son comptoir. Où vont-ils encore ?

Le petit omnibus jaune-paille de l’Hôtel de Paris venait de passer sur le Mail, filant comme une flèche vers la gare, léger et sonore, vibrant à chaque cahot d’un bruit argentin. Et eux s’y rendaient aussi à la gare, sans trop savoir, d’un pas également léger, à peu près sûrs de retourner, comme l’omnibus, à vide. Mais, chose étonnante, à la même minute, comme s’il y avait eu entente préalable, le Durand devenait désert.

Sur les allées du Nord et du Midi, c’était un double courant d’individus prenant tous la même direction. Des files de huit ou dix se tenant par le bras, occupaient la largeur de la chaussée. D’autres Coqs allaient deux par deux. Certains, pour être mieux vus, les crânes, marchaient seuls, chapeau sur l’oreille, faisant le moulinet avec leur canne. Il y en avait en béret bleu à flot rouge, en béret blanc à flot bleu. Et les passants de se retourner, inquiets. Des servantes qui revenaient de puiser de l’eau à la fontaine du Bon-Grand-Homme, déposaient un moment leur cruche, regardaient. Des têtes se mettaient aux fenêtres.

À la sortie du Mail, dans l’avenue du Chemin de fer, les deux courants fondus en un, accrus de gamins, de curieux, de désœuvrés, étaient devenus une foule, qui envahissait bientôt la gare, finissait par venir se tasser le long de la balustrade protégeant la voie.

Une cloche avait sonné. Le train était signalé. À ce moment, sans qu’on sût d’où ni comment, la nouvelle se répandait toute seule :

— Elles arrivent…

Cette fois, c’était sûr ! Courcier et Jéror, qui étaient allés rejoindre M. Lefèvre, l’avaient écrit ! Il y en avait tout un wagon, des blondes, des brunes et des carottes, quelques-unes superbes !…

Un coup de sifflet ! Voilà que le train entrait en gare. Et les moins crédules éprouvaient quelque chose. Tout cœur de Coq battait plus fort au tam-tam des plaques tournantes secouées par la locomotive. Les roues ralenties n’avaient pas cessé de tourner, que des voix qui s’efforçaient d’être burlesques appelaient des noms imaginaires : « Aspasie ! Georgette ! Célestine ! Paquita ! Dolorès !… » Et des mouchoirs blancs s’agitaient. Des bérets volaient en l’air. Quelques mains envoyaient des baisers.

Puis, chaque fois, quand les rares voyageurs, stupéfaits de cette réception, étaient descendus, là, bien tous : pas de M. Lefèvre ! Par les portières ouvertes, un dernier coup d’œil au fond des wagons vides : rien que les banquettes ! Ni Georgette, ni Dolorès ! Alors, en remontant l’avenue du Chemin de fer, ceux qui ne veulent jamais s’avouer à court de renseignements :

— Moi, je le savais… Elles n’arrivent qu’à l’autre train.

Et l’on se garait pour laisser passer le petit omnibus jaune-paille de l’Hôtel de Paris, rentrant en ville au pas, sans voyageurs, quelquefois avec une ou deux malles.

Elles n’arrivaient pas davantage par l’autre train, ni par l’autre encore. Seulement, cette fois, la nuit tombait. Tout en haut de la toiture ardoisée de la gare, le cadran de l’horloge était allumé. L’omnibus de l’Hôtel de Paris se voyait de loin avec ses deux lanternes vertes. Il ne faisait plus clair, que du côté de l’échappée de campagne d’où sortait la voie, courbant imperceptiblement sa quadruple ligne luisante de rails. Et là, le long de la balustrade, dans la buée bleuâtre du crépuscule, l’attitude de ceux qui attendaient, était devenue grave.

Il y avait les mêmes braillards : des « chut » leur fermaient la bouche. Des plaisanteries de loustics faisaient long feu. Plus de donneurs de nouvelles : Courcier et Jéror avaient-ils rejoint M. Lefèvre ? Une lettre était-elle arrivée ? Les femmes se trouvaient-elles dans le train ? Nul n’affirmait rien, maintenant. Les paroles étaient rares. Certains, un peu à l’écart, dans la nuit de plus en plus opaque, fumaient. Bientôt tous ne formèrent qu’une vague et profonde masse sombre bordant la voie : de temps en temps, à la lueur d’une allumette, apparaissait le bas d’un visage. Et, derrière, par dessus les jeunes plantations de l’avenue du Chemin de fer, la ville, également noire et muette, ouvrait de petits yeux jaunes.

Puis, à l’improviste, comme un cinglement :

— Vingt-cinq minutes de retard !

— Pas possible !

— Un employé vient de le dire… Le télégraphe l’a signalé…

Secoués, pris d’un subit besoin de locomotion, tous se dispersèrent aux quatre coins de la gare. Il y eut bientôt des Coqs partout : au buffet, à la buvette, et autour des guichets, et devant la bibliothèque, dans les diverses salles d’attente. Il fallait bien tuer le temps ! Tandis que toute la bande des Corses, pour s’ôter le froid aux pieds, courait dehors sur le trottoir en battant la semelle, les Jouvin, de Marseille, Rocca, de Nice, plusieurs Égyptiens, se chauffaient dans la salle d’attente des premières. Tout un groupe causait avec les employés amusés. Mauve, de Toulon, tournait une galante invitation pour le bal à la vieille marchande de journaux. Les deux Bas-Alpins se pesaient à la balance des bagages. Mais au bout des vingt-cinq minutes, tous se trouvèrent en masse serrée contre la balustrade, attentifs, ne parlant qu’à voix basse, graves et froids maintenant comme des gens convaincus qu’ils remplissent un devoir.

Et quand la locomotive arriva devant eux, crachant sa vapeur, toute braisillante, du fond d’un collet de pardessus relevé, un cri, un seul… Qui ? on n’a jamais su… quelque « poussin » sans doute, une voix veloutée, vibrante de désir, très fraîche :

— Viens, ma petite femme, viens vite !…

Cette fois, les Coqs éprouvèrent, tous à la fois, une grande émotion. Une portière, contre laquelle était appendue l’étiquette « dames seules » ne s’ouvrait pas de suite. Et à travers la vitre baissée, le wagon leur paraissait plein de visages blancs et roses. Plus que virent-ils descendre ? Tout un couvent de religieuses qui changeaient de résidence.

Et c’était le dernier train. Plus d’arrivée jusqu’au lendemain onze heures quarante-cinq minutes du matin. Chacun s’endormit ce soir-là avec la conviction qu’il ne restait pas d’espoir. Parti depuis six jours, M. Lefèvre n’avait plus donné signe de vie. On n’avait pas revu les deux trésoriers-organisateurs. Tant pis ! le pauvre bal était bien tombé à l’eau.

Enfin, le lendemain jeudi, quelle triste Mi-Carême !

Le ciel uniformément gris, d’un gris sale. La pluie ! une de ces pluies d’hiver lentes à tomber, glacées et pénétrantes, qui sont comme de la tristesse condensée et de l’ennui qui coule.

La ville entière semblait ne plus vouloir s’éveiller. Sur le Mail, personne, rien d’ouvert. À dix heures du matin, des lueurs de lampe allumée au fond de certains rez-de-chaussée, où il faisait nuit. Les mille bruits de la vie recommençante étouffés dans l’atmosphère mouillée.

Midi, pourtant. Midi et demi. Aux Quatre-Billards, le père Brun à son comptoir, lunettes au nez, un bougeoir allumé à la main, se couchait sur son livre de comptes. Les Momies et le Divan étaient vides. François, accoudé sur une table, sommeillait. Enfin, il arriva assez de « momies » pour un domino à quatre. Mais pas un Coq !

En face, au Durand, pendant ce temps, le lieutenant Ladoucette absolument seul, prenait un café-au-lait couleur de la boue liquide qui glissait lentement dans les ruisseaux.

À cause de la pluie, il n’y eut pas musique sur le Mail ce jeudi-là, de deux à quatre. Et pas un Coq non plus à la gare ! Le petit omnibus jaune-paille de l’Hôtel de Paris avait beau passer, enfonçant jusqu’à mi-roue dans des flaques, crotté jusque sur la bâche. À quoi bon venir patauger dans cette purée plus délayée et plus profonde aux abords de la gare, un bas-fond par rapport à la ville.

— Ils ont joliment raison ! disait à un employé la vieille marchande de journaux, l’invitée de Mauve, exhaussée ce jour-là sur d’énormes sabots.

D’ailleurs, où se tenaient-ils, les Coqs ? Pas plus dans les cafés, qu’au cours de Droit Romain ou de Code Napoléon. Tous dans leur lit, peut-être, engourdis, écrasés, humiliés, n’osant pas plus se montrer que Courcier, de Paris, ou Jéror, d’Alger. Et la ville entière semblait morte, plus morte que pendant les vacances, lorsque l’écriteau « chambre à louer » pendait à la fenêtre des chambres garnies.

Vers le soir seulement, le Mail prit un aspect inaccoutumé. Il ne pleuvait plus. Les parapluies des passants se fermèrent. Une bise glacée durcissait déjà la boue.

Cela commença par une bande de gamins soufflant dans un vieux cor-de-chasse à la hauteur de la fontaine du Bon-Grand-Homme. À l’appel de cette musique éraillée de Mardi-gras, un attroupement se forma, grossit vite. Des cercles et cafés, des vieux hôtels noircis par le temps, de diverses rues voisines, il arriva des gens, toute sorte de gens : une grêle d’enfants et de femmes du faubourg, de bons bourgeois hochant la tête, quelques nobles, et des boutiquiers, des artisans en costume de travail. Bientôt ce fut une foule obstruant le Mail, du Durand aux Quatre-Billards. Les Coqs s’y trouvaient comme les autres, mais surpris, perdus, noyés. Bientôt, sur les allées du Nord et du Midi, comme sur la chaussée du milieu réservée aux voitures, la circulation devint impossible. Qu’allait-il se passer ? Les Coqs ne le sachant pas plus que les autres, s’appelaient de loin, coudoyaient pour se rejoindre des gens qui les regardaient de travers. Ici, l’épouvantement de figures bonasses, d’hommes paisibles fourrés là par hasard, qui se rappelaient tout à coup la nuit des bombes. Plus loin, des poings fermés, des regards de haine, des poussées menaçant de se changer en rixes. Et cet enragé cor-de-chasse, par là-dessus, qui recommençait perpétuellement l’air du « bon roi Dagobert ».

Cependant, la nuit tombant tout à fait, le nom de M. Lefèvre était dans beaucoup de bouches. Et l’heure du dernier train approchait. L’omnibus de l’Hôtel de Paris parut à l’entrée du Mail ; mais, il dut renoncer à fendre la foule, prendre par une rue parallèle. Tout à coup, ce fut une explosion de cris :

— Des femmes ! Là-bas, regardez !… Des femmes !

En une minute, plus personne devant le Durand, ni devant les Quatre-Billards ! Un vent de folie avait balayé la foule. Déjà, au milieu du Mail, à la hauteur du magasin « du duc de la Roche-faux-cols », elle se ruait autour de deux grands diables, habillés en femmes. L’un, en mariée d’un blanc sale, hideux avec sa barbe mal rasée qu’on voyait à travers le voile, envoyait de temps en temps son poupon en l’air. L’autre, relevant à chaque instant sa robe de soie, montrait, jusqu’à la jarretière, des bas malpropres. Et toute une escorte de voyous, hurlant, piaillant, sifflant, soufflant dans des trompettes fêlées. Quelques torches fumeuses éclairaient l’ignoble mascarade, qui prit la direction de la gare. Pêle-mêle suivait la foule. Chacun se mit à courir. On dégringola ainsi l’avenue du Chemin de fer, en troupeau.

— Les femmes du père Lefèvre ! criait toute une ville, ironique et délirante.