La Fille de l’Île Rouge/Les Voix du passé

Ernest Flammarion, éditeur (p. 138-176).

V

les voix du passé


La montagne tananarivienne, île de gneiss rouge dans la mer verte des rizières, s’abaisse de tous côtés en promontoires, chevelus d’arbres ou hérissés de maisons. L’un d’eux, celui d’Isourake, abrite un petit lac, miroir rond où se reflète la silhouette de Tananarive-la-Haute, et cache au milieu des frondaisons de vieilles cases inconfortables, bâties par les princes et les marchands des anciens jours. C’est dans ce quartier, peu apprécié des Européens[1], que Berlier avait choisi son habitation et préparé son tombeau, à la mode imérinienne. Claude allait souvent le voir, déjeunait chez lui presque chaque semaine avec Zane. D’ordinaire la table était mise dans un kiosque formé de six piliers de briques soutenant un toit de chaume, au bord extrême du jardin, en face de Tananarive.

On y jouissait d’une vue admirable, et les deux amis aimaient à y prolonger leurs causeries, en oubliant l’heure.

Ce jour de septembre finissant, la vie leur semblait particulièrement douce. C’était, après la pluie des mangues, le printemps austral avec le parfum des lilas nouveaux et des mimosas presque défleuris. À la fin du repas, les deux ramatous étaient rentrées dans la case pour parler de leurs affaires de famille ou de ces mille riens qui intéressent les femmes sous toutes les latitudes. Claude et Berlier, étendus sur des chaises de bord, s’abandonnaient à l’apathie tropicale, ou se plaît même l’âme inquiète des Européens.

Depuis un moment ils goûtaient la joie de ne plus parler, d’échanger simplement par les senteurs de l’air et es effluves de la lumière des impressions infiniment exquises. Ils contemplaient, en face d’eux, le décor unique de la Ville Imérinienne, une des plus extraordinaires que les enfants des hommes aient jamais bâties en aucun lieu du vaste monde. La transparence de l’air donnait aux moindres détails une netteté parfaite, et le paysage entier, dans le jour harmonieux, se détachait en vigueur. Le lac Anousse, avec son île d’émeraude, baignait de ses eaux plombées des plages de boues rougeâtres, parsemées de ricins. La masse de verdure du parc de la Résidence, servait de piédestal au Palais du Gouverneur, bâtisse pseudo-renaissance, que sauvent, à défaut de style, sa situation et sa couleur. À côté de cette architecture officielle, des cases serrées les unes contre les autres se haussaient à l’assaut de la montagne : anciennes maisons malgaches en boue rouge, habitations plus modernes en briques cuites, dans tous les tons du vieux rose, avec les varangues grises supportées par des colonnes de pierre à chapiteaux de fleurs de lotus, ou demeures des Européens, flanquées d’arcades et de piliers, avec des fenêtres à volets blancs. Puis sur la pente plus raide, c’était un fouillis de rochers, de toits et de verdure. La montagne abrupte s’érigeait en à pic vertigineux, des masses de gneiss s’arrondissaient en surplomb ; des broussailles, des fleurs et des arbres s’accrochaient à cette muraille, buissons de roses blanches, cactus difformes hérissés d’épines, jacarandas bleus, lilas de Perse balançant au vent leurs grappes violettes. Au bas, des cases encore couvraient les éboulis de terre accumulés par les érosions. Puis la montagne s’abaissait rapidement vers le col de Souaniérane, et, en face d’Isourake, se dressait le sommet conique d’Ambouhidzanahâr, crevassé, avec des lessives blanches séchant sur les pierres au bord des tranchées profondes, couleur de sang. C’est aussi avec du sang que semblaient peintes toutes les vieilles cases. Ça et là, les grands édifices de bois, de pierre ou d’argile trouaient la masse des maisons rouges, se profilaient en haut de l’arête, sur le ciel bleu : le temple norvégien d’Ambouhidzatouve, avec les bordures étroites et blanches de ses hautes fenêtres, et son clocher disgracieux en tôle ondulée ; sur le flanc abrupt, la massive cathédrale aux deux tours prétentieuses flanquant une quelconque Notre-Dame en zinc ; sur la ligne de faite, le Palais du Premier Ministre, aux tourelles carrées, rose pâle, coiffées d’étranges clochetons bleus ; dans une petite dépression, l’ancien Palais de Justice malgache, d’un symbolisme curieux, avec ses entre-colonnes vides ouverts sur le ciel ; enfin, au dernier sommet, le groupe du Rouve, résumé architectonique de la Monarchie Imérinienne, la Maison d’argent au toit ardu, en étolles, avec l’Oiseau-Fort éployé sur son faîte, comme une aigle impériale, la Maison d’Argent qui paraît une humble case au pied du grand palais des Ranavalounes. Celui-là repose sur de massifs soubassements, et ses quatre tours de pierre regardent aux quatre points cardinaux jusqu’aux confins des six provinces, par delà les vertes rizières et les vagues pétrifiées des montagnes. À droite du Palais, l’humble hutte d’Andrianampouinimerne, pieusement conservée par ses descendants royaux, laissait paraître son haut toit de roseaux, terminé aux deux pignons par des poutres croisées en forme d’X. Et la flèche en pierre du temple anglican, construit par la grande apostate des cultes ancestraux, s’élevait non loin de la roche d’où furent précipités jadis, au temps des reines païennes, les premiers sectateurs du christianisme.

Saldagne et Berlier, dans la pure lumière de l’après-midi tropical, contemplaient avec ferveur Iarive-la-Belle ; les violets, les rouges et les verts se roi confondaient en une exquise symphonie de couleurs ; le parfum tiède des ilas flottait autour deux ; le babil clair et les rires frais des deux femmes-enfants résonnaient dars la case, et il semblait à Claude que sa Zane était l’âme même de la Ville mystérieuse et attirante.

— Tananarive… murmura-t-il. Le mot lui-même est beau, n’est-ce pas ? Le son plein de ses voyelles nombreuses, le redoublement de ses syllabes en fait une appellation étrange et exotique. Que signifie au juste Tananarive ?

— On peut l’expliquer de deux façons : les Mille-Villages, ou le Village-des-Mille. La première explication est plus poétique, mais la seconde est historiquement plus vraisemblable.

— Et la grammaire, qu’est-ce qu’elle dit dans tout cela ?

— La grammaire ? Les Malgaches n’en ont cure, quand ils forment des mots composés. Du reste les Imériniens disent habituellement et par abréviation : Iarive… Iarive ! Ne trouvez-vous pas que ce nom sonne mieux encore ? Il est clair comme un cristal, pur comme un rire d’enfant, doux comme une caresse. Les Tananariviens nomment ainsi leur ville, parce qu’ils l’aiment, de la même façon qu’on appelle d’un diminutif une maîtresse ou un enfant tendrement chéri. Elle est admirable en vérité, notre Iarive ! Non pareille dans le vaste monde ! Tous en conviennent, ceux qui comme Desroches, ont vu les villes sacrées de l’Inde, avec leurs temples d’or, ceux qui ont visité les grandes agglomérations d’hommes de la Chine, et ceux mêmes qui gardent la nostalgie des villes de leur Europe !

— Ah ! Berlier ! Ne dites pas de mal de celles-là ! Aucune cité jamais n’obscurcira dans mon cerveau la vision de Venise endormie au milieu de sa lagune, ou bien de Florence, où l’air est pur et léger comme ici, ou des cités de Provence, fières de leur histoire, surtout de Paris la grand’ville, qui résume et condense en elle toutes les séductions de toutes les autres ?

— Votre Paris, j’y peux passer deux mois, mais je n’y voudrais plus vivre. J’aime mieux Tananarive…, encore qu’on nous l’ait gâté dans les années dernières. Il y a quinze ans, Saldagne, on ne voyait pas un seul toit en tôle ondulée. Toutes les cases étaient couvertes en chaume, en bois ou en petites tuiles de terre rouge, harmonieusement adaptées au paysage. Aujourd’hui les Travaux Publics n’utilisent plus que l’horrible métal gondolé, et les particuliers eux-mêmes font à leurs maisons des couvercles de bottes de conserves.

— Je vous abandonne de bon cœur la tôle ondulée. Mais les temples et les églises datent pour la plupart du temps malgache. Trouvez-vous que ces édifices en boue rouge, caricatures mal venues des belles cathédrales de pierre, contribuent à embellir le paysage ? Elles poussent ça et là comme des champignons, avec des cintres et des ogives étriquées, des clochers et des clochetons ridicules ! Ils ont conquis votre Iarive, les Missionnaires ! et bâti partout leurs lourdes forteresses. Voyez les Norvégiens sur le plus haut cap de la montagne, les catholiques à une portée de sagaie de la crête, les Anglicans dans l’enceinte même du Rouve. Et voici un clocher encore, au sud, vers Souaniérane, un autre au-dessus d’Ambouhidah, un temple massif au fond de Mahamasine, et, tirant les yeux de tous les points de l’horizon occidental, hideuse, énorme, écrasante, la bâtisse des Pères Jésuites. Elle tient de l’église, de la caserne, du couvent et de la forteresse. Flanquée de tours hexagonales, percée d’innombrables fenêtres en ogive, couverte d’un petit toit bas et ridicule, elle est laide irrémédiablement, avec ses prétentions architecturales !

— Oui, vous avez raison, Saldagne ! Mais avouez que la belle lumière et l’éternelle verdure, avec les fleurs violettes, ou jaunes, ou blanches, et les cases rouges de la même couleur que la terre, sauvent encore l’ensemble !

— Je vous l’accorde ! D’ailleurs une seule cité au monde a-t-elle pu garder, en notre siècle, sa beauté intégrale ? Toutes les villes ont été violées dans leur pureté architecturale ou ethnique, à notre époque de communications rapides, de savants et d’usines ! J’ai vu les Tedeschi mener dans Venise outragée leur sarabande de Tyroliens ivres. À Rome, le moderne monde noir rapetisse la cité des anciens dieux et des grands papes d’autrefois.

— Et à Tananarive, il y a trop d’Européens, surtout trop d’ingénieurs, soit dit sans vous offenser, Saldagne. Car vous êtes resté artiste, vous, malgré votre profession.

— C’est vrai, Berlier, que la Science est impitoyable à la Beauté, mois la Beauté se venge en forçant la Science à douter d’elle-même.

— Qu’elle devait être belle, l’Iarive d’il y a cinquante ans, celle d’avant les Français, d’avant les Missionnaires !

— Je ne me la représente guère,

— Mol, je la vois. Toute la montagne était couverte de cases en bois ou en terre rouge à hauts pignons croisés. Le Rouve royal dominait de sa majesté barbare les toits de roseaux et les murs de boue. Du vert, du rouge, et du gris. Des teintes fondues et somptueuses. Pas de routes, pas de blessures béantes aux flancs de la montagne, pas de roches éraillées, pas de talus de sable… Seulement, pour accéder au Rouve, un mauvais chemin tout droit, empierré de grandes dalles noires, inégales et rugueuses, pareil au Pavé-du-Roi. Un fossé, avec un mur hérissé de cactus, et des portes cyclopéennes fermées par d’énormes disques de gneiss brut, limitait l’enceinte où il était interdit de bâtir en pisé, où les cases de bois, aux varangues soutenues par des colonnes de pierre, abritaient la fierté des Andrianes, tendis qu’au dehors le chaos des taudis faits de glèbe amoncelée, où pullulaient les esclaves, semblait jaillir du sol comme des productions de la Terre !

— Tout de même Tananarive devait manquer de confort à cette époque !

— Pourquoi ? Ma case date de ce temps ; elle passe pour confortable ; je n’ai ajouté au mobilier malgache d’autrefois que deux chaises de bord.

— Je me félicite de cet accroc à la tradition, dont je profite aujourd’hui.

— Mais avouez donc que vous l’aimez aussi, notre Tananarive, que pour être le dernier venu de notre groupe, vous n’en êtes pas moins déjà vieux-malgache. Vous avez été séduit, comme presque tous, par le charme de la terre et de la race imérinienne, et vous confondez dans le même amour la ville et la femme qui vous ont accueilli. Dès maintenant vous n’acceptez plus la possibilité de vivre ailleurs qu’à Tananarive, et Razane vous a fait oublier toutes les maîtresses de l’autre hémisphère. Quand vous rentrerez en France, vous aurez assez de votre Paris au bout de quelques mois, et vous trouverez longues les six mille lieues qui vous sépareront de Tamatave…

Claude ne disait rien ! Il pensait. Les paroles de son ami sonnaient assez désagréablement dans le silence de sa quiétude et éveillaient des idées qu’il eût préféré laisser dans la pénombre de l’inconscience. L’avenir pour lui était obscur et incertain. Il trouvait de la beauté à la vie coloniale, si large, féconde en impressions fortes et nouvelles, mais certaines joies, oubliées de ceux qui s’expatrient vers les terres lointaines, lui laissaient des regrets nostalgiques. Les théâtres, les musées, l’art sous toutes ses formes, lui manquaient, et même les vacances dans le milieu provincial paisible, où s’éternisaient, en leurs coutumes familiales, de sympathiques semblables nés du même sol que lui. Dans l’Île Australe il avait par moments la vive conscience d’être un déraciné, un étranger, à qui la Terre, adverse, refusait l’accueil ; car elle se défendait, elle aussi, par ses marais, ses miasmes et ses fièvres, contre l’Invasion des Occidentaux. Puis, à d’autres instants, il la trouvait maternelle presque pour les hommes de sa race, charmeresse par ses parfums et ses femmes, apaisante par la lumière de ses jours et l’édénique fraîcheur de ses nuits, par son perpétuel été et la douceur de ses peuples-enfants…

Un long silence. Les deux amis, les yeux emplis de l’harmonie du paysage, se sentaient repris par la joie de vivre imérinienne. La magie des formes, des couleurs et des parfums faisait oublier à Claude les images ancestrales de l’Europe, et taire dans son cœur l’appel des voix méditerranéennes.

Il parla sa pensée intérieure.

— Ma volonté, dont j’étais fier jadis, est devenue faible ici comme celle d’un enfant. Mon énergie s’est énervée dans la molle tiédeur des jours et dans l’éternelle volupté des nuits. La terre imérinienne est comme une femme folle de parfums, qui s’endort parmi les fleurs, avec des rêves fiévreux.

— J’ai souvent éprouvé ce que vous dites, reprit Berlier. Tout s’atténue ici en vertu de je ne sais quelle langueur mystérieuse : la force des muscles, l’énergie des caractères. Les indigènes répugnent à l’effort, à la lutte, à la guerre.

— Les animaux ne sont ni farouches, ni méchants. Il n’y a pas de bêtes féroces dans l’Île, à l’exception des caïmans. Avez-vous remarqué la douceur des bœufs ? Quand on passe à travers ces grands troupeaux qui vivent en liberté dans les herbages, taureaux et taurillons s’écartent sur un simple geste de la main. Les chiens malgaches n’attaquent pas les hommes, ils ont presque désappris d’aboyer, et le moindre roquet venu d’Europe fait fuir une meute de chiens nés dans le pays.

— Les fleurs importées de chez nous perdent aussi leurs parfums. Les œillets sont presque sans odeur ; et l’ail malgache, en cuisine, n’a même plus les vertus de l’oignon.

— Et l’homo europaeus, le Méditerranéen énergique et créateur se souvient ici des millénaires paresses de l’anthropopithèque, au pied du cocotier retrouvé…

— C’est peut-être pour cela que beaucoup d’entre nous s’endorment dans les délices imériniennes…

— S’endorment… oui !

— Et après tout, pourquoi ai-je dit « s’endorment » ? Je sais, vous allez me parler d’aveulissement. Je proteste. Qu’ai-je perdu ? J’ai gardé tout le trésor intellectuel de mes ancêtres, je n’ai que très peu modifié leur héritage moral et j’ai trouvé un milieu physique mieux approprié à mes désirs et à mes besoins.

— Je suis pris, comme vous, certains jours par la douceur de vivre où s’alanguit Tananarive. Mais je ne puis me contenter de cueillir l’heure présente. Il faut que ma pensée inquiète vagabonde vers l’avenir. Je suis anxieux de savoir, Berlier, si Tananarive me séduira toujours, si dans dix ans je ne serai pas lassé d’une vie qui aujourd’hui se pare pour moi de tous les attraits de la nouveauté.

— M’en suis-je lassé, moi ? Je suis ici depuis plus de dix ans. Et Romain ? Et tant d’autres ? Vous êtes déplorablement chrétien, Saldagne ! Vous avez oublié la belle philosophie de vos grands ancêtres païens ; ils enseignaient et, pratiquaient la joie de vivre, dans les tièdes vallons de l’Attique, ou sous les portiques ensoleillés de la Ville assise sur sept collines…

— Écoutez-moi, Berlier… En ce moment nous nous laissons aller aux fantaisies de notre imagination. Mais je vais vous conter une histoire vraie, un fait d’observation vécue… J’étais en villégiature, il y a quelques années, à Saint-Aubin-sur-Mer, dans le Calvados. Je vivais beaucoup au café, par désœuvrement, et puis parce que de la terrasse on assistait à d’admirables couchers de soleil, entre terre et mer.

— Ceux de l’Océan Indien ne vous ont pas fait oublier vos pâles couchers de soleil des mers boréales ?

— Non, Berlier… J’aime les uns et les autres pour les émotions différentes qu’ils m’ont données. Donc, au café, je fréquentais deux ou trois camarades, et aussi quelques inconnus, de ces gens avec qui on se lie très intimement aux bains de mer, et qu’on ne connaît plus, ou presque, si on les rencontre à Paris. L’un d’eux m’était fort sympathique… C’était un colonial, un administrateur en retraite. Grand, maigre, la face un peu terreuse, avec des yeux profonds brillants de fièvre, il portait un dolman de flanelle bleue comme nous ici en saison fraîche… Nous l’avions pris d’abord pour un officier. Il paraissait frileux, l’air toujours gelé, et pourtant s’asseyait à l’ombre, comme s’il avait eu peur du soleil. Mais surtout il semblait succomber sous le poids d’un irrémédiable ennui. Il ne s’intéressait ni à la vente matinale du poisson, ni à l’arrivée du train de Paris, ni à la pêche aux crevettes, ni aux heures des marées, ni à la manille de l’apéritif, ni aux sauteries du Casino. Il était très sobre, ne jouait jamais aux petits chevaux, perdait ou gagnait au bridge avec une égale indifférence. On ne lui connaissait pas de flirt ; il ne pratiquait assidûment aucun sport, bien qu’il jouât très proprement au tennis, si on avait besoin d’un quatrième. Une fois il tira aux pigeons et gagna le prix, mais il ne parlait jamais de chasse. Décoré, il inspirait beaucoup de respect aux boutiquiers en villégiature, et, à la fin d’août, on lui demanda de faire partie du comité de la fête. Il accepta, donna beaucoup d’idées pratiques, indiqua des innovations heureuses, mais, le jour des réjouissances, il demeura enfermé dans sa chambre à l’Hôtel. Ce personnage un peu mystérieux répondait assez aimablement à mes avances. Quand nous étions seuls, il me parlait parfois de lui-même, un jour il me confia pourquoi il s’ennuyait dans la vie. Il avait passé vingt-cinq ans dans les pays d’outre-mer, en Algérie d’abord, puis dans les colonies lointaines, au Congo, au Dahomey, à Tahiti, à Madagascar. Il me vanta le charme des Imériniennes, Berlier ! et c’est lui qui le premier me parla de cette ville étrange, que mes yeux aujourd’hui contemplent avec vous. Je ne me doutais guère que plus tard je revivrais ses pensées et qu’un jour peut-être, je connaîtrais son mortel désarroi. Quand l’âge de la retraite était venu, il n’avait point de demeure fixe, passant dix-huit mois dans une colonie et trois ans dans une autre. Au dernier séjour, on l’avait embarqué d’urgence en congé de convalescence, très anémié, et les médecins lui conseillaient de ne pas retourner dans les pays à paludisme. Du reste où se serait-il fixé ? Partout il avait été le passant, le voyageur moins pressé que le touriste, et cependant en villégiatures successives, plus lointaines seulement, plus longues et plus attachantes que la Riviera ou l’hivernage égyptien. Il n’avait pas eu le temps de se marier, en ses courts séjours en Europe. Les femmes noires, les femmes brunes, les femmes jaunes avaient lassé sa curiosité d’amour ; deux souvenirs surnageaient dans le naufrage de sa vie sentimentale, d’une vahiné de Tahiti et d’une ramatou d’Iarive. Quand il parlait d’elles, ses yeux tristes s’emplissaient des brumes de la mer, et il regardait les vagues mouvantes qui se poussent l’une l’autre jusqu’aux plages roses ou violettes des Îles de l’Océan tropical. Il était retourné d’abord dans son pays : il n’y connaissait plus personne. Quelques camarades de sa première enfance, vieillis dans ce trou de province, avaient trop divergé d’avec lui pour qu’il pût se reconnaître en eux. Les autres s’étaient expatriés dans de grandes cités voisines. Tous ses parents étaient morts. Rejeté par sa ville natale, plus étranger que le fonctionnaire qui du moins sympathise avec les Indigènes par tous les préjugés provinciaux, il avait donc continué sa vie errante, promenant sa mélancolie nostalgique des plages normandes à Vichy, de Paris à Florence. Il ne pouvait se consoler de la privation de lumière et de chaleur, évoquait le mirage tropical au milieu des brouillards de la Manche ou dans les vapeurs rousses des soirs de Paris. Il quitta Saint-Aubin au commencement de septembre, dès les premiers crachins de l’automne, et s’en fut chercher, nous dit-il, l’illusion du soleil à Hyères et à Toulon. Or j’ai gardé fidèlement dans ma mémoire, mon cher Berlier, l’image de ce colonial en retraite, et J’ai peur, si je m’attarde trop chez les Imériniens, de devenir comme lui.

— Mais ici, nous ne sommes plus, nous autres, des étrangers, ni des passants. Citoyens de Tananarive, de la caste des vazâhas, nous serons nombreux quand nous prendrons notre retraite, et nous nous serrerons les coudes, non seulement ceux de notre petit groupe actuel, mais quelques autres qui furent des nôtres jadis. Ils ont ramené d’Europe des femmes blanches pleines de préjugés, qui maintenant les ont un peu écartés de nous, mais dans la vieillesse les liens du passé se renoueront.

— Il en mourra, Berlier, d’ici que vous songerez à la retraite, et peut-être à ce moment-là serez-vous isolé à Tananarive autant que dans la petite ou grande ville de France qui abrita vos jeunes ans.

— Vous n’êtes pas gai aujourd’hui… C’est que vous traversez une des périodes bien connues de l’acclimatement au point de vue moral. Vous vous trouvez en pleine crise. Tout le monde passe par là, les uns à la fin du premier séjour colonial, les autres au commencement du second. Vous, vous êtes un peu en avance, et c’est bon signe, je crois, pour votre acclimatement définitif.

— Les symptômes de cette grave période P

— Ceux précisément que vous manifestez aujourd’hui… On se demande si on reviendra dans la colonie, on redoute l’enlisement dans la vie douce et facile ; toutes les voix du passé d’Europe crient des appels désespérés…

— Oui, toutes les voix du passé d’Europe… répéta Claude mélancoliquement.

Berlier le regarda d’un air étonné.

— C’est plus sérieux encore que je ne croyais. Mais vous n’êtes pas de ceux qu’on influence et vous irez seul où est votre destin.

Claude se leva et prit congé. Il appela Razane et tous deux traversèrent le jardin. Le soleil, très incliné déjà, projetait devant eux des ombres, qui s’allongeaient comme deux chemins noirs et tristes. Ils passèrent à côté du tombeau que Berlier s’était fait construire, grand carré de maçonnerie surmonté aux quatre angles d’ornements de style indo-malgache. Sur une des faces s’ouvrait, entre deux colonnes renflées, encastrées dans la muraille, la porte du caveau, faite d’une seule dalle plate, dressée et tournant sur des gonds de pierre. On y avait gravé en creux un arbre stylisé, à quatre branches terminées par des fleurs pareilles à des lotus. Cette porte, orientée vers l’ouest, était entr’ouverte, et le soleil à son déclin entrait dans la future demeure de la Mort.

Devant l’étonnement de Claude, Berlier expliqua.

— Je fais en ce moment des aménagements intérieurs. Figurez-vous que j’ai trouvé à acheter ces jours-ci une longue dalle de basalte noir. Qui a pu l’apporter en Imerina ? Je l’ignore. Je flânais dans la campagne. Je suis entré par hasard dans un de ces anciens clos entouré de murs rouges en ruines, envahi par les cactus et les aloès. Une allée de manguiers menait à l’emplacement de la vieille demeure, marqué seulement par une aire bordée de pierres brutes. Tout à côté, d’une sorte de creux, jaillissaient des végétations luxuriantes. Je m’approchai et reconnus un ancien tombeau démoli. Toutes les dalles avaient été enlevées, sauf celle-ci, qui, à demi sortie du trou, gisait dans l’herbe. J’interrogeai un bourjane qui me regardait du seuil d’une case ; pour avoir établi depuis longtemps sa demeure en ce coin perdu, il s’en estimait propriétaire, ne savait rien des anciens habitants du lieu, ni pourquoi ils avaient quitté la terre de leurs ancêtres, en emportant sans doute leurs morts. On avait pris les dalles, quelques mois plus tôt, pour empierrer une route, et laissé celle-ci, trop dure. Je lui demandai de me la vendre ; il consentit, heureux de tirer bénéfice d’une chose encombrante et inutile… Elle est lisse comme du marbre et d’un beau noir brillant. Je la préfère à la rude table de gneiss, banale comme une pierre de taille, qui précédemment servait de lit funéraire, au fond de mon tombeau, à l’est… C’est sur elle qu’on couchera ma dépouille, Saldagne, au jour marqué par mon Destin !…

— À votre tour vous n’êtes pas gai, dit Claude.

— Pourquoi donc ? Parce que je parle des temps qui viendront après ceux que nous vivons ? J’y pense, je vous le jure, avec toute l’impassibilité d’un Malgache. Il m’est indifférent qu’ils arrivent demain, ou dans dix ans, ou dans trente. La Mort n’est effrayante que pour les Chrétiens. Vous n’en êtes pas, que je sache…

— Il est vrai que les Imériniens ne s’inquiètent guère du problème qui épouvanta nos ancêtres. Ils vivent trop près des morts : tout à côté des cases se dressent leurs tombeaux, maisons froides, mais non tristes d’un au-delà familier. Les poules y picorent, on y fait sécher le linge ou les gerbes de riz, et les petits enfants jouent à l’ombre de la porte par où les grands papas de jadis sont entrés dans l’Oubli.

— Voyez, Saldagne, comme mon tombeau est accueillant ce soir.

Berlier appuya de toute sa force sur la porte massive, elle grinça sur ses gonds de pierre et s’ouvrit. Le soleil, proche de l’occident, faisait un chemin de lumière jusqu’au lit de basalte noir, au fond du tombeau. Claude regardait, mais une tristesse soudaine le prit, réminiscence peut-être des terreurs ancestrales éprouvées par les hommes primitifs à l’entrée des grottes funéraires. Il recula de deux pas en tirant Razane par la main, et le contact de la douce peau fraîche, par une obscure sensation voluptueuse, suscita dans son cerveau des images de force et de vie.

Le soleil baignait toutes choses d’une clarté sereine ; la Maison-Froide rayonnait une lumière rose ; à l’un des coins, un boulainvilliers en fleurs la vêtait d’un somptueux manteau violet ; les mimosas exhalaient dans l’air tiède leurs parfums. Les deux Imériniennes, drapées dans les lambas, faisaient nuptiale et non mortelle pour Claude cette minute inexprimable. Soudain un tout petit nuage passa devant le soleil. Le tombeau devint gris, les verdures s’assombrirent ; Berlier, debout, semblait scruter l’ombre du couloir ouvert, Ralinoure, enveloppée d’une étoffe blanche comme d’un suaire, s’appuyait d’une main sur son épaule, et il parut à Claude qu’elle était prête à entrer avec lui dans la case vide. Il évoqua le Monument aux Morts de Bartholomé avec le Couple Humain au seuil de la porte symbolique ; les idées noires imaginées par les Hyperboréens s’imposèrent de nouveau à son esprit avec une fixité cruelle.

Razane sentit qu’il fallait arracher le vazâha du spectacle de la Maison-Froide, et Ralinoure aussi tira Berlier en arrière. Le petit nuage, dévoré par le soleil, venait de disparaître et, dans la joie du grand jour revenu, tous quatre marchèrent, en devisant, jusqu’à la porte du jardin.

Un matin, Claude était allé surveiller la mise en marche d’une nouvelle décortiqueuse dans une usine de sa Compagnie. Il revenait en filanzane, un peu las, et regagnait les hauteurs d’Ambouhipoutse. Les bourjanes anhélaient en montant la dure côte qui s’élève tout droit des Quatre-Chemins jusqu’à la première plate-forme de la montagne, appelée en langue malgache la Tête-de-l’Autel. Le long de la rue étroite, les petites cases rouges, serrées les unes contre les autres, s’étageaient comme les marches d’un escalier. Ça et là quelques maisons plus grandes, habitées par des Européens, dissimulaient leurs varangues derrière un fouillis de plantes et d’arbres, alignaient sur la rue de larges terrasses de pierre à balustrades de briques ajourées.

Une multitude, à cette heure, emplissait la rue : employés malgaches rentrant chez eux, fonctionnaires quittant le bureau, petites gens revenant du marché ou de la rizière. Accoutumé à l’agitation silencieuse de cette foule, bercé au rythme du filanzane dans le bien-être de la limpide chaleur, Il se sentait physiquement heureux. Mille riens l’intéressaient : la course apeurée d’un grand coq rouge, haut perché sur de longues pattes jaunes, et qui fuyait devant un chien, l’appétit glouton d’une poule profitant de l’inattention d’une marchande pour picorer à même dans une pleine corbeille de riz, le manège d’une petite Malgache coquette qui de loin, en le voyant venir, ouvrait très large son lamba en bombant les seins naissants sous la chemisette de soie jaune, puis soudain s’enveloppait toute, très chastement, dans le grand carré d’étoffe blanche, ne laissant plus voir, lorsqu’elle passait à hauteur de l’étranger, que le sourire de ses yeux malicieux. Ces visions lui apparaissaient presque plus familières que celles de la rue de sa ville natale, où s’était écoulée sa première enfance, et il avait l’impression d’être chez lui dans la grande cité australe dont, un an plus tôt, il connaissait juste le nom : Tananarive. Ce nom chantait dans sa mémoire depuis de longues années, dès le collège, lorsqu’il avait appris la géographie des cinq parties du monde, en quelque petite classe. Un souvenir se précisait : une fois, en faisant une carte et traçant le rond noir qui marquait Tananarive au milieu de l’île de Madagascar, son imagination d’enfant s’était attardée à rêver de cette ville lointaine ; il s’était dit que cette terre-là, avec ses paysages mystérieux et ses races d’hommes inconnues, il ne la verrait jamais, plus tard, lorsqu’il serait grand, et, pour la première fois il avait conçu l’obscure et mélancolique conscience de l’ignorance humaine au milieu du vaste Monde. Or voici qu’il habitait cette Tananarive dont son rêve d’enfant lui avait interdit l’accès ; bien plus il s’en proclamait presque citoyen, il songeait à renier, pour la rouge Étrangère, à cause de la douceur des heures et du parfum des daturas, la vieille et rude terre boréale, mère de sa race.

Autour de lui, de pauvres cases en boue, avec des lézardes et des recrépissages maladroits, étalaient leurs misères. D’autres en briques, ouvraient sur le vide des varangues démunies de balustrades, ou des fenêtres sans vitres ni volets, aveuglées par des claies de roseaux. Sous les petites paillotes d’un marché, des femmes aux vêtements couleur de crasse, recouverts de lambas souillés, accroupies parmi les fruits, les légumes et les gâteaux de leurs étalages cherchaient des poux dans la chevelure de leurs enfants ; au milieu des marchandises saupoudrées de poussière, les gosses morveux lançaient leurs pieds et leurs mains, au-dessus tourbillonnait un essaim de mouches noires. Claude songea que tout à l’heure il mangerait peut-être des fruits achetés dans une telle boutique ; il vit, un instant, ce pauvre quartier dans sa laideur, avec toutes ses squammes. Des images surgirent d’autres coins plus sales encore, pleins de ruines, d’immondices et d’odeurs fétides, où des chiens faméliques disputaient aux cochons les détritus et les ordures. Péniblement les bourjanes achevaient la partie la plus dure de la montée. On passa devant le magasin du libraire anglais Smith, qui vend aux Malgaches les livres et opuscules de piété imprimés par les Missionnaires de Londres, et devant l’assommoir du Grec Melacrinidès, débitant d’absinthe de traite et de rhum de la Réunion. Les deux boutiques sont également achalandées, le plus souvent par les mêmes clients.

— Quel symbole, pensa Claude, que le rapprochement de ces deux maisons ! Ici on vend les derniers produits des usines d’Europe pour corrompre le corps des indigènes, et là on distribue les tracts réputés les meilleurs pour métamorphoser leur esprit ! Deux articles d’exportation le trois-six français, parfumé d’essences, et le piétisme anglais, coloré d’humanitarisme ! Il n’est permis de réagir ni contre l’une ni contre l’autre influence : le protectionnisme douanier et le traité de Zanzibar nous l’interdisent.

Saldagne, catholique de naissance, avait une secrète antipathie pour les prédicants anglais. Il se rappela les belles colères de Berlier, lorsqu’on touchait à ces questions. Dans leur groupe, on était là-dessus très divisé. Cosquant, bon chrétien, estimait que les Jésuites exerçaient une excellente influence sur les Malgaches. Desroches, indifférent, pensait en magistrat que la religion pouvait diminuer dans une certaine mesure les pratiques de la sorcellerie. Jean Romain, comme administrateur, avait à régler cent affaires litigieuses en raison de la guerre inexpiable que poursuivaient entre eux dans l’île protestants et catholiques ; il faisait profession d’athéisme et n’aimait guère les zélateurs de la foi chrétienne, de quelque secte qu’ils fussent. Il rêvait de fonder contre eux une société pour la Propagation du Paganisme à Madagascar ; il prétendait que seule la remise en honneur des cultes ancestraux pouvait contrebalancer la funeste influence des idées nouvelles sur les cerveaux indigènes, Berlier allait plus loin et regrettait que les Malgaches n’eussent pas fait comme leurs congénères des Îles Salomon.

— Le paganisme, disait-il, est toujours florissant dans ces îles heureuses. La dernière fois que j’y passai, on m’a conté pourquoi. Il y a une dizaine d’années, certaine mission protestante fit de grands frais pour évangéliser l’archipel. Par une délicate attention, on expédia autant d’apôtres que le Fils de l’Homme en avait envoyés, selon la légende, pour convertir l’Empire romain. Ils étaient six hommes et six femmes unis entre eux par les liens légitimes du mariage : on avait voulu qu’il en fût ainsi pour éviter aux serviteurs du Christ la tentation d’accomplir l’œuvre de chair avec des pécheresses indigènes. On les débarqua, vers huit heures du matin, avec leur cargaison de bibles. Le navire leva l’ancre à dix heures. À sept heures du soir, ils étaient tous mangés, bien qu’en général ils fussent maigres…

Saldagne avait dépassé la librairie évangélique et l’officine des alcools. Les bourjanes, heureux de la montée finie, couraient d’un trot allongé dans la rue des Canons. Celle-ci est au bord du précipice et n’a de maisons que d’un côté ; de l’autre, d’anciens canons malgaches en bronze, au tiers enterrés, s’érigent de distance en distance, comme des bornes, et leurs culasses soutiennent, le long de l’abîme, des chaînes de fer. Cette traversée de la rue des Canons, à n’importe quelle heure du jour, était une joie pour Claude. L’immense paysage, au fond du précipice, délectait ses yeux ; il ne cherchait plus à voir aucun détail ni dans les vertes et déjà lointaines rizières, ni dans les îles rouges où les villages s’entourent d’une ceinture de bananiers, ni dans le chaos indéfini des monts ; mais de l’ensemble émanait une lumière indéfinissable et limpide, une sorte d’harmonie colorée et joyeuse ; elle coulait en son cerveau, apaisait sa pensée, et ce dictame était pareil à celui que versaient dans ses yeux les yeux de Zane, où flottaient, vagues et mystérieux, transmis par les yeux abolis des Ancêtres, tous les paysages de tous les temps imériniens. Quand il fixait dans ses prunelles noires et profondes son regard d’intrus, pourquoi essayait-il de discerner les choses passées que ses ancêtres à lui n’avaient jamais vues. Seuls, d’autres yeux malgaches peut-être pouvaient les percevoir…

De nouveau s’imposait à son esprit l’énigme inquiétante. Quelles forces allaient triompher, celles qu’autour de lui mettaient en œuvre la Terre et la Femme Imériniennes, ou celles qui en lui-même déterminaient encore en partie sa volonté par les reviviscences ataviques ?

Il rentra plus tôt que d’habitude. Zane l’attendait sous la varangue, en une pose malgache, accroupie par terre et enveloppée complètement dans un grand lamba immaculé. On ne voyait ni ses pieds, ni ses mains, ni sa tête. Les plis souples de l’étoffe dessinaient vaguement toutes les formes, mais n’en précisaient aucune ; ils marquaient un repos du jeune corps penché légèrement en arrière et se laissant aller sur les jambes croisées, avec une grâce nonchalante. L’immobilité faisait penser à une statue ébauchée dans un bloc de marbre et que l’artiste aurait dédaigné de finir.

Claude, charmé par cette vision, s’arrêta. Il l’avait eue maintes fois ; car les Malgaches, dans les rues ou les campagnes, aiment à se reposer, enveloppés hermétiquement dans les plis du lamba ramené par-dessus la tête et cachant jusqu’au visage. Mais jamais il n’avait vu Zane en cette attitude, et il s’attardait à la contempler. Elle était bien du même style que les autres statues blanches rencontrées par lui sur les digues rouges des rizières, ou sur les murs à demi ruinés des vieilles maisons, d’un art réaliste et sensuel, anobli par le chaste mystère du voile. Il avança de quelques pas, le bruit avertit Razane. Les plis, du haut en bas de la statue, s’agitèrent ; une main menue et longue, de bronze clair, avec des bagues d’or, sortit des voiles blancs, écarta l’étoffe sous laquelle dormait le visage ; les yeux et la bouche de l’Imérinienne saluèrent l’arrivant.

Tous deux entrèrent dans la salle à manger. Déjà la table était dressée, avec une branche de boulainvilliers près de fleurir et des lys de Florence dans un vase de terre rouge. Claude admira l’élégance sobre de cette garniture. Elle n’était pas l’œuvre de Razane, mais du petit domestique indigène, un paysan du village d’Imérimandzak. Personne ne lui avait appris ; il faisait cela naturellement comme les fils d’autres peuples modèle la glaise, ou tracent des figures avec des pointes d’os ; les Malgaches, ainsi que les Japonais, leurs cousins ethniques, ont le goût inné de la disposition des fleurs.

— Tu feras mauvais dîner aujourd’hui, Raclaude. Le cuisinier est parti ce matin…

L’incident agaça Claude, il ne pouvait pas garder un cuisinier ; trois ou quatre venaient de se succéder en six mois dans sa case, et il craignait que le motif ne fût la présence de Razane ; les cuisiniers de Tananarive n’aiment pas leurs compatriotes comme maîtresses de maison, car ils ne dédaignent pas de faire danser, dans des limites raisonnables, l’anse du panier, tandis que les ramatous entendent se réserver à elles seules ces petits bénéfices.

— Ce n’est pas le coulage qui m’ennuie en cette affaire, disait le sceptique Desroches, je préfère même que le profit aille à ma ramatou plutôt qu’aux vagues humanités indigènes de ma cuisine. Ce que je ne puis souffrir, c’est le bouleversement continuel de mes habitudes gastronomiques, par suite de ce va-et-vient. Ma bourse à la rigueur s’en accommoderait, mais mon estomac proteste…

Claude était du même avis. Il savait que les cuisiniers malgaches, syndiqués à l’instar des domestiques d’Europe, boycottaient certaines maisons ; il avait peur que la sienne fût du nombre. Déjà, pour recruter le dernier, on avait eu des difficultés sérieuses. Il s’était montré passable. Par qui allait-il être remplacé ?

Raznne avait vu dans les yeux de son seigneur un éclair d’impatience ; elle crut devoir expliquer l’incident.

— Il est parti sans rien dire, comme Ratsimbe avait déjà fait. Il n’est même pas allé au bazar ce matin. Il n’y avait rien pour le dîner, pas de pommes de terre, pas de pain, rien. À neuf heures, il a donné la clef de la cuisine au marmiton : « Tu diras Madame moi partir, plus revenir ». Et puis il est parti…

L’Européen ne parlait point. Elle s’excusa encore.

— Tu n’aimes pas changer de cuisinier, Raclaude, je sais bien, mais je t’assure que ce n’est pas ma faute. Je suis ennuyée comme une poule dans l’étoupe…

Claude ne sourit même pas ; il l’écoutait par politesse. Elle continua d’une voix moins calme, avec presque de la colère.

— Il était sale, sale… Je ne sais pas comment, toi, un vazâha, tu n’étais pas dégoûté de manger sa cuisine. Et il ne connaissait pas beaucoup… Il avait appris chez de petits Européens… Il était chez un commis qui travaille toute la journée à écrire, assis dans une vilaine chambre, comme les écrivains-interprètes. Il n’était pas bon pour faire la cuisine chez un grand vazâha comme toi…

Il ne put s’empêcher de rire à l’idée de cette hiérarchie dans la domesticité.

— Aussi, Badaude, tu ne donnes pas assez d’argent pour le cuisinier. Trente-cinq francs, c’est bon pour cuisinier de capitaine… Chez nous, il faudrait quarante-cinq francs.

— Cuisinier de colonel, alors !

Quand le vazâha plaisantait, Razane savait sa mauvaise humeur passée. Elle sourit et parla d’autre chose.

On attendit longtemps le déjeuner, qui fut au-dessous du médiocre. Rasou, la femme de chambre, l’avait confectionné, aidée par les conseils de sa maîtresse et avec la collaboration du marmiton. On apporta d’abord une poule au riz accommodée à la graisse rance, puis un poulet au carry, trop épicé, des brèdes avec du riz, et, pour finir, un fond de pot de confiture retrouvé dans une armoire et plein de fourmis. Pour le soir, Razane s’engageait à préparer de ses mains un potage et un poisson marakel au piment, avec un plat de pommes de terre. Claude objecta qu’elle allait se donner bien du mal, qu’on pourrait faire venir deux dîners de l’Hôtel Martel. Mais elle tenait à faire montre de son savoir ; Il n’insista point.

Soudain Rasou accourut avec un air effaré : le cuisinier, revenu pour chercher un tablier lui appartenant, était entré dans la cuisine. Les deux femmes échangèrent un regard indigné. Comme il traversait le jardin, Claude l’appela ; il vint d’un pas tranquille, sans se presser, retira poliment son chapeau et dit intentionnellement, sans regarder Razane :

— Bonjour, vazâha !

Il portait un pantalon blanc, et, par-dessus, tombant jusqu’aux genoux, une chemise en zéphyr rose passablement maculée de taches de graisse ou de charbon ; il avait chaussé, par orgueil, des espadrilles que d’ordinaire il mettait seulement le dimanche.

— Tu te trouvais donc mal à la maison, dit Claude. Pourquoi nous quittes-tu ?

L’homme roulait son chapeau entre ses mains, sans répondre.

— T’en vas-tu pour gagner davantage ? Je t’aurais augmenté de cinq francs, si tu me l’avais demandé.

Il ne disait toujours rien, attendait patiemment qu’il plût au vazâha de le laisser partir. L’Européen s’agaçait de cette obstination silencieuse ; il la connaissait, la rencontrait chez ses domestiques, chez Razane, chez ses ouvriers, s’y heurtait presque toujours vainement. Cette fois encore il s’entêta pour en avoir raison, multiplia les questions, fit tant et si bien que l’autre se décida et dit tout d’un trait :

— Dindon jeudi vendu par parents Madame plus cher qu’au bazar, vieux dindon dur comme pintade fatiguée ; toi engueuler moi. Ananas, mangues, navets, choses beaucoup vendues comme ça : toi engueuler moi. Quand Malgaches gagner petit sur les choses, ça bon, vazâha pas voir ; mais quand vouloir gagner trop beaucoup, ça pas bon, toi voir, toi gueuler. Moi acheter bon marché chez bazar : elle engueuler moi. Parents madame venir cuisine, emporter restes, et puis emporter sucre, emporter farine : toi engueuler moi, parce que ça file trop vite. Moi finir ça, partir. Bonjour, vazâha !

Avant qu’il eût terminé, les deux femmes l’interpellèrent d’une voix suraiguë, en parlant à la fois et si vite que Saldagne n’entendait qu’un flux incohérent de paroles. Impassible, grave et digne, marchant à tout petits pas gênés, à cause de ses chaussures, le cuisinier descendait déjà l’escalier de la varangue que le bruit des imprécations féminines l’accompagnait encore. Spectacle si bouffon, que Claude fut pris de fou-rire. Razane, se tournant vers lui, essaya des explications, traita le cuisinier de grand menteur… Mais il l’interrompit, comme convaincu d’avance ; au fond, que lui importait d’être volé par son cuisinier ou par sa ramatou ?

Pourtant il avait souffert un peu de cet incident. Quelques-uns de ses doutes s’en étaient trouvés confirmés. Certes il n’ignorait pas que Zane ressemblait aux autres, mais il eût préféré n’en avoir pas de preuves évidentes.

Elle sortit, aussitôt après le déjeuner. Claude fit les cent pas sous à varangue. Il songeait. Le cuisinier parti, toute la maison était à la dévotion de la ramatou, restait peuplée de ses parents : la femme de chambre, une cousine ; le marmiton, un fils d’une de ses sœurs, trois bourjanes, sur les quatre, venaient de son village, ainsi que le porteur d’eau. Il se rappelait les longues conversations de Razane, le matin, avec des gens de la campagne, chargés de corbeilles ; les uns apportaient des poules, les autres des œufs ou des fruits, toutes ces provisions, moins chères qu’au bazar, venaient d’Imérimatidzâk. Les communs, derrière la maison, servaient de caravansérail, les jours de fête ou de marché, à des familles entières. Parfois elles s’éternisaient sous prétexte de réparations à la case, d’un trou à boucher dans le toit, de soins à donner au jardin, ou même sans aucun motif.

Le dimanche, ils venaient par dix ou quinze, parents éloignés d’autres villages, accompagnés d’amis, en véritables exodes de campagnards curieux de la capitale. C’étaient alors des visites cérémonieuses. On partageait son temps entre les consanguins habitant Tananarive et la maison du vazâha. La ramatou avait fait comprendre qu’on ne pouvait guère ne pas héberger les arrivants, le matin au moins, pour les remercier de leur visite. Oh ! un simple repas malgache, à peu de frais : du riz et des brèdes, avec quelques poulets ou un quartier de porc. D’ailleurs ils ne manquaient point d’apporter les présents d’usage en échange de l’hospitalité attendue : quatre œufs dans un bol de terre rouge, ou deux ananas dans une petite corbeille tressée en pailles de diverses couleurs. La maison était pleine de ces corbeilles, et Razane, en manière de jeu, les rangeait les unes dans les autres, par gradation de tailles.

Le rite s’était vite établi : maintenant, presque tous les dimanches, il y avait des agapes familiales dans la maison d’Ambouhipoutse. Raclaude se rendait compte que sa présence serait plutôt une gêne pour ses invités, et il s’arrangeait pour déjeuner en ville ce jour là.

L’arrivée de la première de ces troupes avait été pour lui une impression neuve et originale : un matin Razane lui expliqua que des parents à elle, d’un village lointain, venaient les saluer ; le prenant par la main, elle l’amena sur la varangue ; ils étaient là une dizaine, deux ou trois vieux au visage ratatiné, avec des touffes de poil gris plantés en brosse dans la peau couleur jus de chique, des ramatous indiscernables sous les plis des lambas, quelques jeunes hommes en chapeaux de bourjanes, et des enfants de tout âge portés sur le dos ou agrippés aux mains des mères. Les vieux avaient revêtu pour la circonstance, comme il est d’usage, le carré d’étoffe de soie, tissé par les femmes de la maison, avec le fond rouge et les rayures multicolores, suaire rituel pour l’ultime toilette après la minute de la mort, et lamba somptueux pour les jours de fête. Le plus âgé fit un long discours, débité très vite et ponctué de gestes ; de temps en temps il se retournait pour prendre les autres à témoin, et eux aussitôt clamaient de toute leur voix des assentiments frénétiques.

Le jour du 14 juillet, ce fut une invasion. Ils étaient venus par clans, de tous les villages où la famille de Razane avait des proches, et ils attendaient dans le jardin d’être réunis pour saluer ensemble le grand étranger, mari de leur parente. Ceux du village de la Pierre-Blanche dans les montagnes de l’Andringuitre, les cheveux hérissés et l’air sauvage, portaient des lambas sales couleur de glèbe ; un peu farouches, ils se tenaient à l’écart. Ceux du Grand-Lac-des-Rizières avaient la mine de bourgeois cossus ; les femmes étalaient des bijoux d’or et les enfants des chapeaux de paille ornés de rubans importés de France. Ceux d’Imérimandzâk, fiers d’avoir vu déjà l’Européen, racontaient la visite dans leur village et le sacrifice au grand Ancêtre. Ceux de Tananarive, familiers de la maison, s’étaient installés sur la varangue et les marches de l’escalier. Des fournisseurs habituels, des employés de la Compagnie Australe, des habitants des cases voisines s’étaient joints à eux. Quand Claude parut devant son peuple, une foule blanche immobile et silencieuse emplissait le jardin. Le défilé commença, des représentants de chaque groupe s’avancèrent vers lui, des vieillards accompagnés de jeunes filles ou d’enfants. L’homme disait une phrase en malgache, ou faisait un long discours, ou se contentait de s’incliner avec le geste servile bien connu de Claude ; il présentait en même temps un cochon de lait, un dindon, une oie, parfois un coq ou un simple poulet ; les mains enfantines tendaient des fruits, des ananas noués d’un ruban, des bananes jaunissantes, des goyaves, ou des œufs dans un vase de terre, ou des gerbes de fleurs, ou des épis de riz. Saldagne, prévenu, s’était muni de nombreuse monnaie ; il remerciait d’un mot ou d’un geste, et, selon l’importance du cadeau, il distribuait des pièces aux vieillards et du billon aux enfants. À côté de lui, Razane, en une élégante robe blanche, toute brodée et ajourée de dentelles, souriait, petite reine triomphante, à ceux de sa race ; derrière, le marmiton et la femme de chambre recevaient les dons des mains des offrants pour les déposer en un coin de la varangue : d’un côté, le tas grouillant des bêtes grognantes ou gloussantes, de l’autre, l’amoncellement des fruits jaunes et verts. Claude se rappela les offrandes faites naguère par les gens d’Imérimandzâk à l’ancêtre divin sur le tombeau sacré pareil à un temple, et il eut presque l’illusion, ce jour de 14 juillet, d’être une sorte de dieu vivant ; il sourit lui-même à cette pensée bouffonne, s’estima simplement un toumpouménakel, un seigneur féodal de l’Âge imérinien tout proche : tels les nobles hommes, en France, recevaient, aux époques depuis longtemps abolies, l’hommage de leurs vassaux.

De nouveau, les gens se dispersèrent dans le jardin, s’accroupirent ça et là en devisant ; Razane, fille glorieuse de la Race, parcourut les groupes, en tenant à chacun les discours d’usage. Les paroles, presque rituelles, étaient assez semblables à celles que dirent, disent et diront, sous toutes les latitudes, les hommes sédentaires qui tirent leur nourriture des glèbes retournées.

— Bonjour. Dans notre case tout le monde va bien. Et vous, comment allez-vous ?

— Nous allons bien aussi.

— Y a-t-il des nouveautés par chez vous ?

— Il y a depuis deux mois un enfant de plus, une fille, dans la case du frère de ma mère. Mon troupeau s’est accru de trois petits de bœuf. Et vous, y a-t-il des nouveautés chez vous ?

— Un des fils de ma sœur a été possédé par un esprit méchant et a failli mourir. Mais nous avons sacrifié un coq rouge sur la Tombe vénérée, et l’Ancêtre divin nous a dit les bons remèdes qui ont guéri notre enfant. Le riz, nous en avons beaucoup. En avez-vous obtenu, vous autres, selon vos désirs ?

— Nous avons eu mille grains pour dix à chaque touffe ; toutes les sauterelles ont été détournées par « Ceux qui savent les paroles » ; la grêle est tombée sur d’autres rizières que les nôtres, car les Faiseurs d’Amulettes avaient dressé dans la bonne direction les Perches-qui-détournent.

— Vous êtes contents. Nous sommes contents aussi. Portez-vous bien.

— Et toi, puisses-tu atteindre la vieillesse dans la maison du vazâha riche et généreux.

Razane leur disait à tous d’aller voir la Fête dans la vaste ville et de revenir le soir, avant le coucher du soleil. pour manger. Saldagne se rappelait le spectacle pittoresque de ce repas. Pour que le jardin ne fût pas dévasté, on leur avait apporté, dans la cour des communs, longue et droite, deux grandes corbeilles de riz blanc et un porc entier. Les voisins avaient prêté les pots de terre ou de fer disponibles. Chaque groupe, devant les cases rouges, disposa les cinq pierres pour placer deux marmites, l’une contre l’autre, au-dessus d’un grand feu de bois. Les gens, par village, étaient accroupis autour des foyers ; ils attendaient sans impatience que l’heure de cuire fût passée et que vint celle de se nourrir. D’énormes vases de terre brune, pansus et ronds comme des amphores, posés dans des couronnes de paille, étaient pleins d’eau fraîche pour les hôtes, assoiffés après une journée de promenade au soleil. De temps en temps l’un d’eux se levait, puisait le liquide avec une coupe d’argile noire, buvait lentement, en renversant la tête et égrénait dans un rayon de lune les dernières gouttes, comme une libation.

Le lendemain matin, tous étaient partis, mais sur le lieu de la ripaille, Claude retrouva les foyers avec les cinq pierres dressées en deux triangles au milieu des cendres refroidies, et ça et là des restes de riz et les ossements du cochon, que des rats musqués disputaient à des chats faméliques.

En évoquant ces scènes, Claude, machinalement s’était dirigé vers les communs. Quelques pierres, disposées en trépieds et noircies de cendres, témoignaient de récentes cuissons. Il était rare qu’aucune des cinq petites cases accolées fût sans habitants. Les bourjanes en occupaient deux d’une façon permanente ; les autres servaient de gîte de passage aux parents ou aux amis.

Saldagne ouvrit la première porte, fermée par un simple nœud en paille de rafla : sur un lit malgache en assez mauvais état, une paillasse de zouzoure portait encore marquée l’empreinte d’un corps, et des vêtements pendus à une cheville de bois attestaient un local habité. La seconde case n’abritait qu’une poule couvant des œufs dans une corbeille. La troisième était pleine de babil et de rires : Claude poussa la porte à demi fermée, vit une bande de gosses en train de jouer ; la plus grande avait bien huit ans, et portait un frère tout jeune à califourchon sur les reins, soutenu par les plis du lamba, à la mode malgache. Tous, à la vue du vazâha, se turent, effrayés. Les plus petits se coulaient vers les coins d’ombre, comme des bêtes surprises ; la fillette à l’enfant glissait des regards timides vers l’Intrus, visiblement anxieuse de savoir s’il allait se fâcher. Claude l’interrogea avec les quelques mots malgaches qu’il savait, mais elle ne comprit pas ou ne voulut pas répondre ; comme il insistait, elle éclata soudain en sanglots. Les pleurs la secouaient toute, et elle serrait convulsivement sur sa poitrine les plis de son lamba, pour empêcher de tomber l’enfantelet, qui, terrorisé, gigotait sur son dos. Les autres, pris de désespoir, se mirent à hurler, et Claude s’en alla vite pour rendre le calme à ce petit monde. Le boy, attiré par les cris, accourait ; il expliqua que c’étaient les enfants d’une famille apparentée à Razane ; le père, la mère et toute leur progéniture logeaient là depuis un mois environ ; leur maison en pisé s’était écroulée à la suite des pluies, et on leur donnait l’hospitalité jusqu’à ce qu’une autre fût édifiée.

Saldagne, bienfaiteur sans le savoir de mainte famille dans la détresse, ne s’attarda pas plus longtemps dans les communs parmi les hospitalisés de son vasselage, et revint dans son jardin seigneurial. Le personnel domestique s’y reposait, accroupi. À l’arrivée du maître, tous se levèrent et allèrent discrètement continuer leur sieste à l’ombre de la varangue. À ce moment la grande porte du jardin s’ouvrit : Razane rentrait ; les quatre bourjanes, au grand trot, vinrent déposer le filanzane aux pieds de Claude ; un jeune garçon courait derrière, avec un énorme paquet dans les bras, et la jeune femme s’écria :

— Devine, Raclaude, ce que je viens d’acheter au Louvre…

Elle ajouta tout de suite :

— Je n’ai pas pu payer, parce que je n’avais plus d’argent…

  1. Ceci était vrai en 1909 ; depuis, Isourake est devenu un quartier à demi Européen.